C. Meyrueis (Volume 2p. 233-251).


CHAPITRE XXXIX.


À l’ombre légère d’un frêne,
Trois tombes sont près l’une de l’autre,
Tout autour de cette place il règne
Une tranquillité étrange et sacrée.

(Baptistère.)


Vers la fin de l’après-midi du 6 mars, Mary Ross entrait à Hollywell, au moment où Charles descendait lentement l’escalier.

— Eh bien ! comment est-elle ? demanda Mary avec empressement.

— Pauvre chère sœur, répondit-il, elle a l’air si paisible et si heureux !

— Quoi ! vous l’avez vue ?

— Je viens de quitter sa chambre.

— Elle est bien, j’espère ?

— Parfaitement. C’est une consolation enfin ! dit Charles en descendant la dernière marche.

— Chère Amy ! Et le petit enfant, l’avez-vous vu ?

— Oui, la petite créature était couchée auprès de sa mère ; elle a posé sa main dessus, avec un de ces sourires qui rappellent tant de choses.

— Est-ce un enfant bien portant ?

— Tout ce qu’on pouvait désirer : seulement il n’est pas de la bonne espèce ; mais, si c’est égal à Amy, qui en serait fâché ?

— Elle n’est donc pas désappointée ?

— Non, certainement. La première chose qu’elle a dite, quand elle a su que c’était une fille, c’est : « J’en suis bien aise. » Le fait est qu’elle s’attendait si peu à ce que l’enfant et elle-même vécussent, que tout ceci est une surprise pour elle.

Il y eut un moment de silence, que Charles rompit en disant :

— Il faut que vous vous contentiez de moi, car je suis seul. Trim a conduit papa et Charlotte à la promenade, et Laura garde Amy pendant que nous avons envoyé maman se reposer. Il en était temps, après avoir veillé deux nuits, et se proposant d’en veiller une troisième !

— Comment peut-elle le supporter ?

— Je crains de l’y avoir accoutumée ; Amy sait bien, ainsi que nous tous, que l’anxiété la fatigue plus que la veille. Elle ne dormirait pas, si elle se couchait ; il vaut donc mieux qu’elle reste auprès du feu à tenir sa petite-fille, ou à veiller Amy en pleurant doucement, quand celle-ci est endormie. Car, après tout, c’est fort triste ! Hier matin, j’ai été très effrayé ; en entrant dans le cabinet de toilette, j’ai trouvé maman tout en larmes, en sorte que j’ai cru que tout allait mal ; c’était seulement parce qu’elle regrettait qu’il ne fût pas le premier à apprendre la nouvelle, et qu’elle pensait à la joie qu’il en aurait eue.

— Et Amy, que pense-t-elle ?

— Je ne sais pas ; c’est étonnant de voir comme elle peut se contenir. Elle a toujours cette image devant les yeux, mais elle n’en parle pas. Aujourd’hui seulement, dans un moment où elle croyait n’être pas observée, maman l’a vue caresser son enfant, en lui disant tout bas : « Enfant de Walter ! petit messager de Walter ! »

Charles cessa de résister, et laissa couler ses larmes ; mais il reprit bientôt son ton accoutumé, et dit en souriant :

— Quelle drôle de petite créature ! Croirait-on que ce soit là un échantillon de l’espèce humaine ?

— Sans doute c’est le premier nouveau-né que vous ayez vu ?

— Du moins le premier que j’aie regardé. Savez-vous, Mary, que je vous considère comme une femme très sensée, parce que vous ne m’avez pas demandé s’il était joli.

— J’ai pensé que vous n’étiez pas bon juge.

— Non, aussi ce n’était pas pour me le faire admirer qu’Amy m’a fait chercher ; quoique ce qu’elle m’a demandé ne soit guère plus facile. C’est un service que je ne rendrais pas à une autre.

— Je sais donc de quoi il s’agit. C’est d’écrire quelque chose d’amical au capitaine Morville. Voilà bien cette chère petite Amy !

— Justement. Hier mon père lui a envoyé une communication officielle, qui ne lui sera pas désagréable, puisque c’est une fille ! Mais voilà ma chère sœur qui veut que j’écrive au pauvre Philippe, pour lui dire qu’elle est très bien et très contente, car elle se figure qu’il sera fâché que ce ne soit pas un garçon !

— Je crois aussi que cela ne le réjouira pas.

— Pas exactement, mais il se consolera en pensant à tout le bien qu’il pourra faire.

