Imprimerie Franco-Américaine (p. 195-201).

CHAPITRE XIII

Le Duel



On était au mois d’avril. Levé avant le soleil, M. des Assins ouvrit sa fenêtre. Le ciel était pur, l’air frais, les oiseaux chantaient.

« Voici une belle journée qui s’annonce, pensa M. des Assins ; le jeune Saint-Ybars n’a pas de chance, il n’en verra pas la fin. Tant pis pour lui, c’est sa faute. Pourquoi a-t-il fait son fier avec moi ? pourquoi a-t-il eu l’air de ne pas convenir, avec tout le monde, que personne en Louisiane n’a plus d’esprit que moi ? c’est un fat, un insolent qui mérite une correction ; il l’aura. »

M. des Assins fit grande toilette, comme s’il allait à une fête, et but un verre de sherry. Il monta dans une voiture à deux chevaux ; ses témoins et un domestique l’accompagnaient. Deux autres voitures suivaient la sienne ; elles contenaient des amis et de simples spectateurs. Ensuite, venait le cabriolet du médecin. On suivit la voie publique, au bas de la levée.

Un homme à cheval avait devancé les voitures ; il se tenait à l’entrée de l’avenue ; c’était M. le duc de Lauzun. Il n’avait jamais assisté à un duel. Pour se donner une contenance de brave, il avait une rose à sa boutonnière, et fumait un cigare en fredonnant un air de Fra Diavolo.

Pélasge en réveillant Démon, lui dit :

« Il fait presque froid ; habillez-vous chaudement, mais ayez soin de mettre les vêtements dans lesquels vous êtes le plus à votre aise. Il importe que vous ayez tous vos mouvements parfaitement libres. »

Démon se vêtit de noir et boutonna sa redingote jusqu’au col.

« Maintenant, dit Pélasge en lui présentant son fusil, épaulez trois ou quatre fois. »

Démon exécuta la manœuvre.

« C’est bon, remarqua Pélasge, vous n’êtes pas gêné dans vos entournures, ça ira. Allons prendre un peu de café. »

M. Héhé était dans la salle à manger. Il avait passé une mauvaise nuit ; la réflexion lui avait fait entrevoir des éventualités terribles. Démon pouvait, par miracle, échapper aux balles de M. des Assins. Et s’il venait à savoir que c’était lui MacNara, qui avait fait lire à Mlle Pulchérie la lettre que jadis M. de Lauzun avait prise dans la poche de Lagniape ! le jeune Saint-Ybars en serait furieux ; il n’écouterait que sa colère et provoquerait son ancien professeur en duel. Quelle perspective pour M. Héhé ! il en avait eu des sueurs froides.

Quand Démon et Pélasge entrèrent dans la salle à manger, M. Héhé y était déjà ; il s’était fait apporter une carafe de cognac.

« Messieurs, dit-il, prenons un petit verre de courage allemand.

« Je vous remercie, mon cher ancien professeur, répondit Démon, et je crois que vous feriez bien de renoncer à cette manière de parler. Les Allemands, voyez-vous, n’ont pas plus besoin que nous d’eau de vie pour avoir du courage.

« Démon a raison, observa Pélasge ; et puisque l’occasion s’en présente, je vous ferai remarquer, mon cher, que vous avez aussi l’habitude de dire soul comme un Polonais, blagueur comme un Parisien, filou comme un Grec, traître comme un Italien, etc. Ces locutions ont leur danger ; à coup sûr, vous finirez par rencontrer quelqu’un qu’elles blesseront, et vous serez provoqué en duel. »

M. Héhé eut un frisson, et se tut.

On se disposa à partir. Démon et M. Héhé entrèrent dans le cab de Pélasge ; quant à lui, il prit place à côté du cocher ; il portait le fusil.

Lorsqu’ils furent dans l’avenue, Pélasge distingua au loin trois voitures à quatre roues et un cabriolet.

