L’Exercice du pouvoir/Partie V/28 septembre 1936

Gallimard (p. 218-237).

L’examen de la loi monétaire par le Parlement fit l’objet de quelques journées de discussions. Léon Blum prononça, à la Chambre, dans la nuit du 28 au 29 septembre, un grand discours, retraçant les causes et les buts des mesures proposées par le Gouvernement :

C’est à l’amendement déposé par M. Campinchi et quelques-uns de ses collègues, en vertu d’un droit qui leur appartenait aussi bien qu’à tous les auteurs des amendements déposés depuis le commencement de ce débat, que je voudrais rattacher les quelques observations que j’ai l’intention de présenter à la Chambre. Je n’ai pas voulu la fatiguer ni abuser de sa patience en montant plusieurs fois à la tribune, en sorte que ces observations dépasseront peut-être quelque peu le champ de l’amendement Campinchi et des articles auxquels cet amendement se substitue.

Vous me permettrez d’abord de répondre à quelques remarques faites au cours de la dernière période de ce débat, à une en particulier qui m’a beaucoup frappé, et qui émanait de l’honorable M. Schuman.

Dans le remarquable discours qu’il a prononcé, M. Schuman vous a dit : « Vous discutez, mais en réalité vous vous trouvez devant le fait accompli. »

C’est vrai dans une très large mesure. Il en est ainsi, et il en est à peu près fatalement ainsi, chaque fois qu’il s’agit d’opérations de la nature de celle que nous soumettons en ce moment aux Chambres françaises.

Il est impossible à tout Gouvernement quel qu’il soit de ne pas garder le secret le plus profond jusqu’au moment où sa décision peut être rendue publique. À partir du moment où elle est connue, il se trouve qu’elle est déjà exécutée par la publicité même qu’elle a reçue.

Dès qu’un Gouvernement a parlé d’alignement monétaire, cet alignement est fait, à peu près irrévocablement fait. Il en est fatalement ainsi, et aucun Gouvernement, si respectueux soit-il des prérogatives et de la souveraineté parlementaires, n’aurait pu agir autrement que nous l’avons fait nous-mêmes.

Il serait très facile aujourd’hui à la Chambre souveraine de nous renverser, par exemple si elle ne trouvait pas nos explications suffisantes ; il lui serait très difficile, presque impossible, de revenir sur ce qui a été fait.

Il ne peut pas en être autrement, je le répète après M. Schuman. Et ainsi, par la force des choses, ce que nous avons pu, mon ami Vincent Auriol et moi-même, dire aujourd’hui, devant la Chambre, a eu nécessairement le caractère d’explications et de justifications.

Je voudrais, après mon ami Vincent Auriol et après M. Mendès-France, vous rappeler devant quelle situation nous nous sommes trouvés quand nous nous sommes installés au Gouvernement.

Je n’ai pas à revenir sur la politique de la déflation. Il ne s’agit ni de l’attaquer, ni de la justifier. Il s’agit seulement de se souvenir qu’au lendemain des élections du 6 mai, dans un pays dont le régime est la République et où, par conséquent, la volonté du suffrage universel fait loi, il n’était au pouvoir de personne de revenir, sous une forme quelconque, à la politique de déflation. Bonne ou mauvaise, elle était condamnée par le suffrage universel et elle était devenue impossible.

Messieurs, puis-je vous dire, pendant cette période, assez étrange à certains égards, qui s’est écoulée avant que nous nous installions au pouvoir, pendant ce mois où, suivant l’expression charmante de mon ami, M. Paul Reynaud, j’étais « un dauphin couronné », puis-je vous dire toutes les pressions qui ont pu s’exercer autour du dauphin, ministre des Finances, et autour de moi-même, pour que, dès notre premier contact avec le Parlement, nous lui présentions un projet de loi de dévaluation ?

Faut-il vous dire quels conseils nous sont venus de toutes parts ?

C’était le moment, vous vous en souvenez, où d’étranges conversions devenaient publiques, où la grâce avait brusquement touché des hommes politiques, des théoriciens fameux, de grands journaux.

