L’Exposition des primitifs français (GBA)/4

G. Wildenstein (volume 32p. 113-139).



L’EXPOSITION DES PRIMITIFS FRANÇAIS
(quatrième et dernier article[1] )


VIII


Si l’âme chaude et mobile, passionnée, familière ou tragique, de la France méridionale éclate dans les salles d’Avignon et d’Aix, l’âme plus discrète et réfléchie, l’âme douce et tempérée, de la France centrale se révèle dans les salles de Tours et de Moulins. Ici s’arrête le plus volontiers et s’attarde notre public, car c’est ici qu’il trouve ce qui correspond le mieux à ses habitudes et ses goûts : une science, fine et profonde, émue et bienveillante, de la physionomie humaine, avec un sentiment, net et franc, de la grâce délicate dans les êtres faibles, la femme et l’enfant, autant que de la virilité intelligente dans les hommes. C’est pour lui, encore, une grande joie de n’y point éparpiller des admirations anonymes et d’y reconnaître, dans la plupart des œuvres recueillies, la marque indiscutable de deux maîtres supérieurs dominant tout leur entourage. L’un de ces maîtres est Jean Fouquet (1420 ? † vers 1483), de Tours, triomphalement rentré dans la gloire depuis l’acquisition de ses miniatures par le duc d’Aumale. L’autre, hier encore oublié, un peu postérieur, travaillant de 1480 à 1520 environ, n’a point jusqu’ici révélé son nom ; on se contente de l’appeler, provisoirement, le « Maître des Bourbons » ou le « Maître de Moulins ».

On a beaucoup écrit sur Jean Fouquet, 11 est inutile de rappeler aux lecteurs de la Gazette les découvertes les plus récentes faites à son sujet par MM. Bouchot, Paul Durrieu, Paul Leprieur, etc… Néanmoins, il reste encore beaucoup à trouver sur lui et son école. À quelle époque et par qui s’est formé, dans la peinture, cet aimable et clair génie de la Loire ? Dès le XIIIe siècle et le xive siècle, nous l’avons vu, il y a de bons peintres à Orléans. Au xve siècle, on en trouve aussi à Blois, Tours, Angers, et, parmi eux, des artistes étrangers, italiens ou septentrionaux. Comme les grandes cours, royale à Paris, pontificale à Avignon, ducale à Dijon, les petites cours de Charles d’Orléans, comte d’Asti, à Blois, et de René, roi de Naples, à Angers, sont cosmopolites. Piètre André est le favori de Charles, Coppin Delft celui de René. À Tours, en 1429, c’est un Écossais, James Polwer, qui peint l’étendard de Jeanne d’Arc, et lui fait, probablement, ce portrait que ses juges iniques lui reprochèrent comme un acte d’idolâtrie. Or, nous le savons, l’admirable fille, aussi intelligente des arts que de tout le reste, aimait les belles étoffes, les belles armures, les belles orfèvreries, les belles images, et, sur sa route, elle s’adressa toujours aux bons faiseurs. À Tours, depuis des siècles, florissait, d’ailleurs, une école de miniaturistes autour de la riche librairie de Marmoutiers. Au commencement du xve siècle, on y trouve, par douzaines, des décorateurs, des verriers, des tapissiers, des brodeurs, des sculpteurs, des peintres achalandés. Lequel de ces bons ouvriers instruisit Jean Fouquet ? Nous l’ignorons ; nous ne savons pas même ce dont le jeune Tourangeau était capable avant son séjour en Italie, entre 1447 et 1450 environ.

À partir de ce moment on suit à peu près sa carrière, fort paisible, autant qu’il semble, comme peintre royal, dans sa ville natale, par une série d’œuvres retrouvées, série d’ailleurs fort incomplète. Néanmoins, avec quelle impatience nous attendions la réunion de ces trop rares peintures, jusqu’à présent dispersées entre Paris, Berlin, Anvers, Vienne ! Quel serait le résultat de cette épreuve comparative ? Fouquet allait-il nous apparaître, dans les grandes figures, dans la peinture d’histoire, aussi personnel, aussi novateur que dans ses miniatures ? Justifierait-il, décidément, comme portraitiste, la renommée exceptionnelle dont il avait joui de son temps, et même au siècle suivant, en Italie autant qu’en France ?


le portement de croix, la crucifixion, la mise au tombeau, école française, vers 1485
(Église Saint-Antoine, Loches)

Sur le premier point, il faut l’avouer, nous sommes encore mal éclairés. Le seul retable exécuté, probablement, dans l’atelier de Fouquet, n’en est sorti que deux ans après sa mort, soit achevé, sur une ébauche, soit même complètement peint, d’après ses esquisses, par des élèves. On ne peut donc s’étonner de trouver dans le triptyque de l’église Saint-Antoine à Loches des pesanteurs ou des mollesses de facture qui ne lui sont point coutumières. On y peut, d’ailleurs, reconnaître, notamment dans le volet de gauche, le


sainte bergère dans un paysage, miniature par jean fouquet
(Musée du Louvre.)

Portement de Croix, à certaines façons relâchées d’amplifier et d’arrondir les formes, à la bonhomie un peu banale des types placides dont il ne se départira guère, autant qu’à l’aspect terni et comme poussiéreux des colorations hésitantes, la technique, déjà très personnelle, de Bourdichon ; car les mêmes caractères reparaîtront dans les miniatures du livre d’Heures d’Anne de Bretagne, son œuvre la plus sûrement authentique, dans celles qu’a reconnues, par analogie, M. Mâle à la Bibliothèque Nationale, et celles qui sont exposées ici : Les Quatre États de l’Homme : Le Sauvage, le Pauvre, l’Artisan, le Riche (coll. Jean Masson), toutes bien postérieures, de 1500 à 1510 environ. Les deux autres panneaux, le Crucifiement et la Mise au tombeau, semblent exécutés, au moins en partie, par d’autres élèves, moins émancipés que Bourdichon, mais plus fidèles au style, serré et précis, de leur commun maître, peut-être ses propres fils. Là, le groupe des Saintes Femmes autour de la Vierge évanouie au pied de

la vierge et l'enfant jésus, par jean fouquet
(Musée d'Anvers.)

la croix et les trois suppliciés, ici les mêmes femmes et le donateur derrière le beau cadavre du Christ, sont bien proches, par le style et le sentiment, des meilleures miniatures de Chantilly. Dans les trois panneaux, d’ailleurs, les compositions mouvementées se groupent, sur les fonds de paysage, avec cette aisance vivante qui est la marque du maître, et si l’on compare les nus, par exemple, avec ceux du diptyque de Melun ou du livre d’Heures, on y constatera les progrès faits, après lui, par son entourage même, l’exactitude plastique.

