Imprimerie Franco-Américaine (p. 5-18).

Chapitre I

En ce temps-là…


Le 5 mai 1851, le trois-mâts Polonia, arrivant de Cadix, entrait dans notre port, et bientôt jetait l’ancre en face de la rue Marigny. Parmi les passagers qui en descendirent se trouvait un jeune homme, dont la physionomie paraissait plutôt française qu’espagnole. En effet, il était français. Bien qu’il eût à peine vingt-trois ans, il avait déjà beaucoup souffert pour ses opinions politiques. Blessé et fait prisonnier sur les barricades, à Paris, pendant les journées de juin 1848, il avait été déporté en Afrique. Après avoir résisté, seize mois, aux épreuves de la captivité et au climat meurtrier de Lambessa, il était parvenu à s’évader, et il s’était embarqué à Oran sur un navire en partance pour Cadix. En mettant le pied sur la terre d’Espagne, il avait rencontré un ancien réfugié dont il avait fait la connaissance à Paris, en 1847, dans les salons de Le Dru Rollin. L’espagnol l’avait accueilli avec cordialité, et, s’autorisant de son âge et de son amitié, lui avait donné un conseil. « Croyez-moi, lui avait-il dit, ne cherchez pas à rentrer dans votre patrie clandestinement. La France appartient désormais au prince Louis-Napoléon ; il en fera tout ce qu’il voudra, jusqu’à nouvel ordre, combien de temps durera-t-il ?… Qui sait ? imitateur superstitieux et servile de son oncle, il le copiera jusque dans ses fautes ; il s’obstinera, au mépris du sens commun, à se fier à ce que, dans sa famille, on a l’habitude d’appeler la bonne étoile des Napoléons. Quand ce feu follet de l’orgueil l’aura entraîné, lui aussi, à sa perte, la France aura pris congé de sa dernière illusion monarchique ; alors, commenceront des temps meilleurs pour vos idées républicaines. En attendant, allez aux États-Unis ; là vous verrez, dans toute l’étendue de son application, le principe gouvernemental que vous croyez le plus favorable à la liberté de l’homme et à son bonheur. Vous observerez, vous étudierez, vous réfléchirez. Un jour viendra, peut-être plus tôt que je ne crois, où vous reparaîtrez parmi vos compatriotes avec l’autorité que donne l’expérience. Tenez, j’ai justement un navire qui va mettre à la voile pour la Nouvelle-Orléans ; je vous y offre une cabine. Vous trouverez facilement à vous caser en Louisiane, comme professeur. J’ai quelques amis à la Nouvelle-Orléans, entre autres un ancien avocat attaché à la rédaction d’un des principaux journaux de cette ville ; je vous donnerai une lettre de recommandation pour lui. Ne perdons pas de temps ; écrivez quelques mots à votre famille ; ensuite, nous nous occuperons de votre malle de voyage. »

Le jeune proscrit avait suivi le conseil de son ami ; debout sur la dunette du Polonia, au moment où le soleil descendait sous l’horizon, il avait contemplé longtemps, non sans émotion, et cette terre d’Europe dont il s’éloignait et la mer qui l’emportait vers une destinée incertaine, peut-être malheureuse. À voir l’air calme et assuré avec lequel, en débarquant, il marchait sur la Levée, on n’eût pas dit qu’il fût en pays étranger. Il avait étudié le plan de la ville, il savait bien son chemin pour se rendre aux bureaux de l’Abeille. Il prit la rue de l’Esplanade, et se disposait à tourner à gauche dans la rue de Chartres, lorsque son attention se fixa sur une maison basse dont toutes les portes et fenêtres étaient grandes ouvertes. Les deux chambres de devant, donnant sur l’Esplanade, n’avaient pour tous meubles que des bancs alignés le long des murs et occupés, ceux d’une pièce par des nègres, ceux de l’autre par des négresses ; quelques gens de couleur d’une nuance plus ou moins claire étaient mélangés avec ces noirs. À chaque pièce correspondait, sur le trottoir, un escalier de trois marches ; sur les degrés de l’un et de l’autre se tenaient debout quelques nègres et quelques négresses, tous dans la force de l’âge et paraissant jouir d’une excellente santé. À l’intérieur une porte à coulisse ouvrait une large communication de l’une à l’autre chambre. Au second plan, on voyait des pièces plus petites, peu éclairées ; puis, au-delà, une galerie donnant sur une cour au fond de laquelle étaient une cuisine et les dépendances.

