Imprimerie Franco-Américaine (p. 144-146).

CHAPITRE XXXI

La Guerre



À peine les feuilles jaunies du Sachem, détachées par l’hiver, avaient-elles couvert la fosse de Vieumaite, que le canon du fort Sumter inaugurait cette lutte fratricide qui devait durer quatre ans. M. Héhé et Mlle Pulchérie se signalèrent parmi les séparatistes les plus ardents. Pour eux l’issue de la guerre n’était pas douteuse ; dans leur conviction un homme du Sud, habitué dès l’enfance à l’usage des armes, valait dix hommes du Nord, et l’affaire serait réglée en trois mois. Les fils et les gendres de Saint-Ybars s’engagèrent tous. De ces neuf braves, dont six étaient mariés, trois seulement devaient revenir.

Quand les Fédéraux s’emparèrent de la Louisiane, Saint-Ybars fut mis en demeure de se prononcer pour ou contre les États-Unis. Il répondit fièrement qu’il était l’ennemi d’une Union imposée par la force. Sous prétexte qu’il correspondait avec les Confédérés, on l’arrêta. Conduit devant le général Butler, il eut à subir une kyrielle de questions plus dérisoires les unes que les autres ; après quoi, on l’envoya au fort Lafayette, où il mourut épuisé de souffrances physiques et morales. Sa demeure princière fut transformée en caserne. Mlle Pulchérie ayant déclaré, sous serment, qu’elle avait toujours été unioniste, eut le privilège de garder son appartement. Pélasge recueillit Mme Saint-Ybars, Chant-d’Oisel et Blanchette sous le toit de Vieumaite ; Mamrie et Lagniape les suivirent. Les belles-filles de Mme Saint-Ybars se réfugièrent dans leurs familles. Pélasge s’établit sur la ferme.

M. Héhé s’empressa de nouer des relations amicales avec les officiers fédéraux. Il mangeait, buvait et fumait avec eux, à cette même table où il avait tant de fois partagé les repas des anciens maîtres du logis. Il eut le triste courage d’assister au froid et systématique pillage, qui s’organisa dans la somptueuse demeure. Il vit sans indignation percer, à coups d’épée et de baïonnette, les portraits de famille qui ornaient le salon.

Les Fédéraux essayèrent vainement d’exploiter l’habitation pour leur propre compte. Les nègres se dispersèrent comme des soldats en déroute, pour vivre les uns de pêche ou de chasse, les autres de rapine ; ceux-ci pour prendre du service dans l’armée des États-Unis, ceux-là pour exercer leurs métiers dans les villes. Les jeunes négresses se hâtaient de descendre à Nouvelle-Orléans, où les attendait une vie de plaisir. Les fossés se comblèrent, l’herbe poussa partout. Les chevaux d’un escadron de chasseurs, lâchés dans le jardin, le ravagèrent ; les plus beaux arbres, écorcés par leur dent, se desséchèrent, et leurs squelettes silencieux, restés debout, servirent de perchoirs aux carancros.

Quand le détachement qui occupait l’habitation se transporta ailleurs, le travail de destruction qui avait commencé sur ce beau domaine, s’accéléra d’une manière fantastique. En une nuit toutes les barrières disparurent ; un matin, le toit de toutes les cabanes manquait. Presque chaque jour des ossements frais gisaient dans le camp ou dans la cour ; des bœufs, des vaches, des mulets, des moutons, des chèvres étaient égorgés et dépecés pendant la nuit. Le logement des domestiques, la cuisine, la salle de bal, l’hôpital, les écuries, la maison de l’économe, les cabanes des nègres, les poulaillers, les colombiers, tout jusqu’aux niches des chiens, tout fut rasé. On accusait les nègres de ces déprédations nocturnes ; mais ils renvoyaient l’accusation à certains blancs, qui, d’après leur dire, ne valaient pas mieux qu’eux.

La maison des anciens maîtres, malgré la présence de Mlle Pulchérie, fut attaquée à son tour par les voleurs. Le soleil, le vent, la poussière et la pluie commencèrent à y pénétrer librement, à mesure que les portes et les fenêtres étaient enlevées. Mlle Pulchérie fut obligée de déguerpir ; elle alla s’imposer à la sœur de Mme Saint-Ybars. Les planchers s’évanouirent, suivis des poteaux, des solives, des panneaux, des escaliers. Bientôt il ne resta plus que la carcasse en brique, semblable à une forteresse abandonnée après un siège. Les briques elles-mêmes furent emportées ; de la magnifique résidence des Saint-Ybars, on ne vit plus que quelques pans de mur du rez-de-chaussée, à l’ombre desquels vinrent se reposer de vieilles vaches errantes.

La sucrerie, avec toutes ses dépendances, ne fut pas mieux traitée. Les Fédéraux, voyant qu’an lieu de sucre ils avaient fabriqué une espèce de goudron, abandonnèrent les machines. Avant de s’en aller, ils vendirent les approvisionnements de toute sorte dont les magasins étaient bondés. Après leur départ, les bois et les briques de l’usine, des échopes, des hangars, des écuries, disparurent ; les machines à vapeur et les pièces de fer trop lourdes pour être enlevées en une nuit, furent laissées à leur place, exposée à l’action de l’air ; elles se couvrirent de rouille, et, au printemps suivant, leurs masses rouges furent submergées au milieu d’un désert de grandes herbes.