L’Examen chimique des vins
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 886-916).
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L'EXAMEN CHIMIQUE
DES VINS

II.[1]
LES VINS MANIPULÉS ET FALSIFIÉS.

Nous pourrions inscrire comme épigraphe, en tête de la seconde partie de cette étude, la fameuse sentence : « La lettre tue et l’esprit vivifie. » Faudrait-il admettre, sous prétexte de loyauté commerciale, que, dans aucun cas, une boisson fermentée ne doit subir une manipulation, un traitement quelconque destiné à l’améliorer; que l’on ne doit vendre, et que, sous peine d’altérer sa santé, l’on ne peut consommer habituellement que du vin tel que la nature l’a fait[2] ? Poser la question en ces termes, c’est la résoudre. Il serait parfaitement absurde, et personne d’ailleurs ne le souhaite, de renoncer aux collages et à la filtration, pratiques souvent très avantageuses. Depuis des siècles, les piquettes et les vins de seconde cuvée suppléent assez bien aux vins véritables, lorsque ceux-ci sont trop rares ou trop chers. On a cherché le moyen de rendre plus abondans ces produits secondaires et de les améliorer au moyen du sucrage. Où est le mal? Les vins doux, les vins de liqueur, les muscats, les vins de Champagne et d’Anjou, ne sont pas rigoureusement naturels et subissent tous des préparations rationnelles ; mais, personne ne l’ignore, les négocians et les producteurs qui traitent ces liquides ne se cachent point du public et se gardent bien de nuire à la renommée de leurs produits en persistant à user de méthodes reconnues dangereuses ou en essayant des innovations maladroites. De plus, il s’agit de boissons fort chères, dont l’usage n’est pas régulier, dont l’abus serait peut-être nuisible à la longue, mais par la faute des consommateurs eux-mêmes et non par celle des producteurs. En dernier lieu, la routine séculaire de l’agriculture a vulgarisé certaines pratiques, et il serait singulier qu’au bout de tant d’années écoulées un procédé dont personne ne s’est jamais plaint fût brusquement interdit comme mauvais et nuisible.

A toutes ces considérations, que bien d’autres écrivains ont exposées avant nous et mieux que nous, on pourra opposer des argumens spécieux. On trouvera que la pente est dangereuse, et qu’à force d’encourager, d’autoriser, ou même de ne pas improuver telle ou telle manipulation, on en arrivera à laisser passer impunies les fraudes les plus dangereuses. que faut-il tolérer? Que faut-il permettre ?

La réponse est bien simple : il faut d’abord proscrire impitoyablement toute opération, quelle qu’elle soit, notoirement nuisible à la santé publique, et en second lieu considérer comme falsificateur tout propriétaire, négociant ou débitant qui ne donne pas son vin pour ce qu’il est réellement ; le mot « vin, » employé seul, désignant, comme nous l’avons déjà dit, « le produit pur de la fermentation du raisin frais. »


I.

Abordons en premier lieu une question qui a soulevé des controverses acharnées, et sur laquelle on est loin d’être complètement d’accord : la théorie du « plâtrage. » Il est d’usage, dans bon nombre d’exploitations du Bas-Languedoc, de saupoudrer les raisins de gypse ou de sulfate de chaux avant de les précipiter dans la cuve; quelquefois aussi on incorpore le plâtre dans le moût pendant la fermentation, ou bien on l’ajoute au vin lui-même après la décuvaison. Cette méthode est loin d’être nouvelle, car elle était connue des anciens et pratiquée par eux ; elle ne résulte pas non plus d’habitudes locales, puisque l’on rapporte que les Persans, en plein moyen âge, préparaient le vin de Schiraz dans des cuves enduites de plâtre. Étudions l’effet chimique produit par le plâtrage. Il est impossible, a priori, de fournir une solution rigoureuse de ce problème, parce que le vin, encore une fois, constitue un mélange trop complexe; le gypse ajoute modifie plus ou moins, et très inégalement, l’équilibre mutuel de tous les principes, mais comment se faire une idée exacte des détails du phénomène? Autant vaudrait demander à un cuisinier que! effet produirait l’introduction d’un ingrédient nouveau dans un plat dont la recette serait compliquée ! Les savans se sont rappelé que la chimie se reliait, sous bien des rapports, aux sciences mathématiques, et, comme cela se pratique fréquemment en algèbre supérieure, ils ont eu recours à la méthode des approximations successives. Imaginons donc d’abord qu’en sus de l’eau, de l’alcool et d’un peu de glycérine, le vin ne renferme d’autre sel dissous que de la crème de tartre, hypothèse qui offre l’avantage de nous permettre de réaliser de toutes pièces des Liquides artificiels ainsi constitués, et sur lesquels nous expérimenterons. Ajoutons du sulfate de chaux : suivant la théorie préconisée par M. Chancel, recteur de l’académie de Montpellier, la crème de tartre est décomposée par le gypse, et il se forme du sulfate neutre de potasse, de l’acide tartrique libre et enfin du tartrate neutre de chaux. Le sulfate potassique reste en solution, ainsi que l’acide tartrique. Le tartrate de chaux, qui est insoluble, se dépose petit à petit, car la réaction n’est pas immédiate; les molécules, en se précipitant, entraînent avec elles diverses matières en suspension dans le vin; celui-ci, un peu éclairci et purifié comme par un collage, ne gagne ni ne perd en acidité. En somme, le traitement ainsi conçu ne présente pas grande utilité, tout en étant d’ailleurs inoffensif.

Mais, dans la pratique, on ne procède pas ainsi, et presque toujours, à Narbonne, à Béziers, à Aigues-Mortes, on saupoudre purement et simplement la vendange avec du plâtre. Que se passe-t-il alors? le même phénomène que celui déjà noté, avec cette différence que le marc, contenant une forte dose de crème de tartre, cède de ce tartre au vin nouveau à mesure que celui-ci, par l’effet du plâtrage, s’en dépouille progressivement. Au bout du compte, le liquide renfermera, comme dans le cas précédent, de l’acide tartrique libre et du sulfate de potasse; mais n’étant plus saturé de crème de tartre, grâce à l’addition de gypse, il aura été capable de dissoudre une bonne quantité de ce sel. À ce gain en bitartrate correspond un accroissement notable de l’acidité, ce que confirme un titrage alcalimétrique comparatif réalisé successivement avec deux vins parfaitement semblables : l’un absolument naturel, l’autre plâtré à la cuve. Or, si l’addition d’un principe basique gâte la couleur d’un vin, l’influence d’un acide relève au contraire cette même teinte et l’avive sensiblement.

Voilà donc les bons effets du plâtrage, effets connus de tous les temps, à demi expliqués par la chimie ; mais ce même traitement amène d’autres résultats dont il n’est pas impossible de se faire une idée, si l’on serre les phénomènes et les transformations de plus près. Profitant des travaux antérieurs de MM. Bussy et Buignet, ainsi que des études subséquentes de M. Chancel, qui reprit à nouveau ce même sujet après l’avoir examiné une première fois, M. Magnier de La Source est allé plus loin que ses devanciers: il a fait observer qu’une bonne partie de la potasse qu’on retrouve dans les cendres d’un vin naturel ne se rattache nullement à l’acide tartrique sous forme de bitartrate; en d’autres termes, qu’après séparation et dosage de la crème de tartre, on ne retire de cette matière qu’un peu moins des deux tiers de la dose totale d’alcali obtenue par incinération directe. De quel composé inconnu fait partie cet excès de potasse? S’il faut en croire M. Magnier, elle accompagne certains principes colorans de nature et de constitution incertaines, formés dans la cuve elle-même ; grâce au plâtrage, ces mêmes agens mystérieux troquent leur potasse contre de la chaux, et gagnent en éclat et en brillant, circonstance qui rend encore mieux compte de l’heureuse influence du plâtre sur la couleur que le simple inconvénient d’acidité. Il est plus que probable qu’aucun des innombrables composés minéraux ou organiques qui s’élaborent simultanément ou successivement dans le récipient où bouillonne le moût n’est indifférent à l’influence du sulfate de chaux introduit; les opérations chimiques accompagnant la vérification, déjà très peu simples en elles-mêmes, se compliquent d’une foule de petites réactions secondaires, parfois inverses les unes des autres, dont les effets se traduisent par des dissolutions et précipitations successives. Or il est évident que chaque parcelle qui s’insolubilise et se précipite au fond du liquide le purifie et le nettoie par entraînement. Mais ce n’est pas tout : la fermentation vineuse elle-même se trouve accélérée et facilitée par la seule présence du gypse, comme l’a prouvé M. Audoynaud, qui a constaté scientifiquement une influence utilisée depuis bien des années par les vignerons, éclairés eux-mêmes par le seul instinct d’une routine séculaire.

Le plâtrage a servi de prétexte à une lutte acharnée : il s’est vu attaqué sans merci par des adversaires impitoyables, tandis que des défenseurs autorisés luttaient vaillamment en sa faveur. Quelques-unes des objections invoquées sont sérieuses et méritent d’attirer l’attention des hygiénistes et des économistes; d’autres sont beaucoup plus aisées à réfuter. Par exemple, supposons que le propriétaire ajoute à la vendange un plâtre obtenu par la cuisson de gypses impurs et notamment souillés de calcaire, il aura introduit dans son moût du carbonate de chaux dont l’effet est de saturer les acides du vin et de contribuer à le rendre plat. On décuvera finalement une boisson très médiocre ; mais ce n’est pas le plâtrage qu’on doit incriminer, il faut s’en prendre à l’inexpérience du plâtreur. On a fait valoir aussi l’insalubrité notoire des eaux dites « séléniteuses, » et l’on a dit, non sans apparence de raison, qu’un minéral susceptible de rendre l’eau indigeste ne peut manquer de communiquer cette propriété au vin lui-même. Ce raisonnement paraît spécieux au premier abord ; pratiquement, il perd de sa valeur. Si l’on se reporte aux explications précédentes, le sulfate de chaux entraîné par le moût ne persiste pas inaltéré et se transforme en sulfate de potasse; l’excès de poudre non dissoute s’hydrate et se cristallise dans le marc ; et, à mesure que l’alcool se forme, la petite quantité de sulfate calcaire qui a pu échapper à l’influence de la crème de tartre et des autres sels potassiques retombe également dans la lie, parce que le gypse, peu soluble dans l’eau pure, se dissout encore moins bien dans l’eau alcoolisée. Donc un vin plâtré ne contient pas plus de sulfate de chaux qu’un vin pur. Mais alors qu’arrivera-t-il si le producteur, croyant bien faire, force la dose de plâtre et en met deux ou trois fois plus qu’il n’est strictement nécessaire, ou bien s’il se trompe et en ajoute un excès par distraction? Vu la très médiocre solubilité du plâtre, tout ce qui aura été ajouté en trop s’accumulera dans les lies sans se dissoudre ni prendre part à la réaction : c’est ce qu’a fait voir M. Henri Mares. Cet agronome ayant prié Wurtz de lui analyser un vin surplâtré (8 kilogrammes par hectolitre), l’illustre chimiste ne retrouva que 3.92 de sulfate de potasse par titre de liquide; le vin restait en-deçà des limites de tolérance actuellement fixées.

