Librairie de Ch. Meyrueis et Comp. (Volume 1p. 333-344).


CHAPITRE XXIV.


Y a-t-il un mot, une plaisanterie, un jeu,
Que le temps n’ait pas entourés
De tristes souvenirs ?

(Elisabeth Barret Browning.)



M. Ross passait aussi un triste hiver de son côté. Sa fille lui manquait beaucoup, et rien n’allait bien à la maison. La cuisinière n’entendait pas son affaire, et M. Ross ne pouvait mettre la main sur une chemise à laquelle il ne manquât pas de boutons. À l’école cela n’allait pas mieux ; les petites filles faisaient mille sottises ; ni lui ni mademoiselle Edmonstone ne pouvaient découvrir les coupables.

Cependant Mary demeura chez son frère pendant une longue épidémie de rougeole ; puis elle assista à la naissance et au baptême d’un autre neveu. Mais elle avait fait le vœu de revenir chez elle à Noël, et elle l’accomplit. M. Ross eut le plaisir de la recevoir à la station l’avant-veille de Noël, et de la voir le soir à sa place accoutumée, vis-à-vis de lui, recousant les boutons de ses chemises. Il put lui tenir compagnie, ayant écrit son sermon de Noël d’avance, et, comme la correspondance avait été par lui fort négligée, Mary avait beaucoup de questions à lui faire.

— J’ai reçu fort peu de lettres d’Hollywell, dit-elle. Sans doute c’est à cause de la maladie de Charles. Vous le croyez mieux ?

— Oui, et j’oubliais de vous dire que vous êtes invitée pour la veille de Noël.

— Il est donc assez bien pour que la fête ne soit pas renvoyée. Peut-il quitter le lit ?

— Non, pas encore, et il a bien mauvaise mine ; mais il n’a jamais montré autant de patience que cette fois, quoiqu’il ait beaucoup souffert. J’en ai été d’autant plus surpris qu’il semblait avoir repris sa mauvaise humeur. Il a désiré plusieurs fois de me voir ; Amy lui fait une lecture tous les matins.

— Parlez-moi donc de M. Walter. Que s’est-il passé, et pourquoi ne vient-il pas à Hollywell cet hiver ?

— Je ne sais pas au juste. M. Edmonstone le soupçonne, je crois à tort, d’avoir fait des sottises à Saint-Mildred.

— Où est-il à présent ?

— À Redclyffe. J’ai reçu une lettre de lui à laquelle je répondrai ce soir. Il faut que j’en parle à M. et madame Edmonstone ; je ne puis croire bien coupable un jeune homme qui s’occupe de la sorte.

Et il donna la lettre à Mary.

— Oh non ! s’écria Mary en lisant. C’est un jeune homme admirable ! Ils avaient l’air si heureux ensemble l’été dernier !

— Cette affaire et la maladie de Charles ont assombri toute la maison. Les deux jeunes filles ont l’air triste.

— Amy serait triste !

— Oui, et même elle n’a pas repris sa gaieté depuis que Charles va mieux ; je croirais qu’elle est restée trop enfermée avec lui, si je ne l’avais pas vue sortir tous les jours.

— Pauvre Amy ! dit Mary ; mais, se rappelant ses observations de l’été précédent, elle ne fit plus de questions.

Le lendemain au soir, la voiture de M. Edmonstone vint prendre M. Ross et sa fille. Toute la famille, excepté Charles, était au salon quand ils arrivèrent ; Mary observa surtout Amy. Elle était en robe blanche, avec une branche de houx dans les cheveux. Elle avait pâli et maigri depuis l’été précédent, et, quoiqu’elle parlât et sourît à propos, elle avait perdu sa gaieté presque enfantine, sans avoir pris l’air fatigué de sa sœur. Mary ne put lui parler beaucoup, car la société était nombreuse ; Amy était fort occupée à divertir les enfants, mais elle paraissait le faire avec effort.

— Êtes-vous lasse ? lui demanda Mary.

— Non ; mais nous ne savons pas nous amuser sans Charles !

— Vous ayez passé un triste hiver, commença Mary, mais elle s’arrêta en voyant Amy rougir subitement. Amy répondit :

— Oh ! Charles va mieux, et je suis bien aise que vous soyez de retour.