— Vous deviendrez plus charitable en écrivant.

— Non ; mais je me soulagerai en écrivant à ce pauvre Markham. En voilà un qui sera affligé ! Il ne pourra jamais pardonner à madame Ashford, qui, à ce que je viens de voir sur le journal, a mis au monde un fils, dont personne n’avait besoin, tout exprès pour insulter à Markham. Pour moi, je me console en pensant que nous garderons avec nous Amy et sa fille.

— Comme vous allez gâter votre nièce ! Mais il faut que je vous laisse écrire. Bien des amitiés de ma part à Amy, si vous y pensez.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, Philippe déjeunait, ou plutôt, était assis à la table du déjeuner, avec M. et madame Henley, quand on apporta les lettres. Madame Henley, tout en ayant l’air de lire les siennes, observait son frère, devant qui on en avait placé une, écrite de la main de M. Edmonstone. Philippe rougit, puis, un instant après, il devint d’une pâleur mortelle ; sa main tremblait en prenant la lettre ; mais il fit un effort et en brisa le cachet avec fermeté. Il s’arrêta encore un instant, tira la lettre de son enveloppe, y jeta les yeux, puis reculant vivement sa chaise, il s’approcha de la porte.

— Dites-moi, dites-moi, Philippe ; qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle en se levant pour le suivre.

Il se retourna, jeta la lettre sur la table, et, en faisant signe qu’il ne voulait pas être suivi, il quitta la chambre.

— Pauvre garçon ! Comme il est affligé ! Cette pauvre jeune femme !… dit-elle en prenant la lettre.

— Hé !… Non !… Écoutez, docteur ! Il n’aura pas bien lu !

Hollywell, le 5 mars.

« Mon cher Philippe, je viens vous annoncer que lady Morville est heureusement accouchée d’une fille ce matin. Je suis prêt à vous envoyer tous les papiers et les comptes concernant le domaine de Redclyffe, aussitôt qu’elle sera en état de s’occuper d’affaires. Elle et son enfant sont aussi bien qu’on peut le désirer.

« Votre dévoué
« C. Edmonstone.»

— Une fille ! s’écria le docteur Henley. Je vous félicite, ma chère ! C’est une des plus belles propriétés du royaume. Nous allons le voir reprendre des forces à présent !

— Il faut que j’aille le chercher ; il se sera sans doute trompé ! dit Marguerite ; mais elle ne revit Philippe qu’à l’église. Elle attendit à peine d’en être sortie pour lui dire, après le service :

— Vous avez sans doute mal compris cette lettre ?

— Non, ma sœur.

— Vous avez vu qu’elle se porte bien et que c’est une fille ?

— Je…

— Et vous me permettrez de vous féliciter ?

Elle fut interrompue par une de ses connaissances, et, quand elle se retourna, elle ne le vit plus, et dut se contenter du plaisir de communiquer à tout le monde la grande nouvelle. Un ou deux de ses amis vinrent goûter avec elle ; ainsi elle put s’étendre tout à son aise sur la grandeur de Redclyffe. Son frère n’était pas au salon, mais il répondit quand elle frappa à sa porte :

— Le goûter est prêt ; voulez-vous descendre ?

— Y a-t-il du monde ?

— M. Brown et Walter Maitland. Voulez-vous que je vous envoie quelque chose ?

— Merci, je descendrai, répondit-il, quand il se vit à l’abri d’un tête-à-tête.

Elle descendit la première et dit à ses visites que, depuis sa maladie, son frère souffrait tellement de la moindre émotion, qu’il n’avait pas reçu avec un grand plaisir la nouvelle de son héritage ; et son air justifia complétement ces paroles, car il reçut sans l’ombre d’un sourire les compliments de ces messieurs, qui le jugèrent en conséquence le seigneur le plus fier de toute l’Angleterre.

Madame Henley lui conseilla inutilement de ne pas retourner à l’église l’après-midi ; elle le perdit dans la foule en sortant, et ne le revit qu’à l’heure du dîner. Il s’était fortifié d’avance contre tout ce que le docteur et sa femme pourraient lui faire souffrir ; il espérait persuader à lady Morville qu’il serait juste de rendre à l’enfant l’héritage de son père. Il était résolu, en attendant, de ne pas prendre possession de Redclyffe, et il se sentait soulagé par l’idée de ne pas profiter de la mort de Walter. Mais il ne dit pas un mot de la chose à sa sœur, à qui il regrettait d’avoir déjà montré sa souffrance.

