L’Exercice du pouvoir/Partie V/30 septembre 1936

Gallimard (p. 238-255).

Au Sénat, la loi monétaire rencontra une assez vive opposition, fondée surtout sur des considérations de politique intérieure. Dans son intervention, à la séance du 30 septembre, Léon Blum répondit sur le même terrain, donnant des explications aussi franches que complètes :

Messieurs,

Je voudrais d’abord m’excuser auprès du Sénat si j’ai reculé jusqu’à cet article les explications que je lui devais et qui seront, il le comprendra, des explications d’ordre politique. Il ne saurait s’en étonner ; il en sera encore moins surpris, après le vote qu’il a émis tout à l’heure sur l’article premier du projet de loi[1].

Je ne me dissimule pas, messieurs, le sens de ce scrutin. Votre assemblée était en réalité, cela a été dit à plusieurs reprises à la tribune, et cela résulte de l’évidence des choses, en face d’une opération déjà accomplie, déjà irrévocable. Et il en est fatalement ainsi, car aucun Gouvernement ne peut préparer une opération d’alignement monétaire autrement que dans le secret, dans un secret qu’il s’efforce de rendre impénétrable. Et à partir du moment où ce secret est rompu, à partir du moment où la première parole publique est prononcée, l’opération est déjà faite. Il suffit d’avoir parlé, en telle matière, pour avoir agi. Je l’ai dit à la Chambre : il est, il serait très facile de renverser ce Gouvernement ; il serait très difficile, presque impossible, de revenir sur ce qui a été fait.

Vous le savez, messieurs, et cependant, le sachant, une Assemblée aussi prudente et aussi expérimentée que la vôtre vient tout à l’heure de se partager en deux parties à peine inégales, quand il s’agissait de cette constatation de fait. Dès votre premier contact avec le Gouvernement, par vos votes, vous avez donc tenu à lui manifester vos sentiments, sentiments que je ne me charge pas, parce que ce n’est pas mon rôle, de définir d’une façon parfaitement précise, mais qui ne traduisent manifestement pas une confiance unanime, ni même la confiance unanime des groupes politiques de cette Assemblée dont les partis sont représentés au Gouvernement.

C’est à cela que je veux répondre, et répondre selon mon usage. Vous me connaissez peu, mais mes collègues de l’autre Chambre savent que, dans de telles conjonctures, j’ai coutume de répondre avec franchise et netteté. Je veux donc m’expliquer là-dessus au Sénat, à visage découvert, sans rien dissimuler de ma pensée. Quelle est la raison — telle que je la trouve, selon moi, à travers les discours que j’ai entendus ou qui m’ont été rapportés, puisque je n’ai pas eu la bonne fortune de les entendre tous — quelle est la raison des sentiments qui se traduisent par le scrutin auquel je viens de faire allusion ?

J’ai entendu mon honorable ami, M. Fourcade, l’autoritaire M. Fourcade, me reprocher aimablement mon manque d’autorité. Je suis très mauvais juge en ce qui concerne mon autorité personnelle. Je sais cependant par expérience qu’il y a divers moyens d’exercer l’autorité, que les apparences et le ton de l’autorité ne sont pas toujours l’autorité réelle, qu’il arrive, qu’il est arrivé déjà, à d’autres assurément, que l’autorité s’exerce par des moyens de persuasion, intellectuelle ou politique. Je ne sais si je dispose de telles armes et de tels moyens, mais je tiens à dire à cette Assemblée que si je manque peut-être d’autorité, je sais bien que je ne suis pas un homme faible, que je ne suis pas un homme qui manque de courage.

Je n’ai pas manqué de courage quand, dans ce pays, les institutions de la République furent menacées ; je n’ai pas manqué non plus de courage au 6 février. Je ne manquerai pas demain de courage, à la tête du Gouvernement, si de nouvelles tentatives factieuses devaient menacer les institutions républicaines. Je me réjouis de ce que, sur vos bancs, on en écarte jusqu’à la possibilité ; comme chef du Gouvernement, je ne pourrais peut-être pas être aussi optimiste.

