À propos de quelques tableaux impressionnistes



À PROPOS
de

QUELQUES TABLEAUX IMPRESSIONNISTES[1]


Les belles feuilles toujours vertes,
Qui gardent les noms de mourir,

sont celles que cueillent les poètes, — et aussi les autres disciples des Muses, musiciens, peintres, sculpteurs. L’Art nous défend contre l’âge et contre la mort. C’est ce que pensaient les artistes du passé et surtout leurs grands protecteurs, ces Mécènes de la Renaissance qui ne favorisaient souvent les artistes que pour se garder, avec eux, de mourir et recevoir d’eux quelque reflet d’immortalité. C’était bien là le sentiment de Côme l’ancien de Médicis ; car s’il aimait toutes les œuvres d’art, il savait pourtant attacher une estime particulière à celles qui présentaient les plus grandes chances de durée ; et c’est ce qui fait que ce vieux sage donnait la préférence, nous dit un chroniqueur, aux sculptures sur les peintures et recherchait, plutôt que les peintres, les sculpteurs. Car, encore qu’il sût bien qu’il n’est point d’œuvre humaine exempte de mort et inattaquable à la rouille des âges ou à la main des hommes, il voyait ceci pourtant : les marbres et les bronzes des statues, l’or et l’argent des monnaies de Rome et d’Athènes, lui étaient, encore après les siècles, un plaisir à voir et à toucher ; et, au contraire, les noms de Protogène, d’Apelles et de Zeuxis n’étaient que de vains bruits qui frappaient ses oreilles.

Il avait raison. Parmi les joies de l’œil et de l’esprit des hommes, la peinture est une des plus promptes à vieillir et à mourir. Dans des heures de mélancolie, on voudrait inscrire au fronton des musées non pas la devise des « belles feuilles toujours vertes », mais celle qu’un misanthrope du moyen âge voulait imposer à la vie de tout homme : « Disco aemscere, disco mori, — j’apprends à vieillir, j’apprends à mourir. » Et, en effet, il est peu de chose au monde qui vieillisse aussi rapidement et aussi complètement que les tableaux. Ils vieillissent, si je puis dire, par l’âme autant que par la matière. Leur matière, autant que toute autre matière, est soumise aux lois de la physique et de la chimie, et de ce fait, après quelques mois ou au moins quelques années, il arrive toujours que leur aspect primitif s’est modifié plus ou moins complètement. Mais il n’est pas moins certain que les tableaux vieillissent moralement ; ils sont le témoignage de l’état d’âme d’un homme, et ils paraissent ou surannés ou toujours jeunes, suivant que cet état d’âme lui-même était plus ou moins voisin de l’éternelle vérité. Les diverses générations humaines ne peuvent se comprendre et s’aimer entre elles que par le moyen de symboles qui sont variables, mais représentent toujours des vérités permanentes et communes.

On ne trouvera pas singulier que ces réflexions m’aient été inspirées par une visite attentive et prolongée au musée du Luxembourg, et je demande par quel autre musée elles eussent pu être mieux inspirées ? Ce musée est justement le lieu ou l’on place les œuvres d’art pour leur donner le loisir de mûrir et de vieillir. C’est une sorte d’antichambre de la gloire, où les œuvres d’art attendent le double effet et de la faculté de vieillissement qui est en elles, et des changements du goût public pendant quelques générations humaines. C’est là justement que l’observateur peut voir l’action de l’âge sur des œuvres que le public avait d’abord follement vantées, sur d’autres qu’il avait violemment dénigrées, car le choix des œuvres d’art qui y sont admises n’est pas tout à fait libre : il subit nécessairement la poussée de l’opinion, de l’occasion, des relations, quelquefois peut-être des faveurs administratives. Je le dis sans esprit de critique envers personne, car en réalité il n’en peut pas être autrement. Il est assurément des œuvres qui entrèrent là au petit bonheur, et quelques-unes sont surprises de s’y voir. Il en est d’autres qui en sortent de même, sans qu’on puisse non plus bien apercevoir la raison de leur exil, par suite d’encombrement, d’oubli ou de diverses nécessités[2]. Et enfin il en est qui y séjournent indéfiniment, et l’on ne saurait trop dire pourquoi non plus, si ce n’est que pour elles le procès devant l’opinion publique ne paraît pas encore définitivement tranché, et que l’on ne sait pas bien encore si leur fortune les dirige vers le Louvre ou vers un musée de province. Car telles sont les deux destinations où conduit le musée du Luxembourg ; si je l’ai déjà comparé à une antichambre, me voici amené à le comparer encore à un corridor, à un carrefour, à une galerie qui aurait deux issues, ou deux portes, comme dans les antiques Enfers : la porte d’ivoire, qui est celle du Louvre, et la porte de corne, qui est celle des chefs-lieux de départements.

