Imprimerie Franco-Américaine (p. 29-36).

CHAPITRE IV

La Famille à table.


La salle à manger était au rez-de-chaussée. Elle formait un rectangle dont chaque grand côté était éclairé par cinq portes vitrées, celle du milieu étant cintrée et plus large que les autres ; elles donnaient sur les galeries. Un des petits côtés avait trois portes vitrées ; l’autre deux séparées par une cheminée ; elles conduisaient à l’office, aux caves et à différentes pièces se rapportant au service de la table.

Quand Vieumaite entra dans la salle à manger, appuyé sur le bras que Pélasge lui avait offert avec un respect filial, le premier service était sur la table, et tous les convives attendaient, debout, le vénéré chef de la famille. Il y avait vingt-quatre couverts. Vieumaite présenta le nouveau professeur aux personnes qui ne l’avaient pas encore vu, et s’assit. Après lui Saint-Ybars s’assit ; puis, chacun prit sa place. Trois sièges étaient inoccupés ; l’un était celui de Démon, les deux autres étaient réservés aux hôtes que le hasard pouvait amener. La chaise restée vide à côté de Pélasge, était celle de son futur élève. Les deux bouts de la longue table étaient occupés, l’un par Saint-Ybars, sa fille aînée et son mari, Chant-d’Oisel et Mlle Nogolka ; l’autre par Vieumaite, une de ses petites-filles et son mari, et Pélasge. Mme Saint-Ybars avait sa place au milieu de la rangée, à la droite de son mari ; Mlle Pulchérie était vis-à-vis d’elle.

Quatre jeunes nègres, une mulâtresse et trois quarteronnes se tenaient autour de la table, attentifs à leur besogne. A l’un des coins de la salle, un nègre du plus beau noir, à physionomie intelligente, se tenait debout près d’une table en chêne massif ; il remplissait les doubles fonctions de maître d’hôtel et d’écuyer tranchant.

Au-dessus des convives, deux éventails suspendus au plafond étaient mis en mouvement par deux négrillons de quatorze à quinze ans.

Sur un signe du maître d’hôtel, les soupières posées sur la table lui furent apportées. Dans un temps très court, vingt et une assiettes pleines d’un excellent potage étaient placées devant les convives, et le dîner commençait. La conversation s’étant engagée sur des questions particulières au pays, Pélasge resta discrètement silencieux ; ce qui lui permit de faire connaissance avec tous les visages de la famille. Il regardait et réfléchissait, évitant avec soin de prendre les airs d’un philosophe ou d’un éplucheur. Mme Saint-Ybars lui plut ; elle avait une expression de grande douceur et de résignation un peu triste. Mlle Pulchérie ne le séduisit pas ; elle lui parut pétrie d’orgueil et de sots préjugés. Il remarqua qu’elle donnait plus d’ordres aux domestiques que Mme Saint-Ybars ; elle parlait haut et d’un ton impérieux. Elle n’avait jamais été demandée en mariage, et il n’était pas probable, avec ses quarante-cinq ans, qu’elle dût l’être jamais. Elle était du sang des Saint-Ybars. Comme tous les gens de cette lignée, elle était d’une taille élevée ; mais encore plus grosse que grande, elle était obligée, pour faire contre-poids à la masse énorme de sa gorge, de tenir ses épaules et sa tête rejetées en arrière, ce qui lui donnait un air de reine dédaigneuse et mécontente. Par ses manières tranchantes et dominatrices, elle avait pris beaucoup d’empire sur Saint-Ybars ; il avait plus de confiance en son jugement qu’en celui de sa femme. Mme Saint-Ybars, qui avant toute chose voulait la paix, cédait toujours à la terrible cousine, quand celle-ci, dans une discussion quelconque, opposait à ses raisons une avalanche de paroles et de cris.

Mlle Pulchérie avait un faible pour M. Héhé.

Mlle Nogolka fut une des personnes qui attirèrent le plus l’attention de Pélasge. Il se demanda quel âge elle pouvait avoir. Il n’était pas facile de répondre. Les cheveux de l’institutrice étaient déjà presque blancs ; mais sa figure, bien que fatiguée et décolorée, accusait au plus vingt-cinq ans. Sa physionomie avait un caractère de concentration profonde, quelque chose de mystérieusement tragique ; il sembla à Pélasge qu’elle devait vivre beaucoup de la vie intérieure. Mais dans cette retraite en elle-même, de quelles pensées se nourrissait-elle ? « Voilà des yeux, se dit Pélasge, qui ont beaucoup pleuré, ou beaucoup veillé pour lire et écrire. Que peut-il y avoir dans le passé de cette intéressante personne ? un chagrin peut-être, dont le souvenir l’obsède encore. Qui sait ? peut-être la préoccupation douloureuse dont elle s’alimente, a-t-elle ses racines dans le présent. »

Pélasge regarda encore une fois Mlle Nogolka.