On ne saurait vraiment juger de la science que put apporter Fouquet, à la fin de sa vie, dans l’exécution de ses grands retables ou des compositions monumentales, comme celles de Notre-Dame la Riche, par les deux seuls couples de grandes figures, fragments du diptyque de Melun, peint vers 1450, au retour d’Italie. Tout au plus devons-nous chercher dans ces peintures une idée de ce que pouvait être, à la Minerve de Rome, le fameux Portrait d’Eugène IV avec deux dignitaires, si fort admiré, de son temps, par Fila Florio, et, au xvie siècle encore, par Vasari. Ces deux panneaux dans leurs aventures, ont malheureusement souffert, plus encore par les nettoyages que par les restaurations. Néanmoins, si l’un est trop terni, si l’autre s’est trop lissé, tous deux n’en restent pas moins les preuves les plus sures du grand talent de Fouquet à cette époque. L’artiste vient de vivre avec des fresquistes italiens surtout des fresquistes florentins ; il s’efforce de rivaliser avec eux. Dans ces figures à mi-corps, de grandeur naturelle, il cherche comme eux, l’union du style large et puissant dans les formes et l’extrême précision dans le caractère. La Vierge avec l’Enfant (musée d’Anvers), l’Étienne Chevalier et son saint patron (musée de Berlin), à distance, offrent l’aspect clair et rythmé, l’harmonie blanchâtre, délicate, argentée, si chers à Fra Angelico, Andrea Castagno, Paolo Uccello, Domenico Veneziano, Piero della Francesca. Le Tourangeau est aussi exact qu’eux, aussi intense et pénetrant, mais il ajoute à cette noble analyse physionomique une amabilité avenante, une sorte de sourire latent, très personnels et français.

Madone ou saint, Enfant Jésus ou trésorier royal, toutes ces figures sont des portraits. Comme images réelles, elles ont toutes les saveurs, comme images idéales toutes les infériorités d’études faites sur le vif. Il ne semble pas qu’à ce moment Fouquet, essentiellement portraitiste, voulant s’élever au rang de peintre d’histoire, eût encore acquis assez de liberté dans l’imagination pour transfigurer, dans certains cas, ses modèles, comme il sut le faire plus tard dans quelques Vierges, saints ou héros de ses miniatures. Ni la Vierge d’Anvers, Agnès Sorel (suivant une tradition confirmée par les comparaisons iconographiques), couronnée d’or, de perles, avec sa robe en fourreau, très serrée à la taille, et corsage étroit d’où jaillit ce beau sein célèbre à la cour de Chinon, ni surtout son Enfant, aux contours épais, mal équarri, gauchement corsage étroit d’où jaillit ce beau sein célèbre à la cour de Chinon, ni surtout son Enfant, aux contours épais, mal équarri, gauchement


portrait du chancelier jouvenel des ursins, par jean fouquet
(Musée du Louvre.)

assis sur son genou, malgré d’exquises perfections de modelé et de coloris, malgré la sincérité grave des expressions, ne nous transportent point au delà du monde prochain. Il en est de même du beau moine saint Étienne, au visage si viril, si noble, si vivant, quelque religieux lettré de Marmoutiers ou de Saint-Martin, ami du peintre ou du financier, présentant ce dernier à la Vierge[2]. La cérémonie a lieu dans le logis princier de Chevalier, devant ces lambris de marbres polychromes, à la mode italienne, qu’on reverra au frontispice du livre d’Heures et chez le chancelier Jouvenel des Ursins.

Fouquet ne sait pas, ne veut pas séparer les gens de leur milieu ; c’est une de ses qualités les plus saisissantes, une de celles qui le distinguent le mieux de plusieurs notables contemporains, flamands ou italiens, et de la plupart de ses successeurs français, au moins pendant le xvie siècle. L’homme qu’il peint ne s’isole pas ; s’il le fait poser devant lui, c’est avec son attitude familière, quelque entourage ou accessoire qui le montre actuel et vivant. Le magnifique chancelier Jouvenel des Ursins (musée du Louvre), s’épanouit, gras et rubicond, dans toute la somptuosité heureuse de sa mine satisfaite, de sa houppelande pourprée, de son escarcelle d’orfèvrerie, lourde et résonnante, au milieu de ses lambris armoriés et dorés, tandis que son pauvre roi, le très victorieux et très malheureux Charles VII (musée du Louvre), affaissé, ravagé, couperosé, congestionné, miné par l’angoisse des trahisons et des ingratitudes qui l’assiègent, à demi caché, entre les petits rideaux de la logette d’où il écoute la messe dans la Sainte-Chapelle de Bourges, y semble, sous l’épaisseur de lourds vêtements, y grelotter sa fièvre mortelle d’ennuis et d’humiliations. Ces deux peintures ont été assombries par le temps, çà et là alourdies dans les fonds par quelques retouches, mais, pour l’essentiel, elles sont intactes et montrent dans toute sa vigueur la franchise du peintre, loyal et résolu, presque impitoyable, franchise aussi honorable pour les modèles qui l’acceptent que pour l’artiste qui l’impose. Les deux autres portraits, venus de Vienne, de moindre grandeur, l’un à mi-corps, d’un cinquantenaire, coiffé d’un chaperon noir, en vêtement noir, les deux mains sur une tablette, en train de manger, tenant un verre et un couteau (coll. du comte Wilczeck), l’autre d’un autre homme en buste, plus jeune, en calotte noire, la main gauche posée sur l’appui de pierre, daté de 1470 (coll. du prince de Liechtenstein), avec plus de simplicité, plus de force aussi et d’intensité, montrent, chez le peintre, une admirable continuité de progrès pour la technique autant que pour la perspicacité dans l’analyse physionomique et physiologique. Quelle étonnante sûreté, pour les formes, quelle admirable souplesse, pour la diversité des touches et l’effet des nuances colorées, dans les visages, dans les vêtements, dans les mains ! Et comme ces personnages-là sont vrais, palpables, pensants, parlants, vivants, non pas seulement des vivants d’autrefois, du xve siècle, mais des vivants d’hier, des gens d’aujourd’hui ! Quel habitant de la région ne reconnaît,

