Imprimerie Franco-Américaine (p. 18-23).

Chapitre II

Antony Pélasge. ― Chant d’Oisel.


Le lendemain de cette entrevue, Pélasge se réveillait à cinq heures du matin, à bord de l’Océola, le plus beau bateau à vapeur qui fit alors le service de la côte entre la Nouvelle-Orléans et Bâton-Rouge. Quand il sortit de sa cabine, les premières lueurs de l’aurore teignaient en rose la surface tranquille du fleuve ; une fraîche brise du Sud dissipait la brume bleuâtre, que la nuit avait laissée derrière elle sur les champs de cannes à sucre. Il alla s’asseoir sur la galerie qui faisait face à l’Orient, et regarda le soleil se levant derrière le rideau lointain et sombre de la cyprière. Se rappela-t-il, en ce moment, ses promenades matinales d’autrefois dans les campagnes de son pays ? c’est probable ; pourtant il ne soupira pas de regret : il avait accepté de bonne grâce la position que les événements lui avaient faite, et, sans renoncer à l’avenir, il se concentrait tout entier dans le présent.

Antony Pélasge était d’une famille originaire des Cévennes. Parisien de naissance, il ne l’était pas de caractère. Il avait le sérieux que la persécution religieuse avait imprimé à l’esprit de ses ancêtres ; mais s’il avait la gravité d’un huguenot, la ressemblance entre lui et ses aïeux n’allait pas plus loin. C’était une nature essentiellement philosophique, une âme reposée et forte. Dès son enfance, il avait montré un goût prononcé pour l’étude. À seize ans, il terminait brillamment ses classes ; à dix-neuf ans, il sortait de l’École normale, signalé au ministre de l’Instruction publique comme un des plus capables parmi ses camarades ; à vingt ans, il enseignait la rhétorique dans un des collèges de Paris. Il eût certainement fait un chemin rapide dans la carrière universitaire, sans les troubles politiques qui en 1848 le jetèrent hors de sa voie. C’était l’homme des convictions ; en tout il cherchait la vérité, et, quand il l’avait trouvée, il y puisait une force de volonté qu’aucun obstacle ne pouvait abattre. Pour lui le progrès indéfini de l’esprit humain ne faisait aucun doute ; aussi, contemplait-il, dans un avenir certain, l’affranchissement général des peuples et leur fédération sur les bases d’un droit universel. La raison était sa religion ; la science était son culte ; il avait pour devise : Savoir c’est être libre.

Le temps s’écoule rapidement, quand on voyage dans un pays que l’on n’a jamais vu. Pélasge, en entendant sonner la cloche du déjeuner, eut de la peine à croire qu’il fût déjà neuf heurs. Après le repas, les domestiques installèrent des tables de jeu. Saint-Ybars s’assit à l’une d’elles exclusivement occupée par des planteurs de sa connaissance. Les parties se succédèrent ; l’argent, l’or, les billets de banque formaient des tas qui grossissaient sans cesse. Pélasge qui n’avait jamais touché une carte, et que les discussions des joueurs n’intéressaient nullement, sortit du salon. Il rencontra la fille de Saint-Ybars qui se promenait, accompagnée de Titia. Il engagea un entretien avec elle ; Titia en profita, pour aller dire quelques mots à Lagniape, qui était avec Fergus à l’avant du pont.

« Ainsi, continua Pélasge, mon futur élève, Mademoiselle, est votre jumeau : comment se nomme-t-il ?

« Il a deux noms, Monsieur, répondit la fillette, un vrai et un autre que mon grand-père lui a donné en jouant ; c’est ce dernier qui lui est resté. Il se nomme Edmond ; mais vous ne l’entendrez jamais appeler que Démon.

« Et vous, Mademoiselle, permettez-moi de vous demander votre nom.

« Vous allez rire, Monsieur ; moi aussi, j’ai deux noms. Comme ma marraine, je m’appelle Amélie ; mais il parait que quand j’étais petite, mon bonheur était d’écouter le chant des oiseaux, et, quand j’étais seule, je chantais pendant des heures entières en regardant la campagne et le ciel. À cause de cela, mon grand-père qui a l’habitude de donner des sobriquets, dit un jour : ― Eh bien ! puisqu’elle chante toujours comme ses amis les oiseaux, je la nomme Chant-d’Oisel ; c’est le nom du village d’où nos aïeux sont partis pour passer en Amérique. Depuis ce temps-là, mon nom d’Amélie a disparu ; on ne le prononce que dans les grandes occasions. Mais vous pouvez, Monsieur, si vous voulez, m’appeler Amélie.

« Non, Mademoiselle, je ferai comme tout le monde : le surnom que vous a donné votre grand-père, est charmant ; je ne vous appellerai pas autrement que Chant-d’Oisel. Je ferai de même à l’égard de votre frère ; son nom pour moi, comme pour les autres, sera Démon… Il paraît qu’il a de la peine à apprendre.

« Oui, Monsieur ; c’est parce qu’il aime trop à jouer.

« Ah ! expliquez-moi cela, Mademoiselle, s’il vous plaît.

« Il est si brigand, Monsieur ! il n’aime que les exercices violents et dangereux. Ma mère tremble quand il est dehors ; il lui semble toujours qu’on va le ramener à la maison avec un membre cassé. Mais, il est adroit comme un singe ; il ne lui arrive jamais malheur. Il est toujours si impatient de courir au grand air, que je fais une partie de ses devoirs pour lui.

« Vous, Mademoiselle ? vous apprenez donc aussi le grec et le latin ?