Un homme de race blanche, grand et robuste, allait et venait de la chambre des hommes à celle des femmes, jetant de temps en temps un coup d’œil du côté de la rue, comme font les marchands qui attendent la pratique. Jeune encore, il avait déjà cette bouffissure des joues et ce teint violacé auquel on reconnaît des habitudes d’ivrognerie. On voyait qu’il avait dû être beau au commencement de l’âge viril. Il avait le regard intelligent mais dur. Par intervalle, il levait religieusement les yeux au ciel, comme pour implorer sa protection ; mais c’était moins par piété que par une sorte de tic que lui avaient laissé ses anciennes fonctions de ministre protestant ; car, il avait quitté l’état ecclésiastique depuis cinq ans, pour se faire marchand d’esclaves.

Le jeune étranger ralentit le pas, pour mieux voir ; mais il ne comprit pas d’abord ce qu’il voyait. Alors, s’adressant à une négresse qui venait à sa rencontre, il lui dit :

« Madame, je vous prie, qu’est-ce que cela ? »

La négresse s’entendant appeler Madame, se laissa aller à un de ces larges et joyeux rires particuliers à la race africaine, et dont l’européen ne peut se faire une idée avant de les avoir entendus ; puis, reprenant à demi son sérieux :

« Vou pa oua don, Michié ? répondit-elle ; cé nég pou vende. »

Elle s’aperçut qu’elle n’était pas comprise ; alors, elle se douta qu’elle avait affaire à un étranger, et elle reprit en bon français :

« Ce sont des nègres à vendre, Monsieur.

« Ah ! » fit l’inconnu, et il ne demanda plus rien. Il y avait bien des choses dans ce simple ah ! La négresse n’y vit qu’une expression de surprise banale ; quant à celui qui l’avait prononcé, il n’eut pas le temps d’analyser son impression : sa vue était déjà fixée sur quelqu’un qui s’approchait, tenant par la main une petite demoiselle de treize à quatorze ans.

L’homme qui venait était un louisianais de vieille souche, un type de l’aristocratie créole. D’une taille élevée, il paraissait encore plus grand par sa manière de tenir sa tête haute et même un peu jetée en arrière comme s’il eût regardé un objet placé à l’horizon. Mince, bien fait, élégamment vêtu à la dernière mode, il marchait avec une désinvolture où se lisait, au premier coup d’œil, l’estime de soi-même et l’habitude du commandement. En l’apercevant, le jeune étranger se dit intérieurement :

« A-t-il l’air fier, celui-là !… le grand roi Assuérus, dans toute sa gloire, ne marchait pas plus superbement. »

La fillette avait un costume qui lui allait à ravir ; mais elle était si jolie et elle avait une physionomie si remarquable, que l’attention du jeune français se concentra exclusivement sur son visage. Elle avait la peau d’une blancheur mate, et les lèvres d’un rose vif. Ses yeux, d’un noir foncé et velouté, rayonnaient d’un éclat doux et tranquille qu’un poète aurait volontiers comparé à celui d’une belle nuit d’été ; ils révélaient un cœur sensible, une âme recueillie et profonde. Elle eût paru trop sérieuse pour son âge, sans le sourire, charmant de candeur et de bonté, qui se dessinait aux coins de sa gracieuse petite bouche, dès qu’elle parlait.

Le louisianais entra chez le marchand d’esclaves ; celui-ci leva les yeux vers le plafond, soupira de satisfaction, et s’inclinant respectueusement :

« Monsieur Saint-Ybars, dit-il, je suis heureux de vous voir. Vous tombez bien : j’ai deux lots magnifiques, hommes et femmes, tous sujets de choix, excellents travailleurs, et parmi eux quelques ouvriers spéciaux.