Le docteur Henley le reçut avec une poignée de mains et forces félicitations, et toute la soirée on ne parla que des beautés de Redclyffe. Madame Henley ne pouvait s’expliquer la tristesse de son frère, qui ne se trahissait pourtant plus que par un air froid et sévère, qu’elle connaissait bien. Mais enfin elle supposa que la conversation le faisait souffrir, et le laissa se livrer à ses pensées. Une chose encore le tourmentait ; c’était le ton du billet de son oncle, qui semblait faire entendre que tout lien entre Philippe et sa famille était rompu. Il supposait que Charles l’avait aidé à le composer ; Charles, qui l’avait toujours trop bien jugé, et dont l’affection pour Walter devait le rendre son ennemi… Mais Laura, que pensait-elle ?

Le lundi matin il reçut une seconde lettre. Il frémit, craignant qu’elle ne contînt de mauvaises nouvelles d’Amy ou de son enfant, surtout quand il reconnut l’écriture de Charles ; mais, cette fois, il ne voulut pas que sa sœur l’observât, et il emporta la lettre dans sa chambre. Pendant un moment il ne put se décider à l’ouvrir, craignant que son malheur ne fût encore augmenté. Il lut enfin, et put à peine croire ses yeux à ces paroles réjouissantes :

Hollywell, le 6 mars,

« Mon cher Philippe, je crois que mon père vous a écrit hier fort à la hâte, et je suis sûr que vous désirez des nouvelles plus détaillées. Quand elles sont bonnes, c’est un plaisir de les donner. Tout continue d’aller à merveille, et je viens de voir Amy qui, à ce que l’on me dit, est aussi bien que possible. Elle me charge de vous le dire, en vous assurant qu’elle est charmée d’avoir une fille ; mais peut-être vaut-il mieux vous répéter ses propres paroles : « Dites-lui combien je suis heureuse, Charles. Demandez-lui de ne pas s’affliger que ce soit une fille, car c’est justement ce que j’aurais désiré, si j’avais formé un souhait ! » Vous savez qu’Amy est la sincérité même et que, par conséquent, il faut la croire ; j’ajoute mon témoignage pour dire qu’elle est très paisible, et qu’elle sera bien aise d’éviter les soins que lui aurait donnés Redclyffe. Mon père a prié Markham de vous écrire pour affaires. J’espèce que l’air de la mer vous fera du bien. Toute la famille est en bonne santé ; mais je suis souvent seul à présent, car notre plus grand intérêt est dans la chambre d’Amy.

« Votre très affectionné
« C. M. Edmonstone. »

« P.S. Ma nièce est fort petite, mais si bien portante que personne n’est inquiet sur son compte. »


Jamais lettre n’arriva plus à propos pour consoler un cœur affligé : Philippe était déjà sûr du pardon d’Amable ; mais il était émerveillé qu’elle eût si bien disposé Charles en sa faveur. Il en conçut plus d’espérance pour l’avenir, et comprit que le billet de M. Edmonstone avait été écrit dans un moment de mauvaise humeur.

La lettre de Charles lui donna la force d’exécuter un projet qu’il avait médité depuis longtemps ; c’était de faire une visite à Stylehurst. Auparavant, c’était toujours sa première excursion en arrivant à Saint-Mildred ; mais, cette fois, il avait craint une si longue marche, et ne s’était pas soucié d’y aller en voiture avec sa sœur, qui n’aimait pas à visiter ce lieu ; et à tous ses autres remords se joignait encore celui de n’avoir pas visité la tombe de son père depuis son retour.

Sans rien dire de son projet, il loua donc un cheval et se mit un jour en route. Il traversa les bruyères au milieu desquelles était située la ferme de South-Moor, qu’il ne put voir sans un serrement de cœur, puis les collines sur lesquelles il s’était bien souvent promené avec ses sœurs, et qui dominait la vallée étroite où, tout en pêchant à la ligne, il avait autrefois formé mille projets ambitieux pour l’avenir. Il ne prévoyait pas alors au prix de quelles souffrances il obtiendrait une position qui répondît à ses désirs.

Voilà les arbres qui entourent le presbytère ; la flèche de l’église, puis ces chaumières qu’il connaissait si bien, tous les lieux enfin témoins de ses plus heureuses années, mais qui ne pouvaient lui rendre l’insouciance de la première jeunesse ! Il laissa son cheval à l’auberge du village, et fit sa première visite à Suzanne, la femme du vieux sacristain, et l’une des personnes du monde qui étaient le plus attachées à Philippe. Il frappa à la porte ; Susanne, qui prenait son thé, se leva et vint ouvrir. La pauvre femme, au premier moment, le prit pour un étranger.