C’est là, dans ce passage ou dans ce carrefour, qu’il fait bon méditer sur la destinée des tableaux. Où sont les neiges d’antan ? Où sont les tableaux d’avant-hier ? Que sont devenues ces grandes machines historiques, à la façon de Paul Delaroche, à celle de Devéria, et à celle de Thomas Couture, que nous vîmes là, vous en souvenez-vous, aux jours, hélas ! lointains, de notre jeunesse ? Où sont-elles ? je n’en sais rien, mais où qu’elles soient, soyez assurés qu’elles sont mortes, ou moralement, par l’oubli qui pèse sur elles, ou même matériellement, par l’excès de bitume, de « momie » ou d’autres couleurs indigestes dont leurs ombres furent saturées. Elles sont mortes : le Luxembourg avait assisté à leur longue et pénible décrépitude. Il leur a un jour ouvert sa porte de corne, et leur lente agonie est allée se continuer on ne sait où. Puis l’heure fatale est venue.

Il est d’autres tableaux, que le Luxembourg a vus vieillir et pour qui l’épreuve de l’âge fut heureuse ; car, contrairement aux hommes, les tableaux ne considèrent pas toujours la vieillesse comme un mal. C’est parfois leur plus grand bien. Sur le chemin de la porte d’ivoire les peintres reçoivent des couronnes. L’âge leur apporte parfois la justice qui leur était due. Ce qui était honnête dans leur vue, sincère dans l’expression qu’ils y donnaient, le dessin interprête des rapports de lignes, la couleur interprète des rapports lumière, paraissent plus parfaitement et de plus en plus, à mesure que leur œuvre vieillit et se modifie dans sa matière, à mesure aussi que s’éloignent de la pensée des spectateurs les préoccupations doctrine et de mode.

Le jugement porté sur des œuvres qui ont vingt ou trente ans d’âge est déjà bien plus assuré, et l’on peut donner, de leur avenir un pronostic presque certain. C’est ce qui semble bien clair aux spectateurs, en examinant la très intéressante exposition formée récemment au Luxembourg avec des tableaux prêtés par divers collectionneurs à la Société des « Amis du Luxembourg ». Toutes ces œuvres appartenaient à l’école française moderne, mais elles comptaient toutes entre vingt et quarante ans d’âge, de sorte qu’il y avaient vraiment un intérêt bien particulier à examiner l’effet déjà produit par le temps sur des peintures pourtant très récentes. Les hommes de mon âge ont dû se tenir un instant dans l’attitude d’une sorte de postérité, à laquelle serait donné de contrôler elle-même ses propres jugements. Aussi, avant de poursuivre mes réflexions, je loue hautement l’idée d’une pareille exposition : le Luxembourg a de bons « Amis » qui lui rendent de bons services. Il s’est souvent plaint d’être un petit musée et de disposer d’un espace restreint, et certainement sa plainte est légitime ; mais je continuerai à son sujet mes comparaisons architecturales et je dirai qu’il est semblable à la maison de Socrate, qui était petite, à vrai dire, mais pleine d’amis. La mode est fortemment aux « Amis » ces temps derniers, et c’est une très bonne mode, nous avons les « Amis du Louvre », les « Amis de l’Université » ; ce sont des sociétés très bienfaisantes ; elles rendent de grands service non seulement en assurant des ressources pour la propagande des arts et des sciences, mais en attirant aussi à se grouper dans un mouvement sympathique de nombreux esprits appliqués aux occupation les plus diverses, tous libres, généreux et amis de l’idéal. C’est ce que nous exprimait avec une éloquence persuasive et familière l’autre jour, en inaugurant la Société des « Amis de la Schola cantorum », M. Édouard Aynard : il proposait pour toutes ces associations amicales et intelligentes la bonne vieille devise des sociétés savantes d’autrefois : Arti et amicitiæ.