Ce n’était pas sans intention que M. des Assins était arrivé le premier. Dès qu’il vit Démon descendre du cab, il se campa théâtralement sur son passage. Démon s’avança de son pas ordinaire, les mains dans les poches de son paletot. Il comprit immédiatement que son adversaire voulait l’intimider ; il lui jeta, en passant, un regard dans lequel il y avait autant de mépris que de courage. Un des amis de M. des Assins en fut singulièrement frappé ; il dit à son voisin :

« Hum ! voilà un coup d’œil qui en dit beaucoup ; ce jeune homme va se battre avec un sang-froid admirable. »

À l’endroit choisi pour le combat, presque tous les chênes étaient morts ; des touffes de barbe espagnole pendaient ça et là de leurs rameaux desséchés, donnant largement passage à la lumière. La distance entre les combattants fut mesurée par Pélasge. Les adversaires furent invités à occuper leurs places ; elles avaient été tirées au sort, car l’une était moins bonne que l’autre. La chance favorisa Démon ; il tournait le dos au soleil.

M. des Assins ôta son manteau, sa redingote et même son gilet ; il les jeta négligemment à son domestique. Il garda son chapeau. M. de Lauzun n’avait pas les yeux assez grands pour l’admirer.

Démon ôta son paletot, le plia avec soin, le posa au pied d’un chêne et mit son chapeau dessus.

Pendant que les témoins chargeaient les fusils, un des amis de M. des Assins s’approcha de lui, et dit à voix basse :

« Je crois, mon cher, que tu ferais bien de renoncer à ton idée de laisser ton adversaire tirer le premier. Il y a dans tous ses mouvements une sûreté et une précision, qui prouvent qu’il se possède on ne peut mieux. Crois-moi, méfie-toi.

« Ah ! bah ! laisse donc, répondit M. des Assins ; je te le répète, il va se dépêcher de tirer, comme un novice qu’il est ; il me manquera, et alors moi…Sois tranquille, je connais mon affaire. »

M. de Lauzun avait attaché son cheval à l’écart ; il s’approcha de M. Héhé qui ne paraissait pas à son aise.

« Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il ; vous avez l’air tout chiffonné.

« Je suis inquiet, répondit M. Héhé.

« Le fait est, remarqua M. de Lauzun, qu’il y a de quoi s’inquiéter pour le dernier des Saint-Ybars ; quand on a des Assins en face de soi, dans un duel, on est un homme mort.

« Ce n’est pas pour Démon que je suis inquiet, reprit M. Héhé ; c’est pour moi-même. Il peut sortir sain et sauf de ce mauvais pas, quoi que vous en disiez ; on a vu des choses plus extraordinaires que cela. S’il vient à savoir que c’est moi qui ai montré la lettre à Mlle Pulchérie, me voilà dans une belle position. Sapristi ! je regrette bien que vous ayez eu la malencontreuse idée de me communiquer cette lettre.

« Ne craignez donc rien, dit M. de Lauzun ; vous allez voir comme des Assins va percer le coffre au dernier rejeton de l’illustre famille des Saint-Ybars. »

On avait fini de charger. M. Héhé souhaita, du plus profond de son cœur, que le fusil de M. des Assins réalisât la prophétie du duc de Lauzun.

Comme doyen d’âge, Pélasge fut désigné pour commander le feu.

Un des témoins de M. des Assins lui porta son fusil. Démon reçut le sien des mains de Pélasge, qui lui dit :

« Démon, mon enfant, profitez de vos avantages. La jactance de votre ennemi lui fait commettre une faute énorme. Sa chemise entre son chapeau et son pantalon noir, est une véritable cible qui attend votre balle. Mettez-vous un peu plus à droite. Regardez par-dessus mon épaule, sans en avoir l’air : voyez-vous, entre votre homme et vous, cette plante desséchée de l’année dernière !

« Oui.

