C. Meyrueis (Volume 2p. 252-267).


CHAPITRE XL.


Béni, quoique toutes les larmes qui coulent
Parlent en silence de chagrins passés,
Et fassent ressembler cette réunion à un adieu.


Un samedi après-midi, vers cinq heures et demie, Philippe Morville arrivait à la porte bien connue de Hollywell. Il apprit que tout le monde était sorti, excepté lady Morville, qui ne descendait jamais que le soir, excepté quand elle devait sortir en voiture.

Il entra au salon et promena ses yeux autour de cette pièce, où il avait passé tant d’heures fortunées, obscurcies seulement par cette tache, qui avait grandi au point d’assombrir toute son existence.

Rien n’était changé ; il voyait le canapé de Charles, sa petite table, ses livres, ses papiers. La boîte à ouvrage était toujours sur la table, ainsi que les journaux pliés à la manière de M. Edmonstone. Seulement le piano était fermé, et couvert de livres, qui montraient qu’on ne l’avait pas ouvert depuis longtemps. Les fleurs, sur la fenêtre, étaient desséchées depuis qu’Amable ne les soignait plus. Philippe se rappela sa figure ronde et enfantine le jour où elle apporta le camélia ; il n’aurait pu croire alors qu’il détruirait un jour le bonheur de sa jeune cousine. Comment pourrait-il se résoudre à la rencontrer veuve, dans la maison de son père ? Comment pourrait-il regarder son enfant orphelin ? Il ne comprenait pas qu’il eût osé venir, et frémissait à l’idée de la voir dans peu d’instants.

Soudain la porte de la maison s’ouvrit, un pas léger se fit entendre, et Amable parut devant lui, pâle, calme, avec un sourire de bienvenue sur les lèvres. Ses cheveux en bandeaux brillaient sous son bonnet de veuve, et ses noirs vêtements étaient égayés par la robe blanche de l’enfant qu’elle portait dans ses bras. Elle lui tendit une main, qu’il pressa en silence.

— J’ai pensé que vous seriez bien aise de voir ma fille, dit-elle comme pour s’excuser.

Il tendit les bras pour la prendre, et Amy, qui n’aimait pas à la confier même à sa sœur, trembla en songeant qu’il n’avait sans doute jamais tenu un enfant. Mais elle ne voulut pas le contrarier, lui remit cette petite créature, qu’il prit soigneusement dans ses larges mains ; mais soudain il se détourna. Pauvre Amy, son cœur battit bien fort en attendant qu’il lui rendît son enfant ! Il la lui présenta enfin, et, pendant qu’il s’approchait vivement de la fenêtre, elle vit deux grosses larmes sur les plis du petit manteau blanc. Elle ne dit rien, et devina ce que Philippe avait dû souffrir en tenant dans ses bras l’enfant de Walter. Elle s’assit donc, arrangeant sa fille sur ses genoux pour laisser à Philippe le temps de se remettre.

Au bout d’un instant, il s’approcha et dit d’une voix ferme :

— Amable, il faut que vous me permettiez de rendre justice à cette enfant.

Elle le regarda sans le comprendre.

— Je ne veux pas renvoyer d’un seul jour les démarches qui sont nécessaires pour lui rendre son héritage, ajouta-t-il d’un ton décidé, pour qu’Amable ne pût rien lui répondre, et qu’elle fût convaincue que c’était une chose arrangée et légitime.

— Philippe, vous n’y pensez pas !

— Il faut que cela se fasse.

— Vous ne voudriez pas rendre un si mauvais service à cette pauvre petite fille, dit Amy avec un sourire persuasif. N’y pensez plus, je vous prie ; ce serait très mal.

La bonne frappa à la porte, pour venir prendre l’enfant, comme Amable le lui avait commandé. Après cette interruption, Philippe s’assit et reprit la parole :

— Écoutez-moi, Amy, et ne souffrez pas que de vains scrupules privent votre enfant de ses droits. Vous devez reconnaître que ce domaine me revient, grâce à des circonstances dont aucun honnête homme ne voudrait profiter. La substitution n’avait été faite que pour exclure la vieille lady Granard. C’est votre devoir de consentir.

— Cette propriété a toujours été entre les mains des héritiers mâles, dit Amable.

— Vous vous trompez. Le vieux M. Morville n’aurait jamais pensé à substituer des cousins éloignés à ses descendants directs. J’aurais grand tort de profiter de ces circonstances imprévues, et vous feriez tort à votre enfant si vous résistiez.