Etre entourés d’associations semblables, d’amis intelligents et instruits des choses de l’art, ne pas se cantonner dans quelques petites coteries et chapelles artistiques fermées, voilà précisément peut-être ce qu’il aurait fallu pour devenir parfaits aux bons peintres sur lesquels l’exposition des Amis du Luxembourg vient de rappeler notre attention. Car il s’agit surtout ici, n’est-ce pas ? de cette classe de peintres


les bulles de savon, par édouard manet
(Appartient à M. Pontremoli)

que les bourgeois mes frères tenaient pour révolutionnaires vers la fin du second Empire. Ces bons peintres eux-mêmes aimaient à séparer de noms terribles et terminés en istes : naturalistes, luministes, tachistes, impressionnistes, sans s’apercevoir que chacun de ces noms, s’il était pris absolument, ne pourrait signifier au choix qu’une absurdité complète ou un truisme presque enfantin.

La plupart de ces peintres sont morts ; les quelques survivants prospèrent dans la paix la plus bourgeoise, vendant bien leurs toiles et ne connaissant plus ni la lutte, ni la persécution. Peut-être la regrettent-ils. C’était le bon temps, le temps héroïque, le temps des longs cheveux, du chapeau mou et du velours à côtes, de la bonne camaraderie outrancière, des paradoxes et de l’enthousiasme.

C’est ici vraiment que le bourgeois de cinquante ans, devenu, comme je disais, une postérité, songé et se souvient, et s’étonne. Il va et vient dans cette petite salle du Luxembourg. Il voit les rares, fines et intelligentes peintures de M. Degas ; il voit de robustes études de Manet, assez grossières dans leur conception, mais exécutées d’une main comme personne peut-être n’en eut jamais. Puis ce sont d’excellents paysages de Sislcy, de Camille Pissarro, bien sincères, bien français et que l’avenir assurément mettra en bonne place dans les œuvres de notre école nationale. C’est Renoir, peintre de la grâce féminine, dont l’œuvre exquise La Pensée revit ici dans la gravure subtile de M. Lequeux. C’est Fantin-Latour, observateur attentif, peintre grave, triste et charmant[3]. Que dire ? ce sont de bons tableaux, dignes des belles collections auxquelles ils appartiennent. Faut-il ajouter plus ? Ce sont des tableaux, comme on dit, classés, cotés sur le marché, des tableaux chers, ce qui n’a rien à voir avec l’art, mais peut bien être noté comme fait et renseignement. En face de ce fait pacifique, mettons nos souvenirs belliqueux. D’un mot je résume le contraste : les tableaux anarchistes de ma jeunesse sont devenus des tableaux centre-gauche. C’est de ce fait singulier que je voudrais tenter une rapide explication.

Il est un mot, ou plutôt une métaphore de la langue française qui a joué dans ces matières un rôle important. Les bons peintres dont nous parlons ont passé longtemps pour être des peintres « avancés ». La métaphore, je pense, est empruntée à l’art militaire : qui dit un « avancé » dit un audacieux, un téméraire qui, dépassant les lignes de son armée, s’avance en pointe extrême d’avant-garde, jusques à l’ennemi. L’ennemi, aux jours dont je parle, c’était le bourgeois lui-même, le a pompier » ou l’« épicier », ou… comme il vous plaira encore de l’appeler. Il se sentait menacé par Manet, par Monet, par Pissarro et même par Fantin-Latour, et il avait le froid de leur fer sur la poitrine. Or, aujourd’hui nous ne sentons plus ce froid : pourquoi ?