« Prenez-la pour point de mire. Vous comprenez, n’est-ce pas ?

« Oh ! parfaitement. Si je tire le premier, ce des Assins ne tuera plus personne.

« Au revoir, Démon.

« Au revoir, ami Pélasge. »

Pélasge serra la main de Démon, et alla se mettre à son poste, au bord de l’avenue, à égale distance des combattants.

« Messieurs, dit-il aux assistants, effacez-vous. »

On se rangea des deux côtés, à une quinzaine de pas de la ligne allant de l’un à l’autre combattant.

M. des Assins rabattit le bord de son chapeau, pour garantir ses yeux du soleil, et aussitôt il se mit à balancer son fusil comme il avait dit à ses amis qu’il ferait. Ces deux canons qui montaient et descendaient en face de Démon, montrant leurs bouches noires, avaient une mine effroyablement menaçante. Mais Démon ne s’en préoccupa nullement. Les yeux fixés sur la petite tige morte, il attendait, immobile comme un roc.

Pélasge commença d’une voix forte et claire :

« Messieurs les combattants, êtes-vous prêts ? »

Il y eut un silence ; on n’entendait que les chevaux qui frappaient la terre de leurs sabots, tourmentés qu’ils étaient par les mouches.

Pélasge continua :

« Feu ! un, deux, trois… »

« Au mot feu Démon épaula ; entre deux et trois il tira.

M. des Assins frissonna de la tête aux pieds, comme une personne qui reçoit le choc d’une batterie électrique. Démon était sûr de l’avoir touché ; aussi, fut-il étonné de ne pas le voir tomber.

M. des Assins avait reçu, en pleine poitrine, la balle de Démon. Il fit un effort prodigieux pour viser son adversaire ; mais son fusil n’était pas encore placé horizontalement, lorsque Pélasge, comptant toujours, disait :

« Quatre, cinq… »

Au mot cinq le second coup de Démon partit. M. des Assins tira presque en même temps, ou plutôt son doigt pesa convulsivement sur la gâchette ; sa balle frappa dans la poussière, à dix pas de lui, et rebondit pour aller se perdre dans les grandes herbes. Il fléchit sur ses jarrets, lâcha son fusil, et s’assit en s’appuyant sur sa main droite. Ses amis coururent à lui ; l’un d’eux arriva juste à temps pour le soutenir. Sa tête se renversa, son chapeau roula dans la poussière. Des flots de sang rougirent sa chemise. La seconde balle de Démon, comme la première, avait traversé la poitrine de part en part. M. des Assins respirait encore, mais lentement et de plus en plus faiblement. Sa bouche était largement ouverte, et toute pâle ; ses yeux, tournés en haut, roulaient de droite à gauche et de gauche à droite.

M. de Lauzun, presque aussi pâle que M. des Assins, donna un coup de coude au médecin, en lui disant :

« Eh bien ! Docteur, vous ne faites rien ; mais faites donc quelque chose, cet homme est blessé ! .

« Imbécile ! il est mort, répondit le médecin.

« Mort ! » répéta M. de Lauzun d’une voix étranglée.

M. des Assins ne respirait plus ; ses amis l’étendirent sur le sol. Ils se groupèrent un peu à l’écart, et se parlèrent à demi-voix.

Pélasge, Démon et M. Héhé furent obligés de passer devant le cadavre, pour se rendre à leur voiture. M. de Lauzun arrêta M. Héhé, et après l’avoir regardé un bon moment, d’un air effaré, il lui dit :

« Mort !

« Je le vois bien, mille tonnerres ! répondit M. Héhé ; que le diable vous emporte, vous et votre maudite lettre ! »

Les amis de M. des Assins n’étaient pas venus sur le terrain, pour assister à sa défaite ; lui mort, plus d’amitiés. On mit son corps dans une voiture ; mais personne ne s’empressa de l’accompagner ; le médecin fut obligé de se charger de cette triste besogne.