L’Habitation Saint-Ybars/XXXVII

Imprimerie Franco-Américaine (p. 168-170).

CHAPITRE XXXVII

Mère et fils



La route était assez longue ; mais Démon ne s’en aperçut pas, absorbé qu’il était dans un entretien qui à chaque pas lui apprenait quelque chose d’intéressant. En arrivant, Pélasge lui dit :

« Laissez-moi entrer le premier, je vous annoncerai ; contenez-vous de votre mieux. Le chagrin a beaucoup affaibli la tête de votre mère ; une émotion trop brusque pourrait lui faire beaucoup de mal. »

Ils entrèrent. Démon resta dans la salle à manger. Mme Saint-Ybars était au salon, assise dans un fauteuil, les mains sur les genoux. Lagniape, ses grosses lunettes d’argent sur le nez, cousait dans le jour d’une fenêtre. Démon frissonna en entendant la voix de sa mère ; elle répétait, sur le ton de la plainte et de la prière, sa mélancolique ritournelle : « Silence ! repos ! »

Pélasge annonça à Mme Saint-Ybars l’arrivée de son fils.

« Il est là, ce cher enfant, dit-elle ; alors, qu’il vienne. »

Démon entra. Sa mère avait horriblement vieilli ; tous ses traits étaient empreints d’une tristesse désolée. La commotion qu’il éprouva fut telle, qu’il s’arrêta à moitié chemin. Pélasge s’approcha, et lui dit tout bas :

« Allons, Démon, du courage ! »

Démon s’agenouilla devant sa mère, et lui dit :

« C’est moi, chère maman, moi Démon, votre dernier fils, votre Benjamin, le jumeau de Chant-d’Oisel.

« Démon ? soupira Mme Saint-Ybars, Démon et Chant-d’Oisel ? mais elle est partie, Chant-d’Oisel.

« Et moi je reviens pour vous consoler, pour vous aimer, reprit Démon ; reconnaissez-moi, chère maman, je suis Démon, regardez-moi bien. »

Mme Saint-Ybars posa ses mains sur les épaules de son fils, et le regarda longtemps. À force de tendre le peu de volonté qui lui restait, elle ressaisit le fil de ses souvenirs ; l’intelligence reparut graduellement sur sa physionomie, comme une lumière lointaine qui grandit dans les ténèbres en approchant.

« Oui, dit-elle, tu es bien un Saint-Ybars ; tu es le portrait de ton père. Tu tiens de moi aussi ; voilà bien mes yeux d’autrefois, quand j’étais jeune et belle ; voilà le front de ma famille. »

Elle s’arrêta ; elle regardait la cicatrice. Son visage se rembrunit ; puis, elle fit un geste comme pour chasser un souvenir déplaisant.

« Mon fils, recommença-t-elle, ton père avait de belles qualités comme beaucoup d’hommes n’en ont pas ; nous devons chérir sa mémoire.

« Oui, ma mère, je la chéris, je la respecte.

« C’est très bien, mon enfant, embrasse ta vieille mère. »

Démon embrassa sa mère, et lui dit en la pressant sur sa poitrine :

« Je sais ce qu’il vous faut ; vous voulez du silence et du repos : vous serez satisfaite. Nous sommes très bien ici, dans la maison de mon grand-père ; il l’avait bâtie pour avoir, lui aussi, cette paix que l’on aime quand on a atteint la vieillesse. Ne vous inquiétez de rien, j’aime le travail, je ferai rapporter à ce petit domaine tout ce qu’il vous faut pour bien vivre. Blanchette veillera sur vous comme une fille dévouée, et cette bonne Lagniape qui n’a pas perdu, je pense, son amusant babil d’autrefois, vous tiendra compagnie. »

Il se leva pour aller serrer la main de Lagniape.

« Vous ne m’avez donc pas oubliée ? dit la vieille ; ah ! je vous reconnais bien là, toujours bon, toujours compatissant. Merci, M. Démon ; que le bonheur revienne ici avec vous, nous en avons grand besoin. »

Avec Démon la vie sembla rentrer dans la maison de Vieumaite ; il voulut tout voir ; il montait, descendait, remontait, posant des questions, se faisant tout expliquer. Quand Blanchette rentra, sa gaîté s’ajoutant à l’animation de Démon, les appartements prirent un air de fête. On eût dit qu’un esprit nouveau agitait toutes les têtes. Pélasge se sentait rajeuni de dix années ; Mamrie et Lagniape allaient et venaient, trébuchant, riant de leurs propres gaucheries, et dépensant des torrents de paroles. Mme Saint-Ybars semblait sortir d’une longue léthargie ; elle voulut avoir sa part dans tout ce qui se faisait pour fêter le retour de son fils. Au dîner, elle parla comme elle n’avait pas fait depuis la mort de Chant-d’Oisel ; plusieurs fois même elle s’exalta, ses yeux éteints se rallumèrent, un retour de chaleur colora ses pommettes flétries. Dans la soirée elle posa des questions à Démon, et fit plusieurs remarques d’une grande justesse. Du reste, elle se retira d’assez bonne heure ; elle se sentait fatiguée. En se couchant elle dit à Blanchette que la tête lui bouillait, mais que cela se passerait en dormant.