L’Exposition forestière de 1878
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 157-189).
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L’EXPOSITION FORESTIÈRE

II.
LES BOIS FRANÇAIS.

L’exposition forestière française est de tout point remarquable. Non-seulement la plupart des sociétés agricoles des départemens ont joint aux autres produits du sol des échantillons de bois et d’objets fabriqués propres aux différentes régions, mais l’administration forestière a tenu à honneur d’initier le public à tous les détails de l’art forestier. Elle ne s’est pas bornée à exposer les belles collections de l’école de Nancy, étiquetées et cataloguées avec soin par le savant professeur, M. Mathieu, mais elle a fait venir de tous les coins de la France les principaux produits façonnés dans les forêts par la population laborieuse qui les habite, ainsi que les divers instrumens qui servent à cette fabrication. En mettant sous les yeux des visiteurs, avec de nombreuses notices à l’appui, les herbiers des plantes qui croissent spontanément dans les bois, les collections d’insectes et d’animaux qui y vivent, les plans et cahiers d’aménagement de divers massifs, les reliefs de routes exécutées sur des sommets jusqu’alors inaccessibles, ou de reboisemens effectués dans les Alpes et dans les dunes, les photographies des barrages faits pour arrêter les dévastations des torrens et régénérer les montagnes, elle leur a fait comprendre combien sont variées les connaissances que doivent posséder les agens forestiers pour assurer l’exploitation régulière et fructueuse de nos forêts, pour mettre en valeur les terrains incultes et pour livrer à la consommation le bois qu’elle réclame, sans lequel la civilisation s’effondrerait; elle a mis en lumière l’importance de leurs fonctions, et par cela même rendu au pays un grand service. L’honneur en revient surtout à M. Mathieu, dont les travaux scientifiques ne sont malheureusement connus que d’un public spécial, et à M. de Gayffier, conservateur des forêts à l’administration centrale, auquel on doit, outre un magnifique herbier, les photographies des travaux des Alpes. Ce dernier a apporté à l’organisation de cette exposition un goût auquel le public rend hommage par l’empressement qu’il met à visiter le chalet des forêts.

Nous avons dit qu’à l’appui de son exposition l’administration forestière avait fait publier de nombreuses notices; c’est à l’aide de ces documens que nous allons étudier dans son ensemble la production ligneuse de notre pays et les questions diverses qui s’y rattachent.


I.

La superficie boisée en France, depuis la perte de l’Alsace-Lorraine, est de 9,185,310 hectares. Ce chiffre, comparé à celui de la surface totale du pays, qui est de 52,857,310 hectares, représente une proportion de 17,3 pour 100. Un sixième du territoire est ainsi occupé par les forêts, non compris les parcs, les jardins, les vergers, les avenues, les arbres de haies, qui, bien que n’étant pas spécialement affectés à la production du bois, n’en fournissent pas moins chaque année à la consommation une quantité respectable. C’est une proportion inférieure à celle de la moyenne générale de l’Europe, qui s’élève à 29 pour 100. Ces forêts ne sont pas également réparties sur tous les points du territoire, car, bien que la Gaule fût autrefois presque entièrement couverte de bois, des causes multiples ont agi suivant les lieux pour en déterminer la conservation ou en provoquer la destruction. Parmi ces causes, la situation économique des régions et la constitution géologique ou orographique du sol sont celles qui ont eu le plus d’action. En jetant un coup d’œil sur la carte forestière exposée par M. Mathieu, on s’aperçoit que les contrées riches et prospères sont en même temps restées boisées, et que les contrées pauvres, sans agriculture ni industrie, ont aussi perdu leurs forêts. Contrée boisée, contrée prospère; contrée déboisée, contrée pauvre; il est peu d’exceptions à cette règle, qui d’ailleurs s’explique d’elle-même. La culture forestière, loin d’être l’ennemie de la culture agricole, en est la compagne obligée. Outre l’influence qu’elle exerce, au point de vue du régime des eaux, elle fournit des produits dont ni l’agriculture, ni l’industrie, ne peuvent se passer. Partout où ces produits trouvent un placement avantageux, les propriétaires ont intérêt à conserver leurs forêts; partout, au contraire, où les bois sont sans valeur, les forêts disparaissent par les abus du pâturage.

Ainsi, si l’on examine à un point de vue d’ensemble la distribution des forêts sur le territoire, on voit que ce sont les considérations économiques qui ont eu le plus d’influence ; mais si l’on étudie chaque région séparément, la géologie reprend ses droits, et l’on remarque que les terrains boisés sont précisément ceux qui sont le moins propres aux autres cultures. Les forêts en effet sont peu exigeantes ; elles empruntent à l’atmosphère la plus grande partie des élémens qui entrent dans le tissu ligneux et ne demandent au sol que les principes minéraux qui sont disséminés partout. Pouvant végéter sur les terres les plus ingrates, elles cèdent à l’agriculture les plus fertiles et n’occupent que celles de qualité inférieure, quoiqu’elles ne couvrent cependant pas toutes les parties sur lesquelles il serait désirable de les voir.

Dans le bassin de Paris, les forêts s’étendent sur les terrains triasiques, de la Moselle à la Haute-Saône, et sur les plateaux calcaires du terrain jurassique, depuis l’Ardenne jusqu’à Poitiers, à travers la Lorraine, la Bourgogne, le Morvan; elles couvrent les terrains crétacés inférieurs et les parties sablonneuses du terrain tertiaire, constituant autour de Paris une véritable ceinture. Les forêts historiques de Fontainebleau, de Rambouillet, de Saint-Germain, de Chantilly, de Compiègne et de Villers-Cotterets en sont les principales, auxquelles on peut ajouter les nombreuses futaies de hêtre de la Seine-Inférieure. Dans toute cette région, les parties arables sont défrichées et avancées au point de vue agricole; les terres maigres seules sont occupées par les forêts dont les essences principales sont le chêne, le hêtre, le charme, le bouleau et le pin sylvestre. Dans les plaines de la Loire se trouvent les belles futaies de chêne du Blésois, de Belleyme, du Tronçais, ainsi que l’immense forêt d’Orléans exploitée en taillis et en partie ruinée. De l’autre côté du fleuve, la Sologne, autrefois bien boisée, était devenue en se défrichant pauvre et fiévreuse, si bien qu’aujourd’hui c’est par la création de nouvelles forêts qu’on arrive à lui rendre son ancienne prospérité. Limité par l’Océan, le plateau central et les Pyrénées, le bassin de Bordeaux est, comme celui de Paris, formé de terrains tertiaires qu’entoure une bande de terrains jurassiques crétacés. La plus grande partie de ce territoire est livrée à l’agriculture, mais on y rencontre une première zone forestière entre Niort et Montauban, une autre dans le triangle compris entre l’embouchure de la Gironde, celle de l’Adour et la ville de Nérac. Cette contrée siliceuse, à sous-sol imperméable, marécageuse en hiver, aride et brûlante en été, est appelée à se transformer par la culture forestière et renferme dès aujourd’hui 700,000 hectares de bois dont la plupart sont des plantations de plus maritimes.

Dans les régions montagneuses, la distribution des forêts n’est pas moins remarquable. L’Ardenne, formée de terrains schisteux et froids, est peu propre à l’agriculture; elle est restée boisée à cause de la facilité qu’elle a d’écouler ses produits dans le bassin de Paris; le chêne y domine, il est exploité en taillis et donne des écorces renommées. Le plateau occidental, de formation granitique, comprenant une partie de la Normandie, la Bretagne et la Vendée, n’a d’autres forêts que celles qui couronnent les sommets des collines. L’humidité et la douceur du climat conviennent admirablement au développement des pâturages qui occupent toutes les parties basses de cette région, à laquelle les rideaux d’arbres, plantés le long des haies et des fossés qui séparent les héritages, donnent néanmoins un aspect verdoyant et boisé. La chaîne des Vosges, qui court du nord au sud et qui est formée de roches granitiques, de grès rouge et de grès vosgien, sépare le bassin parisien de l’Alsace, et déverse de chaque côté les produits des forêts de sapins et d’épicéas qui s’étendent sans interruption depuis notre ancienne frontière au nord jusqu’au Jura. Le plateau central, également granitique, sauf dans quelques vallées privilégiées comme la Limagne, est aussi pauvre au point de vue forestier qu’au point de vue agricole. Au siècle dernier, l’Auvergne envoyait encore des sapins à Paris ; aujourd’hui ce bois fait défaut dans le pays même, et les montagnes présentent plus d’un million d’hectares de landes de pâtis et de bruyères. Les plateaux de la Côte-d’Or et les montagnes du Morvan sont couverts de taillis sur plus de la moitié de leur superficie; c’est une région très boisée comme il convient à la naissance des fleuves. Le Jura, qui a donné son nom aux terrains dont il est formé, s’étend du nord au sud, depuis les Vosges jusqu’à Chambéry, et présente les sapinières les plus remarquables, sinon par l’étendue, du moins par les dimensions et par la qualité des produits, que nous ayons en France. Les Pyrénées comme les Alpes ne sont que très incomplètement boisées, quoique les terrains dont elles sont formées soient très propres à la culture forestière ; mais le peu de valeur des bois, résultant de la difficulté des transports, a provoqué l’extension exagérée de l’industrie pastorale qui a détruit presque toutes les forêts de ces montagnes. Dans les Alpes surtout, le mal a fait de tels progrès que la dépopulation s’en est suivie et que la reconstitution des forêts est devenue pour les départemens du sud-est une question de vie ou de mort.

Le déboisement a donc marché d’une façon très inégale dans les diverses régions de la France; presque général dans les hautes chaînes éloignées des centres de consommation, il ne s’est produit dans les bassins que sur les terres les plus fertiles. Aussi n’y aurait-il pas d’intérêt à le poursuivre, même dans les plaines, puisque les forêts y sont à leur place, sur des terrains où aucune autre culture ne pourrait les remplacer avec plus d’avantage.

Les forêts de la France, comme celles de la zone tempérée, sont peuplées d’un petit nombre d’essences dont quelques-unes seulement dominent dans les massifs, tandis que les autres, en quelque sorte subordonnées aux premières, ne s’y rencontrent qu’à l’état de mélange ou par bouquets épars. Les essences principales sont au nombre de dix-huit, dont onze de première grandeur: ce sont le chêne pédoncule, le chêne rouvre, le hêtre, le châtaignier, le sapin, l’épicéa, le mélèze, le pin sylvestre, le pin laricio, le pin maritime et le pin cembro ; six sont de deuxième grandeur : le chêne tauzin, le chêne-liège, le chêne occidental, le charme, le pin de montagne et le pin d’Alep. Une seule est de troisième grandeur, c’est le chêne yeuse. Les essences secondaires qui, malgré l’importance de quelques-unes d’entre elles, ne forment jamais de massifs homogènes, sont au nombre de quarante-huit, parmi lesquelles nous citerons le tilleul, l’érable sycomore, le frêne, l’orme, le peuplier blanc, le peuplier grisard, l’aune, le bouleau, le tremble, les diverses espèces de saule, etc. La flore arbustive est plus variée; elle est représentée par deux cent soixante-cinq espèces, qui de la taille presque arborescente du noisetier et du houx descendent à celles des bruyères et des airelles. Si peu nombreuses que soient nos essences forestières, elles ont des aptitudes assez variées pour pouvoir s’accommoder à tous les sols, à tous les climats, à toutes les altitudes de notre pays. Tous les terrains, qu’ils soient siliceux, argileux ou calcaires, secs ou marécageux, qu’ils s’étendent sur les bords de la mer ou s’élèvent à l’altitude de 2,400 mètres, où s’arrête dans les Alpes la végétation arborescente, ont leur essence de prédilection et peuvent se couvrir de bois, sans qu’il soit nécessaire de recourir aux essences exotiques pour combler les lacunes.