J’en vois plusieurs raisons. D’abord il y avait de la faute de ces bons peintres eux-mêmes ; car ils voulaient paraître avancés, et s’y efforçaient, ce qui est toujours, dans les arts, une préoccupation fâcheuse. Il n’est pas contestable qu’ils exagéraient les choses, ou au moins les apparences ; il y avait parmi les plus bourgeois d’entre eux un reste d’esprit romantique, « Jeune France » et « Vie de Bohème », un reflet du gilet rouge de Théophile Gautier et la haine aveugle du propriétaire, à la manière de Rodolphe, de Colline et de Schaunard. Il leur fallait donc forcément « épater le bourgeois ». Ils considéraient cela comme un devoir, et c’était un devoir auquel ces braves jeunes gens ne manquaient pas. Il est nombre de leurs tableaux dans lesquels on remarque ce désir d’étonner et ce souci du paradoxe. Pour s’en assurer il ne faut pas considérer seulement les tableaux de la récente exposition, car ce sont pour la plupart des tableaux sages, peints en vue du marchand de tableaux et de la clientèle bourgeoise, mais se reporter à ceux de la collection Caillebotte, qui proviennent directement des « Salons des Refusés » et des premières expositions impressionnistes. Je dis, par exemple, qu’Angelina de Manet était manifestement destinée à « épater le bourgeois », et c’est certainement pour mettre ledit bourgeois enrage que Manet a profilé en vert pomme le fameux Balcon que chacun sait. Il faut avoir gardé le souvenir de ces fameuses petites expositions impressionnistes pour savoir à quel degré on s’évertuait à supplicier ce pauvre bourgeois, à l’étonner, à le sortir de ses habitudes. C’étaient des pochades subversives, à peine ébauchées, et puis des suites bizarres, des vues de toits, des Gares Saint-Lazare à la douzaine. Assurément le public aurait dû se montrer assez intelligent pour démêler, parmi quelques charges d’atelier, les talents solides et sérieux qui venaient alors de paraître. Mais il ne le fit pas. Fort mal préparé à faire ce discernement, encore à peine réconcilié avec Corot, Rousseau, les grands paysagistes de la génération précédente, il ne se soumit pas volontiers à une nouvelle épreuve ; il se laissa aller à de faciles plaisanteries où l’encouragèrent d’ailleurs des gens d’esprit comme Cham et Meilhac. Il s’arrêta aux apparences ; il eut tort ; mais il y avait des apparences. Voici le premier point de mon explication.

Et en voici le second : ce qui nuisit encore à nos bons peintres, ce furent leurs théories. Il n’est peut-être pas toujours très utile que tous les artistes aient des théories, et il suffit sans doute que quelques-uns en aient ; d’autant plus qu’en général les théories leur sont suggérées par des gens de lettres. Le théoricien des impressionnistes fut Zola. Il écrivit pour eux des volumes où l’abus du pronom possessif aurait dû éveiller leur méfiance : Mon Salon, Mes Haines. Ce dernier rejeton des romantiques se figura toute sa vie qu’il avait triomphé du romantisme et qu’il avait créé un art nouveau ; cet art devait être scientifique, ce qui, à la réflexion, parait presque aussi difficile à concevoir qu’une science qui serait artistique. Nos peintres, fidèles observateurs de la nature, se figurèrent aisément, sous l’influence de ce puissant écrivain, que leur œuvre se bornait absolument à l’imitation servile de la nature et acceptèrent volontiers de s’appeler naturalistes. Cette doctrine, soi-disant nouvelle, fut bruyamment et violemment proclamée, au grand scandale des partisans de l’Académie, qui de leur côté se pensaient idéalistes, sans définir trop bien non plus la valeur de ce mot.