Mais, en définitive, l’objection la plus sérieuse qu’on puisse présenter à l’égard du plâtrage est la suivante : le sulfate de potasse que contiennent forcément les vins traités est un sel sinon vénéneux, du moins purgatif, comme il est facile de s’en assurer en ingérant des doses croissantes de cette substance fondue dans l’eau. Pour un vin plâtré au tonneau, le sulfate tient lieu d’une quantité équivalente de crème de tartre ; dans un vin plâtré à la cuve, le sulfate et le bitartrate de potasse coexistent, ce dernier à dose moins considérable que si le moût eût fermenté sans mélange.

Ainsi parlerait plus d’un chimiste instruit, si on le questionnait relativement à la pratique que nous discutons en ce moment. Nous nous garderons bien de lui demander si la crème de tartre, éliminée en tout ou en partie, n’est pas, elle aussi, passablement rafraîchissante, au point que l’ancienne pharmacopée s’en servait comme purgatif léger. Nous tomberions dans la même erreur que notre contradicteur. Il vaut mieux répondre en ces termes : Personne au monde ne connaît la constitution complète et exacte d’un vin ; on ignore si une fraction de la crème de tartre précipitée par le réactif Berthelot et Fleurieu n’a pas été formée, sous l’influence même de ce réactif, avec de l’acide tartrique et de la potasse empruntés aux éthers ou sels du vin ; on ne connaît pas dans cette hypothèse la proportion de tartre dissoute dans le vin avant le traitement à l’alcool éthéré ; on ne sait pas davantage ce qui a pu se passer durant la dessiccation et la calcination d’un vin naturel ou plâtré. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’un sel de potasse, quel qu’en soit le genre, agit sur l’organisme à faible dose et rend malade absorbé en quantité plus forte. Or, dans le cas où le plâtre est ajouté au vin, celui-ci, ne s’enrichissant pas en potasse, ne peut devenir plus malsain, même si le vigneron plâtre à la cuve, et augmente par cela même la teneur naturelle en potasse; l’accroissement du poids de cette base au titre est assez faible pour être négligé, à moins qu’il n’y ait abus ou erreur.

Notons bien que les agriculteurs du Midi consomment toujours eux-mêmes habituellement des vins plâtrés sans se porter plus mal pour cela. Il y a quelques mois, tout le personnel enseignant de l’école d’agriculture de Montpellier a publiquement repris l’expérience qu’avaient inconsciemment répétée bien des fois des milliers de Biterrois et de Narbonnais, et s’est abreuvé de vin plâtré sans que nul des patiens ait jamais été malade, et sans qu’une enquête médicale sérieuse ait constaté quelque anomalie. Néanmoins, il faut bien le dire, l’opinion publique à Paris est absolument défavorable au plâtrage, et l’Académie de médecine s’est hâtée de prononcer à ce sujet une condamnation qu’il est permis de trouver trop sévère, trop prématurée.

Assurément il faut blâmer sans restriction le procédé en question lorsqu’il n’est pas intelligemment pratiqué, mais il est certain que des motifs moins sérieux, des préjugés difficiles à justifier militent contre le plâtrage. Les vins plâtrés sont, pour la plupart, des produits assez médiocres en eux-mêmes, auxquels le gypse assure une existence factice, et qui, abandonnés à eux-mêmes, eussent encore moins duré; somme toute, ils sont inférieurs aux crus non plâtrés, qui, moins beaux peut-être au début, s’améliorent avec le temps et finissent par surpasser les premiers. Parce qu’un bon vin du Midi n’a pas besoin de plâtre, on s’imagine, dans le Nord et l’Ouest, qu’un vin est mauvais à cause du gypse qu’il renferme ; tandis que, s’il en contient, c’est que le producteur a tenu à améliorer une boisson médiocre elle-même[3]. A l’heure actuelle, du reste, les fraudes sur les vins ont pris une telle extension, que bien des hygiénistes, ignorant ou feignant d’ignorer qu’il s’agit d’une pratique très ancienne et au fon 1 très innocente, croient de leur devoir de condamner sans appel ce qu’ils appellent une falsification nouvelle, de peur que le plâtrage, une fois toléré, ne serve de prélude à d’autres falsifications. Enfin, nous est-il permis de glisser ici une allusion discrète à la défiance et au mépris instinctifs qu’inspire encore à certains savans, d’esprit un peu étroit, tout procédé agricole ou industriel en usage sur les bords de la Méditerranée, mais inconnu aux riverains de la Seine et de la Loire? Naturellement, les viticulteurs du centre et de l’ouest de la France sont les premiers à récriminer sur les inconvéniens du plâtrage, qu’ils ne pratiquent; pas ; du reste, agissant ainsi, ils ne font qu’user de leur droit strict.

La législation provisoire qui règne actuellement, et qui autorise le plâtrage jusqu’à concurrence de 4 grammes de sulfate de potasse par titre dans le vin fait, est fort sage; de cette façon, les intérêts du producteur se trouvent sauvegardés, puisque un plâtrage modéré lui permet de bonifier son vin sans aucun danger pour le consommateur. Dans une circulaire ministérielle de septembre 1886, laquelle, d’ailleurs, n’a jamais été appliquée, on a abaissé la limite de tolérance jusqu’à 2 grammes seulement par litre. Un pareil règlement, s’il était jamais mis en pratique, équivaudrait à l’interdiction absolue du plâtrage, et cela pour deux raisons. D’abord le propriétaire qui mêle du plâtre à ses raisins ne peut pas savoir rigoureusement ce que les meilleurs chimistes ne connaissent qu’imparfaitement, c’est-à-dire la dose exacte de sulfate potassique comparée avec celle du plâtre employé, que les réactifs permettront de retrouver au bout de la vinification. De peur de se voir refuser son vin sous prétexte qu’il fournit 2 gr. 1/2 de sulfate de potasse par litre, il se verra contraint de ménager tellement le gypse que l’opération sera sans utilité. En second lieu, les vins naturels abandonnent dans leurs cendres du sulfate de potasse, parfois jusqu’à un bon demi-gramme ; ce sulfate normal, dont le poids est inconnu, viendra s’ajouter à celui résultant du plâtrage, de façon qu’un vin faiblement plâtré pourrait sembler dépasser la limite de 2 grammes, si la nature l’a suffisamment enrichi en sulfate. Au contraire, avec le taux de 4 grammes, le sulfate naturel ne joue que le rôle d’un appoint négligeable, et le viticulteur, ayant ses coudées franches, peut traiter rationnellement son moût avec une dose raisonnable de plâtre.

Par exemple, une fois que le liquide a été corrigé avec du sulfate de chaux, il ne doit plus être vendu qu’avec la qualification de vin « plâtré, » formellement mentionnée sur l’acte de vente. Agir autrement serait déloyal. Du reste, à quoi bon chercher à dissimuler un traitement qui laisse des traces indélébiles? Toutes les fois qu’une solution aqueuse ou alcoolique, acide ou neutre, contient, soit de l’acide sulfurique, soit un sulfate soluble, quelle qu’en soit l’espèce, elle se trouble et louchit lorsqu’on l’additionne de quelques gouttes de chlorure de baryum dissous dans l’eau; il se forme un « précipité » très lourd, qui ne tarde pas à se réunir au fond du vase. Recueillie, lavée, séchée et pesée, cette poudre blanchâtre insoluble fournit, au moyen d’une règle de proportion, le poids de l’acide sulfurique entraîné par le réactif.

Traitons quelques centimètres cubes de vin ordinaire par le chlorure barytique dissous dans de l’eau aiguisée d’acide chlorhydrique. Dès que les premières gouttes de chlorure se seront mêlées au vin, celui-ci se troublera légèrement ; mais ce trouble cessera bientôt d’augmenter, malgré de nouvelles additions de sel. Filtrons et traitons de même la liqueur limpide ainsi obtenue; la transparence n’en sera pas altérée, tous les sulfates s’étant accumulés sur le filtre qui les a arrêtés. Recommençons l’expérience avec un vin plâtré : nous voyons aussitôt se former un nuage épais qui grossit peu à peu; il nous faudra dépenser beaucoup de chlorure de baryum pour qu’après filtration le précipité ne se reforme plus. Enfin, le papier du filtre nous permettra de recueillir une assez bonne dose de sulfate de baryte.

Dans un laboratoire, il est facile d’apprécier le poids du précipité et, en opérant sur un volume connu de vin, de se faire une idée exacte du poids de sulfate de potasse par litre, puisque c’est au moyen de cet élément que l’on juge du taux du plâtrage. Mais fort souvent le négociant, lorsqu’il veut faire des coupages, n’a besoin que d’obtenir en peu de temps par lui-même des résultats approchés. Il opère alors suivant la méthode préconisée par M. Marty, professeur au Val-de-Grâce et adversaire irréconciliable du plâtrage. M. Marty prépare une liqueur barytique de force telle, que chaque centimètre cube entraîne juste 1 centigramme de sulfate de potasse. Il prélève ensuite plusieurs échantillons de vin égaux entre eux et contenant chacun 10 centimètres cubes. Au premier échantillon, il ajoute 1 centimètre cube de sa liqueur; pour le second, il en dépense 2, et ainsi de suite. Au bout de quelques minutes, toutes les « prises » ainsi traitées et numérotées sont filtrées séparément, et chacune des liqueurs limpides reçoit une nouvelle addition de chlorure de baryum. Si le vin devient louche, c’est qu’il reste des sulfates non absorbés et que la dose primitive de sel de baryum était insuffisante ; s’il reste clair, c’est que le réactif a réussi tout d’abord à le purger de sulfata. Il est clair que deux échantillons consécutifs, le numéro 2 et le numéro 3, pour fixer les idées, se trouvent forcément celui-là trouble, celui-ci clair. Dès lors, le vin essayé contient par chaque 10 centimètres cubes plus de 0gr,02 de sulfate de potasse, c’est-à-dire par titre plus de 2 grammes, et cependant moins de 0gr,03 pour 10 centimètres cubes, ou moins de 3 grammes par litre. Il est possible, en bien graduant les doses, d’approcher encore de plus près du titre réel au moyen d’une seconde opération.