« Salut, Monsieur Stoval, » répondit laconiquement Saint-Ybars, sans regarder le marchand, et même sans prendre la peine de dissimuler le mépris qu’il avait pour lui. On peut trouver étrange et contradictoire que lui, qui venait là pour acheter des esclaves, méprisât celui qui faisait métier d’en vendre ; mais ce sentiment, logique ou non, n’en existait pas moins chez lui.

« Oui, Monsieur, reprit Stoval, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, tous sujets de choix, excellents travailleurs, et parmi eux…

« C’est bien, je le sais, dit Saint-Ybars en interrompant la ritournelle du marchand ; ils appartiennent à la succession de la veuve Hawkins. Les héritiers sont à Boston ; ils ont envoyé l’ordre de les vendre tous, grands et petits. Et ce sont ces mêmes gens qui prêchent l’abolitionnisme, au nom de la philanthropie. Hypocrites ! Mais, comme ils disent, ces saints du jour, business is business : j’ai besoin d’un forgeron, pour remplacer un des miens que j’ai perdu. Vous en avez un ; il se nomme Fergus ; où est-il ?

« Fergus, avancez, » dit Stoval en s’adressant à un jeune nègre.

Fergus sortit des rangs. C’est un gaillard de vingt-cinq ans, bâti en Hercule, à la mine ouverte et joviale.

« C’est bien toi qui es forgeron ? demanda Saint-Ybars.

« Oui, maite, cé moin, dit Fergus ; moin cé nég créol ; mo pa nég pacotille, moin ; pa gagnin ain forgeron dan tou la ville, ki capab forgé ain fer à choil pli vite pacé moin. O capab racomodé ain lessieu é tou ça qui cacé dan ain voiture. Croché, vérou, charnière, gon, piton, tou ça cé kichoge ki connin moin. Si vou achté moin, maite, vou capab di vou achté ain vaillan nég.

« Si je t’achète, remarqua Saint-Ybars sur le ton de la bonne humeur, je suis sûr d’une chose, c’est que j’aurai fait l’acquisition d’un fameux vantard.

« Non, maite, reprit Fergus, mo pa vanteur, moin ; ça mo di vou cé la vérité. Vou mennin moin dan ain la forge ; va oua si mo pa fé ça mo di.

« C’est précisément ce que je vais faire, dit Saint-Ybars ; je vais te mettre à l’épreuve. »

Et se tournant vers Stoval :

« Le prix, s’il vous plaît ? demanda-t-il.

« Dix-huit cents piastres, Monsieur, répondit Stoval. C’est bon marché ; car, je vous ferai observer…

« C’est bien, c’est bien, interrompit Saint-Ybars ; je vais le mettre à l’essai, et le faire visiter par un médecin. S’il est bon forgeron, comme il s’en vante, et s’il est dans des conditions physiques irréprochables, je le prends. »

Le jeune français, dominé par une curiosité facile à comprendre chez un étranger, observait avidement mais discrètement ce qui se passait.

Comme Saint-Ybars allait sortir, deux hommes qui évidemment n’appartenaient pas aux rangs élevés de la société louisianaise, entrèrent dans le compartiment des femmes. Il y avait une esclave qui tranchait sur la masse par son teint et son attitude. Le jeune étranger, la croyant de race blanche, parut fort étonné de la voir dans un groupe de négresses à vendre. Belle et admirablement faite, elle avait trop d’esprit pour ignorer l’influence que ces avantages naturels pouvaient exercer sur son avenir ; aussi, avait-elle confiance, se disant que le nouveau maître qui devait l’acheter, quel qu’il fût, ne la traiterait pas comme la première venue. Le fond de sa pensée se manifestait dans la manière gracieusement impertinente dont elle tenait sa tête. Cependant, quand elle s’aperçut que les deux inconnus qui venaient d’entrer, la regardaient avec des yeux ardents, et qu’en même temps ils chuchotaient en échangeant des signes affirmatifs, elle se déconcerta : elle pressentit que l’un ou l’autre allait la marchander, et l’idée d’appartenir à un homme du commun lui inspira une horreur inexprimable. Dans son angoisse, une chance de salut se présenta à sa pensée ; elle la saisit avidement. Elle fit, coup sur coup, des signes à la fillette que Saint-Ybars tenait par la main, pour l’attirer à elle. La petite eût bien voulu répondre à son appel, mais elle n’osait pas. Cependant, la figure de l’inconnue qui la priait, prit une expression si désespérée qu’elle n’hésita plus ; elle quitta la main de Saint-Ybars, et courut vers la suppliante.