portrait d'homme, par jean fouquet.
(Collection du comte Wilczeck)

dans le bonhomme au verre, avec ses grandes oreilles, ses lèvres épaisses, son nez busqué, ses yeux noirs, perçants, intelligents, vifs et fins, un de ces derniers descendants des Arabes, colons prisonniers de Charles-Martel, si communs encore en Poitou, si reconnaissables à leur atavisme oriental ? Et le jeune homme aux fortes mâchoires, à la mine volontaire, aux yeux inégaux et divergents, qui ne l’a rencontré, laboureur, vicaire ou marchand, aux environs de Tours ? Nous avons, autrefois, signalé quelque ressemblance entre ce type et celui de Jean Fouquet, d’après son portrait en émail (musée du Louvre[3]) ; nous croyons toujours que c’est là un membre de la famille, frère ou fils. Quelques autres portraits, de style approchant, rangés à l’Exposition autour du maître, témoignent que, de son vivant au moins, ses disciples gardèrent son amour pour la vie expressive dans la plus petite effigie, non par la seule exactitude des traits, mais aussi par la vérité de l’attitude ou du geste. Les excellents morceaux de la Dame tenant an chapelet, près d’une fenêtre ouverte avec un pot d’œillets (coll. Agnew) et d’un Jeune homme en pourpoint lacé au col, gardent, notamment, une vivacité d’allure éveillée et d’expression attentive, qui disparaîtront le plus souvent dans les écoles postérieures.

IX

Dans le Bourbonnais et l’Auvergne, autour du bel artiste inconnu provisoirement surnommé le « Maître des Bourbons » ou le « Maître de Moulins », plus encore qu’en Touraine autour de Jean Fouquet, une multitude de questions se posent, toutes intéressantes pour l’histoire de l’art national. Y eut-il des peintres, y eut-il une école dans cette région avant la fin du xve siècle ? Par quels liens, dans ce cas, les artistes du centre se rattachèrent-ils à leurs prédécesseurs, les protégés du duc de Berry dont le souvenir, comme constructeur et amateur, survit dans toute la contrée ? Quelles furent leurs relations avec leurs maîtres ou confrères du Lyonnais, de Bourgogne, de Provence, de Berri, de Touraine, de Paris, de l’Italie aussi et des provinces franco-flamandes ? L’homme de talent, lui-même, dont l’œuvre attira, la première, l’attention sur ce coin actif de vieille France trop oublié, le Maître des Bourbons, était-il un sujet, un protégé particulier de cette famille, un peintre ducal, comme Fouquet était un peintre royal ? D’où venait-il ? de Paris, de Lyon, de Tourraine, d’un autre pays ? Où son imagination s’est-elle développée ? Où son métier lui fut-il appris ? Comment s’est effectuée en lui cette mixture d’éléments tourangeaux, septentrionaux, méridionaux, qu’on devine aisément sous la grâce originale de sa séduisante personnalité ? Autant de problèmes posés, autant de problèmes en suspens, tant qu’une investigation plus complète des documents n’aura pas permis de les résoudre.

Pour le moment, admirons, — il y a de quoi, — et jugeons par nos yeux. Contemplons, de nouveau, d’abord le triptyque de la cathédrale de Moulins. Ce fut l’œuvre, qui, en 1878, révéla la valeur de l’artiste ; c’est autour d’elle, en la prenant pour étalon, que se sont depuis, groupées d’autres peintures, portant toutes les signes d’une même origine ; c’est elle qui, jusqu’à présent, reste la pièce capitale et le plus beau spécimen de l’école. Paul Mantz, dès 1878, en avait diagnostique toutes les importances ; il l’analysa plus tard avec une prédilection marquée, dans sa Tournée en Auvergne[4]. Nous l’avons nous-même étudiée en 1900[5], et M. Camille Benoît y est revenu dans ses articles sur les peintres de cette période[6]. D’après l’âge des donateurs agenouillés sur les deux volets, le duc Pierre II de Bourbon et sa femme la duchesse Anne de France, fille de Louis XI, le travail est de 1498 environ. Sa perfection affirme la maturité de l’artiste.


la vierge aux anges, par le « maître de moulins »
(Musée de Bruxelles.)

Aussi tous ceux qui s’obstinent en cette conviction surannée qu’à a fin du XVe siècle, il n’y avait plus de peintre en France, n’ont-ils xvc siècle il n’y avait plus de peintres en France n’ont-ils pas manqué de l’attribuer à un maître exotique. Le nom de Benedetto Ghirlandajo, qui travailla à ce moment pour les Bourbons et en a laissé le souvenir dans la Nativité d’Aigueperse, leur vint naturellement sur les lèvres. Malgré la diversité des ouvrages, constatée par Paul Mantz après une comparaison sur place, en deux haltes rapprochées, des deux tableaux, quelques-uns, récemment encore, s’entêtaient en cette supposition. La juxtaposition, au Pavillon de Marsan, d’œuvres antérieures à l’arrivée de Benedetto en France, dans lesquelles il faut bien reconnaître la main, plus jeune, mais déjà très personnelle, de l’artiste de Moulins, vient heureusement clore la discussion en faveur d’une origine française.

Entre la Nativité de l’évêché d’Autun et le Triptyque des Bourbons, les similitudes de technique et de style sont trop frappantes pour qu’on leur cherche une différente paternité. La Nativité ne peut être postérieure à 1483, date de la mort du donateur, Jean Rolin, non plus que le triptyque antérieur à 1498, année où Pierre de Beaujeu succéda à son frère comme duc de Bourbon, ainsi que l’indique sa couronne. Entre les deux se place, probablement, la Vierge aux anges du musée de Bruxelles, qui marque la transition. Les trois œuvres, où l’on peut suivre l’assouplissement d’une manière de plus en plus libre, ferme et sûre, dérivent toutes de Fouquet, et affirment une étroite parenté avec les écoles tourangelles de peinture et de sculpture dont elles paraissent suivre, pas à pas, la dernière évolution.