On nous disait :

« Quelle chance vous avez ! Vous allez pouvoir dévaluer tout de suite. Toutes vos difficultés vont se trouver résolues en un clin d’œil. Pour vous, plus de questions de budget, plus de questions de trésorerie. Vos plans de réformes sociales, vos programmes de grands travaux pour résorber le chômage, vont être aussitôt alimentés par une caisse abondante, par le reflux des capitaux. »

Si je pouvais dire à la Chambre de quelles bouches nous sont venus à ce moment de semblables avis, de semblables conseils, prenant parfois la forme d’une pression amicale…

On ajoutait, et Vincent Auriol doit se souvenir de ces propos qui prennent aujourd’hui pour lui et pour moi une saveur particulière :

« Faites donc la dévaluation tout de suite ! Si vous la faites tout de suite, vous pourrez la présenter au pays comme la conséquence directe, immédiate, inéluctable de la situation qui vous est léguée. Tout le monde comprendra qu’elle est la conclusion de l’inventaire que vous allez dresser. Le pays connaît la situation que vous trouvez. Il sait quelle quantité d’or est sortie depuis dix-huit mois. Il sait qu’à ces 20 ou 25 milliards d’or sortis de l’encaisse n’ont pas correspondu des rentrées de billets en nombre équivalent, puisque la circulation est restée étale, en sorte que tout s’est passé depuis un an et demi environ comme si l’on avait vécu sur l’encaisse.

« Le pays sait que la capacité d’emprunt à court terme est épuisée au point que, pour les dix derniers milliards de bons du Trésor, il a fallu recourir aux procédés d’aval et de réescompte qui sont aujourd’hui connus de tout le monde. Il sait quel est le déficit du budget, quel est l’embarras de la trésorerie. Il comprendra que la dévaluation est la conséquence directe, inévitable, d’une telle situation.

« Au contraire, si vous hésitez, si vous essayez de l’empêcher ou de la retarder, on aura oublié déjà le passé, parce que tout s’oublie vite, et on viendra vous dire : « Non, la dévaluation n’est pas la conséquence de la situation que vous avez trouvée, qui vous avait été léguée par la précédente législature. Elle est la conséquence de vos propres fautes, le signe de votre propre échec et de votre propre faillite. »

On nous avait dit tout cela à cette époque. On nous l’avait dit de tous les côtés et sur tous les tons.

Et cependant nous ne l’avons pas fait. Au contraire des conseils que nous recevions, nous avons entrepris, avec une entière sincérité, avec le plus ardent désir de réussir, la tentative qui, dans notre conviction, pouvait empêcher cette dévaluation qu’on nous présentait comme inévitable.

Nous avons essayé, comme je l’ai dit deux ou trois fois dans nos débats, en ces derniers mois, d’obtenir, par d’autres moyens, les résultats, assurément bienfaisants, qui, dans d’autres pays, avaient été acquis par les opérations monétaires.

Nous avons essayé d’obtenir, par d’autres moyens, la reprise, le démarrage, la stimulation de tous les centres de la vie économique du pays.

Nous avons aussi essayé d’obtenir, par un appel à la thésaurisation intérieure, le reflux dans la circulation d’un apport de capitaux, jusque-là inutilisés. Car c’est là que résidait, selon nous, la plus grande différence entre la France et d’autres pays qui avaient dévalué avant elle. Il existait en France, en effet, à la différence des autres pays, une masse de capitaux thésaurisés dont le reflux dans la circulation économique pouvait créer, matériellement et psychologiquement, la sensation de choc nécessaire pour le démarrage.

Nous avons essayé cela. Est-ce que nous avons échoué ?

Quand bien même nous aurions échoué, notre devoir aurait-il été de nous obstiner dans notre erreur ?

Je suis convaincu qu’autant il a été naturel, par exemple, au début de la dernière législature, de s’engager dans la déflation, autant ce fut une erreur de s’y obstiner contre les enseignements que l’on commençait à recevoir de l’expérience.

Quand bien même donc nous nous serions trompés, il y a trois mois, n’aurions-nous pas le droit de venir dire à la Chambre et au pays : après expérience faite, nous estimons que nous nous sommes trompés ; nous pensons que c’est dans une autre voie qu’il faut rechercher ce qui est commun à tous, j’imagine, dans notre pensée et dans notre désir, c’est-à-dire le relèvement économique du pays.

Quand même on viendrait nous dire que nous nous sommes trompés il y a trois mois, est-ce que la déclaration que nous en ferions aujourd’hui et le fait que nous viendrions proclamer devant le Parlement et devant le pays notre conviction qu’il faut essayer de rechercher le même résultat par des moyens nouveaux, devrait nous diminuer à nos yeux et aux yeux de l’opinion ?