Ainsi qu’il arrive très souvent en ce monde, depuis que l’on n’y apprend plus la logique, les deux écoles adverses avaient mal posé la question. Car, ainsi que nous l’observions plus haut, dire absolument qu’un artiste est purement naturaliste ou purement idéaliste, c’est dire une absurdité ; mais dire que dans toute œuvre d’art la nature et l’idéal ont leur place, c’est formuler une copieuse banalité. On se prend à sourire vraiment, en regardant, comme nous venons de le faire, les tableaux de l’école dite naturaliste, lorsqu’on songe que les auteurs de ces tableaux prétendaient n’avoir point d’idéal, et qu’ils croyaient reproduire simplement et directement et scientifiquement la nature. Il faudrait vraiment que leur exemple servît de leçon et permît d’établir pour l’avenir ces vérités absolues : l’œuvre d’art objective est un mythe ; toute œuvre d’art est subjective.

Combien subjectives toutes les œuvres de ces soi-disant naturalistes ! Il me semble que je pourrais définir les âmes de ces hommes une à une et en détail, reconnaître les influences morales, artistiques, et surtout littéraires, qui ont pu agir sur chacun d’entre eux. Ce qui est remarquable, c’est qu’ils ne se ressemblent pas entre eux et que la différence de leur origine morale et de leur idéal nous paraît à chaque moment. J’y réfléchissais surtout en songeant à Manet, le plus peintre peut-être de tous ces peintres, et sans doute le moins intellectuel d’eux tous. Celui-là n’a pas un mérite qui ne soit mérite de peintre. C’est un œil et une main ; mais les dons de cet œil et de cette main sont tels qu’il est impossible de n’y pas prendre plaisir, si l’on aime la bonne peinture. Tout ce qui chez lui ne relève pas directement du don de peindre est, disons-le franchement, plutôt désagréable. On le sent rempli de préjugés, de théories, de paradoxes, en cela surtout qu’il veut être réaliste ; car c’est en cela justement qu’il est le moins sincère. Il se croyait évidemment fort


liseuse, par M. fantin-latour
(Appartient à M. Raymond Kœchlin)

réaliste parce qu’il peignait de préférence des cafés-concerts, des « bars », et leurs habitués.

Voici un exemple où je le prends directement en flagrant délit de réalisme factice et voulu : dans son tableau dit Nana, où tant de parties sont peintes comme lui seul sait peindre, il a profilé sur la droite la moitié d’un monsieur en habit noir, que coupe exactement en deux le cadre. « Ah ! palsambleu, voilà pour le coup qui est fort ! voilà qui est réaliste ! voilà pour river son clou au bourgeois ! ce n’est pas Raphaël qui aurait coupé un monsieur en deux de la sorte ! ce n’est pas Poussin, ni même Louis David ! Mais nous autres, nous ouvrons l’œil sur la nature et nous la prenons telle qu’elle est, tout droit, sans choix, comme des brutes. » J’avoue que ce petit paradoxe me gêne un peu, et que je n’ai pas le courage de me mettre en colère. Il y a dans Manet deux hommes, l’un qui peint de telle sorte que je l’aime, le comprends, et me sens ému ; et dès lors il faut croire que c’est un symboliste, ou, comme diront d’autres, un idéaliste, un généralisateur, si vous voulez. Et puis il y en a un autre dont j’aperçois très bien l’état d’âme, fait de doctrines imprécises et d’excitation littéraire. Voyez encore l’Olympia : ce serait un chef-d’œuvre, sans l’expression sotte et bestiale de la tête, car cela nous gène. C’est un morceau de peinture prodigieux ; mais quel réalisme y pouvons-nous découvrir ? Quoi de plus composé, de plus artificiel que tout cet arrangement ? La femme nue, le lit, l’esclave noire, la draperie, tout accuse la volonté réfléchie de rajeunir les anciens maîtres, de les renouveler aux couleurs bizarres et morbides de la poétique ultra-romantique. C’est Titien et c’est Velazquez ; mais c’est aussi Baudelaire et Edgar Poe. Ce n’est pas que je m’en plaigne au moins. Mais je constate un fait ; et après cela, je vous en prie, que l’on ne nous parle plus de réalisme.