La Nativité d’Autun est, de tous points, une œuvre exquise, d’une tendresse, d’une ferveur, d’une sincérité toutes juvéniles. Une harmonie blanche et claire, presque transparente, comme celle d’une éclosion de lys dans les lueurs matinales, enveloppe la scène de grâce et de fraîcheur. Le bébé, tout nu, aux chairs fines, est couché, dans la crèche, sur un linge blanc. La jeune mère, délicate et pâle, ouvrant ses mains fines, coiffée de la cornette berrichonne, l’adore à genoux. À côté, de même, saint Joseph, type barbu de moine gentilhomme ou lettré, à la barbe soignée, joint les mains, et, près de la crèche, deux angelots aux chevelures abondantes. Un peu en arrière se tient, dans la même attitude, blafard et décrépit, avec son petit chien assis sur le pan de sa robe rouge, le vieux cardinal Jean Rolin, fils du chancelier Nicolas qu’on voit dans le tableau de van Eyck, passé de la même chapelle au musée du Louvre. Au fond, derrière la clôture basse, en palissade, de la chaumière, sur une percée de campagne, deux bergers, l’un vieux, l’autre jeune, se penchent pour voir, en causant. Marie avec plus de candeur, est la


la nativité de l’enfant jésus, par le « maitre de moulins »
(Palais épiscopal, Autun.)

Vierge de Fouquet dans l’Adoration des Mages. L’enfantelet, avec ses petits yeux gris, perçants, nettement enchâssés, sa bouchette fine, son ventre rondelet, est le frère cadet, mais bien mieux venu, délicat et assoupli, du Jésus trop réel, encore si pesant et mal dégrossi, porté par Agnès Sorel dans le triptyque de Melun. Les anges, deux jumeaux, avec leurs fronts larges, leurs joues pleines, leur piété calme et naïve, sont déjà ceux de la Vierge aux anges et du triptyque de Moulins. Le peintre ne variera guère leur type provincial, non plus que celui de l’Enfant. La Vierge seule, sous une influence ignorée, celle d’une œuvre italienne peut être, ou, simplement, celle d’un autre modèle local, se modifiera. Dans la Vierge aux anges, son visage, moins jeune, s’élargira, se régularisera, deviendra aussi moins naïf ; l’innocente campagnarde tourne à la noble dame. Autour d’elle, son cortège ne change pas ; à Moulins, comme à Autun et Anvers, ce seront les mêmes Enfants de chœur, mais grandis, adolescents, qui toujours l’adoreront si pieusement, si gentiment, avec leurs mains fines, un peu petites, diversement tendues, fermées, ouvertes, jointes ou croisées. Dans cette monotonie familiale des types, les variétés d’une même expression par les nuances de l’attitude, du geste, de la physionomie sont infinies, d’une délicatesse extrême. Rien ne prouve mieux une imagination d’artiste, une âme de poète, éprises de perfection. Cette âme, cette imagination se révèlent mieux encore dans les transformations du Bambino. D’une église à l’autre, couché à Autun, assis à Anvers et à Moulins, cette fois plus droit et plus ferme, le petit Jésus se développe, s’éveille, regarde, comprend ; d’abord nourrisson attentif, qui écoute ; puis Dieu précoce, qui pense, parle et bénit. La même intelligence, la même aspiration vers une beauté plus complète par l’unité des expressions, par le rythme des formes, par les modulations lumineuses progressent aussi dans les trois œuvres. L’unité d’expression, cette caractéristique du génie français, est déjà remarquable dans la première, bien que la composition, naïvement éparpillée, y reste celle des miniatures ; elle s’accentue déjà dans la seconde, où tous les visages sont si attentifs au dialogue de la Mère et de l’Enfant ; elle devient tout à fait saisissante, enchanteresse dans le paradis éclatant de Moulins, où toutes les extases des anges adorateurs convergent, parmi les cercles successifs de lumières colorées, vers la Mère triomphante en son halo de pourpre et d’or, et forment autour d’elle comme un second nimbe multicolore d’êtres vivants et mouvants.

Si délicieusement poétiques que soient toutes ces figures, ce ne sont pas des figures rêvées, ce sont des figures vues et bien vues dans la vie réelle. On y sent que, si l’auteur de cette peinture, ordonnée et éclairée comme un vitrail de rosace, dut être un admirable compositeur de verrières, ce dut être aussi un étonnant portraitiste. La preuve en est fournie, d’ailleurs, par les volets même du triptyque où Pierre de Bourbon et Anne de France, avec sa fille Suzanne, se font présentera la Vierge par leurs patrons. Ces deux superbes figures, le saint Pierre portant, avec une tiare splendide, une chasuble somptueuse de brocart chargée de broderies et d’orfèvreries, la sainte Anne, non moins bien vêtue, en coiffe montée et godronnée, recommandent à la Vierge leurs clients avec une noblesse bienveillante, un geste de protection insistante qui contraste avec l’attitude souvent indifférente des patrons italiens, et relie les volets au centre. Par sa magnificence, le saint Pierre rivalise avec les plus beaux papes de la Renaissance ultramontaine, comme, par sa grâce imposante et son ajustement, la sainte Anne avec ses plus belles saintes. Tous deux, par le type, l’allure, l’arrangement, sont des Tourangeaux apparentés aux créations du grand sculpteur Michel Colombe ; tous deux, types revus sur nature, ne sont que des portraits sanctifiés.