Considérées dans leur ensemble, on peut distinguer en France trois grandes régions forestières dont les limites respectives se confondent parfois, mais qui n’en sont pas moins bien tranchées : la région chaude, la région tempérée ou moyenne, et la région froide ou montagneuse. La région chaude ou méditerranéenne et océanique du sud est caractérisée par la prédominance de l’yeuse ou chêne vert, et du pin maritime. On y trouve aussi quelques essences de la zone tempérée; le chêne y revêt la forme pubescente et prend le nom de chêne blanc ; le hêtre et le charme font à peu près défaut. La flore arbustive renferme surtout des espèces à feuilles persistantes telles que le ciste, le myrte, l’arbousier, le laurier, la bruyère arborescente, etc. La région tempérée est la plus étendue; sa flore, qui est aussi la plus nombreuse, est caractérisée par le charme, qui ne descend pas dans la région du chêne yeuse et qui s’arrête là où commence avec le sapin la région froide. C’est celle des bois feuillus, parmi lesquels le chêne rouvre, le chêne pédoncule, le hêtre, le châtaignier, le charme et le bouleau tiennent la première place ; quant aux résineux qu’on y rencontre, le pin sylvestre, le pin maritime et le pin laricio, ils n’y sont point spontanés et ont été introduits artificiellement. La région froide ou montagneuse commence dans le nord, à l’altitude de 300 mètres, dans le sud à celle de 800; c’est celle des arbres verts, du sapin, de l’épicéa, du mélèze, du pin laricio, du pin cembro, auxquels viennent se mélanger quelques arbres de la région moyenne, le hêtre, le pin sylvestre, le bouleau et le frêne. La proportion des forêts d’essences feuillues est de 65 pour 100; celle des forêts d’essences résineuses pures ou mélangées avec des feuillus, de 32.5 pour 100 seulement; celle des vides de 2.5 pour 100. La prédominance des feuillus sur les résineux a développé en France le mode de traitement connu sous le nom de taillis sous futaie, et que semblaient seuls connaître les anciens règlemens.

Sur les 9,185,310 hectares de forêts que possède la France, 967,118 hectares appartiennent à l’état, 2,058,729 hectares aux départemens ou aux communes, 32,055 hectares aux établissemens publics, et 6,127,398 hectares aux particuliers. Les forêts particulières sont gérées au gré de leurs propriétaires, sans que l’état ait à exercer sur cette gestion aucun autre contrôle que celui d’interdire les défrichemens dans certains cas spéciaux et déterminés par la loi. Celles de l’état sont soumises au régime forestier et, à ce titre, gérées par les agens de l’administration forestière; 426,729 hectares sont traités en futaie, 191,774 hectares en taillis, 290,226 hectares en cours de conversion de taillis en futaie, et 58,389 hectares, soit en pâturages, soit placés en dehors des aménagemens. Les forêts communales n’ont que 577,294 hectares en futaie, contre 1,245,101 hectares en taillis, 14,147 hectares en cours de conversion et 222,187 hectares non soumis au régime forestier. Quant aux forêts particulières, les chiffres manquent; mais, à part quelques forêts de plus et de sapins, elles sont toutes exploitées en taillis, et la plupart à des révolutions fort courtes; aussi, malgré leur étendue relativement considérable, ne fournissent-elles que des produits médiocres et d’une valeur moindre que les forêts de l’état.

La production totale de la France, en 1876, s’est élevée à 20,400,672 mètres cubes de bois de feu, et 4,941,443 mètres cubes de bois d’œuvre dont 47 pour 100 fournis par les essences feuillues et 53 pour 100 par les résineux. La valeur totale de cette production a été de 236,755,429 francs, ce qui représente un revenu moyen de 25 fr. 78 cent, par hectare; mais il y a des écarts considérables, dus non-seulement au prix des bois suivant les localités, mais aussi au mode de traitement appliqué aux forêts, et tandis que les unes rapportent 100 francs et plus par hectare, d’autres donnent à peine un revenu de 5 francs. Dans la conservation de Nancy, par exemple, la futaie résineuse rapporte 158 fr. 93 cent, par hectare, la futaie mélangée 73 fr. 53 cent.; le taillis sous futaie, 35 fr. 97 cent., et le taillis simple 13 fr. 45 cent. Il faut en conclure que le régime de la futaie est le seul qui convienne aux propriétaires qui, comme l’état ou les communes, ont une existence indéfinie, et peuvent immobiliser un capital qui doit profiter aux générations successives.

La plantation des terres incultes est une des meilleures spéculations que puisse faire un particulier. Lorsque les travaux sont bien dirigés et exécutés surtout en essences résineuses, ils reviennent à un prix peu élevé et peuvent facilement doubler ou même tripler en quelques années le capital qu’ils ont coûté. Ceux qui se plaignent de ne savoir que faire de leurs épargnes trouveraient là un placement non moins profitable pour eux que pour le pays. Le bois est une marchandise dont on aura toujours besoin, et dont la valeur ne peut que s’accroître, car la France est loin d’en produire ce qui est nécessaire à sa consommation. Chaque année, elle est obligée d’en faire venir du dehors une quantité considérable; en 1876, la valeur des importations de bois communs a été de 202,400, 000 fr., et celle des exportations de 44,400,000 fr.; c’est donc un déficit de 158 millions que nous demandons à l’étranger de combler. Les sciages de plus et de sapins de Suède, de Norvège et de Russie entrent dans ce chiffre pour 95 millions, les merrains d’Autriche et d’Italie pour 62 millions, les bois équarris pour 15 millions, etc. C’est un champ immense ouvert à la production indigène et à l’esprit d’entreprise des capitalistes à la recherche des bonnes affaires.


II.

L’emploi des bois résulte des qualités et par conséquent de la structure du tissu ligneux. C’est en effet de la manière dont les fibres sont juxtaposées que dépendent la facilité de le travailler dans un sens ou dans un autre et la résistance qu’il peut opposer à la traction ou à l’écrasement. Chaque essence ayant une contexture particulière a par cela même des qualités spéciales qui la font rechercher pour certains usages déterminés.

Le chêne, l’arbre gaulois par excellence, est le plus précieux de tous ceux qui croissent dans la zone tempérée. Il entre pour près du tiers dans l’ensemble du peuplement des forêts de la France, car il occupe une surface, autant toutefois qu’on peut se fier aux renseignemens obtenus sur les forêts particulières, évaluée à 2,664,000 hectares. Il présente un assez grand nombre de variétés dont les principales sont le chêne rouvre et le chêne pédoncule. Le premier, qui domine dans le centre de la France, dans les Vosges et dans les régions du sud-est, donne un bois propre au sciage et à la fente, se laissant facilement travailler, et recherché pour la menuiserie et l’ébénisterie. Le chêne pédoncule, au contraire, qu’on rencontre surtout dans les forêts du nord et du sud-ouest, produit un bois nerveux, résistant, propre à la charpente et aux constructions navales. Ces deux variétés sont d’ailleurs souvent mélangées, bien que la dernière préfère les plaines et les sols profonds, tandis que le chêne rouvre végète à des altitudes plus élevées et sur des sols moins fertiles. Ce sont ces préférences, au point de vue de la végétation, qui occasionnent sans doute une différence dans les qualités du bois; car lorsque ces deux variétés croissent dans les mêmes conditions de sol et de climat, elles fournissent des produits de qualité équivalente, entre lesquels le commerce n’établit aucune distinction. Exploité en taillis, le chêne donne un bois de feu estimé et un charbon d’excellente qualité.

La quantité moyenne de bois de chêne livrée annuellement à la consommation par les forêts soumises au régime forestier, c’est-à-dire par les forêts appartenant à l’état ou aux communes, s’élève à 2,392,921 mètres cubes, dans lesquels le bois de chauffage entre pour 1,736,837 mètres cubes, le bois de service pour 292,022 mètres cubes et le bois de travail et d’industrie pour 364,062 mètres cubes. Les forêts particulières, sur la production desquelles il est impossible d’avoir des données quelque peu précises, doivent en fournir au moins une quantité double, mais composée pour la plus grande partie de bois de feu.

La marine militaire demande annuellement à nos forêts 7,000 mètres cubes de chêne, dont 4,500 sont livrés directement par l’administration forestière au service des constructions navales, et dont le surplus est acheté par ce dernier aux adjudicataires des coupes; mais cette quantité est insuffisante pour les besoins, car les arsenaux font venir chaque année d’Italie une certaine quantité de bois courbans. La marine marchande et la batellerie prennent aux forêts domaniales ou communales 19,200 mètres cubes, les constructions civiles 164,000 mètres cubes de bois de charpente, les chemins de fer 60,000, l’industrie minière pour étais de mines 41,200. Le sciage et la menuiserie emploient 182,000 mètres cubes, la fabrication du merrain 70,000, celle des lattes et échalas 71,000, le charronnage 23,000, l’ébénisterie 5,000 et les industries diverses 13,000 mètres cubes.

Le sciage du chêne s’effectue, soit sur le parterre des coupes par des scieurs de long, soit par des scieries locomobiles, soit dans des scieries fixes hydrauliques ou à vapeur ; mais le premier de ces procédés tend à disparaître devant les deux autres. Les meilleurs sciages sont obtenus avec les bois gras faciles à travailler et moins exposés que les autres à se gercer. Les dimensions données aux pièces varient suivant les localités, mais partout on cherche à les débiter sur mailles, c’est-à-dire autant que possible dans le sens des rayons médullaires, de façon à ce que la surface présente les veines faites dans le bois par les couches annuelles, et soient ainsi d’un aspect plus agréable à l’œil. Une espèce de sciage qui, dans ces dernières années, a pris un grand développement est celle de la frise à parquet, pour laquelle il faut des chênes de choix; la Haute-Marne est renommée pour cette fabrication. Le merrain ne se scie pas, il se fend de façon que la fibre du bois n’étant pas interrompue, le liquide ne puisse s’infiltrer et se perdre. C’est le chêne rouvre qu’on emploie de préférence et qu’on fend, pendant qu’il est encore vert, dans le sens des rayons médullaires. Les dimensions du merrain varient suivant la nature des tonneaux qu’il doit servir à fabriquer. C’est par la fente aussi qu’on obtient des échalas de vignes et les lattes pour treillage si recherchées aux environs de Paris.