« Comme vous bel ! dit l’esclave d’une voix caressante ; vou gagnin ain ti lair si tan comifo ! vou popa riche, mo sûr ; di li achté moin. Ma linmin vou tou plin. Epi si vou té connin comme mo bonne coiffeuse é bonne couturière ! ma rangé si bien joli cheveu doré laïé ! couri vite di vou popa li achté moin. »

La fille de Saint-Ybars, car cette charmante enfant était sa fille, n’avait pas besoin qu’on lui mît, comme on dit vulgairement, les points sur les i ; elle comprit la détresse de l’esclave, et se sentit prise de compassion. Revenue près de son père, elle lui dit en lui montrant la jeune femme :

« Papa, achète-la pour moi ; elle est bonne coiffeuse, bonne couturière.

« Mais, mon enfant, répondit Saint-Ybars, nous avons tout cela à la maison.

« T’en prie, papa, reprit la fillette, achète-la pour l’anniversaire de ma naissance qui est dimanche prochain ; tu me rendras si heureuse, cher papa. »

Tout était passion chez Saint-Ybars ; il avait pour sa fille une affection ardente, sans bornes. Que n’eût-il pas fait, pour la rendre heureuse ? pouvait-il refuser ce qu’elle demandait pour l’anniversaire du jour où elle avait apparu au monde ? non, certes. Aussi, laissa-t-il sa fille le prendre par la main, et le conduire, comme un grand enfant, vers celle qui le désirait pour maître.

La jeune esclave se nommait Titia. Quand elle vit venir Saint-Ybars et sa fille, elle rayonna de contentement.

« Ma fille vous désire pour la servir, lui dit Saint-Ybars ; est-ce que vous aimeriez à venir avec nous ?

« Oh ! oui, Monsieur, répondit-elle, c’est tout ce que je voudrais. Je suis née et j’ai grandi chez des gens comme il faut ; je serai à ma place dans une famille comme la vôtre. »

Saint-Ybars appela Stoval, et s’informa du prix que l’on demandait de Titia.

Le marchand, en guise de réponse, exécuta une longue phrase musicale en sifflant ; ce qui voulait dire en langage ordinaire :

« Oh ! ceci, Monsieur, est de la marchandise à prix élevé. »

Saint-Ybars lui lança un regard d’homme blessé au vif, et lui dit :

« S’il y a quelque chose au monde que j’abhorre, Monsieur, c’est d’entendre siffler. Vous n’êtes pas dans le secret de mes affaires ; vous ne pouvez savoir ce qui est cher ou ne l’est pas pour moi. Ce ne sont pas des réflexions que je vous demande ; je vous demande le prix de cette femme.

« Deux mille piastres, Monsieur, répondit Stoval du ton le plus respectueux. »

Une expression d’ironie et de mépris passa comme un nuage orageux sur les traits de Saint-Ybars. Il sourit amèrement, et dit d’une voix contenue mais mordante :

« Vos yankees tirent parti de tout. Cette femme à Boston passerait pour blanche : pourquoi ne l’y a-t-on pas fait venir, et ne lui a-t-on pas rendu sa liberté ? Non, elle vaut trop d’argent pour cela : la philanthropie de ces gens du nord ne va pas jusqu’à sacrifier deux mille piastres.