Peut-être n’ai-je pas manqué de courage dans toutes les circonstances récentes et peut-être, en fin de compte, faut-il aussi au Gouvernement un certain courage pour venir devant vous avec le projet de loi dont vous êtes saisis, car le problème de la dévaluation, ce n’est pas d’aujourd’hui, ce n’est pas depuis trois mois qu’il se pose. Peut-être, jusqu’à présent, le souci des gouvernements a-t-il été de l’éluder et de le transmettre à leurs successeurs plutôt que de l’aborder et de le traiter eux-mêmes.

Messieurs, un honorable sénateur, Monsieur le comte de Blois, je crois, m’a parlé tout à l’heure des occupations d’usines. Je suis prêt à aborder ce sujet devant le Sénat, comme tous les autres.

Messieurs, je suis un socialiste, vous le savez ; je l’ai dit un jour et je ne crains pas du tout de le répéter ici, je ne suis même pas un homme politique qui a fait du socialisme, je suis un socialiste que son parti a chargé de faire de la politique. Mais, à la tête du Gouvernement, je ne représente pas le socialisme, je ne suis pas le chef d’un Gouvernement socialiste.

Le programme que je me suis chargé et que j’ai été chargé par mon parti d’appliquer au Gouvernement, n’est pas le programme socialiste.

Je préside un Gouvernement de coalition, chargé d’appliquer un programme dressé en commun entre les différents partis qui le composent et, dans cette collaboration avec les représentants d’autres partis, je ne crois pas avoir jamais manqué de loyauté. C’est toujours la pensée commune que j’ai essayé d’exprimer par une action commune.

Je ne suis donc pas, je le répète, un chef de Gouvernement dont l’intention, même secrète, même hypocrite, soit d’appliquer au pouvoir les doctrines de son parti. Un jour viendra peut-être dans ce pays où le parti socialiste sera assez fort, assez puissant, aura poussé assez loin sa force de pénétration et de persuasion pour que d’autres actions soient possibles. Nous n’en sommes pas là. Ce n’est pas ce rôle que je joue.

Messieurs, on a beaucoup parlé des atteintes portées au droit de propriété, aux droits individuels. Le Gouvernement que je préside n’est pas un Gouvernement d’expropriation, il n’a pas pour objet de réaliser directement ou obliquement une expropriation révolutionnaire de certaines formes de la propriété capitaliste. Ce n’est pas le mandat que j’ai reçu et ce n’est pas l’intention que j’ai.

Seulement, sans entrer dans aucun débat sur le droit de propriété, est-ce que ce droit de propriété a toujours été considéré par le législateur comme quelque chose qui dût surmonter tous les intérêts collectifs et qui dût prévaloir contre eux ? Quand vous avez pris des mesures concernant les loyers, ne légifériez-vous pas contre la propriété individuelle ? Quand des décrets-lois ont réduit les loyers, n’ont-ils pas, je ne voudrais pas dire légiféré, mais le verbe me manque, contre la liberté individuelle ? Quel est le devoir d’un homme politique ? Certes, les droits individuels comptent pour lui et il doit les faire respecter, mais son premier devoir, c’est avant tout de considérer les intérêts collectifs dont il a la charge.

Vous avez, messieurs, applaudi, par exemple, il y a bien des années, un homme qui a été longtemps l’honneur de cette Assemblée, Waldeck-Rousseau, qui se justifiait devant vous d’avoir admis le défilé du drapeau rouge dans les grèves, ou d’avoir refusé de faire intervenir l’armée pour protéger la liberté du travail. Oui, messieurs, et quel est l’homme politique qui puisse raisonner autrement ? Les droits individuels, comme le droit de propriété de l’exploitant industriel sur son usine, sont choses assurément sacrées ; mais il y a dans un pays des intérêts collectifs qui, aux yeux de tout homme de Gouvernement, doivent encore prévaloir.