D’autres méthodes, différentes du plâtrage, mais permettant d’arriver au même but, ont été successivement employées par les agriculteurs ou proposées par les hygiénistes et les théoriciens. Jadis, en Languedoc, on immergeait quelquefois dans la cuve un sachet de sel de cuisine suspendu à une ficelle ; sans bien comprendre pourquoi, on avait dû constater qu’en opérant ainsi la couleur du vin était plus franche, plus brillante. Sans doute, les acides du moût mettaient en liberté quelques traces d’acide chlorhydrique dont l’influence était favorable, et, dans tous les cas, on ne saurait blâmer les anciens vignerons d’employer quelques poignées de sel, alors que les sophistiqueurs modernes ne se gênent pas, pour donner plus d’apparence à leurs vins, d’y incorporer de l’huile de vitriol ou de l’eau-forte. Au contraire, guidés par un sentiment très louable et voulant ne modifier que la composition quantitative du vin sans y introduire aucune matière étrangère, comme le plâtre, quelques auteurs ont prôné le phosphatage et le tartrage de la vendange, deux méthodes destinées, d’après eux, à satisfaire à la fois les producteurs et les consommateurs ; l’acide tartrique donne d’assez bons résultats dans quelques cas particuliers et semble nécessaire aux vins de jacquez; quant au phosphate de chaux, sa présence a pour effet de favoriser, toujours aux dépens de la crème de tartre, la formation du phosphate de potasse, matière qui n’est ni plus vénéneuse ni plus innocente que le sulfate ou que le bitartrate de même base. En admettant que l’usage quotidien des vrais plâtrés n’offre aucun inconvénient, l’emploi des vins phosphatés est parfaitement inutile, et, si les premiers liquides sont dangereux, les seconds ne le sont pas moins. Actuellement, la parole est aux producteurs, qui auront à se prononcer, au point de vue pratique, entre l’une ou l’autre des deux méthodes. Il serait aussi fastidieux de décrire tout au long les diverses méthodes de collage ou de filtrage des vins que superflu d’énumérer les avantages que présentent ces deux opérations. Le filtrage rend les vins limpides et brillans, et leur communique une jolie nuance flatteuse à l’œil. Mais à raison des transformations chimiques incessantes qui s’opèrent dans le liquide, les résultats obtenus n’ont qu’une durée assez courte[4]. De temps immémorial, on a cherché à obtenir une classification plus complète, plus radicale, au moyen du collage. Il ne faut pas s’imaginer que cette dernière opération ait pour but immédiat d’engendrer des phénomènes chimiques susceptibles de provoquer le départ des molécules suspendues dans le liquide sans lui être incorporées. Sang, blanc d’œuf, gélatine, kaolin débourbé, alumine enfin, n’agissent que par adhésion ou entraînement physique, et l’effet produit peut assez bien se comparer à celui d’un filet à maille étroite nettoyant et balayant le liquide comme un épervier jeté sur une troupe de poissons, de sorte que les impuretés du vin tombent au fond du tonneau et grossissent d’autant la lie, comme les poissons saisis par l’épervier sont irrésistiblement précipités vers les couches inférieures et projetés dans la vase.

Un même vin étant analysé à deux reprises, avant et après le collage, on constate, comme il était facile de le prévoir, divers changemens dans sa constitution chimique. Le poids de l’extrait sec diminue dans une proportion appréciable, parce que les matières en suspension dans le vin entraînent dans leur chute une petite partie des substances solides dissoutes. A la suite de collages répétés, le tannin s’élimine progressivement, toujours pour la même raison, tandis que la couleur devient de moins en moins intense. En définitive, bien que les collages intelligemment pratiqués avec des réactifs innocens et consacrés par l’usage produisent de très bons résultats, il vaut mieux ne pas abuser de semblables traitemens, qui risquent sinon de détériorer complètement le vin, du moins de nuire à ses meilleures qualités et même d’affaiblir sa force alcoolique.


II.

Parmi les nombreux composés chimiques dont l’ensemble constitue le vin, deux figurent dans cette boisson à doses très inégales : l’alcool et le sucre, ou, pour mieux s’exprimer, la glucose ou la lévulose. Il peut arriver qu’on ait besoin, soit d’augmenter artificiellement le titre alcoolique et de rendre un vin plus « sec, » soit de forcer la proportion de sucre, afin de réaliser du vin doux. Grâce à un phénomène de réciprocité assez curieux pour valoir la peine d’être noté en passant, lorsque le producteur ou le fabricant de vins d’imitation n’ajoute pas directement l’alcool supplémentaire, il a recours au sucre, qui fermente et engendre de l’alcool qui s’ajoute à celui formé par le jus de la grappe, et, d’autre part, une addition d’alcool faite à propos intervient souvent pour assurer le « mutage » et créer les vins doux du Languedoc, de Roussillon ou d’Espagne. La coïncidence qui vient d’être signalée n’est nullement fortuite; le changement du sucre en alcool constitue une réaction, non pas réversible, comme celle qui fournit les éthers, mais de même genre, c’est-à-dire limitée. Par ce terme, nous voulons exprimer que l’influence du produit qui se forme, grâce à l’évolution, l’entrave progressivement, la ralentit et finalement l’arrête avant qu’elle ne soit complète.

L’opération qu’on nomme « vinage » consiste, comme l’on sait, à mêler un peu d’alcool à un vin que sa médiocre teneur en esprit rend trop faible ou d’une conservation difficile. Réalisée dans certaines conditions dont nous parlerons dans le prochain paragraphe, elle doit être qualifiée de véritable fraude ; au contraire, modérément pratiqué et limité aux seules circonstances où il devient absolument nécessaire, le vinage ne peut qu’être utile et permis. Du reste, nous négligeons en ce moment, et continuerons à négliger plus tard, le côté économique du sujet pour rester uniquement dans le domaine de la chimie.

Quand le « bouilleur de cru » brûle une partie de sa récolte pour la transformer en eau-de-vie qu’il ajoute ensuite au restant de son vin, il obtient une boisson évidemment suralcoolisée artificiellement, mais non malsaine. D’abord le liquide ainsi traité ne reçoit que de la pure eau-de-vie de vin, ce qui est le point essentiel ; ensuite il est fort possible que l’assimilation de ce supplément, dérivé d’un vin de même nature et de même constitution chimique, soit plus prompte et plus complète que si l’on avait incorporé du trois-six étranger. D’autre part, les critiques les plus minutieux seraient en droit de faire observer, non sans apparence de raison, que ce mélange mystérieux et intime, cette coordination des principes de natures diverses, peut spontanément s’opérer dans le vin naturel, et, au contraire, ne pas se produire sur-le-champ dans le cas que

[5] nous examinons. Ce n’est qu’au bout d’un certain délai, après l’établissement complet de l’équilibre interne, que l’excès d’alcool devient parfaitement innocent. Toutefois, si cette objection est exacte à la rigueur, elle est trop absolue ; en effet, les bouilleurs de cru n’ont pas d’intérêt à forcer outre mesure le titre en alcool, et leurs opérations ont simplement pour but d’assurer la conservation de certains liquides destinés au transport et dont la plupart ne se consomment qu’au bout d’un certain délai pendant lequel s’atténuent les inconvéniens propres au vinage. Quant aux vins de liqueur dits secs, ils sont « travaillés » dans une mesure beaucoup plus large; mais, exclus de la consommation quotidienne, absorbés à doses habituellement modérées, conservés parfois durant des années entières, de pareils produits sont innocens bien que factices, pourvu qu’ils aient été corsés avec de la bonne eau-de-vie.

Au point de vue de l’hygiène, il est préférable que l’alcool destiné à fortifier le vin, au lieu d’être introduit directement, soit ajouté à la vendange sous forme de sucre. Le sucre fermente et donne de l’eau-de-vie, qui se réunit, au fur et à mesure de sa production, avec l’alcool de raisins, et, comme celui-ci, s’incorpore à l’état naissant avec les autres élémens du vin. On réalise de cette manière une boisson assez salubre. En France, ce procédé a été prôné par Chaptal, pour améliorer les petits vins du Bas-Languedoc; le docteur Gall le préconisa en Allemagne, lorsqu’il enseigna aux vignerons des bords du Rhin l’art de tirer parti des raisins verts ou insuffisamment mûrs. Il existe une différence entre la « chaptalisation » et la « gallisation » (ces deux barbarismes ont été consacrés par l’usage) : la première des deux méthodes se réduit à sucrer le moût ; la seconde consiste à l’arroser d’eau sucrée. Le vin obtenu suivant les recommandations de Gall est forcément alcoolique; mais à cause de l’introduction de l’eau et vu la médiocre qualité des raisins traités, il manque d’extrait, de tannin, de bouquet, et la couleur laisse à désirer. Le Bourguignon Petiot a conseillé un autre mode d’opération : soit avant, soit après la fermentation, il sépare le jus du marc et fait cuver à part ce marc avec de l’eau sucrée. De cette façon, les raisins fournissent successivement deux produits : les vins de première cuvée ou les véritables vins ; les vins de seconde cuvée obtenu par « petiotage » (encore un néologisme), et les profits d’un vigneron s’accroissent d’autant.

Il ne faut pas oublier que les vins de seconde cuvée, très salubres, recommandables sous tous les rapports et susceptibles de rendre de vrais services, ne peuvent, dans aucun cas, être vendus sous le nom de « vins naturels, » mais seulement sous la dénomination de « vins de sucre, » par exemple. Malheureusement, débités avec leur véritable étiquette, ils risqueraient souvent de manquer d’acheteurs, parce qu’une bonne partie du public se défiera moins d’un vin frelaté prétendu naturel que d’un liquide sain, loyalement qualifié de piquette ou livré comme vin de sucre.