Il parlait avec tant de fermeté qu’il croyait avoir gagné sa cause. Mais Amable, qui n’était pas du tout convaincue, répondit :

— On a prévu ce cas dans notre contrat de mariage. Je crains qu’elle ne soit déjà beaucoup trop riche. D’ailleurs, Philippe, je suis sûre que telle serait la volonté de Walter.

Les larmes lui vinrent aux yeux.

— Quand cette enfant est née, je me suis dit : Elle sera pour moi, et Philippe sera chargé de Redclyffe. Je sais qu’il était heureux de penser que cette terre serait entre des mains aussi capables que les vôtres, et qu’il comptait sur vous pour achever tout ce qu’il avait commencé. Vous n’avez sans doute pas oublié les choses dont il vous a chargé ? Si vous renonciez à cet héritage, ce serait vous opposer à ses vœux ; non, vous ne le pourriez pas ! Songez quel malheur ce serait pour cette pauvre petite d’être l’héritière d’un si vaste domaine, et pour Redclyffe de tomber entre les mains d’un administrateur tel que moi !

Il poussa un gémissement.

— Si vous saviez quel fardeau !…

— Vous devez l’accepter, et ne pas le rejeter sur mes faibles mains et sur celles d’un jeune enfant.

— Il aurait bien fallu vous y soumettre si c’eût été un garçon.

— Dans ce cas, j’aurais fait de mon mieux, en attendant qu’il fût grand ; mais je suis bien aise que ce souci me soit épargné. Vous vous rendrez d’ailleurs si utile !

— Il ne me semble pas que je puisse jamais me rendre utile, dit Philippe d’un ton découragé.

— Votre tête vous fait-elle souffrir ?

— Toujours un peu, répondit-il en la reposant sur sa main.

— Mais vous êtes mieux, cependant. Vous paraissez mieux portant que quand je vous ai quitté.

— Oui, je suis mieux ; mais je crois ma santé altérée pour toujours. Cela seul devrait me faire hésiter, même si…

Il s’arrêta, cacha sa figure dans ses mains, puis se promena dans le salon pour calmer son émotion. Il reprit ensuite, en cherchant à paraître calme :

— Amy, comment est Laura ?

— Elle est très bien, et il ne faut pas vous effrayer, si vous la trouvez un peu plus pâle et plus maigre qu’autrefois.

— Elle a toujours espéré… supporté…

— Oui !

— Et eux, votre père… et votre mère… ils peuvent me pardonner ?…

— Ils vous ont pardonné depuis longtemps ; mais, Philippe, une des raisons pour lesquelles je suis descendue, c’était pour vous dire que papa n’abordera pas ce sujet premier. Vous savez… cela le gênerait, et il sera bien aise que vous commenciez.

Il ne répondit pas, et Amable reprit, après un moment de silence.

— Laura est sortie avec Charlotte. Elles font toujours de longues promenades ensemble.

— Est-elle assez forte pour cela ? Ne se fatigue-t-elle pas trop aux études que je lui ai conseillées ?…

— Elle est très bien, et il est bon pour elle de s’occuper. Quel bonheur que nous n’ayons pas appris votre maladie à Corfou, avant que vous fussiez mieux ! Éveline nous en parla dans une lettre et nous fûmes très alarmés. Je suis bien heureuse que vous soyez de retour ! Mais j’entends la voiture, c’est maman et Charles qui reviennent de Broadstone, où ils pensaient que vous arriveriez par le dernier train.

Philippe se leva, se rassit, puis se releva encore et s’appuya contre la cheminée. Il ne savait comment aborder sa tante, dont il avait mérité le déplaisir, et Charles qui, en se séparant de lui, l’avait accusé avec tant de justice ; Charles qui l’avait pénétré et traité avec mépris.

Un instant après, Charles entra appuyé sur le bras de sa mère, tous deux tendirent la main à Philippe, et parurent fort surpris de trouver Amable au salon. Madame Edmonstone demanda à Philippe des nouvelles de sa santé, aussi cordialement qu’elle le put, puis elle sortit avec sa fille, et depuis ce jour on ne parla plus de la proposition que Philippe avait faite à Amable. Il garda cette propriété, qu’il abhorrait, et fit par là un plus grand sacrifice que s’il y avait renoncé.

Quand la mère et la fille furent sorties, les deux cousins gardèrent le silence. Philippe était encore appuyé sur la cheminée, pendant que Charles, assis sur le canapé, chauffait tantôt une de ses mains, tantôt l’autre, tout en regardant cette figure, sur laquelle le chagrin et l’humiliation avaient laissé des traces aussi profondes que la maladie. Son œil pénétrant vit bientôt que la pitié d’Amable n’était pas déplacée, et il se sentit lui-même touché de compassion.