Quand nous avons pris le pouvoir il y a quatre mois, qui donc aurait soutenu que le devoir du Gouvernement était de faire prévaloir le droit individuel, le droit de propriété de l’exploitant industriel contre ces intérêts collectifs qui s’appellent la paix publique et la paix sociale ? Personne, messieurs, personne ne nous l’a demandé. Personne à ce moment n’a soutenu une pareille thèse, pas même — et je leur rends cet hommage — les représentants du patronat.

Qui aurait soutenu cela ? J’ai dit un jour à la Chambre à l’opposition qui, dès cette époque, m’attaquait sur ce terrain : « Vous me demandez d’user de la force en ce moment ? Vous me conseillez d’employer la garde mobile ou peut-être l’armée pour faire évacuer les usines de la métallurgie parisienne ? Est-ce cela que vous me demandez ? » Toutes les voix se sont élevées : non, non ! ce n’est pas cela !

Pour ma part, j’affirme que, dans cette période, le devoir de tout chef de Gouvernement, et à plus forte raison de tout chef de Gouvernement républicain, était avant tout d’apaiser un conflit qui pouvait dégénérer en une véritable guerre civile.

Si mes collègues et moi nous avons pu rendre un service à notre pays, c’est en effet d’avoir contribué à cet apaisement ; et si notre Gouvernement, tant attaqué et tant honni, peut garder, non pas dans l’histoire, à laquelle aucun de nous ne prétend, mais au moins vis-à-vis de juges équitables, une raison d’être, c’est que peut-être, en effet, il a rempli cette tâche mieux qu’un autre, plus efficacement qu’un autre ne l’aurait fait.

Je ne dis pas que la situation soit aujourd’hui la même ; et c’est le devoir de l’homme politique de peser à chaque instant, dans leurs relations et dans leurs poids respectifs, les intérêts et les droits. J’affirme qu’à cette époque — en juin et en juillet — le premier devoir du Gouvernement était d’éviter des actes de répression qui auraient tourné à une véritable guerre sociale, et d’essayer de rétablir la concorde, dans l’équité et dans la justice des relations contractuelles.

Quand les Chambres se sont séparées, ces conflits étaient à peu près apaisés ; la statistique des grèves et des occupations, au commencement de septembre, était à peu près nulle. Dans la seconde quinzaine de septembre, les mouvements ont recommencé. Ils commencent de nouveau à s’apaiser.

Mais ici, je dois dire, avec la même clarté et avec la même franchise que tout à l’heure, ce que je pense. Aujourd’hui, le plus grand danger pour notre pays, ou du moins un très grave danger, et au dedans et au dehors, serait que cette période d’agitation sociale se prolongeât davantage.

Je pense qu’un effort de restauration économique comme celui que nous avons tenté et comme celui que nous reprenons, pour lequel nous avons l’espoir de réussir avec la mesure que nous présentons maintenant au Parlement, doit attendre son succès, pour la plus large part, de l’instauration de rapports confiants et paisibles dans le monde du travail, de l’établissement de l’ordre public et de l’ordre légal. Je l’ai dit à la Chambre et je le répète au Sénat.

Ce qui est vrai de l’intérieur, l’est aussi, je dirai l’est davantage de l’extérieur. Des incidents sociaux, travestis, grossis par la propagande la plus haineuse et souvent la plus perfide, gênent non seulement le prestige, mais la sécurité de notre nation, dont nous savons, messieurs, que nous avons la garde. Ce devoir, nous le remplirons ; j’ai dit, hier, à la Chambre, que je pouvais sur ce point m’engager avec d’autant plus d’assurance que notre état d’esprit, que notre résolution concordaient exactement avec ceux des organisations ouvrières et que nous savions que celles-ci ont en nous assez de confiance pour nous éviter d’employer d’autres moyens que la persuasion et la conciliation.

Je voudrais aussi m’expliquer devant le Sénat sur nos rapports avec les organisations ouvrières. C’est, paraît-il, une faute et un crime pour le chef d’un Gouvernement républicain d’être en conversation avec la Confédération Générale du Travail, d’être, on m’a dit hier à la Chambre, le valet, mais disons simplement l’ami de M. Léon Jouhaux.