« Elle a dû être bien belle, se dit-il ; elle l’est encore, ma foi. Ses cheveux blancs ne la déparent pas du tout ; elle ressemble à une jeune femme du temps où l’on se poudrait la tête. »

Pélasge ramena ses yeux sur son assiette, et continua son monologue mental. Quand il releva la tête, Mlle Nogolka avait les yeux fixés sur lui.

« De son côté elle m’observe, pensa-t-il : quelle idée peut-elle se former de moi ? En tout cas, je ferai de mon mieux pour m’attirer son estime ; elle paraît trop distinguée, trop intelligente, pour que je n’aie pas à cœur de lui inspirer me bonne opinion de moi. »

On allait passer au rôti, lorsque plusieurs enfants, les uns noirs, les autres bruns plus ou moins clairs, vinrent se ranger en demi-cercle près de Saint-Ybars. Nés des parents attachés au service de la maison, ils étaient bien différents des enfants dont les pères et mères travaillaient aux champs ; toujours en contact avec leurs maîtres, ils étaient beaucoup plus éveillés et plus espiègles que les négrillons du camp.

« Ah ! vous voici, vous autres, mauvais sujets, dit Saint-Ybars : êtes-vous tous propres ? chacun a-t-il son tablier ? »

La petite bande répondit en chœur : « Oui, maite ; » et chacun à son tour montra le dessus et le dedans de ses mains.

Saint-Ybars remplit lui-même plusieurs assiettes de ce qu’il y avait de meilleur sur la table, et les distribua aux enfants. Ils allèrent s’asseoir dans un coin de la salle à manger, sur une grande toile cirée, chacun son assiette entre les jambes.

Vieumaite, lisant dans la pensée de Pélasge, lui dit :

« Ce trait de mœurs vous étonne ; il est pourtant bien naturel. Ces enfants naissent à côté des nôtres, ils partagent leurs jeux ; chacun d’eux a pour parrain un de mes petits-fils, pour marraine une de mes petites-filles. Il sont soumis et aimants ; ils serait impossible de ne pas les gâter.

« Ceci m’ouvre toute une perspective, répondit Pélasge ; je commence à apercevoir, entre maîtres et esclaves, des liens d’affection que je ne soupçonnais pas. »

On ne connaît bien un état social qu’autant qu’on le voit de ses propres yeux, et sous toutes ses faces. Pélasge ne pouvait, dans aucun cas, approuver l’esclavage ; mais, en vivant en Louisiane, il devait s’initier aux causes qui peuvent, sous le toit de maîtres intelligents et bons, atténuer une institution basée sur la violation du droit humain. Il fut interrompu dans ses réflexions, par l’entrée d’un Monsieur qui de prime abord produisit sur lui une impression peu favorable. Le nouveau venu était un homme d’une trentaine d’années, aux formes rondes et dodues, au visage fleuri et orné de favoris en côtelettes, aux cheveux rouges, partagés par le milieu comme ceux d’une femme. Tenant d’une main son chapeau, de l’autre un gros bouquet, il fit cinq ou six saluts exagérés, en disant :

« Mesdames et Messieurs, votre serviteur très humble, héhé… Mademoiselle Pulchérie me fera-t-elle l’honneur d’accepter ce bouquet ?

« Les magnifiques fleurs ! s’écria Mademoiselle Pulchérie ; vous êtes vraiment trop aimable : oh ! c’est charmant. »

Et Mademoiselle Pulchérie sourit ; si toutefois l’on peut donner le nom de sourire au disgracieux écartement qui s’opéra entre les extrémités opposées de sa large bouche. Elle se fit apporter un pot en argent qu’elle plaça devant elle, y mit le bouquet, et s’extasia sur le bon goût avec lequel il était composé.

Saint-Ybars se leva, et dit au nouveau venu en montrant Pélasge :

« Monsieur MacNara, permettez-moi de vous présenter Monsieur Antony Pélasge, votre remplaçant auprès de mon plus jeune fils.