Je ne le pense pas. Mais, croyez-moi, je ne plaide pas coupable. Je ne fais là qu’une hypothèse que j’ai le droit de faire, en vous rappelant que dans le pays où l’on peut constater, à l’heure présente, la plus heureuse réussite, le plus profond, le plus éclatant changement, au point de vue économique, aux États-Unis d’Amérique, ce qui a pu donner un caractère exceptionnel à l’expérience Roosevelt, c’est précisément le courage qu’a eu le président Roosevelt d’essayer une méthode après une autre, de ne pas s’obstiner et s’acharner contre l’expérience, d’essayer autre chose jusqu’à ce qu’enfin il ait trouvé le moyen qui a réussi.

Et quand bien même, je le répète, notre cas serait le sien, je n’en rougirais nullement.

Ce n’est d’ailleurs pas vrai, selon moi. Je ne suis pas disposé à plaider coupable, à reconnaître que nous avons eu tort il y a trois mois.

Je suis encore moins disposé à reconnaître qu’il y ait contradiction entre ce que nous avons fait il y a trois mois et ce que nous faisons aujourd’hui.

Je sais que ce qu’on a appelé notre expérience n’a peut-être pas été engagé sur le plan le plus logique.

Si nous avions été complètement maîtres des circonstances, peut-être les mêmes mesures seraient-elles venues dans un autre ordre, peut-être auraient-elles été engagées sur un autre rythme.

Mais je demande ici encore à la Chambre un effort de mémoire.

Était-il possible, au début de cette législature, au début de notre Gouvernement, de ne pas commencer par les mesures que nous avons prises ? Non. Vous le savez bien et vous l’avez vous-même reconnu par votre vote à peu près unanime.

Sur les plus importantes des lois sociales que nous avons votées au début de la législature, l’unanimité de la Chambre s’est manifestée.

Il est clair, je le répète, que si nous avions pu disposer les choses exactement selon la rigueur logique, en suivant notre volonté, les mêmes mesures se seraient peut-être présentées dans un autre ordre ou sur un autre rythme.

Cependant, il est certain qu’au moment où la Chambre s’est séparée, à la fin d’août, au commencement de septembre, les signes d’une reprise économique commençaient à se dessiner.

Messieurs, nous en avons publié les preuves, je pourrais les apporter ici. Pour ne prendre qu’un seul exemple, informez-vous vous-mêmes du mouvement des recettes dans les grands magasins, à la fin d’août, au commencement de septembre.

Il n’est pas douteux que la mise en application de la loi sur les congés payés avait donné à toute la vie locale et provinciale française comme un frisson joyeux d’activité.

Pourquoi cela n’a-t-il pas suffi ? Pourquoi n’avons-nous pas pu attendre en pleine sécurité l’effet que nous attendions d’autres mesures, comme la mise en vigueur de l’Office du blé, avec les payements immédiats qu’il comporte pour les cultivateurs, comme les grands travaux, dont la mise en train commence, comme la détente fiscale, qui vous sera proposée par M. le Ministre des Finances dans le prochain budget, vers la fin du mois prochain ?

Pourquoi n’avons-nous pas pu attendre ce cours des choses ? Je vais vous dire quelles en sont, selon moi, les raisons.

D’abord, c’est parce que nous ne sommes pas arrivés, dans les premiers mois de cette existence ministérielle, à exercer sur la thésaurisation une ponction suffisante.

Je dis là, en d’autres termes, ce qu’a déjà dit à la tribune mon ami M. Jacques Duclos.

C’est aussi parce que de très lourdes anxiétés d’ordre extérieur ont pesé sur le pays.

Ce fut, par exemple, le caractère de gravité internationale qu’ont pu revêtir à certains moments les événements d’Espagne. Ce fut le rétablissement du service de deux ans en Allemagne et la nécessité où nous nous sommes trouvés nous-mêmes, plutôt que de proposer au Parlement une prolongation du service militaire, de dresser séance tenante et de rendre public un très vaste et très coûteux programme d’armements portant à la fois sur l’armée, sur la marine et sur l’air, et comportant, jusqu’à la fin de cette législature, une dépense supplémentaire de l’ordre de vingt milliards.

