Imprimerie Franco-Américaine (p. 201-203).

CHAPITRE XLIV

Entretien de Mamrie et de Lagniape



Blanchette était montée à l’observatoire. Mourante d’inquiétude, les yeux noyés de larmes, elle attendait à une fenêtre du côté de l’Orient. Enfin, elle reconnut de loin le cab de Pélasge. Cette fois Démon était assis près du cocher. Dès qu’il vit Blanchette qui se penchait hors de la fenêtre, il agita son mouchoir.

Lagniape et Mamrie étaient dans la cour, ne se doutant encore de rien. Elles entendirent des cris perçants, et, aussitôt après, un bruit de roulement ; c’était Blanchette qui descendait l’escalier. Elle traversa la maison avec la rapidité d’un oiseau qui s’échappe, et courut au-devant de Démon. Elle perdit son peigne en route, ses cheveux bondissaient au soleil.

Démon sauta sur le chemin, et la reçut dans ses bras. Blanchette l’emmena au bord du fleuve, dans un endroit qu’elle aimait à cause de la solitude. Là, ils eurent un long et doux entretien, au bruit régulier des petites vagues qui venaient mourir à leurs pieds. Ils passèrent là une de ces heures comme il y en a peu dans la vie, heures de contentement parfait où l’on oublie le passé et l’avenir pour se plonger dans la jouissance du présent, comme si ce présent devait durer toujours.

Le bruit de la mort de M. des Assins se répandit partout. Les mères de famille s’en réjouirent. Son oraison funèbre ne fut pas longue ; elle était dans toutes les bouches : « C’est bien fait, disait-on ; il ne l’a pas volé, le bandit ! »

Quand Démon rentra avec Blanchette, Mamrie le saisit au passage, pour lui reprocher d’être allé ainsi, à son insu, s’exposer à être tué. Démon lui répondit que cela valait bien mieux ; qu’au moins de cette façon il l’avait soustraite aux angoisses de la crainte.

Les cousines de Démon le félicitèrent d’avoir débarrassé le pays d’un homme redouté comme M. des Assins. Mlle Pulchérie lui prédit froidement qu’il aurait bien d’autres duels, s’il persistait dans son idée d’épouser Blanchette.

Mamrie voulut connaître la cause du duel. Elle interrogea la plus jeune des cousines de Démon. Lagniape était à côté de Mamrie ; elle ne perdit pas un mot de ce que dit la jeune demoiselle. Mamrie fut d’abord étonnée d’apprendre que Blanchette était la fille de Titia. Après avoir réfléchi, elle se mit à rire et dit à la cousine de Démon :

« Ah ! ouëtte, tou ça cé bétise. Si kékeune té pas montré lette-là à Mamzel Pulchérie, Blanchette sré toujour ain blanche. Malgré lette-là èceque so lapo pa pli blanche pacé vou kenne ! Pour sûr si vou té capab changé vou lapo pou so kenne, vou sré pa di non. »

Lagniape à son tour prit la parole.

« Mademoiselle, croyez-moi, dit-elle, ne jetez pas la pierre à Blanchette ; écoutez plutôt votre bon cœur que vos préjugés ; car, vous êtes bonne, vous, Mademoiselle. Je vous ai vue pleurer en lisant l’histoire d’une jeune paria : vous trouviez injuste et cruel qu’il ne fût pas permis au jeune homme qui l’aimait de l’épouser, parce qu’ils n’étaient pas de la même classe. La pitié que vous aviez pour cette paria, ne l’aurez-vous pas pour Blanchette ? Ayez confiance en ce que vous dit une vieille femme : la plus grande beauté pour une jeune fille, c’est d’être bonne et généreuse. »

La cousine de Démon s’en alla, toute pensive. Elle se nommait Georgine.

Mamrie et Lagniape causèrent longtemps. Elles revinrent sur le passé. Mamrie pressa Lagniape de questions concernant les circonstances du vol de la lettre : elle était convaincue, disait-elle, que c’était cette lettre que Mlle Pulchérie avait lue. Elle demanda à Lagniape si elle n’avait jamais soupçonné personne. Lagniape répondit qu’elle avait plusieurs fois pensé que c’était M. de Lauzun qui avait fait ce vilain coup. Elle se souvenait très bien qu’à cette époque il était amoureux de Titia, et l’épiait constamment ; qu’il la persécutait de ses propositions, mais qu’elle ne voulait pas de lui. Mamrie se tut, et réfléchit. Elle se posa cette question : « Lauzun avait-il un intérêt à voler la lettre ? » elle se répondît : « Oui. » Elle se posa une autre question : « Était-il homme à aveugler Lagniape pour cela ? » Elle se répondit encore : « Oui. »

La conclusion s’imposait d’elle-même à Mamrie : tout le mal vient de Lauzun.

« Ain jour ou ain ote la payé moin ça, dit-elle, malgré mo aveugle. »

M. Héhé jugea prudent de s’éloigner. Sous prétexte que ses affaires le rappelaient à la Nouvelle-Orléans, il prit le premier bateau qui descendait. Mlle Pulchérie ne tarda pas à le rejoindre. Elle partit sans même prendre congé de Démon, l’abandonnant, comme elle disait, à son malheureux sort, puisqu’il avait assez peu de cœur pour s’entêter dans son idée d’épouser Blanchette.