Quelle est donc, messieurs, cette nouvelle conception toute fraîche de la vie et du devoir d’un gouvernement républicain ? J’ai vu souvent M. Léon Jouhaux ; j’ai vu bien d’autres gens. J’ai vu des banquiers quand il le fallait, j’ai réuni à la table de l’hôtel Matignon M. Léon Jouhaux et les représentants de la Confédération Générale du Travail avec les représentants des deux cents familles ; et mon ami, M. Paul Reynaud, me l’a finement et élégamment, comme c’est son usage, reproché dans un de nos dialogues de la Chambre.

Suis-je le premier à avoir vu M. Jouhaux ? Il y a 22 ans, à la veille de la mobilisation, des Gouvernements qui avaient établi le carnet B n’ont pas été autrement fâchés de s’entretenir avec M. Léon Jouhaux. Et ce n’est pas à moi que la légende prête le mot : « Voilà mon fauteuil, prenez ma place » ; c’est à M. Clemenceau.

Messieurs, je ne prête pas ma place à M. Jouhaux, mais je suis son ami et, en effet, il m’arrive, et il m’arrivera, de conférer avec lui et avec les autres représentants des organisations ouvrières. Je ne sais pas, quant à moi, et je ne conçois pas — peut-être ai-je une notion surannée de la République — ce que serait un Gouvernement républicain qui voudrait gouverner en dehors du contact avec la démocratie ouvrière organisée.

Si c’est un crime de ma part de penser cela, il est irrémédiable. Vous n’aurez de ma part ni contrition, ni repentir, ni quoi que ce soit qui y ressemble.

Au surplus, a-t-il été possible à aucun moment de l’histoire de la République de la défendre sans le secours de la classe ouvrière ? Est-ce que, si des menaces étaient de nouveau dirigées contre elle, il serait possible d’envisager sa défense sans le concours, sans le contact de la classe ouvrière ?

Je pense que, pour le Gouvernement que je préside, ce contact avec les organisations ouvrières n’est ni une faiblesse que nous devions subir, ni une faute dont nous devions rougir. Je pense que c’est une force et tous ceux qui, dans ce pays, tiennent à la paix sociale devraient s’en réjouir ; car c’est une chose étrange de s’élever contre les organisations ouvrières quand elles se dressent contre tous les Gouvernements quelconques dans une sorte d’opposition indistincte et, ensuite, de leur reprocher leur collaboration avec le Gouvernement quand elles entreprennent avec lui, dans le cadre de la légalité républicaine, une tentative de travail et de réalisation commune.

Messieurs, les observations que je fais ne sont pas oiseuses, je ne le pense pas. Elles touchent, je crois, au fond du débat politique, au fond du malentendu politique qui existe entre vous et nous ; et depuis que ce Gouvernement est constitué, vous pensez bien que j’ai assez, — je ne dirai pas d’expérience, puisque mon expérience du Gouvernement est fraîche, — mais que j’ai tout au moins assez de clairvoyance pour l’avoir pénétré.

Je sais bien dans quel état d’esprit vous avez voté les lois que nous vous avons apportées au début de cette législature. Je sais très bien que, sans vouloir entraver notre expérience, et j’en remercie votre loyauté, vous ne l’approuvez pas. J’ai entendu l’énoncé de vos inquiétudes. Vous sentiez bien qu’il n’était pas possible à vous, Sénat, d’entrer en conflit, au lendemain des élections, avec un Gouvernement directement issu de la volonté du suffrage universel, c’est-à-dire du pouvoir souverain en République. Mais, sans doute, souhaitiez-vous, sans doute souhaitez-vous encore, que d’autres combinaisons politiques assument la direction du Gouvernement dans ce pays : c’est votre droit, rien de plus naturel, rien de plus légitime. Mais c’est mon devoir à moi de vous parler comme je le fais, de ne pas vous dissimuler ce que nous sommes, de ne pas dissimuler le sens et la portée de ce que nous faisons.