— Quoi ! s’écria-t-elle, est-ce bien monsieur Philippe ? Comme vous m’avez effrayée, Monsieur ! Vous avez si mauvaise mine !

Il s’assit et causa longtemps avec elle. Susanne, qui avait appris la mort de Walter, regrettait beaucoup cet aimable jeune homme ; elle se le rappelait parfaitement. C’était une jouissance pour Philippe de ne pas être encore félicité sur son héritage ! La vieille femme lui dit, au contraire, en apprenant les circonstances de cette mort : « Vous devez être bien affligé ! » Et ces paroles de sympathie le touchèrent plus que les consolations que voulait lui donner sa sœur.

Susanne lui conta comme quoi Walter était souvent venu à Stylehurst, et comme il aimait à l’entendre parler de l’archidiacre. Elle se rappelait, entre autres, un jour, où il avait aidé son mari à tailler l’arbre qui ombrageait son tombeau. Puis il venait souvent à l’église, à Stylehurst, surtout vers la fin de son séjour, et, le dimanche avant la Saint-Michel, il avait passé toute la journée à se promener dans le cimetière entre les services.

— Le dimanche avant la Saint-Michel ! se dit Philippe.

C’était justement l’époque où il avait tant fait de tort à son malheureux cousin auprès de M. Edmonstone ! Il prit la clef de l’église et s’y rendit seul ; il s’arrêta longtemps dans le cimetière auprès des tombeaux de ses parents, et se souvint des dernières vacances qu’il avait passées sous le toit paternel, avant la mort de son père. Il était arrivé chargé de prix, de médailles et des témoignages les plus honorables de ses professeurs.

— Philippe, lui avait dit gravement son père, j’aimerais mieux une seule preuve d’humilité que tous ces trophées.

C’était le seul reproche que le jeune homme se souvînt d’avoir jamais reçu de son père ; il l’avait trouvé dur et injuste, et s’était tourné avec impatience vers Marguerite pour être flatté par elle. C’était à elle qu’il faisait part de tous ses sentiments, car il était sûr qu’elle les partagerait ; mais il était réservé avec son père, toujours prêt, comme il le savait bien, à réprimer sa trop grande ambition. Malheureusement Philippe était trop circonspect pour montrer ouvertement sa vanité ; ses parents ne s’en doutèrent jamais, et, par conséquent, ne purent l’avertir de s’en défendre.

Du cimetière Philippe entra dans l’église, où il pria longtemps. Si son père avait pu le voir alors et lire dans son cœur, sans doute il aurait été affligé de tout ce que son fils avait souffert, mais il se serait réjoui des sentiments humbles et pénitents dont il était rempli. Il parla un peu plus gaiement à la vieille Susanne en lui rendant la clef de l’église ; cependant elle avait été frappée de son air triste, et, le lendemain, elle dit à ceux qui lui annoncèrent que M. Philippe avait fait un grand héritage :

— Il ne m’en a pas dit un mot ; mais je suis sûr qu’il donnerait tout l’argent de la terre, pour rappeler à la vie ce pauvre jeune monsieur.

Après avoir barbouillé plusieurs feuilles de papier, Philippe parvint à écrire la lettre suivante à M. Edmonstone :

Saint-Mildred, le 12 mars.

« Mon cher monsieur Edmonstone, je sens bien qu’il est mal à propos de vous entretenir, dans ce moment, des choses au sujet desquelles je vous écrivis d’Italie. Mais j’étais trop malade alors pour vous exprimer tout mon repentir. Dès lors ce repentir a augmenté chaque jour, et, plus je sens vivement ma faute, plus je désire votre pardon. Ce pardon est tout ce que j’ose vous demander, pour le moment ; mais je puis ajouter que mes sentiments à l’égard de votre fille n’ont pas changé, et ne cesseront qu’avec ma vie. Je sais bien que je me suis rendu indigne d’elle, et, de plus, que ma santé et mes forces sont loin d’être rétablies. Cependant, je ne puis vivre plus longtemps dans l’angoisse ; souffrez que je vous prie de mettre un terme à mon incertitude, en me disant si je puis espérer qu’un jour viendra où vous approuverez mon amour. J’espère du moins, si vous ne pouvez faire plus pour moi, que vous daignerez me faire savoir sur quel pied je suis avec votre famille.