« Pardon, Monsieur, vous vous trompez, remarqua Stoval ; cette jeune femme ne fait pas partie de la succession Hawkins ; elle appartient à une famille du pays. On m’a chargé de la vendre pour éviter un grand malheur. Un des fils de la maison est devenu éperdument amoureux d’elle ; on a craint qu’il ne fit un coup de tête. On lui a fait entreprendre un voyage sous je ne sais quel prétexte ; on profite de son absence, pour faire disparaître sa dulcinée. Je crois, soit dit entre nous, qu’elle est… »

Stoval n’acheva pas sa phrase, ne sachant comment exprimer sa pensée sans blesser les oreilles délicates de la fille de Saint-Ybars. Du reste celui-ci qui venait de le regarder d’une manière peu faite pour l’encourager à poursuivre, lui dit :

« Bref, on en demande deux mille piastres : soit ; je l’emmène. Je reviens dans une heure ; nous réglerons les deux affaires en même temps. »

Le détail de mœurs dont le jeune étranger venait d’être témoin, l’avait fortement impressionné. Mais la scène de vente devait être suivie d’un épisode auquel personne ne s’attendait, et qui allait émouvoir tous les assistants, lui plus que tout autre.

Une négresse qui était près de la porte du fond, se pencha dans la pénombre, et murmura quelques mots à la hâte.

Un être étrange, qui semblait sortir de dessous terre, entra en glissant et en rampant. C’était une vieille mulâtresse cul-de-jatte. Pour avancer elle s’appuyait sur ses bras dont l’un était plus court que l’autre, tandis que ses petites jambes, tortueuses et ratatinées, s’allongeaient alternativement en frottant le plancher. Elle était de nuance claire et avait les yeux bleus. Un tignon à l’ancienne mode cachait entièrement ses cheveux, et s’épanouissait autour de son front et de ses tempes comme un éventail largement ouvert. Son vêtement se composait d’un gilet de peau en flanelle, d’une veste de cotonnade bleue avec de grandes poches, et d’un pantalon en cotonnade renforcé extérieurement de cuir à tous les endroits qui étaient en contact avec le sol. Elle avait une expression douce et intelligente ; malgré ses rides et plusieurs dents de devant qui lui manquaient, on entrevoyait qu’elle avait pu être bien de figure aux jours de sa jeunesse.

La fille de Saint-Ybars eut peur ; ses yeux n’étaient pas familiarisés avec les difformités humaines ; tremblante et pâle, elle se colla au corps de son père.

La vieille étendit ses bras maigres, et s’écria d’un ton lamentable :

« Monsieur Saint-Ybars, cher maître, miséricorde ! n’emmenez pas cette jeune femme sans moi ; elle est la fille de ma fille, elle est la consolation de ma vieillesse. Sa mère qui était belle comme elle, est morte à dix-huit ans ; c’est moi qui l’ai élevée. Il peut vous paraître étrange, Monsieur, que j’aie été mère ; mais la nature est puissante, Monsieur Saint-Ybars, et c’est pour le prouver qu’elle a fait ce miracle. Achetez-moi aussi, cher maître ; vous ferez une bonne action, Dieu vous bénira. »

Tout en parlant, la vieille infirme s’était approchée de la porte d’entrée, comme pour barrer le passage à Saint-Ybars.

« Toi, ici, misérable avorton ! s’écria Stoval ; qui t’a donné la permission de venir troubler mes affaires ? veux-tu bien t’en aller, affreux crabe dont on ne tirerait pas un picaillon. »

Stoval écumait de fureur ; il donna à la malheureuse vieille femme un coup de pied qui fut plus violent qu’il ne le voulait peut-être. Elle tomba à la renverse sur l’escalier de la rue, et alla rouler sur le trottoir.

La voix furibonde de Stoval avait attiré quelques femmes du voisinage ; elles s’empressèrent de relever la vieille.

Saint-Ybars avait pâli d’indignation. Sa fille connaissant son caractère emporté, l’enveloppa de ses bras qu’elle serra de toutes ses forces, pour l’empêcher de saisir Stoval au collet et de le secouer comme un misérable.

« Mon enfant, sois tranquille, dit Saint-Ybars ; ton père ne salira pas sa main en touchant cette vile canaille. »

Le groupe des femmes accourues au secours de l’infirme avait grossi. Leur nombre leur donna du courage, et, tout esclaves qu’elles étaient, elles firent honte au marchand de sa lâche brutalité.