On a beaucoup parlé de l’expérience Blum. C’est me faire bien de l’honneur. C’est encore, je crois, mon charmant ami Paul Reynaud, je le dis sans nulle ironie, qui, le premier, à la Chambre, a employé cette expression. Si cette expression a un sens, voici celui qu’elle comporte. Rendez-vous compte qu’il est bien grave. C’est de savoir dans quelle mesure, jusqu’à quel degré, il est possible de réaliser une certaine quantité de progrès social et d’égalité humaine à l’intérieur des cadres légaux, à l’intérieur du régime républicain, à l’intérieur du système de société, de propriété qui est le système actuel de la France.

Voilà le sens de cette expérience. Vous le sentez par instinct ou même par réflexion, et c’est pourquoi l’échec de cette expérience aurait pour ce pays une importance et peut-être une gravité qui ne peut pas vous échapper.

Tel est exactement cet état d’esprit que je viens de vous définir, avec une franchise à laquelle tout au moins vous rendrez hommage. Je ne sais pas si j’ai eu « l’autorité » pour m’exprimer devant vous, mais vous conviendrez que j’en ai eu le courage.

C’est exactement ce même état d’esprit qui nous a inspirés quand nous avons rédigé le projet de loi tel que nous l’avons présenté à la Chambre des députés. Ces articles 14, 15 et 15 bis, que la commission a disjoints et auxquels elle a substitué l’article 13 bis qui vous est maintenant soumis, s’inspiraient de la même pensée. En présence d’une opération monétaire et économique telle que la dévaluation, ces textes-là tendaient à réaliser, à procurer l’atmosphère politique, morale, sociale, que nous jugions nécessaire à la réussite.

Je ne veux dire qu’un mot du fond de ces mesures, car j’ai placé volontairement le débat sur un autre plan. On nous a dit à la Chambre des députés, du côté de la délégation des gauches, c’est-à-dire du côté des groupes qui constituent, à la Chambre, la majorité, que ces textes, tels que nous les avions préparés, comportaient une contradiction ou, pour le moins, qu’ils accusaient une imprudence. On nous a dit — cela a été répété au Sénat et c’est au fond l’idée maîtresse du rapport de mon honorable ami M. Abel Gardey — « Comment ! vous pensez, en tout cas, vous déclarez, que la dévaluation ne doit pas entraîner de hausse des prix, ou du moins que des hausses très peu sensibles, et vous agissez comme si vous étiez à la veille d’une hausse si brusque, si nette, qu’il soit nécessaire de proposer tout de suite au Parlement les moyens d’en compenser les effets. »

On nous a dit : « il y a là une contradiction » et l’on a ajouté : « il y a aussi un danger parce que, en prévoyant ainsi la hausse, en prenant contre elle des mesures si précises et si proches, vous l’annoncez, et en l’annonçant, vous la légitimez dans une certaine mesure, peut-être même vous contribuerez à la provoquer ».

Je ne déforme pas, je crois, la pensée de la majorité de la commission sénatoriale et je note ainsi assez exactement le leitmotiv du rapport et du discours de mon honorable ami M. Abel Gardey.

Quand on nous a fait cette objection, à la délégation des gauches, nous avons senti ce qu’elle avait de juste et c’est pour en tenir compte que nous avons accepté le remplacement des articles 14, 15 et 15 bis par l’article nouveau qui figurait dans le texte que la Chambre a envoyé au Sénat, texte rédigé volontairement dans des termes extrêmement vagues, où l’on ne précisait et n’excluait aucune catégorie sociale, où l’on ne précisait ni excluait aucune des mesures par lesquelles on pourrait parer à une hausse.

Même assorti de ces précautions, votre commission n’a pas accepté le texte de la Chambre et elle vous propose un texte dont toutes dispositions de ce genre, que ce soient celles de la Chambre ou toute autre inspirée du même esprit, sont bannies.

Je veux dire au Sénat pourquoi il est impossible au Gouvernement de donner son assentiment à la décision prise à cet égard par la commission des finances. Une dévaluation monétaire, à mon sens, peut s’accomplir, en effet, sans que les prix en soient sensiblement affectés. Je ne reprends pas pour la dixième fois une démonstration théorique dont, à cette heure, vous devez être las, et qui ne serait pour vous que fastidieuse.

