L’Examen chimique des vins
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 142-168).
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L’EXAMEN CHIMIQUE
DES VINS

I.
LES VINS NATURELS.

I. La Sophistication du vins, par Armand Gautier, 3e édition. Paris, 1884. — II. Document sur les falsifications des matières alimentaires et sur les travaux du laboratoire municipal, par Ch. Girard. Paris, 1885. — III. Traité général des vins et de leurs falsifications, par Émile Viard. Paris, 1882.

Témoins d’une évolution assez singulière et malheureusement trop curieuse, les consommateurs de boissons fermentées, surtout ceux des grandes villes, assistent comme spectateurs intéressés à une lutte qui se poursuit entre la chimie synthétique et la chimie analytique. Depuis bien des siècles déjà, guidés par le seul instinct de la fraude, les sophistiqueurs savaient très bien dissimuler avec leurs drogues les défauts de leurs vins ; mais ce n’est que depuis peu de temps que leurs successeurs ont appris la chimie et se sont mis à corriger scientifiquement l’œuvre imparfaite de la nature, pour leur plus grand profit personnel et au détriment de leurs cliens. Ils n’ont eu qu’à puiser dans l’immense collection de composés de toute sorte que la science moderne a mis au jour. En présence de cette véritable marée montante de procédés fort peu scrupuleux, la tâche des experts analyseurs, auxquels les tribunaux ou les acheteurs soupçonneux confiaient le soin d’examiner les liqueurs suspectes, devenait extrêmement ardue. Ils se sont mis courageusement à l’ouvrage, et à force de se familiariser avec les caractères, la composition, le dosage des vins de toute espèce, ils sont parvenus à dévoiler la plupart des « tours de main » à la mode et à en faire condamner les auteurs ébahis. Du reste, à part un petit nombre d’observations qu’ils tiennent secrètes, et pour cause, les savans qui s’efforcent de dévoiler les falsifications, ou qui s’intéressent aux méthodes d’analyse des vins, opèrent au grand jour et publient leurs recherches afin de vulgariser autant que possible la chimie œnologique, laquelle, plus qu’aucun autre art, a besoin de se transformer et de se perfectionner sans cesse. A ceux de nos lecteurs qui pourraient trouver étrange la divulgation de ces recettes de laboratoire, nous répliquerons que l’œuvre de la nature est à la fois si délicate, si parfaite, si harmonieuse, si complexe, que la main de l’homme venant la troubler, sciemment ou non, laisse neuf fois sur dix une empreinte indélébile que le chimiste finit toujours par retrouver, pourvu qu’il connaisse à fond les caractères du moût fermenté. Il en résulte qu’avant d’entrer dans le cœur même de notre sujet, un préambule s’impose, aussi long qu’indispensable : l’étude sommaire des vins naturels, et ce seul examen absorbera la première partie de notre travail.


I

Rien n’est moins simple à expliquer que la constitution chimique d’un vin vieux ou nouveau, bon ou médiocre, récolté à Tours, à Narbonne ou à Alger ; et l’analyse scientifique et raisonnée de cette boisson présente de graves difficultés dont il nous faut donner au moins un léger aperçu.

Les gens du monde plaisantent souvent certains chimistes, qui semblent travailler uniquement à la continuelle démonstration du fameux principe que « tout est dans tout, » et les railleurs n’ont pas absolument tort, car l’abus de semblables recherches peut égarer les savans dans un labyrinthe de minuties, tout en leur faisant perdre de vue les grandes lignes des questions scientifiques. Mais, en ce qui concerne les vins purs, le susdit principe est parfaitement exact et mieux qu’exact, puisqu’il conduit à des résultats pratiques et intéressans.

Envisageons d’abord la constitution élémentaire brute. Livrons à un chimiste un verre de vin de Bordeaux ; il pourra en extraire douze corps simples réunis en proportions très inégales ; d’abord trois métalloïdes caractérisant toute substance d’origine organique : oxygène, hydrogène, carbone ; — puis trois métaux jouant un rôle essentiel : potassium, calcium, fer ; — puis encore trois métalloïdes : azote, phosphore et chlore, et enfin trois autres métaux : sodium, magnésium, aluminium, six élémens dont l’importance est bien moindre, sauf peut-être les deux premiers, empruntés, comme le potassium, soit à un engrais quelconque, soit aux élémens fertilisans du sol[1].