Il semble, d’ailleurs, qu’a ce moment le portrait, souvenir de famille ou glorification de l’individu, se présentât plus volontiers encore dans les tableaux d’église, sous une protection céleste, qu’à l’état isolé, dans un simple cadre. Deux autres panneaux attribués au maître de Moulins, fragments de diptyques ou de triptyques dépecés, nous montrent encore une Donatrice avec sainte Madeleine (coll. Somzée, puis coll. Agnew, puis musée du Louvre)[7], et un Donateur avec un saint guerrier (musée de Glasgow)[8]. Dans les deux les figures sont à mi-corps. Les deux sont d’admirables peintures, pour la technique comme pour le sentiment, où la science du physionomiste exercé et pénétrant s’affirme avec une intensité de plus en plus magistrale, aussi bien dans les figures saintes que dans les figures humaines, toutes aussi vivantes les unes que les autres, aussi poétiquement ennoblies par la sincérité grave et sereine de l’émotion pieuse. Dans le premier tableau, que, depuis son apparition signalée à l’Exposition Universelle de 1900[9], le musée du Louvre n’avait cessé de convoiter et qu’il vient enfin d’acquérir, les deux Madeleine se ressemblent si fort qu’on est tenté d’y voir la mère et la fille. Dans le second, le saint guerrier, debout près du chanoine princier (Charles d’Anjou ?) comme un compagnon d’armes, devait tenir de bien près à son protégé. Le premier, par les caractères de l’exécution très précise, fine, lisse, argentée, comme ceux du style et et de l’expression, semble à peu près contemporain du triptyque et représente peut-être deux autres princesses de Bourbon. Le second est d’une facture plus savante encore, plus colorée, plus savoureuse, d’une fermeté si souple, d’une maîtrise si résolue, que plus d’un connaisseur hésite à y voir la main du même maître. Il nous parait pourtant qu’on ne peut guère chercher ailleurs, ou bien ce serait donc l’œuvre, unique jusqu’à présent, d’un grand artiste, sorti du même milieu, mais plus expérimenté encore et qui, seul hélas ! ou presque seul, dans les premières années du xvie siècle, aurait su, sans sortir des traditions françaises, s’élever au niveau des plus grands portraitistes contemporains d’Italie et des Flandres.

Quelques autres œuvres, toutes excellentes, sont encore cataloguées dans la même série. Peut-être pour quelques-unes, par exemple pour les deux panneaux du musée du Louvre représentant les mêmes princes Pierre de Bourbon et Anne de France, plus jeunes de dix ans[10], faut-il faire quelques réserves. La découverte de la Nativité d’Autun ne nous permet guère d’admettre en 1488, dans la manière du Maître de Moulins, une telle modification dans le sens réaliste, une facture relativement lourde, qui n’aurait été chez lui que passagère. Il est plus sage de penser à un contemporain de même éducation et de même école. Mêmes, hésitations nécessaires vis-à-vis de l’exquise Vierge en gloire, couronnée par les anges (coll. Quesnet). Ce petit panneau, soigné comme une miniature, chef-d’œuvre de combinaisons linéaires et lumineuses, semble l’œuvre d’un homme moins accoutumé aux grands coups de brosse, et qui résume, un peu plus tard, avec une délicatesse supérieure, la poésie extraite des ouvrages de J. Fouquet et de l’anonyme bourbonnais. En revanche, celui-ci peut bien revendiquer le délicieux Portrait de Suzanne de Bourbon, où la pâle et douce fillette, un peu plus âgée que dans le triptyque, égrène naïvement son chapelet[11].

Anonyme ! anonyme ! Qui déchirera ce voile ? Qui nommera enfin ce grand artiste ? Quant à Bourdichon, il n’y faut plus songer. Sa manière est aujourd’hui trop connue par ses miniatures authentiques, dans le plein de sa vie, et par le triptyque de Loches, dès sa jeunesse, pour qu’il puisse désormais prétendre à cette nouvelle gloire. Comment lui laisser même le fameux Portrait du petit dauphin Charles-Orlant, né le 10 octobre 1492, bien qu’il fût à cette époque peintre de la cour ? N’y a-t-il pas, dans l’accord frais des tonalités claires et blanches, visage et mains, robe et bonnet, dans la précision si juste des traits, dans l’enchâssement net, la couleur grise, le regard fin de l’œil, et, plus encore, dans la naïveté vivante de la physionomie enfantine, toutes ces qualités spéciales qui apparaissent dans la Nativité de 1480 et qui se développeront ensuite dans tous les tableaux postérieurs ? L’aspect, je le vois bien, a quelque chose de plus résolu, de plus âpre, de plus métallique, que ces autres peintures, mais n’est-ce point que ces dernières, ont toutes été, plus ou moins, frottées, lavées, épidermées ? Au contraire, le petit Orlant, emporté par Charles VIII dans la campagne d’Italie (1494), pillé par les Stradiotes dans la tente royale, conservé, jusqu’en ces dernières années, à Venise, dans la famille Oddi, a pu heureusement garder sa vigueur originale.

Si nous écartons Bourdichon, faut-il donc toujours penser â Perréal, comme l’a fait, dès les premiers jours, Paul Mantz, souvent si perspicace ? À notre avis, c’est sur ce grand nom-là qu’il reste bon de parier. Aucun artiste, entre 1480 et 1520, ne tint chez nous, ni même au dehors, plus de place que cet homme universel, architecte, décorateur, peintre du roi, de la Ville de Lyon, sa résidence accoutumée, de la reine Marguerite d’Autriche, ami personnel du cardinal de Bourbon, frère du duc, et de la duchesse Anne qui le charge d’affaires confidentielles, directeur des premiers travaux de l’église de Brou, fournisseur de modèles pour les médailleurs et pour les sculpteurs, pour les plus grands sculpteurs, puisqu’il donne à Michel Colombe les dessins pour le tombeau de François II dans la cathédrale de Nantes. Qu’on se souvienne encore qu’il accompagna deux fois au moins nos armées en Italie ; qu’en 1499, lorsqu’il était â Milan, le marquis de Mantoue, le protecteur du grand Mantogna qui vivait à sa cour, lui fit demander un tableau que Perréal s’excusa de ne pouvoir lui envoyer, à cause de ses multiples travaux ; qu’en 1507 Louis XII, en Italie, pensant toujours à son peintre, écrit â Blois qu’on lui envoie un recueil de miniatures, pourtraicts par Jehan de Paris « … pour monstrer aux dames de par de ça, car il n’y a point de pareils, etc… », on avouera qu’il est bien juste de croire à l’existence de quelque bon morceau marqué de cette griffe. Toutes les circonstances semblent se réunir pour désigner en lui, de fait comme d’honneurs et de renommée, le vrai successeur de Jean Fouquet, le dernier et le plus noble représentant, chez nous, de la vieille tradition du moyen âge rajeunie et virilisée par l’effort international du xve siècle, qui fleurit encore chez nous jusqu’aux


portrait du dauphin charles-orlant par le « maître de moulins »
(Collection de M. Charles Ayr, Londres.)

transformations politiques et sociales, conséquences de la déroute de Pavie, durant lesquelles le génie français, comme le génie flamand, allait traverser, sous les influences ultramontaines, une longue crise dont tous deux sortiraient complètement transformés.