Ce fut, je veux le dire aussi, parce qu’à partir du début du mois de septembre la situation intérieure du pays a présenté également des caractères d’effervescence et d’agitation, parce que la vie intérieure, la vie économique du pays, n’a pas repris un caractère de normalité, parce que, de nouveau, des conflits se sont produits entre employeurs et employés, parce que, de nouveau aussi, des rumeurs grossies, exploitées souvent par les adversaires de notre pays et par des propagandes qui ne sont pas des propagandes amies, ont fait passer sur le pays des espèces de grand’peurs, comme celles du moyen âge, parce qu’on a annoncé, qu’on a fait redouter de grandes opérations révolutionnaires à date fixe, pour le 1er septembre, pour le 15 septembre, pour le 1er octobre.

Pour toutes ces raisons, en effet, les résultats de l’entreprise que nous avions commencée et dont les premiers fruits commençaient déjà à mûrir, ne se sont pas prolongés.

Alors, la pression sur le franc a repris. La tendance s’est renversée sur les différents marchés internationaux. Les sorties d’or ont recommencé et ont pris un caractère sérieux.

Messieurs, je ne veux pas entrer, ici, dans des analyses d’ordre technique pour lesquelles, d’ailleurs, je ne me sentirais pas de vocation particulière, mais le système monétaire de ce pays et des autres pays a ceci de profondément contradictoire et, à première vue, de presque inintelligible, que, dans un pays attaché à l’or, les intérêts de la parité et les intérêts de l’encaisse métallique sont contradictoires, que l’on ne peut pas, lorsque la monnaie est menacée, défendre sa parité sans exposer l’encaisse, et que, lorsque l’encaisse est menacée, on ne peut pas la défendre et la préserver sans menacer et même, à un moment donné, sans abandonner la parité.

Il en est ainsi. C’est un fait qu’il est impossible de contester ou de contredire.

Nous vivons aussi dans une situation monétaire si paradoxale à bien des égards que l’encaisse des pays à étalon-or, conservant le système de la convertibilité-or, est livrée à la fluctuation des monnaies libres.

Nous nous en souvenons tous, parce que nous avons vu cela sous nos yeux, entre 1926 et 1929, c’est-à-dire à l’époque où la livre et le dollar étaient des monnaies appréciées et le franc une monnaie dépréciée.

Nous avons vu comment, à cette époque, et par le jeu de ce mécanisme, l’or anglais et américain avait été drainé dans une si large mesure au profit de la Banque de France.

Il s’est produit, lorsque le franc a été attaqué — et il l’a été à bien des reprises depuis deux ans — il s’est produit le phénomène inverse, c’est-à-dire que l’encaisse du pays attaché à l’or, où le principe de la convertibilité demeurait intact, se vidait au profit du fonds d’égalisation ou des banques de réserve fédérales des pays où la monnaie était fluctuante et libre.

C’est encore ce qui s’est passé récemment. L’encaisse a baissé, et a baissé dans des proportions qui commençaient à devenir préoccupantes, je le répète ; et le moment est venu pour le Gouvernement de choisir entre l’intérêt de l’encaisse et l’intérêt de la parité, c’est-à-dire le moment où il a été obligé de se demander : vais-je, pour assurer et pour maintenir le principe orthodoxe de la convertibilité, laisser diminuer encore davantage l’encaisse, ou bien en suis-je arrivé au point où, pour empêcher l’encaisse de diminuer davantage, je vais être obligé de porter une atteinte au principe de la convertibilité ?

C’est cette question qui s’est posée devant le Gouvernement et ne cherchez pas ailleurs l’explication de la résolution qu’il a prise.

Je veux une fois de plus, après mon ami M. Auriol, qui pourtant l’a fait ce matin en termes si nets, rejeter en particulier une explication qui vraiment, je vous assure, est un peu offensante pour nous et qu’il n’y a intérêt pour personne à laisser s’accréditer.

On a cru, — peut-être même beaucoup de gens ont-ils cru sérieusement, — parce que le hasard des choses a fait que nous avons convoqué les Chambres dans les derniers jours du mois de septembre, que si nous étions si pressés de les convoquer, c’était parce que nous nous sentions terriblement à court pour l’échéance, parce que nous avions besoin des produits de la réévaluation de l’encaisse de la Banque pour faire notre fin de mois ; on a cru que nous agissions ainsi, avec cette hâte désespérée du débiteur traqué, et qui est serré à la gorge.