De semblables indications sont bien trop sèches et absolues pour présenter quelque intérêt. Abordons sans plus tarder l’examen des résultats fournis par l’analyse « immédiate » qui recherche les principes chimiquement définis, toujours identiques à eux-mêmes et de composition invariable. Nous apprenons que l’eau et l’alcool dominent dans les vins : tout le monde eût pu le dire à notre place. Puis viennent, toujours par ordre pondéral décroissant, la glycérine, les matières colorantes, l’acide tartrique libre ou combiné.

Limitons provisoirement notre énumération, pour faire observer que, si la saveur du cru d’Argenteuil diffère énormément de celle du Château-Margaux, la constitution chimique du premier ne se confond pas avec celle du second des deux vins. Aucun vigneron n’osera soutenir que le vin qu’il décuve chaque automne est constamment semblable à lui-même sous tous les rapports. Enfin on sait qu’un vin gagne, perd ou se modifie en vieillissant ou en voyageant. Mais toujours les opérations chimiques conduisent à des résultats qui s’harmonisent avec les épreuves de la dégustation. Autre goût, autre composition, et quand les principes restent les mêmes, les doses reconnues fléchissent ou se relèvent. Le vin est loin d’être une association bien définie de composés invariables, comme l’eau de mer ; ce n’est pas même, comme le fait de vache, par exemple, une mixture où l’analyse retrouve presque toujours les mêmes dérivés réunis suivant des rapports assez peu différens et généralement groupés autour d’une moyenne connue.

Lorsque, il y a plusieurs années, nous parlions ici des propriétés chimiques de l’eau de mer, nous faisions observer que les dosages des chimistes avaient beau être précis, ils n’apprenaient et ne pouvaient apprendre qu’une chose : dans un litre de liquide, il existe tant de grammes de chlore, de brome, d’acide sulfurique, de potassium, de sodium, de calcium. En revanche, disions-nous, il est absolument impossible d’indiquer au juste dans quel rapport ces corps simples ou ces radicaux sont associés entre eux. Mais la difficulté est bien plus sérieuse, si, au lieu d’une sorte d’eau minérale incorruptible dont les principes sont doués de caractères nets, tranchés, violens, on envisage une liqueur comme le vin, variable dans son essence, dérivant d’une transformation chimique lente et complexe. Dans cette mixture délicate et confuse, véritable microcosme chimique, il semble que la nature ait tenu à faire figurer au moins un représentant de toutes les classes de composés étudiées jusqu’à ce jour. Oui, le chimiste a raison d’affirmer que son analyse lui a fourni certaines proportions d’alcool, de glycérine, d’acide tartrique ou acétique, de potassium ou de crème de tartre, de sucre ou d’extrait sec, mais il aurait tort de soutenir que chacune de ces matières obtenues grâce à l’intervention de la chaleur ou de certains réactifs étrangers au vin préexistait au sein du liquide primitif inaltéré. Au contraire, tout porte à croire que les opérations analytiques provoquent des combinaisons ou des destructions mystérieuses ; et il est d’autant plus difficile de se rendre exactement compte de ces réactions que les unes sont définitives, les autres passagères et réversibles, les unes très lentes, les autres plus rapides. Enfin, reprenant le parallèle que nous avons déjà invoqué, ajoutons que, si l’analyse spectacle peut aisément révéler aux savans des traces imperceptibles de lithium entraînées par les flots de l’océan, il arrive ordinairement que le manipulateur le plus habile échoue quand il veut isoler et étudier, sans les altérer trop profondément dans leur essence, les principes délicats et multiples auxquels nos meilleurs vins doivent leur couleur, leur odeur et surtout leur délicieuse saveur. Pourtant la dose de ces matières est faible sans être infinitésimale !