Le bois n’est pas le seul produit du chêne; l’écorce, surtout celle des jeunes arbres, contient une assez grande proportion de tannin ou acide tannique, qui, mis en contact avec la gélatine des peaux, forme avec elle le composé insoluble et imputrescible appelé cuir. C’est la base d’une importante industrie dans laquelle la supériorité de la France a été reconnue à toutes les expositions et se manifeste d’ailleurs par un accroissement constant dans le chiffre des exportations des peaux ouvrées. Cette supériorité est due en grande partie à la bonne qualité de nos écorces de chêne dont les nations étrangères nous demandent chaque année près de 58 millions de kilogrammes d’une valeur d’environ 15 millions de francs; par contre, nous en importons 20 millions de kilogrammes, ce qui fait une différence en faveur des exportations de 38 millions de kilogrammes. La production totale des forêts de la France étant de 327 millions de kilogrammes, il en reste pour la consommation intérieure 289 millions. Avec cette quantité, à raison de 3 kilogrammes de tan pour 1 kilogramme de peaux, on peut tanner annuellement 96 millions de kilogrammes de peaux, non compris celles qui sont préparées avec d’autres substances, telles que les écorces de bouleau, d’épicéa, d’yeuse, de sumac ou les cônes de pin maritime.

Les forêts de la France pourraient produire une bien plus grande quantité de tan, car un grand nombre de propriétaires hésitent à faire écorcer leurs taillis, soit par crainte que le bois pelé ne se vende moins bien, soit plutôt parce qu’ils redoutent pour leurs forêts les conséquences de cette opération. L’écorçage, tel qu’il a été pratiqué jusqu’ici, ne peut se faire qu’au moment de l’ascension de la sève; c’est alors que l’adhérence entre l’écorce et le bois est le moins grande et qu’au moyen de deux incisions circulaires réunies par une incision longitudinale, on peut le plus facilement les séparer; mais ce moment est fort court, car la sève s’arrête dès que le temps se met au sec; aussi les ouvriers en profitent-ils pour exiger des salaires très élevés. Ce n’est pas tout, la sève dans le nord de la France ne se met en mouvement qu’au mois de juin, quelquefois même plus tard; il faut alors retarder les exploitations jusqu’au milieu de l’été, ce qui diminue la puissance reproductive des souches et fait perdre la valeur d’une feuille, puisque si le bois avait été coupé au printemps, la sève perdue aurait produit une pousse, ou une feuille pour nous servir du terme technique. Pour remédier à ces inconvéniens, M. Maitre a inventé un appareil, perfectionné depuis par M. Nomaison, qui permet d’écorcer le bois en tout temps. Cet appareil se compose d’une chaudière verticale, tubulaire et cylindrique avec foyer intérieur et réservoir d’eau entourant la boîte à fumée. La vapeur, chauffée à 170 degrés, est amenée par des tubes dans les récipiens hermétiquement clos où se trouvent les bois débités à la longueur ordinaire. Après un contact d’une heure et demie environ, l’écorce se gonfle et se détache avec la plus grande facilité, lors même que le bois aurait plusieurs mois de coupe. Cette écorce, convenablement séchée, est aussi bonne que celle qui est récoltée en sève et coûte à peu près le même prix. Mais le véritable bénéfice de cette invention est pour le propriétaire, qui peut écorcer ainsi des bois qu’il aurait laissés intacts, et qui peut faire ses exploitations en temps opportun et sans nuire à la végétation de son taillis.

Le hêtre est après le chêne la principale essence feuillue de nos forêts ; son bois, d’un tissu homogène, d’un grain fin, facile à travailler, présente une grande résistance à la compression, à l’extension et à la flexion, mais il résiste mal aux alternatives de sécheresse et d’humidité, et, lorsqu’il est sous un gros volume, il est sujet à se fendre et à gauchir; aussi n’est-il pas propre à la charpente ; par contre, il est utilisé dans les travaux hydrauliques comme pilotis et surtout comme traverses dans les constructions de chemins de fer; mais il faut que ces traverses soient mises à l’abri d’une décomposition trop rapide par l’injection d’une substance antiseptique. Celle qu’on emploie de préférence est une dissolution de sulfate de cuivre, dans la proportion de 1k 500 de sel pour 100 kilogrammes d’eau, qu’on fait pénétrer dans le bois au moyen de la pression. Les tronces de hêtre encore vertes, munies de leur écorce et découpées à la longueur de deux traverses, sont rangées dans un chantier; l’une des extrémités de ces tronces est enveloppée d’une toile imperméable qui communique par l’intermédiaire d’un tube en caoutchouc avec un réservoir placé à 10 mètres au-dessus du sol et qui contient la substance à injecter. La pression due à cette élévation, exercée sur la section de la pièce, suffit pour en expulser la sève et pour y substituer le liquide conservateur. La durée de l’opération varie suivant le degré de siccité du bois, la grosseur des tronces et l’état de l’atmosphère; mais elle est d’au moins cinq heures, One fois injectées, les billes sont débitées en traverses à l’aide d’une scie mécanique. Un autre procédé consiste à injecter les traverses en les plaçant dans un cylindre dans lequel on fait passer un courant de vapeur d’eau qui entraîne les gaz et les matières solubles contenues dans le tissu ligneux et qu’on condense ensuite de manière à opérer dans le cylindre un vide à peu près complet. On introduit alors le liquide antiseptique auquel on donne une pression de 6 à 8 atmosphères, et qui pénètre dans tous les pores du bois. L’opération ne dure qu’une demi-heure et ne revient pas à plus de 70 centimes par traverse, tandis que par le premier procédé le coût est de 1 franc. Certaines compagnies de chemins de fer préfèrent la créosote au sulfate de cuivre; d’autres, après avoir carbonisé le bois pour en détruire les élémens fermentescibles, l’immergent dans un bain de coaltar pour le mettre à l’abri du contact de l’air. Les traverses ainsi préparées ont une durée moyenne de dix à douze ans et coûtent, rendues sur place, environ 3 fr. 50 cent, l’une. Dans les forêts soumises au régime forestier, 75,000 mètres cubes de hêtre sont annuellement débités de cette façon.

C’est surtout comme bois d’industrie que le hêtre est recherché. On le scie en planches et en madriers de diverses dimensions pour l’employer ensuite dans l’ébénisterie et la carrosserie. On en fait des pieds de tables, des châssis et panneaux délits, des fonds et des sièges de voitures, des meubles de cuisine, etc.; on le fend en douelles pour la fabrication des tonneaux à encaquer les harengs, le beurre, le savon et autres matières solides; on le travaille en forêt pour faire des sabots, des jantes de roues, des moyeux de voitures, des oreilles de charrues, des sébiles, des plats, des bois de chaises, des attelles de colliers, des bâts, des cerches pour tamis, des pelles, des galoches, des boîtes à sel, des jouets d’enfans, des soufflets, des bois de brosse, des formes de boutons et une multitude d’objets divers dont l’exposition nous offre les innombrables échantillons. Toutes ces industries, spécialisées suivant les localités, occupaient jadis un grand nombre d’ouvriers qui passaient en quelque sorte leur vie dans les bois; on n’en rencontre plus aujourd’hui que fort peu, la plupart déjà âgés, car les nouvelles générations dédaignent ces travaux qui faisaient vivre honnêtement leurs pères et préfèrent le séjour de la ville et le salaire aléatoire des ateliers. On est donc obligé d’avoir recours à des machines pour débiter tous ces bois, et il n’est pas de forêt importante qui n’ait à proximité une ou plusieurs scieries munies de tout l’outillage nécessaire pour transformer les bois suivant les besoins du pays.

Le hêtre donne aussi un excellent chauffage, et bien souvent, lorsque les frais de transport sont trop élevés ou que le bois d’industrie n’est pas très demandé, on préfère le transformer en bois de feu. C’est un chauffage de luxe qui brûle avec une flamme claire, d’une grande puissance calorifique et qui convient particulièrement à certaines usines, comme les verreries, qui réclament une chaleur vive et continue. Une grande partie des produits des forêts de hêtre de la Seine-Inférieure sont employés de cette façon dans les verreries du voisinage. Sur les 9,185,310 hectares de forêts que possède la France, le hêtre occupe une surface d’environ 1,745,000 hectares ou 19 pour 100 de l’étendue totale. Les forêts soumises au régime forestier produisent annuellement l,284,223 mètres cubes, sur lesquels 80 pour 100 sont débités en chauffage, et le surplus en bois d’œuvre.

Le châtaignier est très inégalement réparti sur la surface du territoire. A part quelques forêts des environs de Paris, on ne le rencontre que dans le centre et dans le midi de la France; mais dans ces régions il est plutôt un arbre fruitier qu’un arbre forestier, et il y constitue des vergers plutôt que des forêts. Comme il se carie facilement, il donne peu de bois de charpente, mais il produit des perches de mines et du merrain de bonne qualité. Exploité en taillis, il pousse vigoureusement et peut fournir dès les quatre ou cinq premières années des cercles pour tonneaux; à un âge plus avancé, c’est-à-dire vers vingt ou vingt-cinq ans, il sert à faire des treillages et des échalas de vignes très estimés; c’est à cette fabrication que sont affectés tous les produits des forêts de Marly, de Montmorency, de l’Isle-Adam, ainsi que de celles des Basses-Pyrénées et des Pyrénées-Orientales. L’hectare de châtaignier à vingt-cinq ans ne se vend pas moins de 3,000 francs sur pied, ce qui représente un revenu net et annuel de 120 francs, égal à celui des meilleures terres.

Le frêne se trouve surtout dans les forêts de l’est et du nord-est, mais il est toujours mélangé dans une plus ou moins forte proportion avec d’autres essences. Cet arbre, qui peut atteindre 30 mètres de hauteur et 3 mètres de circonférence, donne un bois élastique, tenace, peu sujet à se tourmenter, mais qui, exposé aux alternatives de sécheresse et d’humidité, se pourrit facilement; peu employé dans les constructions, il est recherché pour la menuiserie et la carrosserie, qui consomment les cinq sixièmes des 30,000 mètres cubes que produisent les forêts soumises au régime forestier; le surplus est employé comme étais de mines.

Le charme est commun dans les forêts du nord et de l’est de la France, où il se montre soit à l’état d’essence dominante, soit mélangé avec le chêne, le hêtre ou le bouleau; il occupe une superficie de 1,102,000 hectares, c’est-à-dire 12 pour 100 de l’étendue totale des forêts ; c’est un arbre de moyenne grandeur qui produit un bois dense, tenace, propre à la confection des outils, des roues d’engrenage, des manches de parapluie, des formes de chaussures, des bois de tour, etc. Exploité en taillis, il donne des perches de mines et un chauffage qui peut être considéré comme le meilleur que nous possédions. On évalue à 1,116,000 mètres cubes la production totale du charme dans les forêts domaniales et communales ; dans ce chiffre, le bois d’œuvre entre pour 38,500 mètres cubes et le bois de feu pour 1,077,500.

Les autres essences feuillues sont moins répandues que les précédentes; mais, sur les points où elles se rencontrent dans une assez forte proportion, elles donnent naissance à des industries spéciales qui souvent font la prospérité d’une contrée et dont les spécimens se rencontrent soit au Champ de Mars, soit au Trocadéro. Le tilleul a une écorce fibreuse dont on fait des cordes à puits et des liens pour les gerbes de blé; l’érable sert à faire des meubles de luxe et des instrumens de musique; l’orme est recherché pour le charronnage, le bouleau est employé à la fabrication des sabots et des allumettes ; le tremble, débité en petites lanières, est tissé en nattes et en tapis de table, ou entre dans la composition de la pâte à papier; l’alisier fournit des manches d’outils, le merisier des bois d’ébénisterie, etc.