Il n’en est absolument rien.

Les deux Chambres ont voté des textes en vertu desquels un crédit de 10 milliards est ouvert au Trésor par la Banque de France. Cette avance est à peine entamée. Cela résulte du bilan de la Banque, que vous pouvez consulter.

Il n’y a pas, à l’heure qu’il est, sensiblement plus d’un milliard et demi de consommé sur cette avance.

Par conséquent, le Trésor a, à la Banque de France, un compte courant de l’ordre de 8 milliards et demi.

Mais cela n’a pas de rapport avec la question monétaire telle que je viens de la poser. Le fait que nous ayons un compte ouvert à la Banque et que nous puissions faire avec la plus grande aisance notre échéance de fin de mois, n’empêchait pas l’encaisse métallique de baisser, et de baisser, je le répète, à un degré où il devenait difficile, sans un très grave danger pour le pays, de laisser cette baisse de l’encaisse s’accélérer.

Or, à ce même moment, arrivait à maturité une conversation que, depuis trois mois déjà, nous avions engagée avec le Gouvernement des États-Unis et avec le Gouvernement britannique.

On nous a dit : « Vraiment, vous aviez commencé cette conversation dès le 6 juin ? Quelle hypocrisie ! Quelle contradiction avec vous-mêmes !… Quelle contradiction entre vos actes et vos paroles ! »

Messieurs, en toute conscience, n’était-ce pas le devoir d’un Gouvernement, même aussi fermement et aussi sincèrement résolu que nous l’étions à tout tenter pour empêcher toute opération monétaire, n’était-ce pas, malgré tout, son devoir de prendre les précautions nécessaires pour que si, malgré lui, il était un jour amené à cette extrémité, elle se présentât dans les conditions les plus favorables pour le pays ? N’était-ce pas le devoir d’hommes de Gouvernement, d’hommes d’état prévoyants ?

M. Louis Marin a envisagé tout à l’heure l’hypothèse où les documents, dans lesquels ces conversations se sont traduites, recevraient une publicité pendant la campagne électorale aux États-Unis. M. Vincent Auriol lui a dit que cette publicité ne pouvait rien offrir pour nous de redoutable, que nous ne la craignions en rien.

Si elle se produit, en effet, on verra dans quel esprit se sont engagées les premières conversations aux États-Unis, et je puis moi-même témoigner de l’état d’esprit dans lequel ont été engagées — car c’est moi qui l’ai fait — les premières conversations avec Londres.

Nous avons dit, nous avons écrit, de la façon la plus claire, que notre intention n’était pas de faire une opération monétaire, que notre action tendrait, au contraire, à l’éviter, que c’était cela notre politique, que c’était cela notre dessein et que ce que nous demandions, c’était, dans l’hypothèse où, malgré nous, nous serions amenés à envisager d’autres résolutions, de savoir quel accueil et quel concours nous trouverions de la part des Gouvernements avec qui nous entrions en contact.

Voilà sur quel plan les conversations se sont engagées.

Ces conversations, dans ces dernières semaines, pour beaucoup de raisons de toute sorte, se sont accélérées, et nous sommes arrivés ainsi au résultat qui nous était, je crois, à peu près imposé par l’ensemble des circonstances.

Nous sommes arrivés à une résolution qui nous permettait de préserver notre encaisse métallique dans le cadre d’un arrangement international et qui nous permettait de compléter les résultats que nous avons déjà obtenus et que je continue à considérer comme essentiels, c’est-à-dire l’accroissement de la masse des revenus consommables dans ce pays et un commencement de ponction de la thésaurisation intérieure, par le reflux des capitaux extérieurs, par la reprise de l’exportation, par le rajustement des prix et, avant tout, par la paix économique.

J’ai été un peu surpris de voir que certains des orateurs qui ont parlé aujourd’hui avaient tendance à déprécier l’importance internationale de l’arrangement qui a été conclu entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France.

Pourquoi ? Je ne le comprends pas. Vous trouvez que c’est l’intérêt de notre pays de dire : il n’y a rien ? Non, croyez-moi, ce n’est pas son intérêt.