— Je suis peiné de vous voir si changé, dit-il. Il faut que nous tâchions de vous faire plus de bien qu’on ne vous en a fait à Saint-Mildred. Croyez-vous que vous repreniez des forces !

Il n’avait peut-être jamais parlé à Philippe d’un ton affectueux.

— Merci, je suis déjà plus fort ; mais tant que j’aurai ces maux de tête, je ne serai bon à rien.

— C’est que vous avez été sérieusement malade ! Vous ne pouvez pas vous attendre à vous rétablir facilement après deux fièvres ! Mais à présent qu’il n’y a plus rien de grave, vous allez vous remettre ici doucement comme tout le monde.

— Dites-moi donc ce qu’on pense d’Amable ? Est-elle aussi bien qu’on peut le désirer ?

— Oui, elle reprend ses forces très rapidement ; elle a été hier à l’église, et ne s’en est pas mal trouvée, quoique ce fût une grande épreuve, puisqu’elle n’avait pas été à East-Hill depuis… depuis le mois de mai.

— Dieu soit loué ! dit Philippe.

— Elle est si heureuse avec son enfant ! Vous savez comme on l’appellera ?

— Oui, elle me l’a écrit.

— Sans doute pour ne pas vous le dire. Mary sera le nom pour tout le monde ; Verena, pour nous seuls.

Philippe demeura un moment absorbé dans ses pensées ; puis il dit brusquement :

— Quand nous nous sommes séparés, vous m’avez dit que mon cœur était rempli de malice. Vous aviez raison !

— Touchez-moi la main, dit Charles !

Ils gardèrent le silence jusqu’au moment où Charles se leva, en disant qu’il était temps d’aller s’habiller pour le dîner. Philippe voulait le soutenir.

— Non, merci, je n’ai plus besoin que de mes béquilles à présent ! et je tiens à vous montrer ce que je peux faire.

Charles était en effet plus fort qu’autrefois ; mais il craignait surtout de fatiguer Philippe. Il fit même pour lui ce qu’il n’avait jamais pour personne. Il l’accompagna jusqu’à sa chambre, à l’autre bout du passage, et plus loin que sa propre porte, pour s’assurer qu’il ne lui manquait rien.

Pendant ce temps, le reste de la famille rentra, et Charles dut encore aller dans le cabinet de toilette, pour essayer de décider son père à parler dès ce soir même à Philippe du sujet qui l’intéressait tant. Le pauvre M. Edmonstone craignait tellement cette corvée, que la cloche du dîner sonna avant qu’il eût pris un parti.

Cependant Laura était auprès d’Amy, qui cherchait à la rassurer au moment de paraître devant Philippe. La pauvre Laura ne pouvait croire qu’il lui pardonnât sa faiblesse et sa trahison. Elle n’osait plus même compter sur son amour, et toute sa fermeté lui faisait défaut. Mais la cloche du dîner et la nécessité de descendre semblèrent lui rendre l’habitude de se contenir. Elle se remit, sécha ses larmes et descendit. Pour Charlotte, elle était allée s’habiller seule ; elle faisait part à Trim, qui était avec elle, de tous les sentiments qu’elle éprouvait. Elle ne pourrait certainement parler à Philippe, et ne comprenait pas Amy de l’avoir choisi pour parrain. Et puis, penser qu’il allait se marier, comme le bon héros d’un livre, et vivre heureux le reste de ses jours !… Sans doute elle plaignait la pauvre Laura ; mais elle avait été coupable, et cependant elle serait récompensée ! Comment Charles pouvait-il parler des chagrins de Philippe ?… Pour sa maladie, il l’avait bien méritée.

Trim, qui avait entendu quelque bruit, insistait pour aller en savoir la cause ; et Charlotte, trouvant sa chambre sombre et froide, et ne pouvant entrer ni chez sa mère, ni chez Amy, où il y avait des conférences privées, fut bien obligée de suivre le chien au salon.

Elle y trouva Philippe, à qui Trim lui-même semblait avoir pardonné, car il appuyait son nez sur ses genoux, en le regardant fixement. Philippe le caressait, et pouvait à peine supporter ce regard intelligent, qui semblait demander son maître à tout le monde.

Charlotte, voyant que Philippe recevait si bien son chien, se sentit tout de suite mieux disposée en sa faveur.

— Comment vous portez-vous, Philippe ? Mon bon chien, mon bon vieux Trim ! dit-elle en s’approchant ; et ils s’occupèrent ensemble de l’animal. Puis Charlotte demanda à son cousin s’il avait vu le petit enfant, et se mit à parler du baptême.