Il faut ajouter que les théories absolues de ces peintres avaient encore, pour choquer une partie même assez cultivée du public, le tort d’être passionnées et injustes. Nos impressionnistes avaient des haines vigoureuses et ils avaient bien raison d’en avoir, quand il s’agissait pour eux de combattre une soi-disant peinture historique, académique et conventionnelle ; mais ils allaient plus loin. Ils ne se contentaient pas d’accabler de leurs coups Abel de Pujol, Drolling ou Robert Fleury. De même que les romantiques, par-dessus la tête de Luce de Lancival et d’Ecouchard-Lebrun, allaient atteindre Racine et Corneille, les impressionnistes triomphaient d’Ingres et de Raphaël. Le gros Courbet, le plus oublié peut-être d’entre eux, qui ne disait pas grand’chose, aimait du moins à répéter de son lourd accent franc-comtois des maximes comme celle ci : « Raphaël, c’est pas de la peinture ». C’était encore un des torts de cette petite école.

On commence donc à s’expliquer peu à peu ce qui souleva tant d’opposition contre ces peintres dont les œuvres pour la plupart nous paraissent aujourd’hui si acceptables. Les procédés proprement dits


E. Degas pinx.
la leçon de danse
(Collection du comte Isaac de Camondo)

de la peinture furent pour très peu de chose dans cette opposition.

Quelques-uns de ces peintres assurément innovèrent dans la technique des procédés, en tendant à diviser de plus en plus la lumière et en se servant de hachures droites ou courbes. Cela fut sans doute une des raisons de la surprise et de la résistance du public ; or, aujourd’hui cela n’est plus pour nous surprendre, attendu qu’un nombre de peintres de plus en plus grand use tous les jours des mêmes procédés. J’ajoute qu’en vieillissant les couleurs se fondent et que les duretés de la division des tons s’atténuent de plus en plus.

Voilà donc comment nous sommes faits à cette peinture qui a tant choqué la génération précédente. Nous avons oublié les paradoxes des peintres et oublié leurs théories. Et puis l’âge a fait son effet ; les tableaux ont vieilli, se sont unis, égalisés ; quelques-uns ont gagné, d’autres ont perdu, et l’on peut remarquer que, de toutes les qualités, celle qui assure le plus la durée, c’est le dessin. Les tableaux de M. Degas sont mûrs pour les salles des petits maîtres dans la quasi-éternité des grands musées. Par contre, quelques-unes des délicieuses vapeurs lumineuses de Claude Monet perdent un peu de leur charme ; elles ont leur crépuscule. Tout cela n’est pas encore bien assuré ; mais on commence à s’y débrouiller et à apercevoir ce que sera la justice distributive du temps.

Ces raisons ont leur valeur ; mais elles ne me satisfont pas tout à fait. Oui, il y a déjà un effet de vieillissement ; les toiles ont changé ; l’état d’esprit des artistes a changé aussi. Mais ce n’est pas tout : le public aussi a changé, je veux dire le public relativement instruit, et qui prétend faire la loi. Il est bien certain que les artistes qui travaillaient il y a quelque quarante ans avaient à affronter une opinion publique aussi arriérée, aussi ignorante et aussi imbue de préjugés qu’il se puisse imaginer. Car il est une réflexion qui doit venir à tous les esprits : ces « révoltés » dont nous venons de parler étaient, en somme, des peintres de tous les genres et de toutes les écoles : quel autre lien y avait-il entre Manet, Sisley, Fantin-Latour, Renoir, Raffaëlli, qu’une haine commune et une commune persécution ? Faudra-t-il donc dire que tous les peintres de quelque valeur à cette époque étaient contrariés et rencontraient une absurde opposition ? C’est la vérité, et en même temps qu’eux et avant eux, nombre d’autres avaient rencontré la même opposition : Corot, Daubigny, Théodore Rousseau, Jean-François Millet, et même le médiocre et honnête Troyon. Il ne faut pas oublier qu’Harpignies se vit pendant des années refusé au Salon ; et je suis assez vieux pour me rappeler le temps où le noble et poétique Jules Breton était fort contesté. Il ne faut donc jamais oublier que bien des esprits, à l’époque dont je parle, étaient obstinément fermés à toute nouveauté dans les arts. C’était le temps où l’on sifflait l’ouverture du Tannhaüser au Concert Pasdeloup, et où les échos du Palais de l’Industrie retentissaient de bruyants éclats de rire à chaque nouvelle toile de Puvis de Chavannes.