Hier soir, M. le Ministre des Affaires étrangères m’a téléphoné, me disant : « Vous pouvez invoquer mon témoignage. Vous pouvez dire en mon nom, à la Chambre, quelle importance, quelle signification a pris pour tous les hommes d’État d’Europe, réunis à Genève, l’accord signé entre les trois grandes démocraties de l’Occident. »

Tout à l’heure, l’agence Havas m’a communiqué une dépêche reçue il y a une heure. Vous la lirez dans les journaux demain, mais je vais vous la lire d’avance. C’est une dépêche, reçue de Washington, et où l’agence Havas enregistre une déclaration de M. Morgenthau, secrétaire de la trésorerie américaine : « Les trois pays ont fait simultanément le même communiqué. L’accord réside en ce que les trois fonds de stabilisation travailleront ensemble et dans le même sens. Les trois pays collaboreront ensemble pour s’acheminer vers la stabilisation des devises. C’est une question d’honneur et de confiance réciproque. »

Vous lisez assurément la presse étrangère, parce que c’est un de vos devoirs. Vous avez pu constater sur quel ton, sur quel mode, la presse de tous les pays, et en particulier des pays dont nous pouvons le moins récuser l’amitié, avait interprété cet accord, qui vous semble si peu de chose.

À mes yeux, son plus grand mérite est précisément l’importance qu’il a revêtue pour l’opinion internationale, c’est le fait qu’il est un élément de l’ensemble de l’action à laquelle nous nous sommes le plus hardiment et le plus passionnément attachés : notre action pour la paix, notre action pour le rapprochement et pour la collaboration pacifique des peuples.

Il y a une unité dans toute notre action et dans toute notre œuvre internationale, et l’accord signé entre les trois puissances prend, à cet égard, à mes yeux, une importance que personne, dans cette Chambre, ne devrait aujourd’hui déprécier.

On s’est beaucoup demandé, depuis le début de cette discussion, quelles étaient les conditions de la réussite de l’opération dans laquelle nous avons engagé le pays.

Je tiens à le dire, je crois que, de même que la réussite de cette opération a pour condition première, primordiale, cette pacification internationale à laquelle nous venons d’apporter une contribution de plus, elle a aussi pour condition la paix intérieure.

Je crois, en effet, que pour que cette œuvre de restauration économique soit menée à son terme, il est nécessaire qu’aucune atteinte ne soit portée à l’ordre, à l’ordre public, à l’ordre légal.

L’ordre public, le Gouvernement est d’abord et avant tout résolu à le défendre contre toute entreprise qui s’efforcerait sous une forme quelconque de porter atteinte à la souveraineté populaire et aux institutions républicaines.

Maintenant, je veux ajouter aussi très volontairement et très spontanément quelques mots sur des sujets non pas plus importants, mais plus délicats.

Un Gouvernement comme celui que nous avons constitué ne peut pas songer à se séparer des masses ouvrières.

Il serait obligé de considérer son existence comme impossible le jour où le contact serait rompu, serait brisé entre les organisations représentatives de la classe ouvrière et lui.

Mais cette affirmation ne m’en donne, je crois, que plus de force et plus d’autorité pour ajouter que les conflits du travail et du capital, des employeurs et des employés, ne pourraient pas, sans grave danger pour l’ordre public et pour la restauration économique, ou se prolonger davantage, ou affecter plus longtemps des formes auxquelles l’opinion publique est devenue particulièrement sensible.

En ce moment, je n’entends, dans cette Chambre, attaquer personne ; je désire simplement définir quelles conditions paraissent au Gouvernement indispensables pour le succès de la tentative dans laquelle le pays se trouve aujourd’hui engagé.

Il s’est produit, à partir du commencement du mois de mai, un grand et ardent mouvement de revendications ouvrières.

Ce mouvement était à peu près entièrement calmé, apaisé, lorsque nous nous sommes séparés, le 14 août. Il a, dans une certaine mesure, repris au mois de septembre ; il est de nouveau en train de s’apaiser.

J’ai reçu, par exemple, il y a quelques heures, la double nouvelle de la solution du conflit de Toulon et de la solution complète du pénible conflit de Lyon.

Je sais très bien que l’extrême sensibilité que l’opinion a, depuis quelques semaines, pour les événements de cette nature, prête aussi très facilement à leur grossissement et à leur déformation. Mais je crois, cependant, pouvoir affirmer qu’à mes yeux, c’est une période révolue et que, par exemple, des formes de luttes ouvrières comme l’occupation des usines ne doivent pas s’installer comme une habitude.