Les vins artificiels que nous venons de mentionner peuvent être presque toujours reconnus par un chimiste, parce qu’ils renferment un petit excès de sucre non fermentescible ; de plus, éprouvés au polarimètre, ils dévient vers la gauche les vibrations lumineuses. Pour être irréprochables, ces mêmes vins doivent nécessairement avoir été obtenus avec du sucre raffiné de première qualité. L’emploi des sucres bruts et des cassonades est déjà bien moins avantageux, et l’usage des mélasses mérite d’être sévèrement blâmé. Plus les réactifs sont souillés d’impuretés, plus on risque d’introduire dans le vin factice des doses assez notables d’alcools supérieurs dont la présence est fort nuisible. Le préjugé auquel nous avons fait allusion n’est donc pas toujours dépourvu de fondement. N’oublions pas que les matières étrangères qui accompagnent les sucres d’ordre inférieur produisent des effets incomparablement plus pernicieux lorsque la betterave comme matière première remplace la canne, précisément à raison de l’abondance de ces alcools dans le jus de betterave fermenté. Pour un semblable motif, il convient de repousser aussi les glucoses, lesquelles, en outre, préparées avec de l’acide sulfurique, peuvent être accompagnées de principes très délétères, comme les sels d’arsenic. A présent que l’état livre aux agriculteurs du sucre en pain exempt de droits à un prix minime, l’emploi de tout autre succédané devient tout à fait inexcusable.

L’opération du mutage, ainsi nommée parce qu’en arrêtant la fermentation, elle rend le vin « muet », a pour but d’accroître artificiellement dans un vin la dose de sucre. Il existe un assez grand nombre de procédés de mutage ; mais, comme nous l’avons déjà noté, c’est surtout au moyen d’alcool étranger qu’on entrave la fermentation du moût. Celui-ci reste plus ou moins sucré, suivant que l’agent qui intervient pour limiter l’évolution opère plus ou moins tôt. Ensuite, à un vin préparé selon les règles ordinaires, on ajoute le moût ainsi traité; la liqueur obtenue diffère des vins véritables en ce qu’elle renferme de plus qu’eux, outre une bonne dose de sucre, tout le supplément d’alcool qui a servi de réactif.

Quant aux détails de manipulation, ils variaient et varient encore à l’infini ; nous ne saurions expliquer tout au long les traitemens que les vins et les moûts subissent encore en Sicile et en Espagne, ni exposer rationnellement les méthodes suivies jadis à Cette et à Mèze par les fabricans de vin d’imitation[6], Notons seulement que l’alcool, le plus souvent ajouté au moût, quelquefois répandu sur les raisins non encore écrasés, n’était pas le seul agent dont on se servait pour muter. De même qu’une température modérée favorise la fermentation, de même une chaleur suffisante arrête le phénomène. C’est par ce moyen qu’avant le phylloxéra les paysans provençaux préparaient le « vin cuit; » les Romains ignoraient si peu l’effet du chauffage, que déjà ils transportaient au loin des moûts concentrés, qu’une simple addition d’eau ramenait ensuite à un degré convenable de dilution ; les fermens travaillaient de nouveau dans le mélange attiédi, et il se formait définitivement du vin. Depuis peu d’années, les Argentins se sont mis à suivre les mêmes erremens que les contemporains de Pline, et déjà ils expédient en Allemagne des cargaisons de moûts fermentes destinés à faire une concurrence désastreuse à nos vins nationaux. Du reste, au lieu d’employer des appareils tels qu’étuves ou chaudières, il est aussi avantageux, pour peu que le climat s’y prête, et plus économique, d’utiliser l’influence des rayons solaires. Le moût, contenu dans des futailles peintes en noir, pour que les douves s’imprègnent mieux de calorique, est exposé en plein midi.

On a fréquemment muté à l’acide sulfureux en allumant des mèches soufrées à l’intérieur d’un récipient dans lequel une pompe refoule une pluie de moût. L’intervention de l’acide sulfureux arrête complètement la fermentation, il est vrai; mais ce réactif si énergique a le désavantage d’imprégner le moût de gaz sulfureux[7]. Ce dernier s’emploie aussi pour traiter les vins marchands ordinaires, lorsque l’on craint pour leur conservation et qu’on veut prévenir toute fermentation ultérieure ; bien qu’une telle pratique soit loin de présenter les mêmes inconvéniens qu’implique l’addition au vin, dans le même dessein, de l’acide salicylique, elle nous amène tout naturellement à parler des fraudes coupables qui lèsent le consommateur dans sa santé ou dans sa bourse, falsifications dont la science a signalé le danger et que les tribunaux doivent impitoyablement punir.

III.

Parmi les nombreuses méthodes de traitement des vins qui s’offrent à la disposition des négocians en gros peu scrupuleux, des vendeurs au détail malhonnêtes ou des propriétaires trop avides de bénéfice, il n’en est pas de plus simple, de plus universellement employée que le « mouillage » ou addition d’eau au vin. Aussi parlerons-nous en premier lieu de cette pratique, avant d’aborder l’examen des autres falsifications.

Tout d’abord, le mouillage est-il une fraude? Les marchands de vin des grandes villes, les premiers intéressés dans la question, soutiennent naturellement la négative, et, dans leurs meetings, proclament bien haut leur sentiment par l’organe de leurs orateurs. C’est leur droit strict; mais il est probable que la plupart des consommateurs, si on leur demandait leur avis, émettraient une opinion absolument contraire. Circonstance bizarre ! on a vu souvent de fort honnêtes gens, personnellement incapables de commettre la moindre indélicatesse, venir publiquement se faire les défenseurs du mouillage, les avocats des « mastroquets, » et prendre sur eux de déclarer licite et presque loyale l’addition d’eau au vin marchand. Comme toutes les questions qui se rapportent aux vins, le sujet est loin d’être simple et demande une discussion sérieuse ; et si nous nous permettons de condamner cette pratique que d’autres absolvent, nous exposerons du moins les motifs du jugement que nous empruntons aux écrits des chimistes les plus autorisés.

Qu’ils soient de bonne ou de mauvaise foi, les partisans de l’eau dans le vin déclarent que, celui-ci contenant naturellement beaucoup d’eau, une addition supplémentaire de ce liquide ne modifie pas la composition qualitative du vin, et, par suite, que cette pratique n’offre que l’inconvénient d’affaiblir le liquide, inconvénient auquel il est facile, pour le consommateur, de remédier, s’il s’en aperçoit, en buvant un peu plus sec.

Par malheur, le client qui achète du vin n’admet pas ce raisonnement et prétend se faire donner, pour son argent, une boisson sans mélange; un marchand qui essaierait de débiter franchement, sous quelque nom que ce soit, du vin coupé d’eau, risquerait fort de ne jamais rien vendre. La tromperie est donc manifeste. Quant à l’argument « chimique » si l’on peut s’exprimer ainsi, il serait à peu près juste si, dans les entrepôts des gros commerçans ou dans les caves des marchands de vin, on ne se servait jamais que d’eau distillée pour allonger les vins.

Or, non-seulement cette circonstance théorique n’est jamais réalisée, mais souvent encore le « baptiseur, » n’osant pas aller puiser ouvertement de fortes quantités d’eau aux fontaines publiques, qui fournissent du moins un liquide clair et assez pur, s’adresse aux puits et quelquefois aux ruisseaux de ses magasins[8]. De cette façon des impuretés s’introduisent dans les vins, et le plus innocent de ces produits d’addition est le bicarbonate de chaux (les eaux de Paris n’en sont jamais exemptes) qui, saturant les acides du vin, le rend plat, moins salubre, et altère plus ou moins la couleur, circonstance fâcheuse qui détermine le marchand à recourir aux teintures artificielles. En revanche, comme un vin vieux de quelques mois ne contient plus déjà que des traces infimes de chaux, et qu’au contraire les eaux de puits ou de rivière en renferment toujours, la présence dans un vin d’une certaine quantité de chaux, accusée par les réactifs ordinaires de cette base[9], trahira infailliblement le mouillage aux yeux de l’expert.

Comme le mouillage a été mis en pratique depuis bien des années et date peut-être du jour où l’on a fondé le premier cabaret, on a dû chercher de bonne heure des recettes propres à démasquer la fraude. Les anciens s’imaginaient disposer d’une méthode simple et commode, que mentionne Rabelais lorsqu’il énumère le programme détaillé des « leçons de choses » que le bon Ponocrates donnait à son écolier Gargantua. Le mélange suspect, versé dans une coupe de bois de lierre, se dédoublait en vin pur qui restait au fond du vase et en eau qui filtrait à travers le bois. Après avoir mentionné cette légende à titre de pure curiosité, et sans perdre notre temps à la discuter, ajoutons qu’à l’aide d’un simple œnobaromèire Houdart et d’un petit alambic de Salleron, il est souvent facile, sans entreprendre d’analyse chimique, de constater la présence de l’eau dans un vin en constatant le déficit d’extrait sec[10]. Ce modeste matériel suffit même à l’expérimentateur pour apprécier la quantité d’eau frauduleusement introduite, s’il peut se procurer des échantillons authentiques de crus de la même récolte et de la même provenance. Toutefois, le praticien n’a de vin type à sa disposition qu’assez rarement ; de plus, lorsque le mouillage n’est pas trop grossier, l’expérience de l’œnobaromètre ne permet pas de trancher sur-le-champ la question. Il faut alors opérer dans le laboratoire et se renseigner exactement sur la faiblesse du coefficient d’acidité, l’insuffisance de la glycérine, le défaut de cendres, etc., et une fois cette longue et minutieuse série d’analyses terminée, il faut, avant de conclure, rapprocher les nombres obtenus, les discuter en les comparant aussi bien entre eux qu’au degré alcoolique. Le mouillage finit alors par ressortir d’une façon ou de l’autre.

Suivant M. Armand Gautier, l’addition d’eau dans le vin peut être signalée sans difficulté, dans un très grand nombre de cas, au moyen de l’application d’une règle très simple qui n’exige que la connaissance du degré et de l’acidité. Analysons, à ce double point de vue, deux vins naturels de consommation courante, provenant de raisins d’espèces analogues, mais inégalement mûrs. Le vin numéro 1, fabriqué avec des fruits arrivés à parfaite maturité et gorgés de sucre, se trouvera riche en alcool, mais pauvre en crème de tartre et en acides ; au contraire, le liquide numéro 2, obtenu à l’aide de raisins sûrs ou du moins aigrelets, fournira peu d’alcool, tout en possédant un coefficient d’acidité élevé. (Tel est un peu le cas des vins du Midi de la récolte 1888.) Cette observation, généralisée dans une juste mesure, nous apprendra qu’en définitive la teneur en alcool et la tendance acide sont réciproques l’une de l’autre, la première croissant lorsque l’autre diminue, et vice versa. M. Gautier exprime ce résultat en additionnant les deux chiffres, traduisant l’un la force alcoolique exprimée en degrés et fraction de degré ; l’autre, l’énergie acide représentée en grammes et en parties de gramme d’acide sulfurique par litre. Le total varie bien un peu d’une individualité à l’autre, mais entre des limites assez étroites.