J’y songeais au Luxembourg devant l’Enfant prodigue, et devant ce sublime Pauvre Pêcheur, ce grand et parfait chef-d’œuvre de la peinture symbolique. Le voyez-vous d’ici ? l’estuaire aux côtes plates, le grand fleuve jaune, avec ses eaux débordées, qui s’étalent, qui s’écoulent, qui fuient devant nos yeux, sous un ciel pâle, jusqu’à l’infini de l’Océan ; puis la pauvre femme qui cueille ses pauvres fleurs ; l’enfant maigre endormi sur la plage ; et devant nous, dans sa barque, l’homme hâve et décharné : il est debout, la tète penchée, les mains croisées sur la ceinture ; il a baissé son filet et il attend le moment venu pour le relever ; et dans cette pose d’attente, il y a tant de patience et de tristesse, de misère endurée et d’espoir ingénu, que c’est le symbole même de la pensée intérieure et de la prière, sans que rien pourtant semble venir interpréter pour nous la réalité et la sincérité de l’image.

Et j’ai souffert, je vous l’avoue, croyant entendre encore à mes oreilles les rires imbéciles et les réflexions goguenardes des visiteurs de nos anciens Salons. Lorsqu’on songe à l’état d’âme qui les faisait rire devant le Pauvre Pêcheur et condamner d’une même sentence Manet et Puvis de Chavannes, au nom d’une soi-disant doctrine idéaliste, on se sent animé, faut-il l’avouer, de petites férocités rétrospectives ; on se prend presque à approuver les farces d’atelier et les paradoxes des peintres outranciers de 18610, qui s’amusaient, quelquefois plus que de raison, à agacer la bête académique et à agiter devant elle des oripeaux multicolores. J’en viens alors, et je m’en accuse, à comprendre un instant le Balcon vert de Manet !

Il est vrai qu’aujourd’hui il n’y a plus d’académiciens, il n’y a plus de révolutionnaires et que, sauf quelques exceptions isolées, tout le monde peint à peu près de même. Cela tient évidemment au progrès des temps et des mœurs ; et il en résulte qu’en méditant un peu sur ces aventures qui sont d’hier, il m’a semblé que je parlais d’une histoire très ancienne et déjà un peu oubliée. Pour tout dire, il y a des moments où je préférerais que l’on se mît un peu en colère.

henry cochin
  1. « Exposition temporaire de quelques chefs-d’œuvre de maîtres contemporains organisée avec le concours de la Société des Amis du Luxembourg » (avril-mai 1904)
  2. Est-il besoin de répéter qu’on écarte toute idée de critique et qu’on se rend compte des difficultés presque insurmontables que rencontre la plus intelligente et artistique direction ? Il sera permis pourtant, par exemple, de regretter la disparition de tout échantillon de l’œuvre de Charles-Marie Dulac, œuvre fragmentaire, mais admirable.
  3. On voudra bien remarquer que, ces réflexions portant uniquement sur les peintres dits impressionnistes, il n’y a pas eu lieu de parler de plusieurs excellents peintres également représentés dans la récente exposition.