En économie fermée, théoriquement, un changement de la parité or de la monnaie ne devrait exercer aucune influence sur les prix. Même en économie soumise à des lois d’osmose ou à des échanges capillaires, même dans une économie où pénètrent des matières premières ou des marchandises internationales, on peut et on doit raisonnablement supposer que cet élément d’accroissement des prix de revient peut être compensé par la réduction d’autres éléments, tels que le taux d’intérêt, la circulation plus rapide des capitaux et la répartition sur un plus grand nombre d’unités produites, ou sur un chiffre de francs plus élevé, des charges fixes et invariables des entreprises. Je ne reviens pas là-dessus, encore une fois, car le Sénat est complètement éclairé.

Cependant, est-il possible d’exclure complètement d’un texte comme celui-ci toute prévision d’une hausse possible ? Et la hausse reste possible, en raison même de ces phénomènes d’échange, d’osmose, dont je parlais tout à l’heure. Car la plus grande différence entre la dévaluation anglaise, par exemple, et la dévaluation française, c’est que la dévaluation anglaise s’est produite au moment d’une baisse verticale des prix mondiaux, qui a compensé et au delà les effets possibles de la dépréciation monétaire ; tandis que nous dévaluons, nous — c’est à la fois une circonstance malheureuse et une circonstance heureuse — dans un courant absolument contraire, nous dévaluons dans un moment de reprise et de hausse de prix mondiaux, phénomène qui, lui non plus, ne peut être contesté ici par personne.

Peut-on exclure complètement cette hypothèse ? Peut-on surtout, messieurs — car c’est pour moi l’essentiel, je l’avoue — peut-on, se plaçant sur le plan politique, moral et social, exclure d’un texte comme celui-ci toute formule donnant aux catégories sociales qui seraient le plus directement éprouvées par une hausse des prix l’indication que le législateur pense aux moyens de les sauvegarder et prépare déjà en quelque mesure ces moyens ?

Je ne demande que cela au Sénat, mais je le demande très fermement.

Je ne lui demande pas de réintégrer dans le texte la formule ou l’idée de l’échelle mobile. J’ai accepté, devant la Chambre, qu’elle disparût. Ce n’est pas pour vous demander de la réintroduire.

Et cependant, messieurs, puisque le Sénat — et je l’en remercie — m’a permis de prendre avec lui ce ton de libre franchise, laissez-moi vous dire que lorsque le Gouvernement a introduit dans ce projet l’idée de l’échelle mobile, il n’était pas à ce point atteint d’aberration. Il ne commettait pas une erreur si absurde. Il ne faisait pas quelque chose de si imprévoyant et de si fou.

Nous vivons dans un temps où vraiment les plus étranges contradictions apparaissent aux observateurs, même quand ces observateurs sont aussi peu désintéressés que je puis maintenant l’être. Savez-vous ce que c’est que l’échelle mobile ? C’est une mesure de conservation sociale. Ce n’est pas une mesure révolutionnaire, une mesure syndicaliste. C’est une mesure conservatrice.

L’échelle mobile est un procédé qui fixe, qui consolide, qui cristallise le pouvoir d’achat effectif des revenus du travail, alors que la revendication toute naturelle du monde du travail est, au contraire, la croissance continue du pouvoir d’achat réel de ses salaires. Dans la doctrine ouvrière, dans la doctrine syndicaliste, cette croissance continue du pouvoir d’achat des salaires est la rançon même du progrès général.

Elle est la part faite à la classe ouvrière, aux travailleurs, dans l’accroissement de la production et dans le développement de la richesse. Aujourd’hui cette mesure conservatrice, l’échelle mobile des salaires, je ne sais par quel incompréhensible paradoxe, ce sont les associations ouvrières, c’est la Confédération Générale du Travail qui la réclament, tout au moins qui se disposent à l’accepter ; et, au contraire, ce sont les organisations les plus élevées du patronat qui la rejettent et qui s’adressent aux Assemblées et au législateur pour leur demander de l’écarter.