Les essences résineuses ne sont pas moins précieuses que les essences feuillues. Bien que moins répandues que ces dernières, puisqu’elles ne couvrent dans leur ensemble qu’une superficie de 1,837,000 hectares, c’est-à-dire seulement le cinquième de l’étendue totale du sol forestier, elles donnent une quantité de bois d’œuvre plus considérable. Elles en fournissent en effet 2,610,617 mètres cubes, tandis que les forêts feuillues n’en produisent que 2,322,826. Cette différence tient d’une part à la forme des arbres dont les tiges allongées et sans branches sont, dans presque toute leur longueur, utilisées pour le travail ; d’autre part, à ce que les forêts résineuses ne pouvant être exploitées en taillis sont nécessairement aménagées à d’assez longues révolutions qui permettent aux arbres de prendre les dimensions qui les rendent aptes à de nombreux usages.

Parmi les arbres résineux de nos régions, le sapin est le plus important, aussi bien sous le rapport de la surface qu’il occupe que sous celui des produits qu’il fournit. Il couvre environ 643,000 hectares des régions montagneuses de la France; mais c’est surtout dans la chaîne des Vosges, du Jura et des Pyrénées que, soit à l’état pur, soit mélangé avec l’épicéa ou le hêtre, il forme d’immenses massifs dont l’aspect grandiose étonne ceux qui y pénètrent pour la première fois. Le bois du sapin est peu résineux, léger, mais élastique, nerveux et d’une grande résistance à la flexion et à la traction. Ces qualités ne se présentent pas au même degré sur tous les sujets, car la nature du sol, l’altitude et l’exposition influent sur la végétation et agissent par contre-coup sur la qualité du bois. Le sapin est employé dans les constructions comme charpente de bâtiment et échafaudages ; dans la marine, comme planchers de ponts, mâtures et bordages[1]; dans la menuiserie, comme bois de sciage pour la confection des meubles communs, des cloisons, des planchers, des lambris, des portes, etc. Excellent bois de fente, il donne des bardeaux pour les toitures, et pour abriter dans les campagnes les murs des maisons contre les pluies; des merrains pour cuves, seaux, des bannes de vendange; des cerches pour la fabrication des boîtes à fromage ; on en fait encore des tuyaux de fontaines, des bondes de tonneaux et de la pâte à papier. La sciure des nombreuses scieries des Vosges qui n’est pas utilisée sur place est envoyée à la compagnie des petites voitures à Paris, pour servir de litière à ses chevaux. Le sapin donne un bois de chauffage médiocre, brûlant vite et sans grande puissance calorifique.

L’épicéa occupe dans l’ensemble des forêts une aire de 275,000 hectares environ. Essence montagneuse, il végète à une altitude supérieure à celle du sapin et forme sur la frontière orientale une longue bande qui du nord au sud s’étend sur les sommets des Vosges, les plateaux élevés du Jura et les régions moyennes des Alpes. Il donne un bois tendre, léger, à grain régulier, susceptible d’un beau poli, sonore, propre à la fente et à la menuiserie, mais trop peu résistant pour être employé dans les constructions.

Le mélèze est avant tout l’arbre des hautes régions, dont il couvre 184,000 hectares; mais il ne se rencontre à l’état spontané que sur les sommets des Alpes et manque dans tous les autres massifs montagneux; il croît très lentement et donne un bois à grain fin et serré, lourd, résineux, souple, ne se gerçant pas, et d’une grande durée. Il est de qualité supérieure pour les charpentes et les sciages, et pourrait, ainsi que le chêne, être employé dans la marine comme bordages et même comme membrures ; on en fait aussi des traverses de chemins de fer, des merrains, des échalas, des poteaux télégraphiques, etc.

Le pin sylvestre n’occupe pas moins de 413,000 hectares; c’est un arbre des plaines du nord de l’Europe, qui n’existe en France à l’état spontané que dans les régions montagneuses de moyenne élévation. Partout ailleurs il a été introduit artificiellement; robuste et peu exigeant, poussant également bien dans les sables arides et dans les terres tourbeuses, sur le calcaire et sur le silice, il est l’essence transitoire par excellence pour repeupler les terrains incultes et amender le sol avant d’y introduire d’autres essences plus précieuses. Les montagnes de l’Auvergne, les plaines crayeuses de la Champagne, les terres marécageuses de la Sologne sont, grâce au pin sylvestre, en train de se transformer. La qualité de son bois varie suivant les lieux qui l’ont produit. Dans le nord, où la végétation est lente, les couches annuelles minces et régulières, le bois est homogène, facile à travailler et propre à la menuiserie fine; plus au sud, le tissu se lignifie davantage, devient plus résistant, plus propre aux constructions et particulièrement à la mâture. Le pin maritime, qui s’étend aujourd’hui sur plus de 700,000 hectares, a, comme le pin sylvestre, été introduit en grande partie artificiellement et sert comme lui au repeuplement des parties incultes, surtout dans les régions méridionales et dans les landes de Gascogne. Il fournit un bois de qualité médiocre, mais, soumis à l’opération du gemmage, il donne une résine abondante qui fait l’objet d’une industrie considérable. Les autres espèces résineuses, sauf le pin cembro et le pin à crochet, sont trop peu répandues pour mériter une mention spéciale.

En présence des essences que nous possédons en France, qui ont toutes leurs aptitudes spéciales, pouvant végéter sur tous les sols, il ne semble pas qu’il soit réellement utile d’introduire chez nous des espèces exotiques, qui peut-être ne nous rendraient pas les mêmes services que les nôtres. Pour qu’il y ait intérêt à propager une plante nouvelle dans un pays, il faut d’abord que cette plante ne prenne pas la place d’une plante indigène plus utile, ensuite qu’il soit plus profitable de la produire soi-même que de la faire venir des lieux où elle croît spontanément. Or parmi les essences forestières, nous ne connaissons jusqu’ici que l’eucalyptus qui réponde à ces conditions et qui, non-seulement par la rapidité de sa croissance, mais par l’influence qu’il exerce sur la salubrité d’une contrée, mérite réellement qu’on cherche à l’introduire partout où il pourra s’acclimater. Mais il exige un terrain profond et un climat chaud, et il est peu probable qu’il puisse jamais franchir les limites de la région méditerranéenne.

Parmi les industries que nous avons mentionnées comme consommant une assez grande quantité de produits ligneux figure celle de la fabrication du papier. Jusque dans ces derniers temps, celui-ci était fait avec des chiffons qu’on soumettait à des opérations de lavage et d’effilochage, de façon à en former une pâte qui, étendue à la main dans une forme, ou répandue sur une toile métallique sans fin, était ensuite pressée entre des cylindres de feutre. On obtenait ainsi soit le papier à la feuille, soit le papier au rouleau, auquel une dissolution de colle-forte et d’alun donnait sa consistance définitive. L’augmentation continue de la consommation et la rareté croissante du chiffon conduisirent les fabricans à recourir à d’autres matières fibreuses végétales ; on a employé la paille des céréales, les roseaux, l’alfa, l’écorce des bambous, les tiges de pommes de terre, etc. ; mais on a dû, en partie du moins, renoncer à ces substances qui ne donnent qu’un papier commun, et aujourd’hui on s’en tient presque exclusivement au bois. Celui-ci, débité en bûches à la longueur ordinaire, est désagrégé au moyen d’une meule de grès; les fibres entraînées par un courant d’eau passent à travers plusieurs caisses et cylindres de toile métallique; les plus grossières sont arrêtées au passage et servent à faire les papiers communs; les autres, condensées peu à peu, finissent pardonner une pâte que l’on comprime et que l’on peut, soit mélanger immédiatement avec la pâte de chiffons, soit expédier au loin après l’avoir séchée. Cette pâte entre pour une proportion de 20 à 40 pour 100 dans la composition du papier et remplace une égale quantité de pâte de chiffons ; elle procure ainsi une économie considérable, car elle ne vaut que 30 francs les 100 kilogrammes, tandis que cette dernière se paie de 140 à 180 francs. Les bois qui conviennent le mieux sont ceux du tremble et du bouleau ; les autres essences ont une fibre plus courte et donnent par conséquent un papier moins consistant. On évalue à 100 millions de kilogrammes la quantité de papier fabriquée en France; il y entre 25 millions de kilogrammes de pâte de bois produite par environ 100,000 stères; mais la France n’en fournit que 16 millions de kilogrammes, le surplus est importé de l’étranger.

Une autre industrie qui réclame également une grande quantité de bois est l’industrie minière, à laquelle il ne faut pas moins de 740,000 stères pour en faire des étais de galeries. Les trois principaux groupes de la production houillère en France sont ceux du nord, du centre et du midi ; ils s’étendent sur une superficie de 4,648 hectares et présentent des couches d’une épaisseur qui varie depuis quelques millimètres jusqu’à 16 mètres. Ces couches sont exploitées au moyen de puits d’où partent les galeries d’extraction, dans lesquelles, pour éviter les éboulemens qui compromettraient la vie des hommes et la sécurité de l’entreprise, on est obligé d’avoir recours à des soutènemens en maçonnerie ou en bois. Lorsqu’on emploie ce dernier, et c’est toujours le cas pour les galeries secondaires et souvent même pour les galeries permanentes, on établit de distance en distance et dans un plan perpendiculaire à la direction de la galerie des cadres dont on garnit l’intervalle, soit avec des planches, soit avec des perches, qui maintiennent les terres et en empêchent l’effondrement. Les qualités qu’on demande aux bois employés sont la résistance à l’écrasement et à la compression, l’élasticité et la durée. En tenant compte de ces diverses exigences, les essences qu’on préfère pour bois d’étais sont d’abord le chêne et le châtaignier, puis viennent le pin sylvestre, le pin maritime, le frêne, le saule, l’aune, le bouleau et le charme. Les autres essences, telles que le hêtre, le tilleul et le peuplier, s’altèrent trop rapidement pour être employées. On cherche quelquefois, il est vrai, à les soumettre à des procédés de conservation, et celui qui paraît avoir donné les meilleurs résultats, aussi bien au point de vue de l’économie qu’au point de vue de la conservation, est l’immersion des bois pendant huit jours dans une dissolution de sulfate de fer. Les bois de mines sont faits, soit avec les brins de taillis assez forts pour être employés à cet usage, soit avec les brins provenant des éclaircies de futaie; la quantité consommée en 1876 s’est élevée à 740,000 stères; mais la production indigène, dont une partie a été exportée, a été de 910,550 stères, d’une valeur de 15,700,000 francs, ce qui porte à 17 fr. 25 cent, le prix du stère rendu à la mine. En déduisant le transport et les frais de façon, le stère sur pied ressort à 6 fr. 50 cent, environ.