Une fois les difficultés de la question bien indiquées, nous aborderons le catalogue des principales substances qu’on peut retirer du vin, lesquelles, noyées dans un fort excès d’eau, se fondent et se marient de façon à fournir une boisson saine et fortifiante dont l’homme peut améliorer la fabrication, mais qu’il n’imitera jamais, même imparfaitement.

L’alcool résulte, comme chacun sait, de la fermentation du sucre de raisin et joue le rôle d’un agent préservateur et antiseptique. La proportion d’alcool que l’alambic permet d’extraire par distillation d’un vin quelconque est toujours assez forte par rapport à celle des autres matières ; aussi peut-on affirmer, sans crainte de commettre d’erreurs, que la presque totalité de ce corps figurait à l’état libre dans la liqueur primitive. Cependant, il est parfaitement démontré par l’expérience journalière qu’une sorte de lien, difficile à constater chimiquement, mais dont la médecine apprécie les effets, rattache l’alcool aux diverses substances constituant le vin, de manière à modérer la fougueuse action physiologique de ce dérivé. De fait, l’ingestion de plusieurs litres d’un vin naturel et pur titrant 10 degrés n’amène souvent aucun désordre grave ou permanent dans la constitution du sujet qui aura absorbé le liquide. Il suffit, pour s’en convaincre, de connaître les habitudes des vignerons du centre et de l’est de la France ; leur santé est excellente, et cependant ces braves gens sont de francs buveurs, dignes de rivaliser avec les héros de Rabelais ; ils suivent à la lettre, sans qu’on le leur ait jamais enseigné, le fameux précepte de l’école de Salerne, et se grisent de temps à autre pour se conserver ensuite frais et dispos. Faites absorber au même individu la même quantité d’eau alcoolisée à 7 ou 8 degrés seulement, et l’organisme finira tôt ou tard par être affecté de symptômes morbides ; cependant, dans cette hypothèse, l’estomac aura ingéré moins d’agens excitans. Les effets auraient été plus pernicieux encore si on avait diffusé le même poids de spiritueux dans un plus faible volume d’eau, et ils eussent acquis plus de violence si l’alcool employé avait été tiré, non du raisin, mais de la pomme de terre ou de la betterave.

Aux yeux du chimiste théoricien, l’alcool est un composé ternaire comprenant dans sa molécule un seul atome d’oxygène, deux de carbone et six d’hydrogène. Il a servi à nommer une interminable série de dérivés dont les premiers termes sont effectivement ses proches voisins, sous tous les rapports ; mais la définition, généralisée par degrés, a fini par s’appliquer à des substances qui n’ont plus de commun avec l’esprit de vin que certaines propriétés chimiques. Les plus simples de tous et les plus voisins du prototype contiennent invariablement un atome d’oxygène accolé à des atomes d’hydrogène et de carbone. Le nombre de ces carbones ou de ces hydrogènes varie naturellement suivant l’individualité de l’alcool ; mais toujours le chiffre des hydrogènes est égal à celui des carbones doublé et accru de deux unités[2]. La complication moléculaire croît avec la richesse en carbone, et, chose curieuse, le pouvoir nocif s’accentue. Associez par la pensée à l’atome unique d’oxygène, non plus deux carbones, mais successivement trois, quatre, cinq, etc., et vous réalisez : avec trois carbones et huit hydrogènes, l’alcool propylique ; avec quatre carbones et dix hydrogènes, l’alcool butylique. Ces deux alcools, qu’on nomme « supérieurs, » parce que leur teneur en carbone est supérieure à celle de l’esprit de vin proprement dit, se trouvent dans les vins, quoiqu’on bien faible proportion, et, selon toute probabilité, partie à l’état libre, partie à l’état de combinaison éthérée. Il en est de même du terme suivant : l’alcool amylique, plus connu sous le nom « d’huile de pommes de terre. » Mais à mesure que l’on s’élève d’un terme au suivant, les résultats de l’analyse s’affaiblissent par degrés, et quand le chimiste passe de la recherche de l’alcool amylique à celle de l’alcool œnanthylique, tout au plus parvient-il à suspecter de simples traces.