X

Le Maître de Moulins, quel qu’il soit, n’est pas le seul, sans doute, qui ait défendu et développé, avec talent, la tradition nationale durant cette période de transition, si féconde, mais si mal connue encore, qui comprend une quarantaine d’années, depuis la mort de Louis XI jusqu’au retour de la captivité de Madrid et l’arrivée en France des artistes italiens appelés par François Ier. Les innombrables verrières de ce temps qui subsistent dans nos églises, les tapisseries, assez nombreuses aussi, dispersées par le monde, datant des règnes de Charles VIII, Louis XII et du jeune François Ier, nous prouveraient, à défaut de panneaux et de toiles, la valeur des peintres qui savaient encore l’art de développer, par le dessin et la couleur, des compositions religieuses, historiques, allégoriques, décoratives, presque toujours accompagnées de portraits. Quelques belles tapisseries prêtées à l’Exposition par le musée des Gobelins (Berger et Bergère, Le Miracle du Landit, L’Idole, Le Concert), la cathédrale d’Angers (Anges portant les instruments de la Passion, délicieux morceau déjà admiré en 1900 au Petit Palais[12], Dame jouant de l’orgue, Marguerite d’Armagnac ?, et Seigneur chantant’, Pierre de Rohan ?, L’Amazone Penthésilée, Légende de saint Saturnin), l’église Saint-Remy de Reims (Légendes de saint Remy et de saint Guénébault, cinq pièces), l’église de la Chaise-Dieu (Résurrection du Christ), et par divers collectionneurs : le baron de Schickler (Portrait de Charles VIII à cheval), M. Martin Le Roy (Hercule entre le Vice et la Vertu), suffisent à nous prouver la liberté et la variété avec lesquelles nos peintres de cartons se transformaient sous les influences nouvelles, sans y perdre leurs traditionnelles vertus de sincérité dans l’émotion, de franchise dans l’observation, de naturel et de simplicité dans l’imagination, même lorsque cette imagination s’emplissait de visions mythologiques et païennes. Les verrières, si on en pouvait réunir un suffisant ensemble, soit par des relevés exacts, soit même simplement par de bonnes reproductions photographiques, nous attesteraient une fécondité peut-être plus prodigieuse encore, dans un champ plus limité, d’inventions grandioses ou ingénieuses, de science plastique et pittoresque, de poésie tragique, narrative, anecdotique, satirique.

L’exiguïté des locaux dont ils disposaient, sans parler de l’incertitude qu’ils pouvaient garder encore sur les résultats de leurs efforts, interdisait aux organisateurs de l’Exposition actuelle une poussée aussi profonde dans le xvie siècle et même dans ses abords. La réhabilitation éclatante, désormais incontestée, des peintres du plein xve siècle doit nous encourager maintenant à réhabiliter ceux de leurs successeurs qui, en des époques plus troublées, eurent


portrait présumé de claude d’urfé, par jean clouet
(Collection de S. M. , le roi d’Angleterre.)

un mérite égal à entretenir la flamme vacillante de nos anciennes traditions. Cette exposition future, complément nécessaire de l’exposition présente, demandera une longue préparation ; mais ni les érudits, ni les artistes, ni les amateurs, ni les collectionneurs ne nous marchanderont leur concours ce jour-là. Quant au local, il le faudrait vaste, très vaste et très lumineux, afin d’offrir la plus grande série possible de tapisseries, vitraux, sculptures et meubles développant, en œuvres parlantes, les diverses phases de notre Renaissance. Il faudrait aussi un local expressif et instructif par lui-même, un milieu concordant et vivant, un ensemble architectural et décoratif de cette Renaissance, soit, pour la première période, l’une des villes ou l’un des châteaux de la Loire, Blois ou Tours, Amboise ou Azay-le-Rideau, soit, pour la seconde, le palais de Fontainebleau, dont les décors muraux peuvent seuls expliquer et justifier l’évolution
portrait du baron guillaume de montmorency par jean clouet.
(Musée de Lyon)
du goût et des arts de 1530 à la fin du siècle. C’est un rêve que nous faisons là ; mais, hier encore, n’était-ce pas un rêve qu’une exposition vengeresse des Primitifs français aux xive siècle et XVe siècles ? Eh bien ! ce rêve s’est réalisé. Maintenant, passons à un autre. Rêver, rêver toujours, rêver des œuvres de justice, de vérité, de beauté, c’est la grande joie de la vie, c’en est peut-être aussi la raison.

En attendant, M. Bouchot et ses collaborateurs nous ont mis l’eau à la bouche. Si le Maître de Moulins allume en nous une impatiente envie de découvrir ses contemporains, la même curiosité et la même inquiétude nous prennent aussi devant tous les petits portraits classés sous le nom de Jean Clouet, successeur de Poyet, de Perréal, de Bourdichon dans la faveur de François Ier, sous celui de François Clouet, fils de Jean, peintre royal comme lui, et sous celui de Corneille de Lyon, leur contemporain et leur émule. Autour de ces trois peintres si précieux et si savoureux en leurs petits cadres, qui, volontairement, se réduisirent à l’analyse délicate et fine des visages princiers, n’y eut-il pas, même pour le portrait, avant et pendant la domination de Primatice, quelques autres peintres, plus français encore (Janet est de Bruxelles, Corneille vient de La Haye) d’origine et de traditions, qui s’efforcèrent de continuer Fouquet ?


portrait présumé de guillaume gouffier, sieur de bonnivet
par jean clouet

(Collection de M. E. Richtenberger.)