La vieille, en tombant, avait perdu son tignon ; ses cheveux blancs, apparaissant tout à coup, augmentèrent la pitié et le respect que son grand âge inspirait à toutes les personnes présentes.

« M. Stoval, dit-elle, je vous savais méchant homme ; mais je ne vous savais pas capable de frapper une infirme sans défense, et de ricaner en la voyant tomber. Je connais votre histoire : à dix-huit ans vous abandonniez vos parents ; vous ne leur avez jamais donné de vos nouvelles ; vous ignorez s’ils sont vivants, ou morts de misère. Après une jeunesse dissipée, vous vous êtes fait ministre protestant, comme on se fait joueur ou politicien. La religion ne vous enrichissant pas, vous l’avez mise de côté, pour vous faire marchand d’esclaves. M. Stoval, vous irez loin : une voix me dit qu’au bout du chemin où vous marchez, il y a un crime et une potence qui vous attendent.

« C’est toi, vieille guenon, répondit Stoval en haussant les épaules, que ton insolence fera pendre un de ces quatre matins. »

L’infirme se tournant vers Saint-Ybars, lui dit :

« Je parle au gentilhomme, au louisianais, au maître né sous le même ciel que moi humble esclave. M. Saint-Ybars, vous avez dans votre enfance, comme tous les fils de famille, joué avec vos petits serviteurs ; ils ont grandi avec vous, vous avez de l’affection pour eux. J’implore avec confiance le créole généreux. Achetez-moi, Monsieur ; mes maîtres m’ont autorisée à m’offrir à la personne qui achèterait ma petite fille. M. Stoval le sait bien, c’est par méchanceté qu’il fait celui qui ne le sait pas. Monsieur, toute vieille, toute difforme que je suis, je puis être utile. J’ai été élevée par un bon maître ; c’était un homme distingué ; il vint ici après les désastres de St-Domingue, et fut l’ami de votre père. Son nom vous est connu, j’en suis sûre ; c’était M. Moreau des Jardets. Il m’apprit à lire et à écrire. Tous les matins je lui lisais son journal ; je prenais copie de ses lettres. Depuis trente ans, je conserve, comme une relique, un petit livre qu’il aimait plus que les autres. Voyez, Monsieur, vous trouverez son nom écrit de sa main au bas de la première et de la dernière page ; c’était son habitude, à ce cher et vénérable homme, de mettre ainsi son nom au commencement et à la fin de ses livres. »

Titia prit des mains de sa grand’mère un petit volume que la vieille venait de tirer d’une poche faite exprès pour lui, et le remit à Saint-Ybars. C’était un in-18, qui avait pour titre : Pensées de Sénèque. Saint-Ybars ouvrit au hasard ; ses yeux rencontrèrent ce passage :

« Cet homme que vous appelez votre esclave, oubliezvous qu’il est formé des mêmes éléments que vous ? qu’il jouit du même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt comme vous ? Traitez votre inférieur comme vous voudriez l’être par votre supérieur. Ne pensez jamais à vos droits sur un esclave, sans songer à ceux qu’un maître aurait sur vous. »

Les traits austères et dominateurs de Saint-Ybars s’adoucirent. La vieille mulâtresse prit courage.

« Monsieur Saint-Ybarrs, dit-elle, votre bon cœur vous dit de m’emmener ; écoutez-le. »

Saint-Ybars fit un geste d’assentiment.

« Combien en demandez-vous ? dit-il à Stoval.

« Ce que j’en demande ? répondit le marchand ; pshaw ! je demaqnde qu’on m’en débarrasse : prenez-la pour la gniape.

« Au fait, remarqua l’infirme, M. Stoval gagne une assez jolie commission sur ma petite-fille, pour pouvoir me donner par-dessus le marché. »

Saint-Ybars fit signe à Fergus et à Titia de le suivre, et dit à la vieille :

« Je repars ce soir, à cinq heures, sur le steamboat Océola ; trouvez-vous-y, c’est votre affaire.