Un vin de l’Hérault peu alcoolique et pesant 7°8 aura 5 gr. 6 d’acidité ; total de 7.8 + 5.6 ; 13.4. Avec un vin du Gers plus spiritueux, les chiffres seraient 10 et 4, somme 14. Prenons enfin un vin de Roussillon (récolte 1881); nous trouvons alcool: 12.3; acidité 2.9, somme 15.2. L’addition peut fournir des valeurs souvent égales à 16.7 unités et même davantage, mais il est très rare que le total alcool-acide tombe au-dessous de 13[11]. Lorsqu’on ajoute de l’eau dans un vin, on affaiblit la teneur en alcool par le fait de l’augmentation de volume produite, et, par la même raison, on atténue l’acidité. Si, par-dessus le marché, l’eau employée par le « mouilleur » est de nature calcaire, l’effet produit est encore plus net, car alors la chaux dissoute sature une partie de l’acidité. Versons 25 pour 100 d’eau de puits dans notre vin du Gers de tout à l’heure, le mélange ne pèsera plus que 8 degrés ; l’acidité absolue, partiellement détruite par la chaux, tombera de 4 à 3.5 et, rapportée au litre, subira un nouveau déchet qui l’amènera à 2.8. Comme 8 et 2.8 ne font que 10.8, l’insuffisance du coefficient alcool-acide devient manifeste, et la fraude serait trahie sur-le-champ aux yeux d’un chimiste.

Il semble au premier abord qu’un vinage frauduleux, — pratiqué, cela va sans dire, au moyen d’alcools de mauvaise qualité, — et destiné à renforcer un vin plat et faible, doive être assez difficile à déceler. On remarquera que le marchand, s’il déverse généreusement des torrens d’eau dans ses barriques de vin, opère avec beaucoup plus de précision s’il ajoute du trois-six et se borne à incorporer à son vin 4 ou 5/100e d’alcool pur, sans jamais dépasser la limite qu’il s’est assignée à lui-même. Comment reconnaître ce faible excès, dont l’influence physiologique n’est malheureusement pas négligeable, et qui force le consommateur à ingurgiter un petit verre de mauvaise eau-de-vie pour chaque grand verre de vin qu’il boit?

Nous avons déjà observé, dans la première partie de ce travail, que le vin figurait un mélange complexe d’élémens divers très nombreux en état d’équilibre transitoire et instable. Quelques grammes d’alcool venant se diffuser dans un titre de vin augmentent à peine le volume total, et cependant abaissent à un certain point le poids de l’extrait par litre. Effectivement, l’alcool étranger trouble toute l’organisation interne du liquide, phénomène qui se manifeste par l’expulsion d’une bonne partie de la crème de tartre. L’acidité diminue encore plus que l’extrait, puisque c’est principalement la crème de tartre qui rend le vin capable de saturer les alcalis[12]. Donc on a lieu de soupçonner qu’un vin est viné lorsque son acidité est insuffisante, lorsque le poids de l’extrait sec rapporté au titre se trouve un peu faible, lorsque le résidu incinéré est relativement plus faible encore, et lorsque enfin on n’arrive pas à une certaine dose de crème de tartre. En Allemagne, on préfère choisir une autre base de comparaison, et, lorsque l’on veut s’assurer si un vin commercial a reçu de l’alcool, on titre la glycérine, substance qui se forme toujours en même temps que l’eau-de-vie durant la fermentation vineuse. Il est clair que l’insuffisance relative de la glycérine implique un vinage. L’expérience établit que jamais le rapport pondéral de la glycérine à l’alcool du vin n’est inférieur à 1/15e. Qu’on livre à un chimiste un vin pesant 12 degrés, ce qui répond à 95 grammes d’alcool pur par litre, s’il n’y retrouve que 4 gr. 3 de glycérine, il dira que le liquide est forcément fraudé, puisque le rapport 43/950 ne surpasse pas 1/22e.

Trop souvent à Paris et dans les grands centres, les vins destinés à être vendus au détail sont vinés d’abord, mouillés ensuite. Comme deux fûts de vin de même capacité acquittent toujours à l’octroi la même taxe d’entrée, qu’ils contiennent, le premier, un liquide très peu alcoolique pesant 6 à 7 degrés au plus, et le second, un vin des plus généreux titrant 13 degrés et davantage ; comme, d’autre part, passé une certaine limite, — 15 degrés si notre mémoire est sûre, — les droits à percevoir augmentent brusquement dans une large limite et se confondent avec ceux applicables aux eaux-de-vie, l’intérêt du négociant en gros est d’introduire dans l’enceinte des fortifications une boisson très surchargée d’alcool. Cette manière de procéder revient en somme à passer en franchise quelques grammes de trois-six par chaque titre entrant à Paris. Notre commerçant parviendra à son but par l’une ou l’autre des méthodes suivantes : ou bien il remontera un vin léger avec un autre vin très spiritueux, pratique qui n’a rien de blâmable, ou bien il aura recours aux vins espagnols, dont une bonne partie sont déjà frelatés avant leur entrée en France, circonstance fâcheuse, mais dont les négocians français ne sont pas responsables ; ou bien il traitera directement ses vins par l’eau-de-vie, quelquefois bonne, plus souvent mauvaise, et méritera le nom de falsificateur.

Naturellement, Paris compte beaucoup de négocians assez consciencieux pour ne pas se livrer à cette manœuvre, que l’absurdité des lois fiscales semble encourager implicitement ; de plus, les vins de luxe destinés à la consommation des classes riches, ou ceux qu’achètent les bons restaurans, les hôtels de premier ordre, ne subissent pas un semblable traitement. Les droits d’entrée, indépendans de la provenance, de la nature, de la bonté du vin, pourvu qu’il ne dépasse par 15 degrés d’alcool, grèvent bien lourdement des liquides achetés aux viticulteurs de province, aux maisons de Marseille ou de Cette, sur le pied de 15 à 20 francs l’hectolitre. L’effet de la taxe se fait déjà moins sentir sur le bordeaux coté 150 fr. la barrique, et les crus de Beaune, de Pomard, de Musigny, n’augmentent guère de valeur après avoir payé l’impôt. Il est clair que, dans les deux derniers cas énumérés, le marchand n’a aucun intérêt à forcer le titre alcoolique : il risquerait fort, en échange d’un petit bénéfice, de déprécier sa marchandise en la transformant.

Une fois que le vin destiné à abreuver le peuple de Paris a franchi le mur d’enceinte, sa valeur intrinsèque, accrue des frais de courtage, de transport, de régie, d’octroi, grevée encore des frais de vinage, devient considérable. Mais ce n’est pas tout : il faut tenir compte des trop nombreux intermédiaires, vendeurs en demi-gros, commissionnaires, placeurs, qui relient les deux termes extrêmes de la chaîne: le négociant plusieurs fois millionnaire, dont les achats en France ou à l’étranger se chiffrent par centaines et milliers d’hectolitres, et l’humble débitant de Charonne ou de Belleville, qui vend des canons sur le comptoir.

Il en résulte que le prix du vin, calculé sur l’hectolitre d’après les bases que nous venons de poser, puis ramené au taux par titre au moyen d’un simple déplacement de virgule, est déjà sensiblement supérieur au tarif ordinaire de vente au détail, même si l’on ne tient pas compte du petit bénéfice légitime que le cabaretier a le droit de réaliser aux dépens de ses cliens. Les intermédiaires qui, achetant assez cher, tiennent à vendre bon marché, s’efforcent de se dédommager en mouillant le vin. Prenant en considération la rigueur des lois fiscales, plusieurs chimistes, et notamment le laboratoire municipal de Paris, ferment les yeux sur cette pratique et la tolèrent dans une très faible mesure sans l’approuver. Comme les liquides qui pénètrent dans l’enceinte de Paris se trouvent toujours suralcoolisés, les mêmes experts, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’un vin destiné à être vendu au détail pèse moins de 10 degrés, décident avec raison que ce vin a été trempé par trop libéralement et concluent à la fraude. Seulement, le principe sur lequel ils s’appuient n’est emprunté ni à la science théorique, ni à la chimie expérimentale, et ne dérive que d’une routine favorisée par des règlemens trop absolus.

D’après ce que nous venons de dire, il est assez fréquent qu’un liquide suspect ait été à la fois viné et mouillé[13], et cette fraude complexe, loin de rendre la tâche de l’expert plus délicate, la facilite grandement. Alors, par exemple, l’extrait, doublement affaibli par l’introduction de l’alcool, puis par celle de l’eau, diminue dans une large proportion. La glycérine fait défaut, tout comme dans le cas du village pur et simple. L’acidité devient tellement minime qu’elle finirait par disparaître presque complètement, si le chimiste défalquait de la dose d’acide que lui indiquent ses réactifs la fraction qui est imputable au gypse dont on a saupoudré la vendange.

Une pareille mixture ne mérite plus le nom de vin et ne saurait être recommandée au lieu et place de la boisson tonique et fortifiante que produisent les coteaux français. Les falsificateurs ont voulu cependant « parer » cette ignoble décoction de façon à ce que l’infortuné consommateur l’achetât sans trop de difficulté : ne pouvant guère ni en améliorer le goût, ni remédier à une insalubrité des inconvéniens de laquelle ils ne se soucient guère, ils se sont du moins efforcés de rendre leurs produits agréables à l’œil et de flatter le sens de la vue, à défaut de celui du goût. En même temps, vexés de voir toujours leurs manipulations découvertes par les chimistes chargés d’examiner les denrées suspectes, ils ont voulu jouer au plus fin, en s’efforçant de corriger les défauts sur lesquels se fondaient les experts. Ont-ils réussi dans leur entreprise? Après avoir répondu brièvement à cette question, nous terminerons notre travail par l’exposé des sophistications les plus coupables et les plus dangereuses : celles qui ont pour résultat d’introduire dans le vin des substances étrangères à sa constitution.


IV.

C’est du nom de Scheele, le pharmacien suédois inventeur de la glycérine, que dérive l’expression de « scheelisage, » employée aujourd’hui pour désigner l’addition frauduleuse de glycérine au vin. Un liquide mouillé ou viné sera « scheelisé » dans l’espoir de dérouter l’expert en lui faisant retrouver un extrait sec considérable, dans lequel figurera presque toute la glycérine introduite. Précisément, le dosage exact de la glycérine est chose difficile et compliquée. Un novice sera peut-être embarrassé ; un savant plus exercé passera outre, isolera la glycérine, en comparera le poids à celui de l’alcool, et constatera aisément la tromperie en vertu d’un principe très généralement vérifié: le fraudeur a une tendance à forcer la dose et à trop « scheeliser, » d’autant plus que la glycérine ne coûte presque rien et ne communique pas de mauvais goût au vin. En revanche, un excès de cette matière n’est pas, à la longue, sans inconvénient pour la santé des buveurs.

