L’Héritage (Courteline)

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(alias Georges Moinaux)
Editions Littéraires de France (p. 241-242).
L’HÉRITAGE


Ah ! on m’eût rudement étonné si on m’avait dit qu’en mourant le pauvre poète-musicien Jean Talmuche laisserait un petit héritage ?…

Car rien ne saurait donner une idée, même vague, de ce que fut la pauvreté de ce doux et humble bohème. Pianiste sans gages d’un petit café artistique de Montmartre, où, en retour de ses bons offices, il avait le manger assuré et le droit au poêle l’hiver, il lui arriva de traverser des années sans avoir eu dans la poche un seul sou ?… Content si un camarade lui payait l’apéritif, il attendait patiemment que la vie fût moins féroce, sans rancune contre elle, lui en voulant seulement un peu de ce que la fraîcheur des nuits lui eût à la longue enluminé le nez d’une belle couche de vermillon. Même, il estimait que, plutôt, elle lui avait été clémente, quand il lui arrivait de comparer son sort à celui de Napoléon : un petit mendigo de quinze ans qui, chaque soir, à la terrasse du café venait faire des grimaces pour amuser les gens et leur tirer quelque monnaie. Et à le voir faire ses singeries, Talmuche pensait : « Quelle misère !… » goûtant le sentiment de bien-être égoïste du monsieur qui a le moyen de s’apitoyer sur les autres, mais aussi l’humiliation de ne rien pouvoir faire pour eux.

Cependant un jour arriva où les chairs de Jean Talmuche ne furent plus assez à l’abri contre les trous de ce qui, jadis, avait été un paletot. Le pauvre artiste attrapa froid et dut entrer à l’hôpital. Huit jours après, il était mort. Par une lettre-testament qu’on trouva sous son traversin, il léguait à Napoléon, non ses habits, « beaucoup trop usés, disait-il, pour décemment pouvoir être offerts à quelqu’un », mais son chapeau « mou, feutre-melon, qui est très présentable n’ayant été porté que trois ans ».