« Je suis fort heureux d’apprendre que lady Morville est si bien, et je remercie beaucoup Charles de sa lettre.

« Votre très affectionné
« Ph. Morville. »


Il attendit impatiemment une réponse, et, ne pouvant supporter l’idée de la recevoir devant Marguerite, à qui il cacherait difficilement son émotion, il allait tous les jours lui-même à la poste, mais inutilement. Il ne reçut que des lettres d’affaires, une entre autres de Markham, dont le style dénotait autant de défiance et d’animosité qu’on en peut montrer dans une lettre parfaitement convenable. Du reste Philippe ne faisait aucune démarche pour vendre sa commission et entrer en possession de Redclyffe, voulant d’abord en parler à Amable.

Son anxiété le faisait paraître de jour en jour plus malheureux. Le docteur n’y comprenait rien ; madame Henley avait l’air d’en savoir la cause ; et il était si froid avec tous ceux qu’il voyait chez sa sœur, que chacun, en se retirant, parlait de l’absurde fierté des nouveaux riches.

Il se demandait s’il ne pourrait pas bientôt écrire à Amable, sur qui seule il pouvait compter ; mais il respectait trop sa position, pour ne pas craindre de l’inquiéter.

Enfin il avait à peu près renoncé à se rendre chaque jour à la poste, lorsqu’un matin on lui remit ce qui ne manquait jamais de le calmer, une lettre de la jolie main dont il n’osait rien attendre.

Il courut au jardin, il s’assit et lut ce qui suit :

Hollywell, le 22 mars.

« Mon cher Philippe, papa ne répond pas à votre lettre, parce que, dit-il, parler vaut mieux qu’écrire, et nous espérons que vous serez assez bien pour venir nous voir de dimanche en huit. S’il plaît à Dieu, on baptisera ma chère petite ce jour-là, et je viens vous prier de vouloir bien être son parrain ; sa tante Laura et Mary Ross seront ses marraines. Trouverez-vous que ce soit une fantaisie ridicule de la nommer Mary Verena, en souvenir de nos lectures de Sintram ? C’est une enfant tranquille et bien portante. Je me remets très bien, car je vous écris dans le cabinet de toilette, et j’espère pouvoir descendre au salon dans peu de jours. Si cela ne vous est pas désagréable, veuillez passer chez mademoiselle Wellwood, pour payer de ma part la pension de la petite Marianne Dixon. C’est dix livres ; si vous avez la bonté de vous charger de cette commission, j’aurai par vous des nouvelles de la petite fille et de mademoiselle Wellwood. Je suis fâchée que vous ne soyez pas mieux ; cela vous fera peut-être du bien de venir ici. — 4 heures : J’avais laissé ma lettre ouverte, dans l’espérance que papa vous enverrait un billet, mais, à l’entendre, il suffit que je vous dise « qu’il est tout prêt à pardonner et à oublier, et qu’on parlera de cela quand vous viendrez.

« Votre cousine affectionnée
« Amable Morville. »


C’était heureux pour Philippe qu’il n’eût pas reçu cette lettre devant sa sœur, car il fut obligé de se promener un moment, avant de se sentir en état de paraître pour déjeuner. Il trouva sa sœur seule, occupée à séparer ses lettres en différents paquets, selon qu’elles étaient plus ou moins importantes.

— Bonjour, Philippe. Le docteur Henley a été obligé d’aller à Bramshaw ce matin, et il a déjeûné de bonne heure. Êtes-vous déjà sorti ?

— Oui, le temps est beau, ou du moins il le sera, car le brouillard se dissipe.

Marguerite vit bien qu’il était agité, mais non pas affligé ; elle se mit à faire le thé, espérant que sa promenade lui aurait donné de l’appétit. Mais il n’y paraissait guère, tant il s’arrêtait entre chaque bouchée.

— Je vous quitterai vendredi, dit-il enfin brusquement.

— Vous allez à Redclyffe ?

— Non, à Hollywell. Lady Morville me demande d’être le parrain de sa fille. J’irai donc à Londres vendredi, et à Hollywell le jour suivant.

— Je suis bien aise qu’elle vous ait demandé cela. Vous a-t-elle écrit elle-même ? Est-elle passablement ?

— Oui, elle descendra dans un jour ou deux.

— Je suis charmée qu’elle se remette si bien ; paraît-elle se consoler un peu ?

— Elle écrit gaiement.