Au moins la glucose et la dextrine, qui servent au même usage que la glycérine, n’ont rien de malsain. La glucose existe à l’état libre dans les vins naturels, et se rencontre même en assez grande abondance dans ceux récoltés en Espagne. L’examen polarimétrique du vin sophistiqué par la dextrine fera reconnaître une forte déviation vers la droite de la part des vibrations lumineuses[14], et il en sera de même si le falsificateur a employé la glucose commerciale, toujours mêlée de dextrine.

Ni la dextrine, ni la glucose, ni la glycérine ne figurent dans les produits de l’incinération de l’extrait. Aussi quelques praticiens, au lieu d’apprécier le poids de celui-ci, pèsent directement les cendres quand ils soupçonnent un mouillage ou un vinage, et concluent à la fraude dans le cas où le résultat se trouve trop faible. Ils feront bien alors de ne compter comme cendres que le résidu débarrassé de chlorure de sodium, car une petite dose de sel marin glissée adroitement dans un vin mouillé n’en altère presque pas le goût et contribue à grossir le résidu incinéré.

Bien des siècles se sont écoulés depuis le jour où l’on s’est mis à frelater les vins par incorporation de matières étrangères, cette addition n’étant pas faite, cela va sans dire, dans le dessein d’améliorer réellement ces liquides, mais bien avec l’intention de leur donner une plus belle apparence, propre à séduire les acheteurs. Pline déclare qu’à part les vins de Béziers, les crus de la Narbonnaise étaient fraudés, soit avec des herbes, soit avec des drogues malsaines[15]. Dès le XIIIe siècle de notre ère, on ajoutait aux vins des sels de plomb ou de fer et de l’alun. Du temps de Louis XV, on corrigeait l’acidité des vins piqués en dissolvant un peu de litharge dans le liquide aigri. L’acide acétique est absorbé par la litharge et forme avec elle de l’acétate de plomb (sucre de Saturne), composé doué d’une saveur douce, quoique nuisible au plus haut degré. Jean Jacques Rousseau mentionne cette pratique dans un passage de l’Emile; il explique longuement à son élève les inconvéniens de la falsification par la litharge, et lui enseigne les moyens de la mettre en évidence. Le professeur s’apercevant que ses tirades n’intéressent guère Emile (ce que nous croyons sans peine), entame, à l’usage de son lecteur, une dissertation soporifique et déclamatoire que nous n’avons pas à résumer ici. A l’époque actuelle, quelques-uns des lieux-communs sur lesquels a brodé le philosophe genevois pourraient encore servir ; mais il faudrait modifier le sujet de la leçon et corriger le texte à paraphraser[16]. Depuis longtemps, en effet, on a abandonné l’emploi de la litharge, moins peut-être parce que les tribunaux proscrivent cette drogue dangereuse que parce qu’elle est trop facile à reconnaître. On préfère aujourd’hui saturer les acides du vin, soit par la craie, dont l’emploi peut être autorisé sous certaines réserves, soit par des carbonates alcalins à base de potasse ou de soude, comme faisaient déjà les Romains lorsqu’ils amélioraient leurs vins aigris avec de la cendre de sarment ou de la lie de vin brûlée. Il vaut mieux, comme le conseille M. Gautier, coller ou filtrer le vin, puis le chauffer après incorporation de quelques centièmes de bonne eau-de-vie. L’excès d’acide acétique s’évapore ou s’éthérifie, ce qui développe le bouquet, comme l’on sait déjà ; il se dissipe bien un peu d’alcool, mais celui qu’on a introduit préalablement compense cette perte, et, grâce à l’influence de la chaleur, il se marie assez bien avec les autres élémens du vin pour que les inconvéniens spéciaux au vinage en soient largement atténués. D’autres œnologues conseillent de dissoudre dans le liquide aigri du tartrate neutre de potasse. Ce sel passe à l’état de crème de tartre en cédant à l’acide acétique la moitié de son potassium.

Cette petite digression nous a entraîné en dehors de notre sujet ; revenons aux fraudes qui altèrent la composition même du vin. En général, le consommateur préfère les vins qui sont doués d’une jolie nuance à ceux dont la teinte est moins riche, parce qu’une belle couleur, flatteuse à l’œil, signale un liquide généreux et salubre, exempt de maladies et susceptible de se conserver longtemps, et le consommateur a parfaitement raison, lorsque, hésitant entre plusieurs vins naturels, vieux de quelques mois, il choisit instinctivement l’échantillon le plus agréable au sens de la vue. Renforcées ou non par des alcools frelatés, les boissons mouillées n’offrent pas un aspect engageant, surtout après que le calcaire entraîné par l’eau a rongé le principe colorant naturel. Il s’agit de « parer » la marchandise, et pour arriver à ce but le débitant, non content de recourir aux crus dits teinturiers, ce qui n’est pas blâmable, emploie les acides ou bien les agens tinctoriaux étrangers aux vins.

Lorsque, pour apprécier le degré d’acidité d’un vin, on additionne la liqueur de quelques gouttes d’une matière alcaline : potasse, soude ou chaux, on constate que la nuance du vin tourne au violet sale, puis au vert. Les bases produisent donc sur la couleur un effet fâcheux. Au contraire, un accroissement d’acidité favorise l’éclat de la teinte, et l’expérience avait fait reconnaître cette influence avant que la chimie eût été appliquée aussi bien à l’œnologie qu’à la falsification des vins. Le salage et surtout le plâtrage renforcent l’acidité et avivent la couleur, mais, en général, les producteurs seuls salent et plâtrent; les négocians scrupuleux, lorsqu’ils veulent renforcer l’acidité d’un vin déjà fait, ont recours à l’acide tartrique, à la crème de tartre et au tannin. Cette pratique, non seulement n’est pas condamnable, mais doit être recommandée dans bien des cas ; elle s’est généralisée au point que la fameuse règle alcool-acide, posée par M. A. Gautier et recommandée par lui, a beaucoup perdu de son ancienne valeur. Peu soucieux d’un avantage qui cependant, en se plaçant au point de vue des mouilleurs, n’est pas à dédaigner, nos sophistiqueurs, trouvant que tannin, crème de tartre ou acide tartrique coûtent trop cher, ont voulu produire le même effet au moyen de réactifs bon marché.

Dans ce dessein, ils se sont adressés à l’acide sulfurique ou huile de vitriol, dont la valeur commerciale est à peu près nulle. Un vin légèrement «vitriolé » gagne en couleur et ne devient pas insalubre. Doué d’affinités violentes, l’acide sulfurique s’empare immédiatement de la potasse de la crème de tartre et met en liberté une quantité équivalente d’acide tartrique, de sorte que le vin se trouve à peu près dans les mêmes conditions que s’il eût été plâtré simplement. Le chimiste et le consommateur auraient mauvaise grâce à se plaindre si la dose de vitriol introduite, tout en restant fort petite, était intelligemment mesurée. Mais, ainsi qu’il arrive toujours lorsqu’il s’agit d’incorporer au vin une drogue dont le prix n’est pas élevé, le fraudeur s’imagine que si 30 grammes par hectolitre de liquide produisent un bon effet, 300 grammes feront encore mieux, et il ajoute trop de vitriol. Nous n’avons pas besoin d’insister sur les graves inconvéniens de la présence de l’acide sulfurique libre dans notre boisson quotidienne,

A certaines administrations ou à certains consommateurs qui, à tort ou à raison, ne veulent, sous aucun prétexte, accepter des vins plâtrés, et qui cependant tiennent à acheter des liquides d’une couleur agréable pour un prix modéré, on présente quelquefois des vins très rouges dont le titre acide est très élevé, et qui, éprouvés par le réactif de Marty, se troublent à peine. Ils ne renferment donc que des traces de sulfates, et, à plus forte raison, ne contiennent pas d’acide sulfurique libre. Un chimiste ne s’y trompera pas ; et, soit au moyen de l’azotate d’argent, soit par les réactifs caractéristiques des nitrates, il s’assurera facilement que le vin suspect est beaucoup plus riche en chlorures qu’un vin naturel, ou qu’il contient des nitrates, ce qui n’arrive jamais avec du pur jus de raisin. Le même praticien conclura à une introduction frauduleuse d’acide chlorhydrique ou nitrique. On a même vendu ouvertement, et probablement fort cher, un prétendu « régénérateur sans plâtre » destiné à améliorer la couleur des vins, et qui n’était autre que de l’eau forte. Que le sophistiqueur trop zélé dépasse tant soit peu la mesure, et il débite à ses cliens, non plus un vin fraudé mais un véritable poison[17].

Il peut arriver que tous les agens ci-dessus énumérés, auxquels nous aurions pu joindre l’acide oxalique, trop dangereux pour avoir été beaucoup employé, soient impuissans à rehausser suffisamment la coloration naturelle du vin. Le fraudeur n’hésite pas alors et ne se fait pas faute de recourir à certains principes tinctoriaux destinés à donner à son liquide un « éclat emprunté. »

Aux yeux de toute personne de bon sens, la tromperie dans le cas actuel est patente, manifeste. Cependant, si l’on écoutait les plaidoiries intéressées des marchands de vin eux-mêmes, ou si l’on prêtait l’oreille à l’exposé des circonstances atténuantes que développent certains esprits faux dont la compétence en la question est plus que douteuse, on entendrait soutenir la thèse suivante : « La couleur artificielle incorporée au vin le rend plus joli et plus agréable à l’œil ; le consommateur achète une boisson de bel aspect, ce qui ne lui fait pas de tort, au contraire. De plus, l’agent colorant supplémentaire introduit dans le liquide se marie aux substances qui donnent la nuance normale, supplée à la faiblesse, à l’insuffisance de ces dérivés, concourt avec eux à jouer un rôle préservateur et, en somme, entretient au sein du mélange l’équilibre et l’harmonie nécessaires à la bonne conservation de ce dernier[18]. » Mensonge et sophisme que tout cela ! En effet, nous l’avons déjà dit, si l’on hésite entre plusieurs crus naturels inégalement colorés, on pourra préférer celui dont la teinte est la plus riche, parce que très souvent une belle nuance rouge est l’indice de certaines qualités intrinsèques. Le consommateur n’a pas tort de se fier instinctivement au jugement de son regard; mais une boisson médiocre ou mauvaise a beau être colorée en rouge éclatant, elle n’en devient pas meilleure pour cela, et l’acheteur naïf qu’aura séduit l’aspect élégant de la liqueur sera manifestement trompé, puisque la relation habituelle entre le coloris et la qualité sera ici purement imaginaire. Mais ce n’est pas tout : mieux encore que les recherches scientifiques, l’expérience journalière a démontré que le rouge introduit dans les vins produisait sur eux à peu près le même effet que provoque sur une jeune femme le carmin qu’elle s’applique sur son visage (qu’on nous pardonne cette comparaison bizarre, mais juste, qui s’impose immédiatement à notre esprit). Le fard, après avoir d’abord embelli en apparence, finit à la longue par gâter la peau et détruire le teint ; la combinaison de la drogue colorée avec les principes dissous dans le vin est aussi toujours et forcément passagère ; quoi qu’on fasse, le liquide frelaté ne conserve pas son éclat primitif. Au bout d’un temps plus ou moins court, la substance étrangère ne tarde pas à se séparer du vin ; elle se précipite, mais non pas seule, car il s’effectue alors une sorte de collage qui entraîne dans les lies presque toute la matière colorante naturelle et d’autres principes encore. Affaibli et désorganisé par toutes ces pertes, privé de tout agent tinctorial, le vin devient absolument impropre à la consommation. Mais qu’importe au marchand! le tour est joué.