Sur les 20,400,672 mètres cubes de bois de feu produits par les forêts de la France, le tiers au moins est transformé en charbon pour l’industrie métallurgique ou pour la consommation courante. La carbonisation a pour objet d’enlever au bois les substances qui ne servent pas à la combustion, de façon à obtenir sous le plus petit volume la plus grande puissance calorifique. A l’état ordinaire, c’est-à-dire après huit mois de coupe, le bois contient environ 40 pour 100 de carbone, 40 pour 100 d’eau de composition et 20 pour 100 d’eau hygrométrique. Dans aucun cas, le rendement en carbone obtenu par la carbonisation ne saurait donc dépasser 40 pour 100, mais dans la pratique il reste bien au-dessous de ce chiffre. On carbonise généralement le bois sur le parterre de la coupe, en le disposant en forme de meule qu’on recouvre d’une couche de terre et dans laquelle on met le feu ; la combustion s’opère lentement, lançant par divers soupiraux ménagés dans cette espèce de volcan des colonnes épaisses de fumée jaunâtre ; l’opération dure dix-huit jours et ne donne guère en charbon plus de 18 à 20 pour 100 du poids du bois employé. La faiblesse de ce rendement a depuis longtemps préoccupé les industriels comme les propriétaires de forêts, qui ont cherché à y remédier par l’emploi de procédés plus perfectionnés. La carbonisation en vase clos fournit un rendement bien supérieur et permet en outre de recueillir les gaz pyroligneux qui servent à la fabrication du goudron et de l’acide acétique ; mais ces appareils, établis à demeure fixe, exigent le transport à l’usine des bois employés et augmentent le plus souvent les frais au point de compenser et au-delà les bénéfices qu’ils procurent. Dans ces derniers temps, deux inventeurs, M. Moreau et M. Dromart, ont imaginé, chacun de son côté, des fours mobiles qui, pouvant être installés dans la forêt même, évitent le transport du bois, et qui, négligeant la récolte des gaz pyroligneux, n’ont pour objet que d’augmenter le rendement en charbon. Leur procédé, qui paraît être aujourd’hui entré dans la pratique, permet d’obtenir 25 pour 100 de charbon, ce qui est une augmentation de 30 pour 100 sur le rendement ordinaire. Ce charbon d’excellente qualité est, suivant la manière dont on conduit l’opération, rendu à volonté dur ou mou et propre à être employé soit dans la métallurgie, soit dans la cuisine. Il y a dans cette invention un progrès réel dont profiteront et les propriétaires de bois qui verront leurs revenus s’augmenter et les consommateurs qui se trouveront ainsi plus abondamment pourvus.

Le liège est le produit de la couche subéreuse qui recouvre l’écorce d’un chêne particulier dit chêne-liège, qu’on rencontre principalement en Algérie, en Espagne et dans le midi de la France. Jusqu’à l’âge de douze ans, l’arbre ne produit qu’un liège dur, coriace, irrégulier, dont on se sert seulement pour faire des bouées ou fabriquer le noir d’Espagne ; mais après l’enlèvement de cette première couche, qu’il faut pratiquer avec soin pour ne pas entamer le liber, il s’en forme de nouvelles qui, n’étant plus comprimées par l’épiderme, se développent régulièrement et donnent le liège avec lequel on fabrique les bouchons. Il faut dix années environ pour qu’elles aient atteint l’épaisseur désirable, et l’enlèvement peut se répéter tous les dix ans jusqu’à l’âge de cent cinquante ans. L’industrie de la fabrication des bouchons occupe en France une quarantaine de communes des départemens du Var et du Lot-et-Garonne. Autrefois cette fabrication se faisait à la main et ne rendait guère que 1,500 bouchons par jour et par ouvrier ; aujourd’hui, avec les machines, on arrive au chiffre de 5 à 6,000. La consommation des bouchons s’est accrue au point que les importations, qui en 1855 représentaient une valeur de 257,000 francs, ont atteint en 1876 le chiffre de 2,940,000 francs. Le montant des exportations n’est que de 570,000 francs.

Mentionnons enfin, parmi les produits ligneux qui figurent à l’exposition, de magnifiques échantillons d’érable et de frêne, qui, polis et imprégnés d’une substance colorante, ont l’aspect du marbre et peuvent rivaliser avec les plus beaux bois d’ébénisterie exotiques.


III.

Une question dont la solution aurait des conséquences considérables, et qui a depuis quelques années provoqué les investigations des esprits chercheurs, celle de la météorologie forestière, a donné lieu à des travaux qui ne pouvaient manquer de trouver place à l’exposition. Depuis fort longtemps déjà, puisqu’il en est fait mention dans Bernard de Palissy, on a signalé une certaine corrélation entre la présence des forêts et le climat d’une contrée. On avait cru s’apercevoir que le déboisement de certaines régions y avait amené des perturbations atmosphériques, accru les écarts de température, diminué la quantité de pluie tombée, et, comme conséquence, provoqué une certaine irrégularité dans le régime des cours d’eau; mais ces faits n’avaient pas été l’objet d’observations précises et directes, puisque ceux qui les signalaient n’avaient pu comparer l’état du climat à deux époques différentes, et qu’un long temps s’était souvent écoulé entre le moment où les forêts couvraient le sol et celui où elles avaient entièrement disparu. Un certain doute subsistait donc, sinon sur l’exactitude des faits signalés, du moins sur la cause qui les avait produits, et nombre de personnes, même parmi les plus autorisées, ont jusqu’aujourd’hui refusé de reconnaître aux forêts l’influence que l’opinion générale persiste à leur attribuer. Nous ne reviendrons pas sur les controverses qui se sont élevées à ce sujet, notamment lorsque, sous l’empire, on a agité la question d’aliéner toutes les forêts de l’état pour en employer le prix à l’exécution de grands travaux publics; mais nous rappellerons que c’est à partir de ce moment surtout qu’on a senti la nécessité de faire la lumière sur ce point, de pouvoir s’assurer d’une manière tangible de l’existence de phénomènes que beaucoup qualifiaient de conjectures, et de contrôler les raisonnemens théoriques par des expériences directes.

Les progrès réalisés par la météorologie dans ces dernières années facilitèrent ces études, et il était naturel, lorsque de toutes parts on établissait des stations peur étudier les mouvemens généraux de l’atmosphère, de se demander si ces mouvemens n’étaient pas affectés par certaines circonstances locales et si réellement les forêts exerçaient l’action qu’on leur supposait. C’est à l’ensemble des travaux entrepris dans cette direction qu’on a donné le nom de météorologie forestière, et nous en avons ici même déjà exposé les principes et les résultats[2]. Si nous revenons sur ce sujet, c’est parce que ces résultats ont été pleinement confirmés par les observations postérieures, et qu’ils peuvent dès aujourd’hui être considérés comme la conséquence d’une loi générale.

A part quelques expériences isolées faites par les agens forestiers dans diverses régions de la France, notamment par MM. Cantegril et Bellaud dans la Meurthe, c’est à l’école de Nancy que revient l’honneur d’avoir commencé en 1866 des observations suivies et méthodiques qui, continuées jusqu’aujourd’hui, sont consignées dans un rapport adressé par M. Mathieu au président du conseil d’administration des forêts. Quelques années plus tard, en 1873, M. Fautrat, sous-inspecteur des forêts à Senlis, a entrepris de son côté une série d’observations analogues, quoique conçues d’une manière différente et qui ont fait l’objet de plusieurs communications à l’Académie des sciences[3].

M. Mathieu a établi ses stations d’observations, l’une aux Cinq-Tranchées, à 8 kilomètres de Nancy, au milieu de la forêt de Haye; la deuxième à Bellefontaine, sur la limite même de la forêt, et la troisième à Amance, à 16 kilomètres de Nancy, en terrain découvert et dans une région qui, sans être dépourvue de bois, est plus spécialement agricole. Il y a installé des pluviomètres, des thermomètres et des atmidomètres pour mesurer l’évaporation. Ses observations, continuées depuis douze années, l’ont conduit aux résultats suivans, qui se sont toujours reproduits et qui peuvent être considérés comme acquis. En forêt, la température moyenne est toujours plus basse qu’en terrain découvert; mais la différence est moins sensible en hiver qu’en été; les températures maxima y sont toujours plus basses, et les températures minima plus élevées; en forêt, le refroidissement et réchauffement se produisent avec plus de lenteur, la température y est plus égale du jour à la nuit, d’un jour à l’autre, de saison à saison; les chaleurs et les froids subits, s’ils n’ont pas de durée, ne s’y font pas sentir; d’où l’on peut conclure que, si les forêts tendent à abaisser la température générale d’un pays, par contre elles en diminuent les écarts et elles éloignent de la contrée les météores dangereux.

Par cela seul que la température y est plus basse, il doit pleuvoir davantage sur un sol boisé que sur un sol nu, puisque la condensation des vapeurs y est plus abondante. M. Mathieu a constaté en effet que la quantité de pluie qui tombe dans une région boisée est de 6 pour 100 supérieure à celle qui tombe dans une région dénudée ; le couvert de la forêt retient environ un dixième de cette eau ; mais, comme l’évaporation est moins considérable sous bois que hors bois, le sol de la forêt conserve encore son humidité après que les terres labourées sont depuis longtemps desséchées.

Ces résultats sont confirmés par les observations faites par M. Fautrat aux environs de Senlis. Voulant éviter qu’on pût arguer de l’éloignement des stations pour en contester les résultats, cet agent a établi ses postes d’observations très près l’un de l’autre. L’une de ses stations est située dans la forêt d’Halatte, peuplée de bois feuillus, près du village de Fleurines. Afin de connaître exactement la quantité de pluie tombée, il a placé un de ses pluviomètres à 7 mètres au-dessus d’un massif de la forêt, et l’autre en plaine, à la même hauteur, à 200 mètres seulement du premier. Il a constaté que depuis 187 li il est tombé année moyenne 662 millimètres d’eau au-dessus du massif boisé, et seulement 645 millimètres en plaine, ce qui constitue en faveur de la forêt une différence de 17 millimètres. Le psychromètre indique également que le degré de saturation de l’air au-dessus du bois est plus grand qu’en terrain découvert. M. Fautrat ne s’en tint pas là et voulut savoir si les arbres résineux agissaient de la même façon que les bois feuillus ; à cet effet il établit une seconde station près du village du Thiers, et installa l’un des postes dans la forêt d’Ermenonville, au milieu d’un peuplement de plus sylvestres de vingt-cinq ans, et l’autre en terrain découvert, à 300 mètres environ du premier. Comme à la station de Fleurines, des pluviomètres furent placés de façon à pouvoir comparer la quantité d’eau tombée au-dessus du massif à celle que reçoit le sol. L’action de la forêt s’est ici fait sentir avec bien plus d’énergie encore que dans le cas précédent, car la quantité moyenne de pluie tombée au-dessus du massif a été de 722mm, tandis qu’en terrain découvert elle n’a été que de 658mm, soit, en faveur de la forêt, une différence de 64 millimètres. En présence de ces faits, qui se reproduisent toujours les mêmes et que corroborent des observations faites sur d’autres points de la France, notamment dans le département de l’Aude par M. Cantegril, conservateur à Carcassonne, on peut affirmer comme une loi que les forêts, surtout les forêts résineuses, augmentent notablement la quantité de pluie qui tombe dans une région. Ce phénomène est facile à expliquer, car les forêts, en abaissant la température, provoquent la condensation des vapeurs contenues dans les vents humides qui viennent à souffler; d’un autre côté, ces vents, arrêtés par les arbres, sont forcés de s’élever dans l’atmosphère pour surmonter cet obstacle; ils se trouvent ainsi comprimés par les couches supérieures et laissent échapper l’eau qu’ils tiennent en suspension. Dans une région dénudée, le sol s’échauffe rapidement, échauffe l’air ambiant, qui se dilate, s’élève et entraîne, sans les condenser, les vapeurs amenées par les courans atmosphériques. Ces vapeurs ne se résolvent en pluie que lorsqu’un vent contraire, venant arrêter le courant primitif, les condense, par la pression qu’il exerce. En région boisée au contraire, l’air ne s’échauffe pas, et l’humidité se condense naturellement sans perturbation atmosphérique.