D’autre part, y a-t-il quelqu’un ici qui puisse imaginer, en cas de hausse sensible des prix, que l’on puisse éviter la hausse de salaires ? Qui le croit possible ? Les salaires actuels en France, même avec le relèvement général de l’accord Matignon, même avec les rajustements qui proviennent de la conclusion des contrats collectifs, sont encore inférieurs aux taux de 1930.

Vous pensez que, dans un mouvement de grande extension des affaires, de hausse sensible des prix, les revendications sur les salaires pourront être évitées ? Préférez-vous qu’elles se présentent dans le désordre et dans la lutte, ou bien qu’elles soient d’avance réglées par le jeu de contrats et aussi de juridictions créés et acceptés par les organisations intéressées ?

Tout à l’heure je vous disais : mesure de conservatisme social. Je vous dis maintenant : mesure de paix sociale. Or, chose étrange, ce sont les organisations ouvrières qui sont conservatrices et pacifiques, et ce sont certaines expressions du grand patronat qui semblent ne vouloir ni de la conservation ni de la paix.

Les contrats collectifs comportant l’échelle mobile des salaires existent depuis des années dans l’industrie du livre. L’échelle mobile figure dans les derniers contrats collectifs dont nous ayons connaissance : le contrat du textile du Nord rédigé sous les auspices de mes amis MM. Camille Chautemps et Roger Salengro, le contrat du textile des Vosges, rédigé sous l’arbitrage de mon ami M. Marc Rucart.

Vous me permettrez, monsieur le Président de la Commission des finances, de porter à la tribune la toute petite rectification que je m’étais permis de vous soumettre à vous-même, en indiquant que les contrats collectifs avec échelle mobile existent en Belgique. Ils préexistaient à l’expérience Van Zeeland, et parmi les lois de pleins pouvoirs que M. Van Zeeland a fait voter, existe un texte qui délègue au roi des pouvoirs illimités en matière de rajustement des traitements, allocations, indemnités, salaires de toute espèce et de toute nature.

Vous le voyez, messieurs, nous n’avons pas été tout à coup atteints d’aberration et d’imprudence allant jusqu’à la folie.

Je veux répondre à l’objection de l’honorable M. Hervey et à d’autres du même ordre qu’on nous a faites. On nous a dit : « Avec l’échelle mobile, impossible d’établir un prix de revient. » Pourquoi, alors, de grands patrons assez conscients de leurs intérêts ont-ils laissé cette clause s’installer dans les contrats collectifs ? Représentez-vous d’ailleurs qu’une augmentation de 3, de 5 ou de 10 % sur les salaires, après des publications d’indices qui paraissent tantôt tous les trois mois, tantôt tous les six mois, qui, en tout cas, paraissent trop rarement et avec trop peu de contrôle, constitue une fraction infinitésimale du prix de revient : 3 % ou 5 % d’une moyenne de 30 % ; car, en général, c’est pour 30 % que le salaire entre dans un prix de revient. Cela varie, certes, à l’infini : de 4 à 5 % jusqu’à 80 et 85 %, mais les économistes admettent sur l’ensemble de la production nationale que 30 % est une moyenne à peu près exacte.

Eh bien ! un tel pourcentage de variation sur 30 % du prix de revient a moins d’effet qu’une augmentation du taux de l’escompte ou qu’une variation dans le cours de matières premières telles que le coton ou le cuivre, sujettes à des mouvements de bourse que vous connaissez tous ; cela a moins d’importance que telle ou telle disposition fiscale.

Messieurs, il ne faut pas exagérer cela ; et si j’entrais dans le détail — ce que je ne veux pas faire, surtout à une pareille heure — je vous dirais que cette impossibilité de prévoir les prix de revient existe d’autant moins que la plupart du temps le prix de la marchandise est fixé quand la hausse des prix généraux est déjà acquise, alors qu’elle a été fabriquée avec des salaires plus bas ; que le décalage qui existe forcément entre l’augmentation des prix et l’augmentation consécutive des salaires s’exerce toujours au détriment des travailleurs.