Notons bien que nous supposons gratuitement que le cramoisi factice du vin est innocent par lui-même. Or, plusieurs des matières usitées dans ce dessein malhonnête sont malsaines par elles-mêmes; d’autres, et la fuchsine est du nombre, à peine nuisibles lorsqu’elles sont chimiquement pures, peuvent gravement incommoder le consommateur quand elles sont souillées par les traces des réactifs ayant servi à les fabriquer. En vain les industriels qui préparent des couleurs artificielles destinées à corser la nuance des liquides trop pâles promettent monts et merveilles dans leurs réclames ; ils ont beau garantir leurs produits comme étant purs et inoffensifs, ils n’en trompent pas moins les sophistiqueurs qui se flattent de pouvoir manipuler leurs vins en toute sûreté. Le mal ne serait pas grand, si, en définitive, le malheureux consommateur ne finissait par supporter les conséquences de cette double tromperie. Les colorans employés sont tantôt d’origine végétale[19], tantôt, mais plus rarement, de nature animale[20] ; presque toujours la fraude s’opère au moyen des dérivés artificiels préparés au moyen du goudron de houille et se rattachant par leur structure chimique au groupe dont la benzine forme le noyau[21]. Il est aisé de comprendre que les teintures de la première des trois catégories, moins différentes par leur constitution des véritables principes rouges du vin, sont par cela même les plus difficiles à découvrir et à signaler. Malheureusement pour le public, et heureusement pour les experts chimistes, les fraudeurs opérant en 1888 préfèrent de beaucoup employer les composés obtenus par synthèse chimique, parce que ces drogues, tout en ne coûtant pas cher, colorent magnifiquement les vins, et peut-être aussi parce qu’on les vend sous des noms de fantaisie (terminés en « ine, » afin de leur donner une apparence scientifique) propres à éblouir la niaiserie des sophistiqueurs.

Certains auteurs spécialistes ont dû consacrer des volumes entiers à la description des effets de cette triple série de fraudes, ainsi qu’à l’énumération des moyens qu’on emploie pour les dévoiler. Il nous serait impossible d’embrasser tous les cas particuliers de ce vaste sujet, même en nous limitant à une énumération fastidieuse. Désirant toutefois ne pas laisser absolument de côté une question aussi importante, nous nous bornerons à dire quelques mots des falsifications les plus fréquentes ; mais, à ce propos, il ne faut pas oublier que la mode règle l’emploi des teintures artificielles elles-mêmes, et que plusieurs de celles-ci, pour des motifs qui seraient trop longs à exposer, sont délaissées peu à peu, après avoir été fréquemment mises en usage.

L’alun sert quelquefois d’auxiliaire aux principes colorans de nature végétale, dont il embellit la nuance et dont il augmente sensiblement la fixité. Les sels d’alumine, en effet, se combinent aisément avec les substances tinctoriales pour former des « laques » de nuance brillante; introduit dans un vin pur, l’alun, agissant sur les œnolines, en corsera la nuance, purifiera le liquide, et lui donnera la saveur caractéristique un peu âpre, spéciale aux crus du Bordelais ou de la Bourgogne. Hâtons-nous de dire que cette pratique doit être condamnée ; l’alun, sans être précisément toxique, a des propriétés qui en rendent l’emploi dangereux, surtout à haute dose. Or M. Maumené affirme avoir analysé des échantillons de vin renfermant de 4 à 7 grammes d’alun par litre. Mais le fraudeur ne se donne guère la peine d’aluner si fortement une boisson naturelle; et, en général, la présence d’un excès d’alun implique l’introduction d’un colorant étranger auquel le sel alumineux donne un peu plus de fixité. N’oublions pas que l’alumine, base de l’alun, figure elle-même au nombre des matières minérales propres aux vins ordinaires ; l’addition d’alun ne peut donc être constatée qu’au moyen d’une analyse quantitative bien dirigée ; au-delà seulement d’un quart de gramme d’alumine par litre, le vin est suspect.

Deux des matières végétales auxquelles l’alun sert d’auxiliaire méritent d’être citées : d’abord les fleurs de mauve noire ou passe-rose (Althœa rosea) cèdent à l’eau ou bien au vin une couleur rouge foncé peu stable par elle-même, mais que le minéral fixe passagèrement. L’alun ravive aussi la nuance du suc de baies de sureau, lui communique une jolie couleur vineuse, sans pour cela en atténuer les propriétés purgatives. On a vendu autrefois sous le nom de « teinte de Fismes, » ou « teinte pour bordeaux, » une affreuse mixture composée d’alun et de baies de sureau, le tout délayé, soit dans l’eau, soit dans un peu de mauvais vin.

Le carmin ammoniacal, qu’on obtient en triturant avec de l’alcali volatil l’insecte nommé cochenille, ne s’emploie pas davantage sans fixatif; car le vin à la cochenille reçoit souvent de l’alun, voire même de l’acide oxalique, ces deux agens étant destinés à forcer la nuance rouge et à la rendre plus stable. Mais c’est peine perdue : la couleur, par cela même qu’elle est d’origine animale, refuse de s’unir avec les œnolines et ne tarde pas à se précipiter. La saveur des vins fraudés avec la cochenille est du reste peu marquée.

Quant à la nomenclature des dérivés du goudron de houille dont les sophistiqueurs font usage pour rehausser l’éclat de leurs boissons frelatées, elle serait aussi longue qu’ennuyeuse. D’abord les expressions employées par la chimie moderne ne brillent guère par la simplicité; ensuite plusieurs drogues, outre leurs appellations scientifiques, sont connues dans le commerce sous des noms vulgaires essentiellement variables. De plus, afin de dérouter l’expert ou de l’amener sur une fausse piste, les fraudeurs les plus ingénieux emploient des mélanges adroitement combinés, au lieu de matières pures, et s’imaginent ainsi « défier l’analyse. »

Que leur appellation ou leur structure chimique soit simple ou complexe, les principes colorans tirés du goudron de houille doivent être recherchés au moyen d’une méthode générale relativement simple. Si, à la température d’ébullition, on traite le vin fraudé par une base métallique telle que l’oxyde mercurique par exemple, les œnolines sont entraînées, tandis que les teintures persistent inaltérées. Après traitement et filtration, on recueille une liqueur parfaitement décolorée si le vin est naturel, une décoction teinte en rouge ou en rose s’il a été falsifié. Souvent l’excès de la base employée comme réactif a pour effet de dissimuler provisoirement la nuance pourpre du dérivé artificiel, mais elle reparaît au moyen de quelques gouttes d’acide sulfurique.

Il ne faut pas perdre de vue que certains crus naturels (celui de jaquez. par exemple) se comportent en pareille circonstance comme si leur nuance était factice. Aussi est-il toujours indispensable d’essayer de teindre un flocon de laine blanche avec le liquide obtenu au moyen des opérations que nous venons d’indiquer. Enfin la laine arrosée d’ammoniaque doit se décolorer ou rester rouge. Si elle verdissait un peu, le praticien aurait affaire à un vin pur de constitution anormale ou, beaucoup plus probablement, à une boisson ingénieusement falsifiée par une teinture tricolore jaune, bleue et rouge[22] ; mais jamais un chimiste sérieux n’établira son opinion sur une seule expérience; il répétera plusieurs fois ses épreuves analytiques, en variant les nombreux réactifs dont il dispose : borax, carbonate de soude, etc.[23].

Dans certaines régions de l’Europe où la culture de la vigne, bien que voisine de sa limite, prospère encore, en Suisse, dans le centre et à l’ouest de la France, on récolte surtout du vin blanc dont la vente est facile, lorsque la qualité en est passable. Mais souvent les gens du pays ou les négocians trouvent plus avantageux de travestir ces liquides en vin rouge, en les teignant avec les divers agens colorans artificiels ou en les mêlant à des vins rouges très foncés. Cette dernière pratique mérite plutôt le nom de coupage que celui de falsification ; elle n’en est pas moins blâmable. Dans le premier cas, la tâche de l’expert est facile, car le défaut de tannin, d’une part, est un indice certain, et, d’autre part, l’excès de teinture rend les essais colorimétriques très nets ; aussi les fraudeurs préfèrent-ils combiner les deux procédés.

On a vendu quelquefois du cidre et du poiré pour du vin blanc. Cette grossière tromperie ne saurait échapper, nous n’osons dire à un dégustateur, mais même à l’immense majorité des consommateurs. De plus, un chimiste, après avoir constaté par l’aréomètre une densité supérieure à celle des vins, s’apercevra tout de suite de l’extrême faiblesse du titre en alcool, et s’il n’est pas pressé par le temps et qu’il puisse apprécier le sucre et l’extrait, il trouvera des doses beaucoup plus fortes qu’avec les vins (jusqu’à 30 grammes de sucre par titre et 70 grammes d’extrait). Nous venons de parler d’un fait curieux, mais exceptionnel : en pratique, les marchands de vin se contentent de mêler souvent à leurs vins blancs ou rouges une bonne fraction de jus de pommes ou de poires, surtout si la boisson primitive semble un peu âpre ou si elle manque d’extrait. Du reste, il paraît que les deux produits se mêlent difficilement. Cette composition « contre nature » offre toujours un aspect trouble et désagréable. Huit ou dix réactions s’offrent au praticien, qui a beau jeu pour caractériser la fraude. Le moyen le plus sûr consiste à rechercher et à doser l’acide malique, qui joue, au sein du poiré et du cidre, le rôle que l’acide tartrique remplit dans les vins, et qui supplée par son abondance au défaut de celui-ci. Comme, au bout de quelques mois, un vin naturel ne contient plus que des traces d’acide malique, la découverte d’une certaine proportion de cet acide dans le vin incriminé démasque aussitôt la fraude. Si la quantité reconnue est très petite, il y a incertitude, non pas sur le fait même de la tromperie, mais sur sa nature, car plusieurs des principes colorans végétaux destinés à embellir les vins rouges contiennent aussi de l’acide malique.