Une grande partie de la pluie qui tombe sur les massifs boisés est arrêtée par le feuillage et restituée plus tard directement à l’atmosphère, il n’en arrive jusqu’au sol que de 60 à 70 pour 100 environ, tandis qu’en terrain découvert ce déchet n’existe pas. Mais les tableaux de M. Fautrat indiquent que cette différence est plus que compensée par la différence d’évaporation qui se produit de part et d’autre. En plaine, où le soleil et le vent exercent leur action sans obstacle, l’évaporation est cinq fois plus considérable qu’en forêt, où le dôme de feuillage et la couche des feuilles mortes forment des écrans contre l’action solaire, et où la tige des arbres supprime l’action du vent. Si donc le sol de la forêt reçoit moins d’eau que celui de la plaine, par contre il en conserve davantage et l’emmagasine dans les couches inférieures. C’est ainsi que les forêts contribuent à alimenter les sources et donnent aux cours d’eau un niveau à peu près constant. Aussi, s’il est utile que partout les montagnes soient boisées, c’est surtout dans les pays chauds que la présence des forêts est nécessaire, car non-seulement elles y abaissent la température, mais elles y amènent de l’eau sans laquelle aucune végétation n’est possible.

Il faut savoir beaucoup de gré à MM. Mathieu et Fautrat d’avoir entrepris ces études et de la persévérance qu’ils ont mise à suivre, pendant de longues années, ces observations continues et monotones. En les faisant connaître à ceux pour qui l’exposition n’est pas un simple spectacle, ils ont démontré expérimentalement que les forêts exercent une action réelle sur le climat d’une contrée, et ont fait passer dans le domaine des faits acquis à la science des phénomènes qui jusqu’ici étaient restés dans celui des conjectures. Il serait très désirable que des observations semblables pussent être multipliées et étendues à toute la France ; on arriverait ainsi à pouvoir formuler des lois générales dont la connaissance serait très précieuse pour l’agriculture comme pour l’industrie.


IV.

De toute l’exposition de l’administration des forêts, c’est devant les plans en relief des travaux de reboisement des dunes et des montagnes que les hommes spéciaux s’arrêtent de préférence. Ces travaux en effet, qui sont d’une importance capitale, présentent dans l’exécution des difficultés nombreuses dont il est intéressant de savoir comment on a triomphé.

Tout le monde connaît, au moins par ouï dire, la vaste plaine, située à l’extrémité sud-ouest de la France, qui s’étend, en suivant le littoral, depuis l’Adour jusqu’à l’embouchure de la Loire, et dont une partie forme le département des Landes. Cette plaine reçoit les sables que l’Océan dépose sur le rivage, et qui, poussés par le vent d’ouest, s’avancent dans l’intérieur en formant des collines et des vallées. L’aspect de ces collines est désolé ; à pente abrupte du côté des terres, tantôt isolées, tantôt disposées en chaînes entrecoupées de cols, elles ressemblent aux flots solidifiés d’une mer en fureur. La couche sous-jacente est un tuf, composé de sable agglutiné par de l’argile, appelé alios, d’une consistance pierreuse, d’épaisseur variable et absolument imperméable. Les eaux qui s’accumulent dans les bas-fonds, ne trouvant aucun écoulement, restent stagnantes et deviennent une cause d’insalubrité. Le sol, brûlé pendant l’été, noyé pendant l’hiver, paraissait impropre à toute culture, et, jusqu’à ces derniers temps, ne produisait que des fougères, des ajoncs et des bruyères à peine suffisantes pour nourrir quelques maigres troupeaux. Le sable déposé par la mer sur le rivage est composé de molécules si ténues que le moindre vent les déplace et les transporte dans l’intérieur, où elles s’accumulent le long de la côte en formant un bourrelet qu’on appelle la dune; ces molécules, ne présentant aucune consistance, sont bientôt enlevées et poussées en avant où elles s’amoncellent de nouveau à une certaine distance de l’emplacement qu’elles ont abandonné. Le vent, qui en est l’unique moteur, n’agit pas également dans tous les sens et produit dans la forme et dans la marche des dunes des changemens continuels ; tantôt accumulant les sables, tantôt creusant des gorges, il pousse en avant toute cette masse qui enterre sur son passage les champs cultivés, les villages et les forêts. Cette marche est plus ou moins rapide, suivant la force et la durée du vent. Parfois elle se ralentit, mais il suffit d’un ouragan pour lui faire rattraper le temps perdu, et l’on a vu des dunes s’avancer de plus de 60 centimètres dans l’espace de trois heures ; en moyenne on peut compter sur une progression de 20 mètres par an. Tous ces sables sont sortis de la mer, qui journellement en jette de nouveaux sur le rivage; en sorte que les dunes doivent finir par acquérir le volume et les dimensions de nos chaînes de montagnes les plus élevées. La composition du sable varie avec la nature de la roche qui a servi à le former; calcaire sur les côtes de la Normandie, mélangé de coquilles sur celles de Bretagne et de Saintonge, il est au contraire quartzeux entre l’embouchure de la Gironde et de l’Adour; de plus, à une petite profondeur, il renferme toujours une certaine quantité d’humidité. Cette circonstance est due à l’imperméabilité du sous-sol qui empêche les eaux de pluie de s’infiltrer plus profondément et leur permet, par l’action de la capillarité, de remonter à la surface. Ce ne sont pas seulement les côtes françaises de l’Océan qui sont exposées à l’envahissement des dunes; le même phénomène se produit sur celles de la Manche, de la Baltique, de la Méditerranée et même du Pacifique; mais c’est en France que jusqu’ici on s’est, avec le plus de succès, attaché à le combattre, et ce résultat a été obtenu au moyen de plantations de plus maritimes. C’est Brémontier qui, au siècle dernier, eut l’idée d’employer ce procédé, et depuis lors, grâce au décret de 1810 qui autorise l’administration publique, à défaut des propriétaires, à exécuter elle-même les travaux, les plantations se sont étendues sur tout le littoral.

Bien que la masse des dunes se déplace en entier et soit susceptible d’engloutir, par des amoncellemens successifs, les obstacles les plus élevés, le transport s’opère grain à grain à mesure que chacun d’eux, débarrassé de ceux qui le recouvraient, arrive à la surface pour être emporté à son tour. Il suffit donc d’arrêter les grains de la superficie pour maintenir ceux du dessous et pour immobiliser toute la masse. On y arrive en couvrant le sol de branchages et de broussailles inclinés dans le sens du vent, et sous lesquels on sème de la graine de pin maritime. Une fois les jeunes plants enracinés, le sable est arrêté; mais pour que la plantation ne soit pas ensevelie par les sables mobiles voisins, il importe de la commencer près du rivage, dans la partie comprise entre la laisse des eaux et les dunes les plus rapprochées de la mer. On continue ces travaux de proche en proche par bandes parallèles, juxtaposées sans interruption, de façon à ce qu’ils n’aient rien à craindre des dunes mobiles antérieures que le vent continue à pousser vers l’intérieur des terres. On protège ces plantations contre l’envahissement des sables que la mer continue à jeter sur le rivage par la création d’une dune artificielle qu’on appelle dune littorale, qui doit servir d’écran aux dunes déjà fixées. On établit pour cela, parallèlement à la ligne du flot, sur la partie plate qui suit la laisse des hautes mers, une palissade de planches indépendantes les unes des autres, d’une largeur moyenne de 20 centimètres et espacées de 3 centimètres. Le sable déposé par la mer et enlevé par le vent vient heurter cet obstacle et s’accumule à la base; il filtre à travers les interstices ménagés entre les planches de la barrière qu’il charge simultanément des deux côtés en formant un bourrelet qui s’élève sans cesse. Lorsque cette barrière est sur le point d’être engloutie, on relève les planches au moyen d’une chèvre ou d’un levier et l’on reconstitue ainsi l’écran protecteur. Parfois, au lieu de planches, on se sert d’un clayonnage qui produit le même effet. Afin que le vent ait moins de prise, on consolide les pentes de cette dune artificielle au moyen de plantations de gourbets et de tamaris. Tous ces travaux nécessitent l’emploi d’un personnel nombreux et d’un outillage considérable. Il a fallu d’abord bâtir au milieu des terrains à reboiser des maisons forestières pour y loger les gardes qui surveillent les ouvriers, construire des bouveries pour les bœufs qui font les transports, établir des sécheries pour préparer la graine des cônes de pins maritimes, ouvrir des routes pour donner accès aux chantiers, et même sur certains points créer des chemins de fer de service.

Depuis une vingtaine d’années, cette région s’est absolument transformée, grâce aux travaux entrepris par un ingénieur en chef, M. Chambrelent. La couche d’alios a été percée, de larges fossés ont été ouverts pour donner de l’écoulement aux eaux, et les terrains autrefois stériles ont été livrés à la culture. L’exposition agricole du département des Landes est des plus remarquables; sans compter les produits forestiers, elle nous montre des échantillons de vins et de blés qui témoignent de la prodigieuse fertilité du sol une fois qu’il est assaini. Les plantations de plus maritimes faites par l’état s’étendent aujourd’hui sur plus de 70,000 hectares des départemens des Landes et de la Gironde, pour lesquels elles sont une véritable richesse. Dès l’âge de dix ans, les serais peuvent supporter une première éclaircie et sont soumis ensuite à l’opération du gemmage.

Le pin maritime produit une grande quantité de résine avec laquelle on fabrique la térébenthine, la colophane, le goudron, etc., et qu’on extrait en pratiquant sur les arbres des entailles longitudinales appelées quarres. La résine qui s’écoule est recueillie dans un vase placé au pied de l’arbre que le résinier enlève chaque semaine en même temps qu’il vient rafraîchir la plaie. Cette opération ne paraît pas altérer sensiblement la végétation quand on ne fait pas plus de deux quarres par arbre ; mais si l’on dépasse cette limite, celui-ci est dit gemmé à mort et ne tarde pas à périr. C’est ce qu’on fait sur les plus qui sont destinés à tomber prochainement dans les exploitations ; les autres sont dits gemmés à vie et peuvent végéter jusqu’à cent ou cent vingt ans. C’est à vingt ans qu’on commence le gemmage des plantations; à cet âge 1 hectare peut produire 350 kilogrammes de résine liquide et 280 kilogrammes de résine coagulée. Les produits résineux de cette région sont évalués à 15 millions de francs; on en exporte en Belgique, en Angleterre et en Allemagne pour environ 6 millions. — Voilà donc, grâce à ces travaux de reboisement; un département tout entier rendu à la culture et une richesse nouvelle créée pour le pays.


V.