« Ah ! Monsieur est mon successeur, dit MacNara en mettant ses besicles sur son nez et en s’approchant de Pélasge ; je suis enchanté de faire votre connaissance, Monsieur, enchanté, héhé. Je ne doute pas que vous ne tiriez meilleur parti que moi du terrain difficile ― ager jejunus ― qui vous est confié. Moi, voyez-vous, Monsieur, moi, je l’avoue à ma honte, je n’ai pas la patience que réclament certains élèves. Il me faut, à moi, des enfants à compréhension prompte ; ces enfants-là font avec moi des progrès incroyables, témoin les deux autres fils Saint-Ybars dont je fais l’éducation : quoiqu’ils aient seulement l’un quinze ans, l’autre treize et demi, ils vous traduiront à livre ouvert Thucydide et Tacite, quand vous voudrez, héhé. »

Pélasge, qui s’était levé, s’inclina respectueusement comme pour dire qu’il n’avait pas le droit d’empêcher M. MacNara de faire son propre éloge.

Mlle Pulchérie invita gracieusement M. MacNara à prendre place à côté d’elle. Le dessert allait être servi. M. MacNara aimait les sucreries ; Mlle Pulchérie le savait.

M. MacNara, ou, pour lui appliquer le surnom que lui avait donné le vieux Saint-Ybars, M. Héhé était irlandais de naissance ; mais, élevé au Canada par des jésuites venus de France, la langue française était celle qu’il parlait de préférence. Outre ses études classiques, il avait suivi un cours de théologie. Après avoir professé trois ans dans une institution catholique, à Baltimore, sa santé s’étant altérée, il se décida, sur l’avis des médecins, à poursuivre sa carrière au Sud. Le climat lui fut on ne peut plus favorable ; Pélasge n’aurait jamais soupçonné, à sa mine florissante, que sa poitrine eût, quelques années auparavant, donné des inquiétudes.

M. Héhé n’avait pas eu de peine à s’identifier avec les idées et les mœurs du Sud. Non seulement il trouvait l’esclavage des nègres légitime, mais il croyait que parmi les hommes de race blanche, les uns naissent pour commander, les autres pour obéir. Naturellement il se classait parmi les privilégiés nés pour commander. Jamais homme au monde ne fut plus fier et plus heureux que lui, le jour où il acheta un vieux nègre à l’encan.

Conseillé et protégé par Mlle Pulchérie, M. Héhé s’était fait une jolie petite fortune. Maintenant, prenant ses aises, il n’acceptait que les élèves qui lui convenaient. Il allait d’habitation en habitation, dans une élégante voiture dont Saint-Ybars lui avait fait cadeau, se bornant à donner des leçons d’histoire et de littérature. Il était bavard, grand conteur d’anecdotes, ayant toujours quelque chose de meilleur à dire que les autres. Après le récit, ce qu’il aimait le mieux c’était de faire de l’esprit. Non seulement il mettait son cerveau à la torture, pour en tirer des jeux de mots, mais il apprenait par cœur tous ceux qu’il trouvait dans les journaux.

M. Héhé fit observer que Démon ne paraissait pas encore, quoique l’on fût déjà au dessert.

« Ah ! par exemple, ajouta-t-il en regardant du côté de Pélasge, si mon estimable collègue parvient à enseigner l’exactitude à son élève, je le proclame le phénix des professeurs. Quant à moi, je n’ai jamais pu en obtenir, deux jours de suite, qu’il fût à table au commencement du repas.

« Démon vient après les autres, dit Chant-d’Oisel, parce qu’il mange vite et peu ; quand il a fini, il s’ennuie à table.

« D’accord, Mademoiselle, reprit M. Héhé ; mais si votre frère avait cette avidité d’apprendre que montrent les enfants destinés à briller un jour dans le monde, il resterait tout le temps à table pour écouter la conversation des grandes personnes. Un enfant gagne toujours beaucoup aux entretiens d’un homme instruit et maître de sa langue. Démon ne sait pas écouter ; c’est malheureux, mais c’est un fait. J’en appelle à Mlle Pulchérie.

« Parfaitement, grommela Mlle Pulchérie ; mais qu’y faire ? M. Démon préfère la conversation des nègres ; il est toujours fourré dans la cuisine.

« Démon quitte la table, remarqua Chant-d’Oisel, quand on parle de choses qu’il ne comprend pas. Il aime à entendre les nègres raconter des contes, parceque rien de ce qu’ils disent ne lui échappe.

« Si Mademoiselle ne cherchait pas à excuser son frère, dit aigrement Mlle Pulchérie, ce serait bien extraordinaire.

« Tu as raison, Chant-d’Oisel, riposta Vieumaite ; il faut toujours prendre la défense des absents. Je trouve, moi, que Démon fait preuve d’intelligence en n’écoutant que ce qu’il comprend. Il aime les contes des nègres ? c’est bien naturel. Qui de nous, à son âge, ne les a pas écoutés avec plaisir ? Du reste, ne nous y trompons pas, il y a dans ces récits, outre l’intérêt du drame, une malice quelquefois très fine. »