Quant à la question de la baisse des salaires, monsieur Hervey, on a inscrit des clauses de baisse des salaires dans les contrats de Lille et des Vosges. Les contrats collectifs ne sont d’ailleurs conclus, vous le savez, que pour une assez faible durée. Quelle est l’organisation ouvrière qui, si elle se trouvait en présence d’une baisse générale du coût de la vie, préférerait charger le patronat de taux de salaires trop lourds, au risque d’entraîner la fermeture de l’usine, la ruine de l’industriel et son propre chômage généralisé ? Et d’autre part, ne serait-il pas bien de lutter contre cette habitude qu’on n’a que trop suivie en France, vous le savez, et qui consiste, quand le prix de revient paraît trop élevé, à procéder tout d’abord à ce geste paresseux et facile de l’amputation des salaires, alors que la compression des prix de revient pourrait, au bénéfice de tous, s’obtenir avec d’autres moyens.

N’est-il pas de l’intérêt de l’industriel de rechercher précisément d’autres modes de compression des prix de revient, ne serait-ce que pour maintenir la stabilité de son personnel autour de lui, d’éviter cette dispersion, vraiment dramatique parfois, du monde ouvrier, embauché ici, débauché là, pour lequel il n’y a plus ni fixité, ni sécurité ? Et ne croyez-vous pas que si l’échelle mobile pouvait aboutir à ce que le patronat exerçât ses efforts dans ce sens, l’effet en serait heureux et pour la classe ouvrière et pour le patronat et pour la société économique toute entière ?

Messieurs, je me suis accordé à moi-même une petite justification bien vaine, puisque je ne vous demande pas, je le répète, de réintroduire dans le texte la notion de l’échelle mobile ; mais je crois vous avoir montré, malgré tout, que les textes que nous avions rédigés et que nous avons présentés devant la Chambre présentaient par eux-mêmes quelque consistance et que l’on pouvait les justifier par des arguments assez forts.

Je ne vous demande pas de les reprendre ; ce que je vous demande et ce que je vous redemanderai tout à l’heure, messieurs, c’est de rechercher la formule qui impliquera cette adhésion du Parlement au principe de la compensation pour ceux qui subiraient avec le plus de cruauté et d’iniquité les conséquences onéreuses d’une hausse des prix, et de mettre le Gouvernement en état de préparer les méthodes et les textes qui permettraient, le cas échéant, de ne pas être surpris et d’éviter de nouveaux conflits et de nouvelles collisions sociales. Je pense que votre Assemblée à cet égard, sur tous les bancs, est animée du même désir et du même espoir.

Cette recherche, nous la ferions comme nous l’avons déjà faite, d’accord non seulement avec les organisations ouvrières, mais avec les organisations patronales. C’est cet accord général que nous tenterions de réaliser, comme nous l’avons déjà tenté il y a quelques semaines et comme nous y avons réussi au moment des accords Matignon.

Messieurs, j’ai terminé. Les dernières paroles que j’ai prononcées sont, je crois, assez claires pour vous. Le Gouvernement ne peut pas prendre la responsabilité de donner son assentiment au texte qui sera voté tout à l’heure par le Sénat et il ne pourrait pas, sans manquer à la franchise, laisser espérer au Sénat que ce texte sera adopté, tel qu’il va sortir de ses délibérations, par la majorité de l’autre Assemblée. Vous allez donc vous trouver dans quelques heures en face de ce problème politique dont j’ai essayé tout à l’heure, sans rien dissimuler de ma pensée, de vous définir les éléments. Dans de telles conditions intérieures et extérieures, au lendemain d’une opération comme celle que malgré tout vous aurez votée ou qu’il faudrait tout de même voter dans quelques jours, nul plus que moi — et croyez-moi, ce n’est pas une formule de rhétorique, une précaution oratoire — ne déplorerait dans un pareil moment un conflit entre les deux Assemblées ou l’impossibilité d’une transaction entre l’une de ces Assemblées et le Gouvernement.

Je pose la question simplement, clairement. Je demande au Sénat de l’examiner avec toute la gravité qu’elle comporte et je la livre aux réflexions du Sénat républicain.


  1. L’article premier avait été voté par 137 voix contre 127.