— Combien y a-t-il d’années que je ne l’ai vue ! Elle n’était alors qu’une enfant ; mais elle avait un caractère bien doux : elle était remplie d’attentions pour Charles, dit madame Henley, qui se sentait très bien disposée envers sa future belle-sœur.

— Oui, sa bonté et sa douceur ont toujours été admirables, et surtout pendant les grandes épreuves qu’elle a supportées.

Marguerite, ne conservant plus aucun doute, crut que son frère était disposé à recevoir les témoignages de sa sympathie.

— Permettez-moi de vous féliciter, dit-elle. Voilà un encouragement que vous pouviez à peine espérer.

— J’ignorais que vous fussiez informée, dit Philippe.

— Ah ! mon cher frère, vous vous êtes trahi vous-même ; une sœur pouvait bien deviner la cause de votre mélancolie ! Votre agitation, dès qu’on parlait d’elle, votre anxiété et en même temps votre soin de l’éviter…

— De qui parlez-vous donc, ma sœur ?

— D’Amable, cela va sans dire.

Philippe se leva de toute sa hauteur, et d’un air indigné :

— Ma sœur ! dit-il !… Il s’arrêta, puis il reprit : Il y a bien des années que j’aime Laura Edmonstone, et lady Morville le sait.

— Laura ? s’écria madame Henley. Êtes-vous fiancés ? Et, comme il n’était pas disposé à répondre à cette question, elle continua : Si vous n’êtes pas trop avancé pour reculer, réfléchissez bien avant de faire une démarche décisive. Vous venez d’hériter d’une grande terre, mais vous n’avez pas d’argent comptant. Si vous vous mariez tout de suite, et sans fortune, vous vous exposerez à de grands embarras.

— J’ai réfléchi, répondit-il, avec une hauteur qui aurait fait taire toute autre personne que madame Henley.

— Vous êtes donc fiancés ? dit-elle. Philippe, je ne m’attendais pas à vous voir épouser une femme pour sa seule beauté !

— Je ne puis en écouter davantage sur ce point, dit Philippe avec ce ton sévère qui imposait silence aux gens.

Marguerite se tut, quoiqu’elle fût très fâchée d’apprendre qu’il n’était plus libre, au moment où il aurait pu faire un mariage avantageux. Elle regrettait aussi de l’avoir offensé et de ne pouvoir en apprendre davantage. Mais il ne s’ouvrit plus à elle ; elle avait trop blessé tous ses sentiments les plus profonds, et, s’il demeura encore quelques jours dans sa maison, ce fut seulement parce que l’état de sa santé ne lui permettait pas de faire autrement, avant de partir pour Hollywell.

Il alla voir miss Wellwood, auprès de qui son nom ne fut pas une petite recommandation ; elle lui demanda des nouvelles de lady Morville, qui lui avait écrit deux fois, au sujet de la petite Marianne.

Cette visite lui fit du bien. Il vit les plans de l’hôpital ; il les admira et les étudia soigneusement, prévoyant qu’Amable serait bien aise d’en parler avec lui. Il demanda aussi des nouvelles de Marianne ; on lui répondit que c’était une excellente enfant, d’une extrême sensibilité. Madame Wellwood dit que M. Walter avait fait sur elle une impression extraordinaire. Elle se le rappelait toujours avec affection, et avait été beaucoup plus affligée de sa mort, qu’on n’aurait pu s’y attendre de la part d’une enfant de cet âge. Philippe voulut la voir, et on la lui présenta. C’était une délicate petite fille de neuf ans, grande pour son âge, très timide, et qui avait déjà perdu les grâces de la première enfance. Il tâcha de lui montrer son affection ; mais sa mélancolie, jointe à la dignité naturelle de ses manières, le rendaient si imposant, que la pauvre enfant ne put répondre autre chose que oui ou non à toutes ses questions.

Il lui dit qu’il allait voir lady Morville et sa petite fille, que l’on baptiserait dimanche, et mademoiselle Wellwood demanda comment on l’appellerait.

— Mary, répondit-il simplement, ne se sentant pas disposé à expliquer le nom de Verena ; il ne savait pas lui-même tout ce que ce nom rappelait à Amable. Enfin il demanda à Marianne si elle n’avait à le charger d’aucun message. Elle baissa la tête et dit tout bas à mademoiselle Wellwood :

— Mes amitiés à ma chère petite cousine Mary.

Il promit de ne pas l’oublier, et partit en regrettant de ne savoir pas se rendre plus familier.