Avant de terminer notre travail, nous regretterions de ne pas exposer en quelques mots le sentiment des chimistes au sujet des piquettes de raisins secs. La question économique n’est pas assurément de notre compétence; il ne s’agit pas de rechercher s’il faudrait sacrifier la prospérité de dix départemens français et ruiner un million de viticulteurs pour le plus grand profit de quelques négocians ou armateurs, étrangers pour la plupart, le tout uniquement pour satisfaire aux intérêts de cent mille vignerons hellènes dont nous n’avons que faire. Laissons surtout de côté les fouilles de Delphes ou de Thèbes, les creuses déclamations sur l’influence de la France à Athènes, et n’interrogeons que la chimie abstraite.

L’extrait de ces prétendus a vins » atteint une proportion très élevée, si l’on réfléchit à leur médiocre teneur en alcool, et ce poids anormal de résidu sec s’accorde à merveille, une fois l’analyse complètement achevée, avec l’abondance corrélative de sucre réducteur, de Comme et de tartre. Mais l’observation la plus profitable se réalise par l’intermédiaire du polarimètre. On voit alors les piquettes de raisins secs, rendues transparentes par décoloration au noir animal, forcer presque toujours les vibrations lumineuses d’un rayon polarisé à s’incliner vers la gauche de l’observateur. Nous savons que ce caractère n’est pas absolument spécial aux liquides dont nous parlons, et que certains crus du Rhin, même excellens (le Johannisberg est du nombre), sont également « lévogyres. » Mais la confusion est impossible ; aussi, quand un vin marchand « tourne à gauche, » on peut être certain qu’il n’a pas été obtenu tout entier avec du raisin frais.

En dépit de leur saveur sui generis, que ne saurait méconnaître un palais exercé, les liquides fabriqués avec des raisins desséchés n’ont rien de positivement malsain, sous la réserve expresse que ces mêmes raisins n’aient pas été mélangés de figues ou de caroubes. De plus, en France aussi bien qu’à l’étranger, on provoque la fermentation des fruits en les noyant dans un fort excès d’eau, et, une fois l’opération chimique terminée, on vine largement le tout avec de la mauvaise eau-de-vie. Il est superflu de faire ressortir l’inconvénient de ce procédé. En résumé, les vins de raisins secs ne sont pas des vins, dans la véritable acception du mot : ce sont des piquettes, c’est-à-dire de simples boissons de ménage, impropres au commerce en gros, et susceptibles tout au plus d’être détaillées sous leur véritable nom. Autant il serait injuste de méconnaître les services qu’elles ont pu rendre autrefois dans certains départemens, comme succédanées des vins, alors que ceux-ci étaient rares, autant il serait absurde de favoriser leur importation aux dépens des vins nationaux, incomparablement plus salubres, et dont la production est déjà suffisante pour alimenter notre pays.

Nos lecteurs partageront-ils les sentimens que nous éprouvons nous-même, après avoir résumé les traits principaux de la chimie œnologique? — Cette science, presque uniquement fondée sur les recherches de nos compatriotes, est éminemment française par son origine et ses développemens. Les conclusions qu’elle propose se trouvent absolument conformes aux intérêts des propriétaires petits ou grands, des commerçans honorables, aussi bien que des prolétaires consommateurs. En prescrivant aux uns une fabrication loyale, en détournant les autres de certaines pratiques, elle contribue à défendre la santé et la bourse du peuple des villes, empoisonné par les sophistiqueurs nationaux ou étrangers. — N’est-ce pas là le plus bel éloge qu’on puisse en faire?


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Formule employée autrefois dans les contrats de vente du Bas-Languedoc, et servant à désigner les liquides provenant de suc de raisin sans mélange.
  3. Cependant, au sud de Narbonne, il arrive souvent qu’on ajoute du sulfate de chaux à de forts beaux vins, afin de hâter leur clarification.
  4. D’après les conventions généralement adoptées dans le commerce des vins, le vendeur, si son vin est filtré, est tenu de le déclarer expressément, parce que l’éclat passager qu’un vin doit à la filtration pourrait induire en erreur sur les qualités réelles du liquide.
  5. L’expert, avant d’analyser un vin commun, commence toujours par le filtrer; tous les corps non dissous sont éliminés, et par suite ne se retrouvent jamais dans l’extrait.
  6. Il s’agissait non de réaliser des produits de contrefaçon frauduleuse mais d’obtenir à bon marché des imitations de vins exotiques qu’on livrait au commerce sous leur véritable nom, sans en dissimuler la provenance. Du reste, les manipulations pratiquées par des négocians d’une honorabilité incontestable n’avaient rien de mystérieux, ne transformaient que les vins de premier choix récoltés sur les bords de l’étang de Thau, et ne différaient pas de celles qu’emploient encore les vignerons d’Andalousie, de Porto, de Madère ou d’Alicante.
  7. Sous le premier empire, lors du blocus continental, alors que les vins du Languedoc étaient sans valeur et que les sucres coûtaient fort cher, on évaporait les moûts concentrés, puis traités à l’acide sulfureux, pour en retirer de la glucose.
  8. Les vins transportés par bateau ont été quelquefois mêlés d’eau de mer qu’ajoutaient les marins afin de dissimuler une soustraction frauduleuse. Mais cette ruse grossière est aisée à déjouer; le vin mariné est tellement riche en chlorures, qu’un simple essai au nitrate d’argent permet de tout découvrir. Les vins naturels se troublent un peu par quelques gouttes de ce réactif; la présence de l’eau salée convertit ce léger nuage en précipité abondant.
  9. Entre autres, par l’oxalate d’ammoniaque.
  10. Un fraudeur, par exemple, croit faire merveille en ajoutant 20 litres d’eau à un hectolitre de vin rouge de Béziers pesant 10 degrés, parce que le liquide, ainsi mouillé, sera encore assez spiritueux en pesant 8 degrés 1/3. Mais si l’extrait sec œnobarométrique du vin pur vaut 19 grammes (ce qui correspond à 23 grammes d’extrait dans le vide), celui du mélange tombera à 15 grammes, chiffre notoirement insuffisant qui dévoilera la sophistication.
  11. Il va sans dire que ce total, résultant de la juxtaposition de deux grandeurs hétérogènes (un volume et un poids), est dépourvu de toute signification concrète et n’a qu’une utilité empirique.
  12. M. Gautier fait observer que, si on relève artificiellement de 6 unités le degré d’un vin, l’alcool introduit suffit pour faire perdre, par titre de liquide, 1 gr. 1/2 de bitartrate de potasse qui se dépose.
  13. Beaucoup plus rarement le mouillage précède le vinage. Cette circonstance peut néanmoins se présenter lorsqu’un vin naturellement très spiritueux et très chargé en couleur a été trop généreusement baptisé après son entrée en ville; en le remonte alors avec de l’alcool. Quoique sensible, la perte d’acidité est alors moins forte que dans le cas général.
  14. Les cendres d’un vin plâtré à la cuve ou salé dans les mêmes conditions sont riches en sulfate de potasse ou en chlorure sodique. Le poids de l’un ou l’autre sel étant dosé, puis défalqué de celui de l’ensemble des élémens calcinés, on voit que le résidu net est, à peu de chose près, égal à celui qu’abandonne un vin ordinaire. Inversement, lorsque le salage a pour but de dissimuler un mouillage préalable, les cendres, une fois dépouillées de chlorure, se réduisent à peu de chose.
  15. Le compilateur ajoute, en parlant des vignerons du sud de la Gaule: « Quippe etiam aloen mercantur qua saporem coloremque adultérant. »
  16. Dans une note annexée au passage de l’Émile que nous venons de rappeler, Rousseau fait observer que le vin débité chez les marchands de Paris est fréquemment souillé par des traces de plomb, sans avoir été pour cela traité par la litharge. Les quelques gouttes de vin qui découlent sur le comptoir, pendant le mesurage, sont précieusement recueillies dans des baquets et utilisées de nouveau sous le nom de « baquettures. » Au contact de l’air, le liquide attaque le plomb et devient tout à fait insalubre. Aussi les règlemens de police actuels prohibent-ils formellement l’usage des feuilles de plomb sur le comptoir.
  17. A Montpellier, M. Moitessier a trouvé dans un vin falsifié jusqu’à 7 grammes par titre d’acide nitrique non saturé. Du reste, il est possible à un chimiste de s’assurer qu’un liquide travaillé contient de l’acide nitrique libre : on apprécie d’abord dans le vin la totalité de cet élément, combiné ou non, puis on dose les nitrates dans les cendres. Le second résultat étant plus faible, on en conclut qu’il y a eu de l’acide volatilisé. On agirait de même pour constater la présence des autres acides minéraux.
  18. Voir, dans l’ouvrage de M. Gautier, pages 132-133, quelques lignes curieuses extraites d’un prospectus rédigé par un sieur Lebœuf, « viticulteur et fabricant de couleurs artificielles. »
  19. Tels sont : la mauve noire, les baies de sureau, de troëne, de phytolaque, de myrtille; les décoctions de betterave rouge, de campêche, de bois de Fernambouc; l’orcanette, l’orseille, l’indigo, etc.
  20. Par exemple la cochenille.
  21. Comme la fuchsine, les couleurs d’aniline, le grenat, la safranine, etc.
  22. L’alcali détruit le principe rouge et ne laisse subsister que les colorans bleu et jaune, qui, mélangés, paraissent verts.
  23. M. Gautier étudie simplement la nuance des taches produites par quelques gouttes de vin suspect versées sur un bâton de craie enduit d’albumine ou blanc d’œuf. Il affirme avoir obtenu d’excellens résultats par ce procédé, qu’on ne saurait pourtant recommander à un novice.