Pour la première période, pas de doute, ce semble. Quels que soient les efforts d’érudition et de sagacité multipliés en ces derniers temps, par les spécialistes de la question, MM. Bouchot et Dimier, la détermination des portraits authentiques de Jean Clouet reste encore fort incertaine. Les divergences extrêmes de ces deux érudits en ce qui concerne non seulement la chronologie, mais encore l’iconographie des personnages, ne sont pas faites pour nous rassurer. Comme l’a dit M. Bouchot lui-même, « plus on va au fond de ces histoires, plus on se prend à douter[13]. Il rappelle, avec raison, combien de peintres des Pays-Bas travaillèrent pour François Ier : Josse van Cleef, d’Anvers, Jean Schoorel, etc., combien aussi d’autres Français eurent alors renom d’excellents portraitistes : J.-B. Darly, Ambroise, Robinet Testard, Jean Courtois, Jean Fannart, etc. D’autre part, M. Dimier, toujours tourné vers le Midi autant au moins que M. Bouchot est tourné vers le Nord, ne manque pas de rappeler la présence à la Cour des Italiens Bartolommeo Guetty et Francesco Pellegrino, de Florence, Nicolas Belin, de Modène, etc.[14] L’activité des artistes, sous la royauté centralisée du xvie siècle, autant que dans les centres dispersés du xve, reste donc, plus que jamais, internationale, et c’est d’éléments divers que l’esprit français continue à extraire son art particulier. Parmi les plus beaux portraits attribués à Jean Clouet, il y a de telles différences, si diverses et si contradictoires, soit pour la façon d’analyser la physionomie, soit pour celle de la représenter avec des finesses ou des vigueurs de modelés, des chaleurs ou des froideurs de coloris, des transparences ou des empâtements de matière, qu’on ne saurait guère se résoudre à les lui accorder tous : il en faut distraire quelques-uns pour former une utile réserve en faveur d’autres anonymes injustement dépouillés. L’effigie, aristocratique, intelligente, un peu mélancolique, du Vicomte de Turenne (coll. Ch. Porgès), peinte avant 1532, et celle de Claude d’Urfé, tenant un volume de Pétrarque (coll. de S. M.  le roi d’Angleterre), si virile dans sa distinction grave, vers 1540, tous deux identifiés d’après des crayons du Musée Condé, nous donnent, comme il faut croire, la vraie manière personnelle du maître, fort imprégnée d’Holbein, mais restant bien, en même temps, dans la suite de l’école tourangelle. Or, dans ce cas, comment ne pas chercher d’autres origines soit au grand François Ier (musée du Louvre), travail bien plus incertain, avec des incohérences et des diversités de recherches dans le visage, les mains, les vêtements, qui marquent un esprit inquiet, tour à tour imitateur des Flamands et des Italiens, soit au Guillaume Gouffier, sieur de Bonnivet, tué à Pavie en 1525, avec la devise : Fol désir nous abuse (coll. E. Richtenberger), peinture plus franche et plus résolue, d’une touche plus vive et plus hardie, sinon aussi délicate, que celle de Janet ? Et si l’on laisse à Jean la délicieuse petite Princesse tenant ses patenôtres (coll. Agnew), pourquoi lui retirer en saveur de François Clouet ou de Corneille de Lyon le non moins


portrait présumé de charles de la rochefoucauld,
comte de rendan, par françois clouet

(Collection de M. Doistau)

délicieux petit Dauphin du musée d’Anvers ? N’est-ce pas dans les deux même bouquet de chairs fraîches et de vives couleurs, même finesse et candeur d’expression, même transparence légère de peinture ?

Bien que François Clouet, fils de Jean, et Corneille de Lyon appartiennent à une autre génération, le départ de leurs portraits avec ceux de Janet, et, par conséquent, de leurs œuvres respectives entre elles, reste non moins difficile à faire : tant la façon de peindre et de crayonner, mise à la mode par Janet, avait dû être rapidement adoptée par tous les artistes travaillant pour la même clientèle mondaine et désireux de lui plaire ! Ce qu’on peut reconnaître chez François, en prenant pour types la Reine Elisabeth (musée du Louvre) et surtout ses crayons au Cabinet des estampes et à Chantilly, c’est une aisance et une souplesse charmantes, parce qu’elles sont libres et naturelles, dans le rendu, à la fois très précis et très large, de toutes les délicatesses dans les visages virils et surtout féminins. Corneille, son émule, dans ses petits panneaux peints avec un soin extraordinaire, y met souvent plus de vivacité encore. Ses fonds sont plus variés ; il y fait jouer les finesses brunes ou fraîches de ses carnations, les noirs et les blonds de ses chevelures, les clairs ou les sombres de ses vêtements, sur des harmonies dorées, pourprées, azurées, grisâtres, verdâtres, qui révèlent un sens exquis des couleurs. L’analyse de chacun de ses petits chefs-d’œuvre nous entraînerait trop loin. Nous ne pouvons que citer, pour le souvenir, les morceaux prêtés par MM. Féral, Walter Gay, G. de Monbrison, Mme Édouard André, MM. Aynard, Pierpont-Morgant, colonel Stuart Wortley, Doistau, Jean Masson, Lawrie, Hutteau, Paul Arbaud, le Cabinet des estampes, les musées de Versailles, d’Avignon, du Puy, etc., et renvoyer, pour la critique, au catalogue de M. Bouchot et aux articles de M. Dimier dans la Chronique des arts[15]. Si délicieuses, si instructives que soient toutes ces effigies, peintes ou crayonnées, d’une société cultivée, raffinée, et, dans la fin, efféminée et corrompue, il faut bien reconnaître que l’art du portrait, réduit à cette quintessence, n’est plus la représentation complète et puissante des êtres vivants, telle que l’avaient comprise Fouquet et le Maître de Moulins, telle que la réalisaient alors les Florentins et les Vénitiens et déjà aussi les Flamands et les Hollandais. Pour retrouver des expressions aussi franches et complètes de la réalité, il faudra, chez nous, attendre les Le Nain, Philippe de Champagne, Sébastien Bourdon, Claude Lefebvre, précurseurs d’un retour plus général et plus libre aux instincts naturels du génie français, par Largillière et Rigaud, les Coypel, les Nattier, Wattcau, les Vanloo, Chardin, La Tour, les Saint-Aubin et tous les portraitistes avisés et vivants du xviiie siècle.