« Oui, Monsieur, c’est moi-même qui l’ai demandé, pour aider mon frère.

« C’est très gentil de votre parte, Mademoiselle.

« Monsieur, il apprend très bien avec moi, quand il est tranquille ; mais il est d’un caractère si turbulent ! c’est terrible. »

Pélasge demeura un instant silencieux ; il réfléchissait sur ces paroles de Chant-d’Oisel : « Il apprend très bien avec moi, quand il est tranquille. »

« Mademoiselle, reprit-il, dites-moi, je vous prie : votre frère aime-t-il son professeur ?

« Pas trop.

« Pourquoi ?

« Parce que Monsieur Héhé l’humilie en l’appelant tête dure, esprit bouché.

« C’est Monsieur Héhé que se nomme son maître ? demanda Pélasge d’un air étonné.

La fillette se mit à rire, et elle le fit de si bon cœur que sa gaîté se communiqua à son interlocuteur.

« Ce nom est encore une invention de mon grand-père, dit-elle ; il aime à donner des sobriquets, il ne vivrait pas sans cela. Le professeur de mon frère a un tic ; à chaque trois ou quatre phrases qu’il prononce, il ricane en disant héhé. C’est déplaisant ; il a toujours l’air de se moquer de vous. En parlant de lui, mon grand-père ne dit jamais que Monsieur Héhé : insensiblement tout le mond, à la maison, excepté cousine Pulchérie, a pris l’habitude de dire Monsieur Héhé. Son vrai nom est MacNara. »

Le petit babil de Chant-d’Oisel intéressait beaucoup Pélasge. Voyant en elle une enfant intelligente et spirituelle, il pensa qu’il pouvait, sans indiscrétion, s’éclairer en l’interrogeant.

« Monsieur votre grand-père, dit il, ne paraît pas grand admirateur de Monsieur Héhé.

« Ma foi, non ; c’est même lui qui a conseillé à mon père de changer de professeur pour Démon. Du reste, Monsieur Héhé a des élèves sur plusieurs habitations ; il ne pouvait nous faire qu’une heure de classe par jour. Grand-papa a été d’avis qu’il fallait avoir un maître à demeure.

« Est-ce qu’il est bien vieux, Monsieur votre grand-père !

« Oh ! je crois bien ; il a quatre-vingts ans.

« Vous avez l’air de l’aimer, Mademoiselle ; parlez-moi de lui.

« Grand-père est un savant.

« Ah !

« Oui, Monsieur ; depuis l’âge de cinquante ans, il a livré l’habitation entièrement à mon père, pour se consacrer à ses livres et à ses instruments de physique et d’astronomie ; il a aussi un laboratoire de chimie. Pour avoir sa tranquillité, il s’est fait construire une maison à un demi-mille de la nôtre. Il vient souvent dîner avec nous ; son couvert est toujours mis. Il a beaucoup voyagé dans son jeune temps. Pendant les vingt-cinq ans qu’il a géré l’habitation, il a augmenté considérablement sa fortune. Il est abonné à toutes les revues importantes, qui paraissent en Amérique et en Europe.

« Votre famille est nombreuse, Mademoiselle ?

« J’ai huit frères et six sœurs ; Démon et moi nous sommes les derniers. Quatre de mes frères et deux de mes sœurs sont mariés. Nous demeurons tous ensemble. Il y a chez nous une cousine de mon père, Mademoiselle Pulchérie ; elle partage avec ma mère l’administration de la maison.

« Je pense, Mademoiselle, que vous avez conservé les goûts qui vous ont valu votre joli nom de Chant-d’Oisel ?

« J’aime toujours les oiseaux, Monsieur, mais pas en cage ; vous en rencontrerez à chaque pas sur l’habitation, on ne leur fait jamais de mal ; ils sont familiers avec moi comme si j’étais un des leurs.

« Vous cultivez la musique, n’est-ce pas ?

« Oui, Monsieur, j’apprends le piano et le chant avec Mademoiselle Nogolka.

« Nogolka ? si je ne me trompe, c’est un nom russe.

« Oui, Monsieur ; ma maîtresse est de Moscou ; elle a achevé son éducation classique en France, et son éducation musicale en Italie ; elle a professé à Londres. Grand-père, qui s’y connaît, assure que personne ne possède mieux qu’elle le français, l’anglais, l’italien et l’espagnol ; elle est forte mathématicienne.

« Si j’en juge d’après vous, Mademoiselle, votre maîtresse pratique avec habileté l’art de l’enseignement ; je n’ai jamais rencontré de Parisienne de votre âge, qui parlât le français mieux que vous ; non seulement vous le parlez bien, mais vous n’avez pas le moindre accent. »

Lorsque Pélasge était parti de Cadix pour la Louisiane, il savait bien qu’il n’allait pas dans un pays de sauvages ; il était mieux renseigné que certain nouvelliste écrivant sérieusement, dans un journal du dimanche à Paris, que la Nouvelle-Orléans est située au bord de la mer, et que chaque année, à la fête des voudoux, on y mange un petit enfant tout vivant. Cependant, bien qu’il sût qu’il était chez un peuple civilisé, il ne s’était pas attendu aux mœurs raffinées dont la fille de Saint-Ybars lui offrait un échantillon. Il réfléchit sur tout ce qu’elle venait de lui dire ; et, comme il était naturellement circonspect, il se promit de se tenir sur ses gardes, en entrant dans le milieu où ses fonctions de professeur l’appelaient à vivre.