Les reboisemens faits dans les montagnes ont pour objet de lutter contre des phénomènes d’un autre ordre que ceux des dunes. Il ne s’agit plus d’arrêter les sables entraînés par les vents, mais d’endiguer des torrens qui, grossis par la fonte des neiges ou les pluies d’orage, emportent tout sur leur passage et couvrent les vallées des débris qu’ils charrient. Dévastées par les abus du pâturage, les Cévennes, les Pyrénées et surtout les Alpes sont à peu près dénudées et ne produisent, partout où le roc n’est pas à nu, qu’un maigre gazon périodiquement tondu par des milliers de moutons qui de la plaine vont passer l’été dans les montagnes. Le sol, que ne protège aucune végétation robuste, que ne retiennent les racines d’aucun arbre, se désagrège rapidement sous l’action des pluies et se laisse affouiller par les eaux qui descendent furieuses dans les vallées en les encombrant de matériaux. Sans revenir ici sur des questions déjà plusieurs fois traitées dans la Revue[4], il nous suffira de rappeler que depuis longtemps le déboisement des pentes est signalé comme la cause principale de ces cataclysmes, et le reboisement comme l’unique moyen de les empêcher. Quelques personnes avaient pensé qu’un simple regazonnement suffirait pour maintenir le sol et pour empêcher les affouillemens, mais cette opinion ne peut plus être soutenue en présence des faits nombreux observés par M. Marchand, garde général des forêts, dans une mission dont il a été chargé en Suisse[5]. Les regazonnemens sont utiles sur les parties supérieures des montagnes, lorsque les pâturages sont détruits, mais non sur les pentes où ils ne peuvent arrêter la violence des eaux. Partout où les forêts ont disparu, même lorsqu’elles ont été remplacées par des gazons ou des broussailles, le régime des rivières est devenu irrégulier, et des torrens se sont formés. Le mal était devenu tel que les départemens exposés à ces ravages se dépeuplaient et que des communes entières étaient abandonnées. Sous peine de voir une partie de la France se transformer en désert, il fallut chercher un remède à la situation.

Un projet de loi sur le reboisement fut en conséquence élaboré par M. de Forcade La Roquette, directeur général des forêts, et voté en 1860 par le corps législatif. D’après les dispositions de cette loi, complétée plus tard par une loi sur le regazonnement, les travaux de reboisement sont divisés en travaux facultatifs et en travaux obligatoires. Les premiers sont ceux que les propriétaires, communes ou particuliers, exécutent bénévolement, et pour lesquels ils reçoivent des primes, soit en argent, soit en nature, par la délivrance de graines et de plants ; les travaux obligatoires au contraire sont prescrits par un décret du président de la république à la suite de la reconnaissance faite par les agens forestiers du périmètre des terrains à reboiser. Lorsque ces terrains appartiennent à l’état, l’opération ne souffre aucune autre difficulté que celle de l’exécution ; mais si, dans l’intérieur de ces périmètres, il se trouve des terrains appartenant aux communes ou aux particuliers, l’administration forestière est autorisée à s’en emparer par voie d’expropriation publique, à exécuter les travaux directement, sauf à se rembourser de ses frais en conservant une partie des terrains ainsi reboisés. Quels ont été les résultats de ces lois depuis leur promulgation, et les millions dépensés ont-ils porté leurs fruits ? C’est ce qu’il reste à examiner.

L’exécution matérielle des travaux a laissé peu à désirer, et partout où ils ont été entrepris, ils ont atteint le but qu’on avait en vue. Les premières années ont été employées par l’administration forestière à créer des pépinières et à organiser le service. Après quelques tâtonnemens inévitables, on a reconnu qu’avant d’entreprendre le reboisement proprement dit des terrains exposés aux ravages des torrens, il fallait empêcher les ravinemens et les affouillemens. On est arrivé à ce résultat au moyen de clayonnages et de barrages en pierre qui, placés en travers du torrent, en arrêtent à chaque instant le cours et en diminuent la violence. Une fois consolidé par les atterrissemens, le sol est livré à la culture forestière, qui de son côté empêche l’écoulement trop rapide des eaux, en facilite l’infiltration et en régularise le régime. Partout où ces travaux ont été exécutés, ainsi d’ailleurs que le montrent les photographies de M. de Gaffiyer et les plans en relief envoyés à l’exposition, les terres ont été maintenues, une végétation vigoureuse couvre les pentes précédemment dénudées et des villages autrefois menacés d’être emportés sont aujourd’hui à l’abri.

Pour ne citer qu’un exemple sur les 199 périmètres en cours de reboisement, nous emprunterons au compte-rendu officiel la description des résultats obtenus dans le torrent de Sainte-Marthe dans le département des Hautes-Alpes. — « Tout se trouve réuni dans ce torrent pour y produire les effets les plus connus des torrens des Alpes. Le bassin de réception, entièrement dénudé, forme un entonnoir dans lequel les eaux, au moment des orages, se concentrent presque immédiatement. Cette masse d’eau se précipitant sur les pentes rapides arrachait d’abord aux flancs des berges supérieures des quantités considérables de pierres et de blocs de toute dimension. Plus bas, le tout se mélangeait des laves noires fournies par l’effondrement des berges inférieures, et cette espèce d’avalanche, se précipitant avec une violence à laquelle rien ne pouvait résister, venait déboucher dans le fond de la vallée à l’extrémité de la gorge qui forme le cône de déjection. Les plus belles propriétés des environs d’Embrun, d’une valeur d’au moins 300,000 francs, une route nationale avec un pont et des digues appartenant à l’état, d’une valeur de plus de 200,000 francs, un chemin vicinal de grande communication, tout était menacé de destruction. C’est dans ces circonstances que le torrent de Sainte-Marthe a été attaqué en 1865 : on y a établi deux cents petits barrages dont on a consolidé les berges avec des plantations, si bien qu’aujourd’hui le torrent est éteint et que les plus forts orages peuvent s’abattre sur le bassin sans produire d’autres effets que de gonfler les eaux, mais sans entraîner aucune matière. »

Les agens forestiers ont montré dans l’accomplissement de leurs devoirs un dévoûment à toute épreuve ; ils ont lutté contre les obstacles moraux et matériels qu’ils ont rencontrés avec une énergie digne des plus grands éloges et qui prouve qu’ils avaient conscience de l’importance de l’œuvre à laquelle ils collaboraient. Mais les résultats pris dans leur ensemble ont-ils répondu à leurs efforts et peut-on se dire que le reboisement des montagnes soit en voie de s’accomplir? Si l’on s’en tenait aux chiffres officiels la réponse ne serait pas douteuse et l’on n’aurait qu’à se féliciter des succès obtenus. Dans le dernier compte-rendu publié en 1877, le directeur général des forêts déclare que, de 1861 à 1875, la contenance des reboisemens facultatifs, effectués sur les terrains appartenant aux communes et aux particuliers, s’est élevée à 46,857 hectares, et celle des gazonnemens à 744 hectares. La dépense totale qu’ont coûté ces opérations a été de 5,152,137 fr. 32 cent., dans laquelle l’état est entré pour 2,857,788 fr. 21 cent. Quant aux travaux obligatoires, le nombre total des périmètres déclarés d’utilité publique jusqu’au 1er janvier 1876 a été de 199, comprenant une contenance totale de 128,269 hectares, sur lesquels jusqu’ici 27,974 hectares ont été reboisés et 1,516 hectares regazonnés; la dépense totale pour ces travaux s’est élevée à 7,615,655 fr. 20 cent.

Si ces résultats étaient réellement acquis et s’ils s’appliquaient à des travaux d’une utilité incontestable, le pays n’aurait qu’à s’applaudir de l’emploi si fructueux qu’on a fait de son argent; mais nous pensons qu’il faut beaucoup en rabattre et que le moment n’est pas encore venu de monter au Capitole. Nous ne chicanerons pas le directeur général, qui du reste n’est plus en fonctions, sur le chiffre des dépenses qui a été sciemment atténué, car il ne comprend ni le montant des acquisitions de terrains faites par l’état, ni les frais de création et d’entretien des pépinières, ni le traitement du personnel spécial chargé du reboisement des montagnes. Ce sont là des détails auxquels il n’y aurait pas lieu de s’arrêter si le but principal avait été atteint. Mais il faut tout d’abord, si l’on se place au point de vue du régime des eaux et de l’extinction des torrens, ne tenir que fort peu de compte des reboisemens facultatifs dus à l’initiative des communes et des particuliers.

Les auteurs de la loi de 1860 firent de cette initiative le pivot de leur combinaison ; ils crurent que des primes et des subventions suffiraient pour décider les propriétaires à replanter les terrains qu’ils avaient laissé se dégrader, et s’ils admirent le principe de l’expropriation et l’exécution des travaux par l’état, ce ne fut qu’à titre d’exception. C’était là une erreur capitale. Les terrains qu’il importe surtout de reboiser sont des terrains accidentés, d’une exploitation difficile et dont la transformation en bois ne saurait être avantageuse pour le propriétaire, sans quoi il les eût maintenus dans cet état au lieu de les défricher. Ce ne sont pas ceux là que les particuliers ont intérêt à replanter, mais ceux qui se trouvent à proximité des débouchés et dont les produits peuvent compenser les frais d’une opération onéreuse, c’est-à-dire ceux qui, situés dans des régions d’un accès facile, sont par cela même en dehors de l’action des torrens. On peut donc considérer les travaux faits dans ces conditions comme presque inutiles pour le but qu’on cherche à atteindre, et il n’est pas téméraire de dire que les sommes déboursées par l’état pour les reboisemens facultatifs eussent été beaucoup mieux employées en acquisitions de terrains et en travaux exécutés par lui sur d’autres points ; d’autant plus que, la subvention payée, l’état n’a plus d’action sur les terrains reboisés et ne peut empêcher les causes qui en ont amené le défrichement une première fois de se reproduire dans l’avenir.

Les reboisemens faits par l’état dans les périmètres obligatoires sont plus sérieux et d’une efficacité incontestable ; mais ils ont été trop disséminés et paraissent n’avoir eu pour objet que de frapper l’esprit des populations et, en leur montrant l’utilité de ces travaux, de les engager à en entreprendre de semblables pour leur compte. Ces prévisions ne se sont pas réalisées et jusqu’ici c’est l’état seul qui s’est mis l’œuvre. De 1861 à 1876, c’est-à-dire pendant quinze ans, les reboisemens obligatoires n’ont porté que sur 27,974 hectares, ce qui représente une moyenne annuelle de 1,865 hectares. En faisant la part des tâtonnemens du début en en supposant qu’on puisse replanter et reconstituer dans l’avenir 4,000 hectares par an sans être obligé de revenir sur les travaux déjà exécutés, il ne faudrait pas moins de deux cent quatre-vingt-trois ans pour reboiser les l,134,000 hectares de terrains vagues qui, d’après l’exposé des motifs du projet de loi de 1860, réclament cette opération dans vingt-six de nos départemens. Ce dernier chiffre, en admettant qu’il fût exact au moment de la présentation de la loi, — et déjà à cette époque, il était bien au-dessous de la vérité, — est aujourd’hui beaucoup trop faible, car les causes qui ont amené la dénudation des montagnes continuant à agir avec une intensité toujours croissante, l’étendue des terrains à reboiser n’a fait qu’augmenter, et pendant que sur quelques points on s’épuise en efforts pour reconstituer le sol, on le laisse, sans y prendre garde, se dégrader sur un grand nombre d’autres.

Par un inconcevable oubli, qui ne s’explique que par l’insuffisance des études préalables, les auteurs du projet de loi ont omis d’y comprendre la réglementation du pâturage dans les pays de montagnes. Convaincus comme tout le monde que c’est aux abus du parcours, surtout des troupeaux de bêtes à laine, qu’il faut attribuer tout le mal, l’idée ne leur est pas venue de chercher à enrayer celui-ci là où il n’existe pas encore, avant d’y porter remède là où il s’est déjà produit. Laissant les troupeaux vaguer en liberté dans la montagne et continuer leurs méfaits, ils ne les ont exclus que d’une partie des périmètres à reboiser, en fixant à un vingtième de la contenance de ceux-ci l’étendue maxima sur laquelle devront annuellement porter les travaux. Ces ménagemens excessifs ont porté leurs fruits, car, malgré les millions dépensés, la situation est pire aujourd’hui qu’en 1860.