« Oh ! soyez tranquille, Monsieur, j’y serai, répondit la vieille ; défunt M. Moreau des Jardets avait coutume de dire, en parlant de moi : ― Elle est comme la Justice ; elle arrive lentement, mais enfin elle arrive. »

Fergus se laissa aller à son gros rire, et dit à l’infirme :

« Ça cé kichoge ki vrai ; la jistice épi vou cé comme torti dan conte : torti-là rivé coté bite avan comper chivreil, é li marié mamzel Calinda. Mo parié va rivé coté stimbotte-là divan nouzotte. Adié jica tanto, pove vieu Lagniape. Pa faché, non, si mo hélé vou comme ça ; lagniape cé kichoge ki bon. »

Ce sobriquet donné ainsi en riant par Fergus à la vieille mulâtresse, fut répété plus tard sur l’habitation de Saint-Ybars ; on s’habitua à appeler le cul-de-jatte Lagniape, et ce nom lui resta définitivement. Appliquant dès à présent à l’infirme son nouveau nom, nous dirons que Lagniape fut comblée de soins par les femmes qui l’entouraient ; elles l’emmenèrent dans une maison du voisinage, où on lui fit prendre quelque nourriture.

Le jeune étranger s’éloigna, plongé dans ses réflexions. Il marchait sans rien voir, sans rien entendre. Enfin il s’arrêta, et, comme quelqu’un qui sort d’un rêve :

« Ah ! ça, dit-il, où suis-je ? qu’avais-je donc à faire ? »

Alors, il se rappela qu’il était à la Nouvelle-Orléans, et qu’il avait à se rendre aux bureaux d’un journal. Il avait dépassé son but de beaucoup ; sur les indications d’un passant qu’il interrogea, il redescendit la rue du Camp, rentra dans la rue de Chartres, et enfin se présenta aux rédacteurs de l’Abeille.

« Vous arrivez à propos, lui dit la personne à qui il avait remis sa lettre de recommandation ; un de nos clients de la campagne nous donne, à l’instant même, un avis par lequel il demande un professeur ; il cause dans une autre pièce avec un de nos collègues : venez, je vous présenterai. »

Une minute après, le jeune français se trouvait en présence d’une personne qu’il reconnut immédiatement.

« M. Saint-Ybars, dit le journaliste, j’ai l’honneur de vous présenter M. Antony Pélasge, professeur, sorti de l’École normale de Paris. Je ne saurais mieux faire, pour vous donner une idée de ses capacités, que de vous prier de lire cette lettre qui m’est adressée par un de mes meilleurs amis d’Europe. »

Saint-Ybars salua courtoisement le jeune professeur, prit la lettre et lut. Après avoir lu, il salua de nouveau comme quelqu’un d’agréablement impressionné. En effet, la lettre était conçue dans les termes les plus honorables pour celui qu’elle recommandait.

Saint-Ybars prit Pélasge à part, et lui dit :

« Je crois, Monsieur, que je rencontre, en votre personne, le professeur dont j’ai besoin pour le dernier de mes fils. Vous le trouverez bien arriéré ! Je ne dois pas vous dissimuler que la difficulté qu’il éprouve à apprendre, est un de mes chagrins les plus sérieux. C’est une chose inconcevable, Monsieur : il a de l’esprit naturel, et pourtant il ne fait pas de progrès dans ses études. Il fait le désespoir du maître qu’il a eu jusqu’ici. Si vous parvenez à faire mieux que votre prédécesseur, je vous proposerai un engagement, Monsieur, qui ne peut manquer de vous convenir. Je vous donne trois mois pour voir si vous pouvez tirer quelque chose de votre élève. Jusque-là vous aurez soixante-quinze piastres par mois. Ces conditions vous conviennent-elles ?

« Il serait présomptueux de ma part, Monsieur, répondit Pélasge, de croire à priori que je réussirai là où un autre n’a pas obtenu de bons résultats. Toutefois, ce que vous dites des dons naturels de votre enfant m’autorise à avoir confiance. Un changement de professeur entraîne presque toujours un changement de méthode ; souvent il n’en faut pas davantage pour faire prendre l’essor à l’intelligence d’un enfant. En tout cas, Monsieur, c’est un essai que vous me proposez ; vous réservez entièrement ma liberté, je dois vous en remercier. Vos offres m’honorent, je les accepte. »