Imprimerie Franco-Américaine (p. 36-38).

CHAPITRE V

Démon.



Vieumaite en eût probablement dit davantage sans le vacarme qui se fit tout à coup dans la cour : les négrillons poussaient des cris de joie, les chiens aboyaient, les coqs des basses-cours se répondaient par des signaux d’alarme.

Un petit nègre, les yeux hors de la tête, entra avec fracas dans la salle à manger, et dit à Saint-Ybars :

« Cé michié Démon : li trapé deu pap, mal é fumel. »

Immédiatement après ce négrillon, Pélasge vit entrer un jeune garçon dont la ressemblance avec Chant-d’Oisel lui apprit que c’était son jumeau. Mais autant la physionomie de la sœur était paisible, autant celle du frère était animée ; ses yeux pétillaient de joie ; ses joues, enflammées par la double influence du succès et du soleil, étaient couvertes de poussière et ruisselaient de sueur. Tous les boutons de sa chemise étaient partis ; sa veste et son pantalon de coutil étaient déchirés en plusieurs endroits, et tachés de boue et de jus d’herbe. Son chapeau de paille à large bord doublé en percale verte, était rejeté en arrière, laissant tomber sur son front ses cheveux chatains et bouclés. Il tenait sous son bras gauche un trébuchet à deux compartiments ; dans le compartiment supérieur, un pape empaillé était fixé dans l’attitude du combat ; dans le compartiment d’en bas, deux prisonniers s’agitaient dans tous les sens, éperdus de surprise et de colère.

Démon ôta son chapeau, dit bonjour à son père, sa mère, son grand-père, et courut a Chant-d’Oisel ; il posa son trébuchet sur le plancher, essuya rapidement son visage avec son mouchoir, et serra sa sœur dans ses bras. Mme Saint-Ybars lui dit de venir près d’elle.

« Quel enfant, mon Dieu ! s’écria-t-elle ; te voici dans un bel état. Mais tu dois mourir de faim. Dire qu’il est parti depuis huit heures du matin ! Tu ne peux donc pas rester à la maison.

« Mais, maman, répondit l’enfant, je ne suis pas une petite fille, moi, pour rester tranquille à la maison.

« Ah ! oui, voilà ton grand mot, ton cheval de bataille, dit Mme Saint-Ybars ; tu ne veux, à aucun prix, avoir l’air d’une petite fille. Allons, va te laver et changer d’habits, pour que ton père te présente à ton nouveau professeur. »

Démon ouvrit de grands yeux, et regarda tout autour de la table.

« Madame, je vous en prie, dit Pélasge en se levant, laissez M. Démon venir près de moi tel qu’il est. »

Démon, honteux de l’état dans lequel était toute sa personne, s’approcha timidement ; Pélasge alla à sa rencontre, et lui prit affectueusement la main. La physionomie de l’enfant changea subitement, elle devint douce et pensive. Pélasge sentit la petite main qu’il tenait serrer la sienne ; Démon et lui se regardèrent et sourirent ; sans se parler, ils se disaient dans le langage mystérieux de la sympathie : « Nous serons amis. » Ce début affectueux ne fut pas du goût de M. Héhé. Il eût bien voulu dire une méchanceté : mais n’en trouvant pas d’assez piquante, il se contenta de se renverser sur sa chaise, en prenant l’air le plus sarcastique possible. Mlle Pulchérie vint à son secours. Bon ou mauvais, elle trouvait toujours un mot à répondre ; il est vrai que souvent, au lieu d’être spirituelle, elle n’était que grossière.

« Ce Monsieur, dit-elle en regardant Pélasge, a l’espoir de faire mieux que son prédécesseur. Hum ! c’est ce qui s’appelle avoir confiance en soi. Je serais curieuse d’assister à sa première leçon. »

Pélasge s’inclina poliment, et s’adressant à Saint-Ybars :

« Pour première leçon, si vous le permettez, Monsieur, dit-il, je donnerai trois jours de congé à mon élève ; nous visiterons ensemble l’habitation, il m’en expliquera les détails.

« Commencez comme vous le jugerez convenable, Monsieur, répondit Saint-Ybars ; du moment que je vous confie mon fils, c’est à vous de disposer de son temps.

« Cette manière de commencer me plaît beaucoup, dit Vieumaite ; si cousine Pulchérie saisit l’intention de M. Pélasge, elle doit trouver comme moi que son idée est excellente.

« Je connais quelqu’un qui est content, dit Chant-d’Oisel en souriant à son frère.

« En tout cas, ajouta Saint-Ybars, M. Pélasge ne pouvait trouver de meilleur cicérone ; si quelqu’un peut lui faire connaître l’habitation jusque dans ses plus petits coins et recoins, c’est bien Démon.

« Va t’habiller, dit Mme Saint-Ybars à Démon, et reviens dîner.

« Oui, maman, mais d’abord je vais montrer mes papes à Mamrie. »

« Ah ! oui, c’est vrai, Mamrie avant tout, reprit Mme Saint-Ybars en regardant Pélasge ; il aimerait mieux se passer de dîner que de ne pas montrer ses captifs à Mamrie. »

Pélasge demanda qu’on voulût bien lui dire quelques mots de cette Mamrie qui pour Démon passait avant tout.