De toute façon, on ne pourrait les concevoir que lorsqu’elles sont décidées par les organismes ouvriers responsables. Mais j’entends aller plus loin. Je veux dire qu’elles ne doivent pas durer et qu’elles ne dureront pas ; et je le déclare avec d’autant plus de netteté que je sais que la confiance que la classe ouvrière met dans le Gouvernement de Front Populaire lui épargnera d’employer d’autres moyens que ceux de la conciliation et de la persuasion.

Messieurs, au cours de l’arbitrage du pénible conflit de Lille, les délégués ouvriers ont déclaré — et ces déclarations ont été enregistrées — que lorsqu’un contrat collectif liait les patrons et les organisations ouvrières, ils considéraient que ce contrat engageait l’organisation et tous les ouvriers, et qu’à l’intérieur de ce contrat et de son exécution loyale, ils écartaient l’hypothèse des occupations d’usines et même des grèves.

Le Gouvernement, qui agissait comme conciliateur, a pris, auprès des patrons et auprès des ouvriers l’engagement que de telles déclarations seraient respectées. Il s’en est porté caution. Il s’en porte aujourd’hui caution devant le Parlement pour tous les cas analogues.

Maintenant, messieurs, quelle est la condition de l’observation stricte d’engagements comme ceux qui ont été pris et dont, en effet, le Gouvernement entend être la caution ?

C’est naturellement que, de part et d’autre, la bonne volonté soit égale pour la conclusion des contrats. C’est que, de part et d’autre, ces contrats soient loyalement acceptés et exécutés.

C’est que l’expression « liberté syndicale » soit, de part et d’autre, entendue dans son sens véritable, signifiant, d’un côté, que les organisations les plus représentatives de la classe ouvrière ne revendiqueront pas pour elles un privilège exclusif et, d’autre part, que le patronat ne suscitera pas volontairement contre elles de contre-syndicats destinés à diviser la classe ouvrière.

Messieurs, je vais achever. J’ai essayé de définir en quelques traits comment je concevais l’atmosphère de paix et de concorde intérieure dans laquelle une tentative de restauration économique devait trouver ses éléments de succès.

C’est dans ce même esprit qu’avaient été rédigés les articles 14 et 15 du projet de loi, auxquels nous demandons aujourd’hui à la Chambre de substituer l’amendement déposé par M. Campinchi et par ses collègues.

Pourquoi acceptons-nous cette substitution d’un autre texte à celui que nous avions rédigé et que nous avions présenté à la commission des finances, qui l’avait discuté avec nous et adopté avec quelques modifications ?

Je vais donner à la Chambre nos raisons.

Le nouveau texte remplace les articles 14, 15 et 15 bis par les dispositions suivantes :

« Le Gouvernement est autorisé, jusqu’au 31 décembre 1936, à prendre par décrets rendus en Conseil des Ministres, les mesures nécessaires pour la sauvegarde du pouvoir d’achat, tant par la répression de tentatives injustifiées de hausse des prix que par tous autres moyens appropriés. »

Pourquoi avons-nous accepté la substitution de ce texte aux articles 14, 15 et 15 bis ? Parce que nous avons été très sensibles à l’argument qui nous a été présenté au nom de la délégation des groupes de gauche de cette Assemblée, et dont, à votre tour, vous apprécierez la justesse.

Les représentants des groupes de gauche nous ont exprimé leur crainte que des textes comme les articles 14, 15 et 15 bis ne donnassent l’impression que, dans notre sentiment et dans celui de la Chambre, la dévaluation devait être fatalement, mécaniquement, immédiatement génératrice de hausse des prix de détail.

On nous a dit : Des textes comme ceux-là, on les traduira dans l’opinion par le sentiment que la hausse va être si brusque, si rapide, si prononcée, que le Parlement a jugé utile, dès à présent, de parer à ses conséquences par des mesures appropriées.

Nous avons jugé que cette appréhension, telle qu’on nous l’exprimait, n’était nullement sans fondement.