Qu’on s’imagine les trois carbones et les huit hydrogènes de l’alcool propylique associés, non plus à un seul atome, mais à trois atomes d’oxygène, et l’on aura formulé la glycérine, découverte au siècle dernier par Scheele, et dont les usages en parfumerie sont très connus. D’après une théorie acceptée aujourd’hui par l’unanimité des savans, la glycérine est bel et bien une sorte d’alcool à triple fonction, à triple rôle. Sa présence dans le vin est d’autant moins surprenante que toutes les fois qu’un liquide sucré est soumis à la fermentation, il se produit invariablement un peu de glycérine, et non pas seulement, comme on le croyait jadis, de l’alcool accompagné de gaz carbonique qui se dissipe dans l’atmosphère. La proportion de glycérine contenue dans le vin n’est pas négligeable : on n’apprendra peut-être pas sans étonnement que cette matière suit immédiatement, par ordre d’importance, l’eau et l’alcool ordinaire (ou éthylique). Cette circonstance étant notée, on sera bien plus surpris encore de savoir qu’avant M. Pasteur, on ignorait complètement la présence de la glycérine dans les vins. Pourtant le rôle de cette substance n’est pas négligeable : 7 grammes par litre suffisent pour contribuer à donner au liquide la saveur « vineuse » moins facile à définir qu’à apprécier ; et M. Pasteur lui-même, en mêlant à une quantité convenable d’eau de l’alcool, de la glycérine, de l’acide tartrique en justes proportions, a réussi à créer de toutes pièces, non pas une sorte d’eau-de-vie très faible, mais une composition se rapprochant assez comme goût du vin proprement dit, sans en avoir, bien entendu, toutes les qualités.

Lorsqu’un alcool est soumis aux agens d’oxydation, sa molécule subit une transformation profonde, même dans le cas où l’influence n’aura pas atteint une intensité très vive. Deux atomes d’hydrogène quittent l’association, et l’alcool passe à l’état d’aldéhyde (ce terme signifie : alcool déshydrogéné). Le vin qui se forme au contact de l’atmosphère, et qui jamais n’est parfaitement garanti de l’influence oxydante de l’air, doit a priori renfermer et renferme, en effet, des traces d’aldéhyde vinique résultant de l’altération de l’alcool[3]. Nous ne mentionnerions pas la présence de l’aldéhyde, si cette matière ne nous servait pas de transition, et ne nous conduisait à parler des sucres d’abord, puis des acides.

Abstraction faite des vins doux, des muscats, pour lesquels la simple dégustation remplace l’analyse chimique et suffit à elle seule pour signaler un principe sucré, tous les vins naturels contiennent en moyenne 1 gramme par litre de « glucose » ou « sucre de fruits, » distinct du sucre de canne ou de betterave aussi bien à cause de son goût plus fade qu’à raison de sa formule ou de ses propriétés chimiques. Suivant les idées modernes, la glucose, avec ses six atomes d’oxygène, remplirait une fonction sextuple, mais mixte, et figurerait un alcool dont le caractère se répéterait cinq fois, et, en même temps, jouerait le rôle d’une aldéhyde simple. Il va sans dire que la glucose des vins préexistait telle quelle dans le suc de raisin ; le peu de sucre qui échappe à la fermentation tumultueuse s’élimine insensiblement du reste une fois que le vin est fait, de sorte que le vin, encore douceâtre lorsqu’il est jeune, acquiert de l’amertume en vieillissant[4].

