Imprimerie Franco-Américaine (p. 147-149).

CHAPITRE XXXII

Démon veut revenir



Au commencement des hostilités, Démon voulait rentrer dans son pays. Pélasge l’en dissuada. « Pourquoi revenir ? Lui écrivait-il ; sans doute parce-que vous vous y croyez tenu d’honneur. Vous voulez, comme vos frères, payer votre dette de sang à votre État natal. Mais l’éducation que vous avez reçue en Europe vous a donné d’autres idées, d’autres sentiments que ceux de vos frères. J’ai là, sous les yeux, votre lettre du 19 novembre 1860 ; j’y lis ce passage qui donne une si haute idée de votre raison ; on le croirait écrit par un homme de quarante ans. ― L’Union est-elle vraiment en danger ? je ne pense pas que le Sud gagne à la rompre. L’esclavage est condamné dans la conscience du dix-neuvième siècle. Mort même dans l’esprit des maîtres, en tant que croyance, ce n’est plus qu’un fait brutal, une affaire d’argent, et la question se résoudra définitivement contre le Sud ; s’il prend les armes, il sera désapprouvé par la partie éclairée et libérale de toutes les nations. L’affranchissement des nègres est une des nécessités de notre temps ; il me paraît beaucoup plus prochain que vous ne le croyez au Sud. Ne me traitez plus d’esprit chimérique. Voyez : il y a à peine quelques mois, l’unité italienne était reléguée au séjour des utopies par MM. De Metternich, Guizot et Thiers, et voici qu’elle prend les formes tangibles de la réalité. ―

« Démon, croyez-moi, ne revenez pas. Pénétrez-vous bien d’une vérité, c’est que les esprits généreux qui combattent pour le principe de la souveraineté des États, sont en très petit nombre. On fait la guerre pour garder ses esclaves ; cela est si vrai qu’on les refuse aux généraux, qui les demandent pour les faire travailler aux tranchées. »

Le blocus fit mieux encore que les conseils de Pélasge ; il opposa un obstacle insurmontable aux désirs de Démon. La correspondance entre le professeur et son ancien élève devint difficile ; ils ne pouvaient s’écrire que par l’intermédiaire des officiers de la marine française en station à la Nouvelle-Orléans.

Mme Saint-Ybars et Chant-d’Oisel étaient très tourmentées, en pensant que Démon manquait d’argent. Depuis deux ans il avait pris son particulier ; il occupait un petit appartement dans le quartier latin, et suivait les cours du Collège de France, de l’Observatoire et du Jardin des Plantes. Comment faire pour lui envoyer de l’argent ? on n’en avait pas assez pour soi-même ; on vivait des produits de la petite ferme ; à peine avait-on de quoi acheter de la farine pour faire du pain. Mamrie eut une idée : il fallait cinquante piastres par mois à Démon, pour vivre à Paris ; elle promit de les avoir, pourvu que ces dames pussent se passer d’elle. Alors elle expliqua son plan ; il fut approuvé. Chant-d’Oisel entreprit bravement de faire la cuisine, Mme Saint-Ybars de laver, Lagniape de repasser, Blanchette de faire le ménage. Le soir on cousait.

Pélasge travaillait au jardin, coupait du bois, allumait le feu.

Chacun fouilla dans ses poches ; on réunit quelques piastres, et Mamrie partit pour la Nouvelle-Orléans. Dès le surlendemain de son arrivée, elle était installée rue du Canal, vendant des gâteaux et du candi faits par elle. Son air bon et souriant, sa manière gracieuse de servir, non moins que l’excellence de sa marchandise, lui attirèrent des pratiques, surtout parmi les officiers de l’armée fédérale, grands amateurs, on s’en souvient, de pâtisseries et de sucreries. L’un dans l’autre elle gagnait deux piastres par jour. Elle s’entendit avec la maison Lafitte & Dufilho, pour que leur correspondant à Paris comptât tous les mois deux cent cinquante francs à Démon. Elle gardait dix piastres pour se nourrir. Elle logeait gratuitement chez une vieille négresse amie de Lagniape.

Mamrie, sachant Démon à l’abri du besoin, était aussi heureuse qu’elle pouvait l’être après de si grands désastres et loin de Mme Saint-Ybars, de Chant-d’Oisel, de Blanchette, de Pélasge et de Lagniape. Elle écrivait aussi souvent que les circonstances le permettaient ; on lui répondait régulièrement.

Cette manière de vivre dura jusqu’à la fin de la guerre.