Si l’art du portrait, lui-même, durant ce xvie siècle, eût à trouver, pour rester national, une forme particulière et trop modeste, c’est avec plus de peine encore que l’art historique et l’art décoratif y gardèrent, sous les flots de l’invasion italienne, quelques-unes de leurs qualités natives. Néanmoins, il serait injuste de croire que


flore et deux génies, école de fontainebleau, vers 1560
(Collection du baron d’Albenas)

l’asservissement aux modes étrangères, sur ce terrain même, fut aussi complet qu’on l’a cru.

Quelques trop rares peintures mythologiques ou allégoriques, dans le goût nouveau, soit par des Italiens, soit par des Français italianisés, les montrent tous, ici, fatalement soumis à la loi commune. En séjournant chez nous, les ultramontains ne tardent pas à s’y transformer tandis que nos compatriotes ne se laissent jamais qu’à moitié pénétrer par leurs nouveaux maîtres. La Flore attribuée à Primatice (coll. d’Albenas) n’a conservé dans son type d’élégance souriante, dans la grâce trop effilée de ses nudités discrètes, qu’un souvenir très adouci et très réchauffé, dans le coloris, du maniérisme bolonais. Dans Diane et Actéon, du musée de Rouen, derrière les nudités, nymphes, satyres, bergers, d’une facture grasse et savoureuse, plus vénitienne que florentine, un paysage boisé, d’une vérité puissante, et un cavalier, un pourpoint rayé, d’une superbe allure, témoignent qu’à Fontainebleau on savait encore regarder la nature, comprendre la vie, et la représenter avec franchise. D’autre part, dans la répétition du célèbre tableau de la Dame au bain se faisant servir une collation (coll. Frederick Cook), où les uns veulent voir Diane de Poitiers et les autres Gabrielle d’Estrées, attribuée aux Clouet, à Quesnel et à d’autres, l’exécution grasse et colorée, à la manière de Pieter Aertzen, de la nourrice, des enfants, des fonds, des accessoires, indique chez quelques artistes une persistance heureuse dans l’observation réaliste. On en trouverait, je crois, dans nos provinces de Loire bien d’autres exemples. Une preuve charmante de cette persistance nous est d’ailleurs offerte par la Danse de paysans autour d’un arbre (coll. Thévenin) ; c’est une pièce vraiment caractéristique, une illustration, vive et contemporaine, des églogues de Ronsard et de Remy Belleau. Le paysage, d’une sincérité remarquable, en retournant à Fouquet, y présage le paysage moderne. Serait-ce une pièce unique ? On ne saurait le croire. De ce côté il ! reste donc beaucoup à chercher et, nous l’espérons, à trouver. Nous voulons sauver, désormais, tout ce qui nous reste de notre glorieux patrimoine trop longtemps dédaigné. Toutes les œuvres de nos ancêtres nous sont chères, dès qu’elles nous apportent une expression sincère de leur sensibilité et de leur pensée.

En attendant, nous serions bien difficiles si nous ne nous déclarions pas satisfaits des résultats obtenus, résultats qui ont dépasse toutes les prévisions et toutes les espérances, même les plus optimistes. Durant trois mois, l’Exposition des Primitifs français n’a cessé d’être fréquentée par des visiteurs attentifs et studieux, de toute profession, de toute classe, de tout pays. Leur nombre, généralement, a été de 1200 à 1500 par jour. On peut donc évaluer à une centaine de mille le chiffre des amateurs qui sont venus, à plusieurs reprises, se fortifier dans la conviction que nos vieux peintres méritaient, comme leurs contemporains du Nord et du Midi, aux xive et xve siècles, une étude attentive, et parfois une profonde admiration. Il nous reste à souhaiter que ce contact chaleureux et sympathique avec l’âme saine et fraîche, sincère et libre, de la vieille France exerce une action durable et féconde, autant sur l’esprit des artistes que sur le goût des amateurs. Tous ont pu y reconnaître, encore une fois, que la valeur durable de l’œuvre d’art ne réside point dans


portrait d’une dame au bain, par françois quesnel (?)
(Collection de sir Frederic Cook.)

l’étalage, plus ou moins habile d’une virtuosité scolaire ou d’une technique excentrique, mais, presque toujours, et avant tout, dans la sincérité de l’émotion éprouvée devant les spectacles de la vie et de la nature, et dans la scrupuleuse conscience avec laquelle l’artiste s’est efforcé de la rendre, par la pratique modeste d’un métier loyal, dans toute sa délicatesse ou dans toute sa profondeur.

georges lafenestre
  1. Voir Gazette des Beaux-Arts, 1904, t. I, p. 333 et 451, et t. II, p. 61.
  2. Gravé dans la Gazette des Beaux-Arts, 1896, t. I, p. 96.
  3. Voir reproduction ci après, p. 142.
  4. Gazette des Beaux-Arts, 1887, t. II, p.  459 et suiv.
  5. G. Lafenestre, La Peinture ancienne à l’Exposition universelle de 1900 Gazette des Beaux-Arts, 1900, t. II, p. 388 et suiv., avec reproduction p. 389).
  6. Gazette des Beaux-Arts, 1902, t. I, p. 08 et suiv. (avec reproduction des revers des volets, p. 69).
  7. Gravé dans la Gazette des Beaux-Arts, 1901, t. II, p. 376.
  8. Reprod. dans la Gazette des Beaux-Arts, 1901, t. II, p. 351.
  9. G. Lafenestre (Gazette des Beaux-Arts, 1900, t. II, p. 395)
  10. Reprod. dans la Gazette des Beaux-Arts, 1901, t. II, p. 321 et 325.
  11. Reprod. ans la Gazette des Beaux-Arts, 1901, t. II, p. 328.
  12. Reproduction d’un fragment en tête de cet article.
  13. H. Bouchot, Les Clouet et Corneille de Lyon, p. 17. »
  14. French painting in the sixteenth century, by L. Dimier, London, 1904, p. 60.
  15. Nos des 14, 21 et 28 mai. 4 et 18 juin 1904. Édités à part chez Schemit