Sollicités par une influence oxydante plus forte que celle qui provoque la transformation en aldéhyde, les alcools fournissent des acides. Par exemple, le vin peut s’aigrir, perdre tout son alcool et se transformer en vinaigre ou dilution aqueuse d’acide acétique. Même s’il n’est pas piqué, un vin renferme toujours une petite dose de ce même acide résultant de l’altération d’une partie de l’alcool vinique et en dérivant par la substitution définitive d’un atome d’oxygène à deux atomes d’hydrogène. L’acide se rattache plus directement encore à l’aldéhyde, mais, dans la pratique, l’évolution se fait sur-le-champ de l’alcool à l’acide, soit d’un terme extrême à l’autre. L’acide acétique n’est pas le seul acide contenu dans le vin ni même le plus important ; on peut en citer plusieurs autres : l’acide succinique, ainsi nommé parce qu’il a été tout d’abord préparé avec le succin ou ambre jaune, qui prend naissance comme produit secondaire de la fermentation alcoolique en même temps que la glycérine ; et même, d’après M. Pasteur, le rapport pondéral de ces deux principes ne varie qu’entre des limites assez étroites ; l’acide malique, très abondant dans le jus des pommes (malum, en latin), communiquant au cidre son goût spécial, et dont le suc de raisin et le vin présentent quelques traces ; enfin, le plus important de tous est sans contredit l’acide tartrique, rattaché naturellement aux deux précédens par sa structure chimique, et, partiellement saturé de potasse ou de chaux, constituant la majeure partie des lies et dépôts des bouteilles, des « tartres bruts » des foudres et futailles[5].

Mentionnons seulement pour mémoire les petites quantités d’acides phosphorique, sulfurique, chlorhydrique, que les vins naturels peuvent renfermer, et notons quels sont les principes basiques qu’on doit opposer à tous les acides minéraux ou organiques. La liste en est fort courte et ne contient, outre la potasse et la chaux déjà nommées, qu’un peu de fer, et encore ce dernier remplit un rôle sui generis que nous expliquerons sommairement lorsque nous dirons quelques mots de la couleur des vins.

Les bases ne sont pas les seules matières susceptibles de s’accoler aux acides et de les saturer en corrigeant leur âcreté. Toutes les fois qu’un acide libre est mis en présence d’un alcool, une transposition moléculaire tend à se produire au sein du mélange, et il se forme un « éther »[6] et de l’eau. Chose fort singulière, l’eau pure décompose elle-même les éthers déjà produits, en sorte que la réaction primitive de l’acide et de l’alcool s’arrêterait d’elle-même dans l’appareil distillatoire dès que la proportion d’éther et d’eau serait suffisante, si les chimistes, au moyen de divers artifices, n’avaient soin de se débarrasser de l’eau au fur et à mesure qu’elle se dégage. Dans le cas le plus général, si on abandonne à lui-même un mélange arbitraire d’eau, d’acide et d’alcool, il s’établit bientôt une sorte de compromis chimique, de modus vivendi passager, variable selon la concentration, la température, les proportions des masses réagissantes, et l’équilibre, s’il faut en croire MM. Berthelot et Péan de Saint-Gilles, persiste tant qu’il n’est pas troublé par des causes externes. L’éthérification n’est que partielle, et il reste toujours un excès considérable d’alcool intact et d’acide libre dont l’eau entrave le conflit. Lorsque le vin se forme, les circonstances sont à peu près celles que nous venons de supposer remplies, à cette différence près que le conflit se passe entre divers alcools et surtout plusieurs acides incomplètement saturés par les bases. Mais le repos chimique absolu ne règne jamais à l’intérieur de ce liquide trop complexe, et, depuis le jour où la boisson nouvelle a été décuvée jusqu’au moment où la liqueur cesse de mériter le nom de vin, les changemens se succèdent plus ou moins rapides, mais incessans.

Tous les alcools s’éthérifient avec plus ou moins de facilité ; mais, par le fait, l’alcool vinique ou éthylique domine tellement sur ses congénères, qu’on peut supposer, sans s’écarter de la vérité, que les éthers qu’il forme avec les acides précédemment énumérés sont de beaucoup les plus importans ; et, du reste, les propriétés d’un éther donné paraissent plutôt dépendre de la nature de l’acide générateur que de celle de l’alcool éthérifié. Le vin contient donc des éthers acétique, tartrique, malique, succinique, à faible dose, il est vrai, car la présence d’un excès d’eau entrave le conflit des deux élémens acide et alcool ; mais le rôle de ces substances n’en est pas moins essentiel, puisque leur présence communique au vin ses plus précieuses qualités, c’est-à-dire son bouquet et sa saveur. Aussi le bouquet d’un vin est-il d’autant plus prononcé que le vin est à la fois plus riche en acide et plus spiritueux (Gautier). A mesure qu’un vin de bonne qualité avance en âge, l’éthérification se poursuit, et le goût, le parfum, s’améliorent. Comme l’application d’une chaleur modérée favorise le même phénomène, il est possible de vieillir artificiellement le vin en le chauffant, sans compter que l’opération détruit les germes de maladie et tue les fermens.