— Amy ! où est Amy ! s’écriait-on de tous côtés. C’était pour mettre en train un jeu, qu’elle avait conduit à merveille avec Walter l’hiver précédent. Madame Edmonstone vit que ce souvenir affectait sa fille, et, mettant Charlotte à sa place, elle la pria de monter un moment vers Charles.

Amy remercia sa mère du regard pour cette attention, et, prenant un châle, elle quitta le salon. Elle trouva Charles endormi, et s’assit au coin du feu à la clarté d’une lampe de nuit. Le calme de cette chambre de malade lui plaisait bien mieux que tout le fracas du salon. Puis elle se demanda s’il n’y en avait pas un autre qui fût aussi triste ce soir-là, et se reprocha bientôt d’avoir pensé à lui autrement que dans ses prières, comme elle se l’était promis.

— Non, je ne veux pas me laisser abattre par la douleur, se dit-elle. Nous voici à la fête de Noël, qui apporte la paix sur la terre et la bonne volonté envers les hommes ! Comme il chantait bien ce cantique, l’année dernière !… Mais voilà que je pense encore à lui !

Elle prit un livre, elle essaya de lire ; mais bientôt son imagination l’emporta encore à Redclyffe, et il lui semblait toujours entendre le chant de Walter.

— Êtes-vous ici, Amy ? dit Charles en s’éveillant. Je suis bien aise que vous soyez montée, j’ai quelque chose à vous dire. M. Ross est venu me voir, il a reçu une lettre de Walter. Le cœur d’Amy battit plus vite ; elle tint les yeux baissés, pendant que Charles lui disait ce que contenait la lettre où il était question de Coombe-Prior. Je voudrais, Amy, dit Charles en finissant, que vous eussiez entendu de quel ton M. Ross m’a dit : Ceci finira bien, et tout s’éclaircira en sa faveur.

Amy se pencha vers son frère et lui donna un baiser. Une semaine plus tard, Charles reçut lui-même la lettre de Walter.

— Amy, lisez ceci, lui dit Charles en la lui présentant.

Amy la prit et courut dans la chambre de sa mère. Heureusement elle la trouva seule.

— Chère maman, puis-je lire cette lettre que Charles a reçue ?

Madame Edmonstone prit la main de sa fille et l’attira près d’elle. Amy semblait trop émue pour que sa mère n’en fût pas touchée.

— Oui, mon enfant, répondit-elle, ne pouvant lui résister. Puis, comme Amy s’enfuyait avec le précieux papier, sa mère se dit, pour se rassurer, que, certainement, tout cela devait bien finir.

Il n’y avait pas un mot sur Amy, et cependant cette lettre la rendit plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis longtemps. On eût dit que les jours, déjà plus longs, allaient ramener le bonheur avec la belle saison. Charles commençait à se lever ; il avait repris sa robe de chambre chinoise et sa place sur le canapé du cabinet de toilette.

Voilà ce qui se passait à Hollywell, tandis qu’à Redclyffe, il n’était bruit que du naufrage. Le rôle que Walter avait joué dans cette affaire embarrassait toujours plus M. et madame Ashford au sujet de leur jeune baronnet. M. Ashford soutenait qu’il fallait avoir une bonne conscience pour exposer sa vie avec tant de sang-froid, et cependant il voyait autour de Walter un mystère qu’il ne pouvait s’expliquer. Madame Ashford crut enfin avoir fait une découverte. Le surlendemain du naufrage, tout l’équipage, excepté le petit garçon blessé, devait quitter Redclyffe pour un autre port, et, la veille de leur départ, les marins devaient rencontrer leurs libérateurs, les pêcheurs, à un souper dans la grande salle des domestiques à Redclyffe. Robert et Edward Ashford eurent assez à faire à la décorer de verdure, selon la mode de Noël, et madame Ashford et la petite Grace devaient venir voir la fête et prendre le thé dans la bibliothèque.

