L’Exploitation de la tourbe au Canada

L’EXPLOITATION DE LA TOURBE
AU CANADA.

Une des industries les plus florissantes des possessions anglaises du Canada est celle de l’exploitation de la tourbe ; l’importance qu’elle présente au point de vue commercial, la singularité des procédés d’extraction qu’elle nécessite, nous engagent doublement à en parler à nos lecteurs. Le journal anglais Engineering a reçu à ce sujet des documents tout à fait inédits et complètement ignorés en France ; nous lui empruntons les plus saillants d’entre eux, qui nous semblent offrir un intérêt spécial, à une époque où le monde industriel se préoccupe si sérieusement de la consommation houillère et de la possibilité d’utiliser de nouveaux combustibles.

Les vastes tourbières du Canada diffèrent considérablement de celles de la Somme et de l’Irlande. Dans cette dernière contrée, l’atmosphère est sans cesse chargée d’humidité ; la tourbe se forme rapidement. Coupée et desséchée, elle devient très-dure et donne un bon combustible. Dans l’air plus sec du Canada et des États-Unis, elle ne peut prendre naissance que sous l’influence d’une couche d’eau d’épaisseur assez considérable. La tourbe se forme là en abondance dans les terrains aqueux, dans les eaux stagnantes et les rivières d’un cours lent. Certains cours d’eau, au Canada, sont peu à peu obstrués par la tourbe ; ils se répandent alors hors de leur lit, pour former encore de vastes lits bourbeux. Toutefois, dans ces dernières tourbières, les grandes pluies y amènent du gravier et du sable, qui détériorent singulièrement le produit utilisé comme combustible.

La tourbe rouge ou fibreuse du Canada est très-légère quand elle est séchée, mais ne perd que 40 pour 100 de son volume, tandis qu’elle perd 80 à 90 pour 100 de son poids. Par conséquent, pour obtenir une tonne de tourbe sèche d’une fondrière non desséchée, il faut extraire de 8 à 9 tonnes. C’est là qu’est la plus grande difficulté de l’exploitation, surtout eu égard à ce fait que la meilleure tourbe ne fournit, proportion gardée, que les trois cinquièmes du charbon en combustible.

Comme cette tourbe, qui atteint parfois de 30 à 40 pieds de profondeur, est souvent mélangée de détritus, de branchages, de racines, il faut, avant la dessiccation, procéder à l’élimination de toutes ces substances.

Voici comment se conduit l’exploitation au Canada. On trace dans une grande tourbière une ligne centrale, et les plantes aquatiques sont accumulées à droite et à gauche. Des canaux de dessèchement sont pratiqués de distance en distance à travers les couches de détritus, sur 9 à 10 pouces de profondeur.

Un grand soin est apporté au nettoyage du futur canal ; et sur une aire bien préparée, entre les remblais de droite et de gauche, un dock est organisé ; on installe bientôt l’atelier ou laboratoire ambulant. Cet atelier consiste en un vaste bateau, muni de tout le mécanisme nécessaire à l’exploitation. Pendant de longues années, on avait employé des méthodes d’extraction qui paraissaient beaucoup plus simples, mais dont les résultats économiques étaient défavorables. Le nouveau système, dû à M. Hodges, a donné beaucoup de facilité à un travail jusque-là très-laborieux.

Exploitation de la tourbe au Canada. — Bateau mécanique destiné à couper la tourbe, à l’extraire et à creuser un canal dans la tourbière.

Les bateaux construits par M. Hodges, le créateur de la nouvelle industrie pour extraire la tourbe, ont 80 pieds de long, 16 pieds de traverse et 8 pieds de fond. Une paire de grosses roues-vis (voir la gravure), armées de lames tranchantes, et de 11 pieds de diamètre, est placée à l’une des extrémités du bateau. Ces roues reçoivent le mouvement d’une machine placée à l’arrière. Elles se coupent un passage dans la tourbière, et forment un chenal de 19 pieds de largeur sur 4 à 6 pieds de profondeur ; et comme l’eau remplit l’excavation à mesure que la tourbe est enlevée, le bateau avance avec le mouvement de la vis, généralement à une vitesse de 15 pieds à l’heure. Le jeu des vis peut varier de 1 1/2 à 3 et même 4 pouces par révolution, suivant la densité de la matière à pénétrer. Deux hommes sont continuellement occupés à dépouiller la tourbe amenée dans le fond du bateau des détritus et des racines qu’elle contient. Un élévateur décharge enfin la tourbe dans une trémie, et de celle-ci dans la partie du système où elle est définitivement délivrée de toute matière étrangère.

Les traverses que l’on voit représentées sur notre première gravure, et qui sont fixées au bateau mécanique dont nous venons de parler, distribuent à angle droit, sur une largeur arbitraire, la tourbe extraite du chenal. Celle-ci se répand d’elle-même sur l’aire qu’on lui a réservée, et sur une épaisseur de 9 pouces environ. Les remblais sur les rebords du chenal, et qui sont formés des détritus enlevés de l’aire sur laquelle est déposée la tourbe, séparent celle-ci de l’eau et l’empêchent de s’y mêler. À 90 pieds de chacun de ces remblais, l’on en pratique un autre, avec une épaisseur double et dans le même but.

Il s’agit ensuite de niveler ce dépôt ; c’est une opération importante. De l’uniformité d’épaisseur de la couche dépendent principalement la solidité de la tourbe et sa dureté ; quand elle est dure, sa valeur est augmentée en ce sens qu’elle peut mieux résister à l’action de la pluie et à celle du soleil.

Exploitation de la tourbe au Canada. — Découpage des briquettes dans le lit de tourbe.

Après deux jours environ, la pulpe, partiellement desséchée par l’action du soleil à la surface, et par l’action du drainage dans les couches inférieures, se réduit et craque en se consolidant. C’est le moment de couper la tourbe transversalement. Cela se pratique au moyen de couteaux recourbés, à six pouces d’écart, et montés sur un mécanisme, et que l’on promène sur la surface à entamer. Deux hommes, l’un de chaque coté de l’aire, procèdent à cette opération. Au bout de quelques jours, — à moins que le temps ne soit pas favorable, — la tourbe est coupée longitudinalement. Notre deuxième gravure représente ce travail important. Il est nécessaire de séparer la tourbe dans toute sa profondeur. Il faut ensuite empiler en meule les briques de tourbe. Quand le temps est favorable, une quinzaine de jours suffisent. L’opération de l’empilement se fait par des hommes et des enfants. Chaque homme a pour auxiliaires trois enfants : il détache les briques ; ses aides les enlèvent et les empilent par quatre, appuyées les unes contre les autres, et se touchant par le haut ; une cinquième repose ensuite sur les précédentes. Les briques demeurent dans cette position pendant quelques jours, ensuite elles sont renversées et replacées dans la position précédente. Finalement, on les place sur des bateaux de transport, et on les emporte au stock.

L’exploitation de la tourbe au Canada occupe un grand nombre d’ouvriers ; elle est une des sources de prospérité de ce pays. L. Lhéritier.