Les éthers que les chimistes ont préparés et étudiés dans leurs laboratoires et auxquels l’esprit de vin sert de base, presque tous volatils, sont doués d’un parfum suave caractéristique, alors parfois même que l’acide primitif exhale une odeur repoussante. Par exemple, l’éther butyrique s’emploie en confiserie sous le nom d’essence d’ananas, et imite à s’y méprendre le parfum de ce fruit, jusqu’au jour où le bonbon, rongé par l’humidité, s’imprègne d’acide butyrique et acquiert l’atroce odeur du beurre rance.

Comme, en définitive, les élémens basiques font défaut dans le vin, et que la présence de l’eau gêne l’éthérification, une bonne partie des acides, au moins des acides organiques, doués d’affinités moins violentes, restent à l’état libre sans être saturés. Il faut aussi tenir compte d’un fait essentiel : les acides succinique, malique et tartrique sont doués tous les trois d’une double fonction acide et éthérifiante. Prenons pour exemple le plus important de tous, l’acide tartrique ; dissolvons dans l’eau 15 grammes de ce corps et ajoutons 11 gr. 2 de potasse caustique liquéfiée dans quelques centimètres cubes d’eau. Un vif dégagement de chaleur se produit, et la liqueur limpide obtenue, indifférente aux réactifs colorés, constitue une solution de tartrate neutre de potasse. Recommençons l’expérience avec le même poids d’acide, mais en n’employant que la moitié de la potasse dépensée naguère, soit 5 gr. 6 ; nous ne retrouverons pas, comme on pourrait le croire, un mélange d’acide tartrique et de tartrate neutre, corps tous les deux solubles, mais nous aurons réalisé une substance nouvelle, à peine, miscible à l’eau, moitié sel, moitié acide, contenant de la potasse et cependant rougissant le tournesol, capable de s’unir aux bases et d’éthérifier les alcools. Il y a plusieurs siècles que les alchimistes avaient réussi à extraire ce sel incomplet du tartre brut des tonneaux ; ils l’avaient nommé « crème de tartre, » expression encore très usitée par les auteurs modernes et que nous emploierons de préférence au véritable terme scientifique : tartrate acide de potasse.


II

Il serait difficile et peut-être impossible d’estimer au juste quelle est la part d’influence qu’il convient d’attribuer à chaque acide libre, ou partiellement saturé par les bases ou alcools ; mais ce qui est certain, et ce que le chimiste peut affirmer sur la foi de l’expérience, c’est que le vin, quelles que soient sa provenance et sa qualité, est un liquide essentiellement acide. Trempez un fragment de papier bleu de tournesol dans du Marsala, du Beaune, du Château-Margaux ; immergez-le dans du vin de Narbonne ou d’Orléans ; plongez-le dans du Chablis presque blanc ou bien humectez-le avec quelques gouttes de Petit-Bouschet noir violacé, le papier rougira toujours, comme s’il eût été mouillé d’eau aiguisée d’acide sulfurique ou nitrique. Mais, ce n’est pas tout que de constater son caractère, il faut pouvoir encore l’apprécier et le mesurer. A cet effet, les chimistes versent goutte à goutte dans le vin qu’ils étudient de la potasse en solution étendue et titrée ; d’autres fois, ils recourent à la soude caustique ou carbonatée, ou bien se servent d’une eau de chaux de force connue. Il est clair que plus l’opérateur dépense de liquide avant d’arriver à neutraliser un volume donné de vin, un litre par exemple, plus ce même vin est acide. Comme les résultats qu’il s’agit d’apprécier, traduits en soude, chaux ou potasse, varieraient suivant la liqueur analytique dont le praticien a fait usage, tous les œnologues de France et de l’étranger ont adopté la règle suivante : après l’opération, ils déterminent, soit au moyen d’un calcul de proportion, soit expérimentalement, le poids d’acide sulfurique pur susceptible de neutraliser la dose d’alcali que le vin absorbe, et ils énoncent leur résultat en disant qu’un litre de tel vin équivaut comme acidité à tant de grammes d’acide sulfurique.