La cloche du dîner réunit toute la famille, à l’exception d’Amable. Philippe et Laura se touchèrent la main en tremblant, et l’on passa dans la salle à manger.

Charles et madame Edmonstone firent de leur mieux pour soutenir la conversation, celle-ci en parlant de ses commissions, celui-là des personnes qu’il avait vues, pendant qu’il attendait sa mère dans la voiture. Madame Edmonstone quitta la salle à manger aussitôt que possible. Laura courut au cabinet de toilette, et, se laissant tomber sur un tabouret aux pieds d’Amable, elle s’écria :

— Amy, qu’il est malade ! et elle répandit un torrent de larmes.

Laura ne s’était pas attendue à trouver Philippe si changé ; Amy, qui l’avait vu beaucoup plus malade, ne l’avait pas suffisamment préparée. Laura pleura longtemps, et sa sœur eut de la peine à lui persuader qu’il était bien mieux qu’il n’avait été. Ensuite elle se désola de ce que ses manières avec elles étaient si changées, si froides. Sans doute c’est qu’il ne l’aimait plus autant ; cette profonde mélancolie en était la preuve. Laura ne savait ce qu’elle serait devenue dans ces tristes moments, sans la présence de sa sœur, qui la consolait un peu. Cette chère sœur pouvait bien la comprendre ; elle aussi connaissait la douleur ! Mais Laura lui portait presque envie, parce que la mort seule avait pu lui enlever son bien-aimé. Elle avait un autre sujet de l’envier, c’est qu’Amable n’avait pas empoisonné elle-même la coupe de ses douleurs.

Les deux sœurs demeurèrent ensemble jusqu’au moment où Charlotte vint avertir Laura que le thé était prêt, ajoutant que son père et Philippe étaient encore dans la salle à manger.

Ils y demeurèrent longtemps au coin du feu, sans que ni l’un ni l’autre osât commencer. M. Edmonstone était irrésolu ; Philippe s’efforçait de contenir ses sentiments, et luttait contre son mal de tête et la confusion de ses idées, qui menaçait de lui faire oublier ce qu’il avait à dire. Enfin M. Edmonstone se leva et prit une lumière :

— Venez dans mon cabinet, dit-il ; je vous remettrai les papiers de Redclyffe.

— Merci, dit Philippe, se levant aussi, mais seulement parce qu’il ne pouvait pas demeurer assis quand son oncle était debout. Pas ce soir, s’il vous plaît ; je ne suis pas en état de les voir.

— Quoi ! votre tête ?

— Un peu cela… mais il y a une autre chose que je vous supplierai de régler, ou je serais incapable de m’occuper de rien.

— Oui… oui… je sais… dit M. Edmonstone en s’agitant sur sa chaise.

— Je sais que je vous ai profondément offensé.

M. Edmonstone ne pouvait souffrir les excuses.

— Bien, bien ! je sais tout cela. Ce qui est fait est fait ; n’en parlons plus. Les jeunes gens ne font que des folies. J’ai été moi-même jeune et amoureux.

Le capitaine Morville aurait-il jamais cru qu’il ferait un jour une folie, et que M. Edmonstone la lui pardonnerait, parce que lui aussi il avait été jeune ?

— Puis-je croire que j’ai votre pardon et votre permission ?…

— Oui, oui, oui ; j’espèce que cela égayera un peu la pauvre Laura. Il y a déjà quatre ans que vous vous aimez ? C’est de la constance, et il est temps qu’elle soit récompensée. Nous nous doutions peu de ce que vous faisiez ; deux jeunes gens si sages et si prudents ! Ainsi, vous ne voulez pas les papiers ce soir ? En effet, vous n’avez pas l’air d’être en état de les voir. Peut-être la société de Laura vous conviendra-t-elle mieux, hé, Philippe ?

La vue de deux amoureux était une chose si agréable à M. Edmonstone, qu’il oubliait tout à fait les torts de Philippe et de Laura. Cependant ils ne se conduisirent pas exactement comme il l’avait prévu : Laura ne leva pas les yeux de toute la soirée, et Philippe au lieu d’aller hardiment se placer auprès d’elle, demeura assis la tête appuyée sur sa main, comme s’il eût été trop accablé par son indisposition pour penser à autre chose. C’était assez vrai ; les diverses émotions de cette journée avaient beaucoup augmenté son mal. Mais il était surtout gêné par la froideur que lui témoignait sa tante, et il craignait d’avoir l’air de vouloir la braver, en montrant à Laura tout ce qu’il sentait pour elle. La pauvre Laura, remarquant sa froideur, pensait qu’il souffrait beaucoup et qu’il ne l’aimait plus. Les manières de son père lui faisaient comprendre ce qui s’était passé dans la salle à manger ; elle honorait Philippe de ce qu’il se sacrifiait ainsi, en lui demeurant fidèle.