Walter prépara son appartement pour recevoir la compagnie. Il enleva les livres du canapé et les déposa sur une ottomane éloignée ; il orna la cheminée d’une branche de houx, étala un de ses anciens livres de gravures pour amuser Grace, et fit allumer un immense feu. Puis il admira l’aspect confortable de la chambre, tandis que la première réflexion que fit madame Ashford, en y entrant, fut qu’une maison a l’air bien abandonné sans une femme.

Le souper se passa à merveille. Arnaud, debout au haut de la table, en faisait les honneurs avec une politesse étrangère, qui faisait ressortir les manières rustiques des marins. Dès que Walter parut avec madame Ashford, le vieux James Robinson proposa la santé du jeune maître, en exprimant le vœu qu’il revînt bientôt se fixer dans ses domaines : et Jonas Ledbury ajouta le vœu de voir venir avec lui une lady Morville. À ces mots, les traits de Walter prirent une expression de tristesse ; mais personne n’y prit garde que madame Ashford. Au reste, il fut bientôt maître de lui, et put remercier cordialement ces bonnes gens de leur affection.

À son retour, madame Ashford fit part de son observation à son mari, et tous deux pensèrent que Walter avait quelque inclination malheureuse qu’il cherchait à vaincre. Cette circonstance le fit paraître encore plus intéressant à leurs yeux.

Le capitaine et son équipage étaient partis, le petit garçon allait mieux, et Charité Ledbury et son fils ne demandaient qu’à le garder avec eux aussi longtemps que possible, lorsqu’un matin Markham arriva, dans un état d’extrême satisfaction, avec le journal du comté à la main ; il contenait un récit détaillé de tout l’événement, ainsi que de la noble conduite du jeune baronnet. Deux ou trois jours après, Walter trouva aussi, au retour d’une promenade, la carte de lord Thorndale ; Arnaud lui dit que mylord avait demandé s’il serait longtemps encore à la campagne ; et avait voulu voir la place où le naufrage avait eu lieu. Markham attachait une grande importance à cette visite. Il se mit à parler de l’influence que lord Thorndale avait sur les élections, et de la représentation de Moorworth. Walter, le comprenant enfin, s’écria qu’il espérait bien que tous ces honneurs étaient encore loin de lui, et que le fermier Todd et Coombe-Prior lui donnaient assez de peine pour qu’il n’eût pas envie d’avoir un comté tout entier sur les bras.

Peu de jours après, il reçut encore une lettre timbrée d’East-Hill, et qui avait l’air de venir de Hollywell. Elle n’était cependant pas de messieurs Edmonstone ni de Madame. Walter l’ouvrit en tremblant et lut ce qui suit :


« Mon cher Walter, je fais ce que je ne devrais pas faire, mais j’ai forcé Charlotte à me donner cette feuille. Écrivez-moi toute l’histoire de votre noble conduite. Je l’ai devinée sur la figure d’Amy. Cela vous a fait beaucoup de bien auprès de mon père. Je ne puis en dire davantage. Votre C. E. »


Charles pouvait bien dire qu’il avait tout lu sur la figure d’Amy ; un matin, elle lui apportait le journal et cherchait un article qu’il lui avait demandé, lorsque ses yeux rencontrèrent les mots : Baie de Redclyffe. Elle rougit, puis un saisissement ineffable parut sur sa figure et des larmes coulèrent de ses yeux.

— Amy ! qu’avez-vous donc ?

Elle ne put que lui indiquer l’endroit, en lui donnant le journal. Charles lut l’article à haute voix, puis ils le relurent ensemble et ne se lassaient pas d’en parler. Charlotte entra dans la chambre ; aussitôt qu’elle comprit de quoi il était question, elle saisit le journal, courut chez son père et l’interrompit dans sa correspondance en lisant aussi l’article à haute voix.

Une action de ce genre était faite pour charmer M. Edmonstone. Il avait depuis longtemps oublié son humeur à propos des paroles irrévérencieuses de Walter, et il s’écria :

— Voilà un brave jeune homme ! un jeune homme comme il y en a peu ! Je l’ai toujours aimé, et je voudrais seulement qu’il se disculpât tout à fait afin qu’il me fût possible de le revoir ici.

C’est ce vœu, répété de nouveau par M. Edmondstone qui frappa surtout Charles. Pendant que le reste de la famille était à dîner, il obligea Charlotte à lui donner de quoi écrire, disant qu’il irait le chercher lui-même si elle ne cédait pas. Il traça quelques lignes avec peine, et la petite fille y mit l’adresse.