Les pâturages dans les montagnes ne sont l’objet d’aucune réglementation, et le nombre des animaux qu’on peut y envoyer n’est pas limité. Lorsqu’il s’agit de vaches, le nombre se limite de lui-même parce que la quantité de lait diminue quand les animaux ne trouvent plus une alimentation suffisante ; mais il n’en est plus de même pour les moutons dont la laine est le produit principal et qu’il suffit de nourrir tant bien que mal pour en tirer année moyenne le même revenu. Ces animaux sont d’ailleurs beaucoup moins difficiles que les bêtes à cornes, et quand l’herbe leur fait défaut, ils se jettent sur tout ce qu’ils rencontrent, dévastent les forêts, tondent les arbrisseaux, arrachent les plantes avec leurs racines et ravagent un pays comme pourrait le faire une nuée de sauterelles. Dans les Alpes, où les troupeaux se transportent au printemps dans la montagne pour en redescendre en automne, ils ravinent le sol avec leurs ongles pointus et favorisent la formation des torrens. Ces troupeaux, qui comptent plus de 2 millions de têtes, n’appartiennent pas exclusivement aux habitans du pays ; un tiers au moins sont transhumans ; ils viennent des plaines de la Provence ou du Piémont et, pour une rétribution de 1 franc par tête, acquièrent le droit de ne laisser sur leur passage aucune trace de végétation.

En Suisse, les cantons italiens sont dans le même cas et le pâturage des moutons et des chèvres exercé sans contrôle produit les mêmes effets; mais dans les autres cantons, les bêtes à laine sont remplacées par des bêtes à cornes et c’est à cette circonstance qu’il faut attribuer l’état relativement satisfaisant des forêts, la beauté des pâturages et l’abondance des eaux. L’administration forestière a bien fait chez nous quelques efforts pour substituer la race bovine à la race ovine en donnant des subventions pour l’établissement de fruitières analogues à celles qui fonctionnent dans le Jura. Ce sont, on le sait, des associations pastorales qui ont pour objet l’exploitation en commun et la vente, sous forme de beurre ou de fromage, du lait produit par les vaches réunies en troupeau. Un sous-inspecteur des forêts, M. Calvet, s’est dévoué à cette œuvre avec une ardeur et une intelligence qui lui ont déjà mérité une grande médaille de la Société centrale d’agriculture. Si cette tentative réussissait, un grand pas serait fait dans la voie de la restauration et du reboisement des montagnes, mais il ne faut pas se dissimuler que ce ne sera pas trop des efforts de tous pour vaincre l’inertie et l’ignorance des populations montagnardes.

Si maigres qu’en soient les produits, les communes tiennent à leurs pâturages et résistent d’autant plus énergiquement à toute réglementation que ceux qui profitent le plus de ces abus sont précisément les personnages les plus riches et les plus influons, ceux avec lesquels l’autorité préfectorale se croit obligée de compter pour assurer le succès des élections. Ils sont entretenus dans leurs résistances par les coureurs de popularité qui exploitent à leur profit les passions locales et se font les interprètes des doléances des populations. Il est fort difficile à un ministre, surtout sous le régime du suffrage universel, de passer outre à ces réclamations et de ne pas céder à des objurgations qui vont quelquefois jusqu’à la menace. Et cependant le salut de nos montagnes, et par contre-coup celui de cinq ou six de nos départemens frontières, est à ce prix.

La question est plus complexe qu’elle n’a paru aux auteurs de la loi de 1860; il ne s’agit pas seulement de simples travaux de reboisement, mais d’un ensemble de mesures qui devront amener la transformation de l’économie rurale de toute la région. Il faut que les pâturages, reconstitués et convenablement aménagés, soient relégués sur les sommets des montagnes, là où la végétation arbustive fait place aux innombrables graminées de la flore alpestre ; que les forêts, rétablies sur les pentes aujourd’hui dénudées, maintiennent les terres et protègent contre les dévastations des torrens les vallées livrées à la culture ; que des canaux d’irrigation viennent quintupler le rendement des prairies et permettre de nourrir un bétail nombreux et choisi, mais ce n’est pas avec des demi-mesures qu’on obtiendra ce résultat. Lorsque les ducs d’Athol et de Sutherland ont voulu, au commencement de ce siècle, mettre en valeur les montagnes de l’Ecosse, ils ont commencé par faire bâtir au bord de la mer des villages où les habitans de l’intérieur sont venus chercher un asile lorsque, privés de leurs troupeaux, il leur fut impossible de continuer à vivre dans la montagne. Cela fait, et n’ayant plus à lutter contre la vaine pâture, ils ont reboisé les sommets, défriché les bruyères, ouvert des routes, jeté des ponts sur les torrens, si bien qu’au bout de quelques années les villages étaient devenus des ports de pêche florissans, les terres du voisinage étaient en pleine culture, et la prospérité avait remplacé la misère d’autrefois. Nous ne demandons pas qu’on chasse de leurs foyers les populations des Alpes, mais seulement que, par crainte de léser quelques intérêts particuliers, on ne laisse pas se transformer en désert une région qui pourrait être une des plus belles et des plus fertiles de la France.

La loi de 1860 est insuffisante. Elle a été préparée, sans étude préalable, par des hommes ne connaissant ni les montagnes, ni les populations qui les habitent, ignorant l’étendue réelle des terrains auxquels elle devait s’appliquer, ne se doutant pas des difficultés à vaincre, et plus préoccupés d’augmenter la popularité du gouvernement impérial par la distribution de subventions que d’arriver à un résultat sérieux par l’exécution d’une œuvre réellement utile. Ce calcul a été un peu déjoué par la droiture et le zèle des agens forestiers et par la vive impulsion qu’un de leurs directeurs généraux, M. Vicaire, a donnée à leurs travaux. Il n’en est pas moins certain que cette loi est absolument vicieuse, d’une part, parce qu’elle admet le principe des reboisemens facultatifs qui ne peut aboutir à rien ; d’autre part, parce qu’elle omet de réglementer le pâturage, qui est la cause première de la ruine des montagnes. Nous n’hésitons pas à demander qu’elle soit entièrement remaniée. Il ne faut pas se dissimuler qu’il s’agit d’une entreprise considérable qui coûtera peut-être plusieurs centaines de millions, mais d’où dépend le salut de plusieurs départemens et le bien-être de nombreuses populations; d’une entreprise plus utile à tous égards que la création de beaucoup des lignes de chemins de fer qui figurent sur le programme du ministre des travaux publics et qui de longtemps n’auront rien à transporter. L’importance des intérêts en jeu ne permet pas qu’on en vote les mesures d’exécution au pied levé, comme on a fait pour la loi actuelle, elle veut au contraire qu’on s’entoure de tous les renseignemens susceptibles d’éclairer la question, et qu’une étude d’ensemble précède toute disposition législative. Cette étude exigera le concours de plusieurs ministères : de celui de l’intérieur à cause des intérêts communaux engagés dans cette affaire, de celui des travaux publics auquel incomberait naturellement la construction des travaux d’art dans les vallées et l’ouverture des canaux d’irrigation, et de celui de l’agriculture et du commerce pour l’exécution par l’administration forestière des reboisemens et pour la mise en valeur des terrains dans les montagnes. Il serait donc nécessaire de nommer une commission composée de membres pris dans ces différens ministères, mais en dehors des administrations centrales, pour préparer, après une enquête minutieuse, un nouveau projet de loi qui deviendrait en quelque sorte le code du reboisement des montagnes en France. Une fois cette loi promulguée, il ne faudrait pas qu’elle restât une lettre morte, et, quelles que fussent les résistances qu’elle pourrait rencontrer, il faudrait passer outre, dussent les députés qui l’auraient votée encourir l’impopularité auprès de leurs électeurs.

Le bien ne se fait jamais facilement; c’est le plus souvent par la contrainte que les mesures les plus salutaires ont été imposées aux populations. Lorsque Colbert présenta la belle ordonnance de 1669 sur les forêts, il rencontra dans le public et dans le parlement une si vive opposition qu’il fallut un lit de justice pour en obtenir l’enregistrement. Cette ordonnance cependant a mis fin aux dilapidations dont les forêts avaient jusqu’alors été l’objet; et c’est à elle que nous devons les massifs boisés que nous possédons encore; elle est devenue la base du code forestier qui nous régit et dont aujourd’hui personne ne se plaint. L’exemple de Colbert ne serait-il pas fait pour tenter quelqu’un de nos hommes d’état? Et cet exemple, s’il est suivi en France, devrait l’être bien plus encore dans d’autres pays, car la revue que nous venons de passer nous a montré que, partout où l’homme a dilapidé les biens que le Créateur a mis à sa portée, il n’a récolté que la ruine et la désolation.


J. CLAVE.

  1. Une commission nommée en 1840 pour expérimenter les différentes espèces de bois propres à la mâture a donné la préférence aux sapins du département de l’Aude; voici comment elle s’exprime : «Sous le rapport de la résistance on voit qu’à l’exception du pin des Florides, dont le grain et la pesanteur se rapprochent des bois durs, les sapins provenant des forêts de l’Aude l’emportent sur tous les autres bois qui leur ont été comparés, même sur les plus sylvestres de Riga exclusivement employés jusqu’ici à nos mâtures... On peut donc conclure que le climat influe sur la force des bois d’une manière bien plus énergique que la lenteur et la régularité de la croissance; et qu’au lieu d’attendre trois cents et quatre cents ans comme on a été obligé de le faire dans la Norvège et la Russie pour obtenir des bois propres à la grosse mâture, on pourrait obtenir les mêmes dimensions, sans craindre de diminution de force, en cent quatre-vingts ou deux cents ans dans le nord de la France et en cent cinquante ou cent soixante ans dans les provinces méridionales. »
  2. Voir la Revue du 1er juin 1875.
  3. Ces expériences, auxquelles M. Fautrat prenait le plus vif intérêt et pour lesquelles il avait fait des sacrifices personnels assez considérables, vont probablement être interrompues, car cet agent, distingué à tous égards, ayant eu le malheur de déplaire à un personnage politique du département, vient d’être change de résidence. C’est une mesure très regrettable, non-seulement à cause de celui qui en est l’objet et des travaux qu’il laisse en suspens, mais parce que l’intervention de la politique dans l’administration amoindrit les fonctionnaires aux yeux des populations et leur enlève toute autorité réelle. Qu’un ministre change ou révoque un préfet qui ne pense pas comme lui, c’est dans l’ordre; mais qu’une administration non politique se laisse imposer le renvoi d’un fonctionnaire qui n’a pas démérité, qui doit son emploi non à la faveur, mais aux épreuves qu’il a subies, c’est accepter une humiliation qu’il eût été de sa dignité, surtout sous un gouvernement républicain, de repousser absolument.
  4. Voir dans le numéro du 1er février 1859 le Reboisement des montagnes et le Régime des eaux; dans le numéro du 1er juin 1875, l’Étude de météorologie forestière.
  5. Les Torrens des Alpes et le pâturage, par M. Marchand, garde général des forêts. Rapport officiel.