Madame Edmonstone, après avoir essayé différents remèdes pour soulager le mal de son neveu, vit que la seule chose à faire pour ces pauvres jeunes gens, était de les laisser s’expliquer ensemble. Elle envoya donc Charlotte au lit et monta chez Amy, et, sous quelque prétexte, Charles emmena son père.

Laura baissa la tête et fit un effort pour se remettre de son émotion, avant de s’expliquer avec Philippe. Mais lui, ôtant sa main de devant ses yeux, dès que la porte fut fermée, il se leva et regarda Laura. Elle aussi leva les yeux ; leurs regards se rencontrèrent et ils se comprirent. Il s’approcha d’elle et lui tendit la main, elle lui donna la sienne qu’il pressa, en imprimant un baiser sur son front.

Ils n’échangèrent pas un seul mot d’explication, mais Laura comprit la vanité de ses craintes ; il l’aimait toujours. Elle sentit dans son cœur un de ces mouvements de joie extrême, comme elle en avait éprouvé déjà deux fois auparavant ; mais il ne dura qu’un instant : elle se rappela bientôt l’état de Philippe. Du moins elle avait enfin le droit de le soigner ; elle en profita pour le faire coucher sur le canapé et soutenir sa tête avec des coussins. Il était trop malade pour parler, et la laissa faire, se reposant sur la pensée qu’elle était à lui, et tenant sa main dans les siennes. Elle la retira quand ses parents entrèrent, mais elle demeura auprès de lui inquiète, agitée, jusqu’au moment où elle alla souhaiter une bonne nuit à sa sœur. Amable était déjà au lit ; elle lui tendit la main, avec un doux regard rempli d’affection et de sympathie.

— Vous n’avez plus besoin, dit-elle, qu’on vous assure que tout va bien maintenant ?

— Ces maux de tête si inquiétants ! répondit Laura.

— Ils se dissiperont maintenant que son esprit est en repos.

— Je le souhaite !

— Et vous savez qu’il vous faut être heureuse demain, à cause de votre filleule !

Madame Edmonstone entra, et pria Laura de se retirer afin qu’Amy pût s’endormir. Elle obéit et se sentit plus capable de prier, d’espérer et même de prendre du repos, qu’elle ne l’avait cru en quittant le salon.

— Pauvre Laura ! dit madame Edmonstone. Je suis bien aise pour elle que les choses soient arrangées, et que son père et Charles soient satisfaits ! Mais il ne faut pas que je vous cause après l’avoir renvoyée. Êtes-vous bien lasse ce soir ?

— Non, mais j’ai sommeil. Bonne nuit, chère maman.

— Bonne nuit, ma chère fille ! et, découvrant un peu la petite figure endormie sur le sein de la jeune mère :

— Bonne nuit, vous aussi, ma chère petite-fille. Ne dérangez pas maman !

Madame Edmonstone se retira, en pensant au soir où elle avait laissé Amy couchée dans ce même lit, éclairée par la pleine lune de Pâques. Cette chambre de jeune fille était devenue la chambre d’une veuve ; la clarté d’une lampe de nuit éclairait le portrait de l’époux tant regretté, sur lequel se projetait l’ombre de la petite croix de bois ; et les rideaux du lit s’ouvraient pour entourer le berceau de l’enfant.

Amable, quoiqu’elle aimât tendrement ses parents, aimait toujours à se trouver seule avec sa fille. Elle se sentait alors moins délaissée ; elle lui parlait tout bas de ce père qu’elle avait perdu, comme elle n’aurait pu le faire avec personne. Elle lui donnait les noms les plus tendres ; « fille de Walter, cher petit enfant de Walter », étaient ceux qu’elle prononçait le plus souvent. Quand elle l’appelait « ma fille », cela en disait beaucoup moins à son cœur.

Ce soir-là elle lui parla beaucoup de la cérémonie du lendemain, du Père qui est aux cieux et qui remplacerait le sien. « Ô ma fille, disait-elle, puissions-nous l’une et l’autre vivre et mourir comme ton père, pour nous trouver un jour réunies à lui dans le ciel.

C’est en parlant ainsi qu’Amable Morville s’endormit la veille du baptême de son enfant.