Charles savait que son père rencontrerait Walter à Londres le 28 mars, jour où ce jeune homme atteindrait sa majorité. Il aurait bien voulu pouvoir s’y rendre avec lui, pour arranger les choses, à présent que Philippe n’y était plus. Il se demandait aussi s’il ne pourrait pas entrer en correspondance avec Markham, ou se faire envoyer à Saint-Mildred pour changer d’air, afin de découvrir quelque chose.

Pendant ce temps Walter se livrait à ses occupations accoutumées. Il rendit à lord Thorndale sa visite, mais ne le trouva pas chez lui ; il fit terminer et inaugurer la nouvelle école, et se lia plus intimement avec la famille Ashford. Il dit qu’il ne viendrait pas à Pâques pour les vacances, parce que, ne devant être majeur qu’à l’âge de vingt-cinq ans, il n’y aurait pas de fêtes pour son jour de naissance. Markham ajouta que ce serait à son mariage qu’il y aurait des réjouissances. Walter ne répondit rien ; et le vieil intendant remarqua son chagrin.

— Monsieur Walter, lui dit-il, qu’avez-vous donc ? Est-ce quelque chose de cette sorte qui vous fait de la peine ? Pardonnez à un vieux serviteur de vous faire cette question ; je voudrais seulement être sûr que vous ne songez pas à faire une folie.

— Merci, Markham, répondit Walter avec effort. Je ne puis en dire davantage ; mais vous pouvez être sûr que je n’aime personne dont vous ne pussiez être fier.

— Alors qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce qu’une femme peut vous reprocher ?

— Ces malheureux soupçons !

— Je n’y comprends rien ; il faut que vous ayez fait quelque sottise qui les ait provoqués ?

Walter lui répéta presque la même chose, puis il partit pour Oxford, sans avoir rien éclairci.

Le mois de mars arriva, et, quoique Charles fût mieux, et en état d’écrire, il ne put mettre aucun de ses projets à exécution ; il dut se contenter de persuader à son père d’aller lui-même à Londres, pour y voir Walter.

— Vous savez que Philippe est le seul de nous, qui l’ait encore vu ; peut-être vous avouerait-il des choses qu’il n’a pas voulu lui dire.

Cette observation plut à M. Edmonstone.

— Sans doute, dit-il. J’ai plus d’expérience, puis le pauvre Walter nous aime beaucoup.

Alors Charles écrivit à Walter pour lui donner un rendez-vous avec son père et Markham, dans lequel diverses choses relatives à la succession devaient se régler. — Si vous expliquez l’affaire du joueur, ajoutait Charles, tout ira bien.

Walter soupira en posant la lettre. — C’est inutile, mon bon Charles ! dit-il. Aussi inutile que de vouloir empêcher mon pauvre oncle de tomber de plus en plus bas. Mais est-il juste, ajouta-t-il avec véhémence, que je risque mon bonheur et celui d’Amy pour cacher une faute d’un homme qui en a tant commis ? Si je lui demandais la permission d’expliquer cette affaire à la famille Edmonstone seulement, cela ne pourrait lui faire aucun tort. — Mais il se reprit bientôt et ajouta : Sont-ce là les sentiments que je dois nourrir ? Serais-je digne d’Amy, si mon premier pas vers elle était une action si peu délicate ? Non, si je faisais cette lâcheté je mériterais plus de maux que je n’en ai soufferts. J’en ai mérité de plus graves par mon impatience et mes mauvais sentiments.

Walter écrivit donc à Markham, pour lui fixer un rendez-vous, le priant de passer par Saint-Mildred, pour payer aux demoiselles Wellwood un quartier de la pension de sa petite cousine. — Je sais, ajouta-t-il, que vous aimerez mieux prendre cette peine que de me voir désobéir à votre principe de ne jamais envoyer d’argent par la poste. Le jour de naissance de Walter se passa donc comme un jour ordinaire ; puis vinrent les fêtes de Pâques, qu’il célébra religieusement, et dont il ressentait encore la bonne influence quand il vint à Londres.