Il est certain, comme M. Elbel nous l’a montré tout à l’heure, que, théoriquement — je dis théoriquement — la dévaluation ne doit, en effet, entraîner une hausse de prix que sur les matières premières ou sur les marchandises importées ; que, même en ce qui concerne les matières premières ou les marchandises importées, une compensation peut se trouver, d’une part, dans le jeu du régime douanier, d’autre part, dans la compression d’autres éléments des prix de revient, tels que l’abondance des capitaux, l’abaissement du taux de l’intérêt, l’accroissement de la consommation générale et la division des charges fixes des entreprises entre un plus grand nombre d’unités, ou leur répartition sur un chiffre d’affaires plus élevé.

Nous avons été sensibles à cet argument. Nous avons craint, en effet, en précisant trop exactement les remèdes qu’il convenait d’apporter à la hausse, d’avoir l’air de la prévoir et presque de la légitimer à force de la prévoir.

Dans ces conditions, nous avons accepté un texte qui, d’une part, remettait entre nos mains pour arrêter et pour réprimer une hausse injustifiée des prix, des pouvoirs que, dans cette Chambre, personne, je crois, n’hésitera à nous confier et qui, toujours, dans les circonstances analogues et dans tous les pays, ont été consentis par les pouvoirs législatifs. Hier encore, en Suisse, le Conseil fédéral, en ce qui concerne la hausse des prix, a été nanti de pouvoirs du même genre et il en est de même pour la Belgique et pour beaucoup d’autres pays.

Cependant, si, malgré la volonté résolue, déterminée, du Gouvernement armé par le Parlement de tous les moyens appropriés, si, malgré cela et, par exemple, par la contagion de ce phénomène mondial qu’est, en ce moment, la hausse des prix de gros, si, malgré tout, la hausse se produit, le texte dont je viens de vous donner la teneur nous permet de parer à ses répercussions les plus injustes, les plus cyniques.

L’avantage de ce texte, c’est qu’il ne désigne personne et qu’il n’exclut personne, c’est qu’il ne précise aucune catégorie d’individus ou aucune collectivité, mais que non plus il n’en écarte a priori aucune.

Si je peux donner un exemple de l’usage qui pourra être fait de ce texte, je vous dirai que, notamment, il pourra permettre au Gouvernement de préparer dès maintenant des règlements de conciliation et d’arbitrage dans le sens du travail déjà commencé à l’hôtel Matignon entre les représentants de la Confédération Générale du Travail et les représentants de la Confédération Générale du Patronat, pour que, le cas échéant, l’ajustement des salaires puisse se faire d’une façon amiable et équitable par le jeu de contrats collectifs librement consentis.

Je me permets de vous faire remarquer que, lorsque des pleins pouvoirs et de très larges délégations, des délégations même absolument indéterminées, ont été remises par la précédente législature à d’autres gouvernements, ces délégations se plaçaient au moment où le Parlement se séparait pour de longs mois et sans rien savoir de l’époque de son retour ; tandis que, après cette courte session, vous serez réunis à nouveau dans très peu de semaines, que vous siégerez jusqu’à la fin de l’année, qu’aussitôt après s’ouvrira la session ordinaire et qu’en un mot, nous ne nous séparerons plus. Ainsi, l’usage des pouvoirs que le Parlement nous aurait remis se produirait en réalité sous son contrôle direct et à peu près permanent.

Voilà pourquoi nous avons accepté avec satisfaction de substituer l’amendement, signé par les délégués des groupes de la majorité, au texte que nous avions nous-mêmes indiqué.

Je veux, en terminant, énoncer la dernière raison qui nous a déterminés à accepter la substitution à notre texte de l’amendement Campinchi.

Nous l’avons accepté parce qu’il était le résultat du travail et de la collaboration de tous les groupes de la majorité ; parce qu’il était la marque et la preuve de la cohésion de cette majorité ; parce qu’en l’acceptant, nous marquions la cohésion de cette majorité avec le Gouvernement et la solidité, dans le pays, de la formation politique sur laquelle et majorité et Gouvernement s’appuient.

Cette majorité, je le sais, a été placée aujourd’hui par nous, à bien des égards, dans une situation difficile. Elle a été soumise à une épreuve pénible. Elle y a résisté, comme elle résistera demain, croyez-moi, à beaucoup d’autres.

C’est à cette majorité que je veux faire appel en descendant de la tribune, à cette majorité que le Gouvernement remercie de sa fidélité, et à laquelle il est heureux de prouver une fois de plus la sienne.