Comment s’aperçoit-on que le vin soumis à l’épreuve a perdu toute propriété acide, sans que le but soit dépassé et qu’il y ait excès de réactif ? Si c’est à un vin blanc que l’on a affaire, la classique teinture de tournesol, virant du rouge violacé au bleu pur, la phtaléine du phénol, d’incolore devenant tout à coup violette, peuvent servir « d’indicateurs, » et avertissent le chimiste du moment précis où la saturation exacte est atteinte. Avec un vin rouge que l’addition de la liqueur alcaline ne tarde pas à troubler et à rendre verdâtre, et dont la teinte peut d’ailleurs être artificielle, il faut procéder autrement : tantôt, comme le conseille M. Charles Girard, on décolore le vin avec le noir animal bien lavé aux acides ; tantôt, si l’on est trop pressé et qu’on préfère sacrifier la précision à la rapidité, on verse goutte à goutte le réactif, en éprouvant de temps à autre le vin essayé au moyen de papier imbibé de tournesol bleu. M. Pasteur recommande l’eau de chaux et n’emploie aucun indicateur ; d’après lui, tant qu’on n’a pas dépensé un volume suffisant de liqueur titrée, le vin reste verdâtre, et, en présence d’un excès de chaux, sa teinte passe au violet sale ; il faut se guider sur l’apparition d’un trouble floconneux nageant dans un liquide grisâtre. Enfin, nous avons à peine besoin de dire que, quel que soit le procédé choisi, on opère toujours sur quelques centimètres cubes de vin seulement ; les résultats sont ensuite ramenés au litre.

Puisque nous venons de faire allusion à la teinte des vins et à leur séparation en deux grandes classes : les vins rouges et les vins blancs, il nous faut examiner les caractères spéciaux à chacun de ces deux ordres de liquides. Nous n’avons pas la prétention d’apprendre à personne que la couleur d’un vin correspond à celle de la pellicule qui enveloppe le raisin ; de sorte que, si l’on fait fermenter le jus ou le moût en l’absence des peaux, on peut obtenir avec des raisins blancs un liquide presque incolore, et avec des raisins noirs un liquide de teinte jaunâtre ou rose. Les vins blancs contiennent une matière jaune d’une assez grande stabilité, qui leur donne leur nuance pâle caractéristique ; de plus, ils renferment fort peu de phosphate et de tannin. Sans parler du même principe jaunâtre, on trouve dans tous les vins rouges du tannin en plus ou moins grande proportion (jusqu’à 2 grammes par litre dans divers crus de Bordeaux) ; mais la teinte rouge est due à certains composés assez altérables, les uns rouges francs, les autres pourprés, dans lesquels l’analyse élémentaire a signalé la présence de l’azote et du fer, deux corps simples qui ne figuraient pas dans la composition des alcools, acides, éthers ou sels déjà mentionnés. Glénard, en 1858, parvint à recueillir une matière rouge qu’il crut d’abord être homogène et qu’il nomma arnoline ; mais, en réalité, le chimiste ne peut arriver, et avec beaucoup de peine, qu’à séparer un mélange très complexe de dérivés chimiques peu stables, de structure embrouillée, très aptes à se décomposer et à se transformer, et enfin très différens suivant les cépages. Tout ce que l’on peut dire, c’est que les œnolines et les œnocyanines (ce dernier terme désigne les colorans violacés) se dissolvent dans l’eau alcoolisée, mais non dans l’eau pure, sauf celles retirées des vins de Petit-Bouschet et des vins « teinturiers, » qu’avec le temps, et surtout au contact de l’air, elles s’altèrent et se précipitent avec les lies qu’elles teignent en violet, cette transformation étant elle-même attribuée à la suroxydation lente du fer[7]. Si l’équilibre chimique, au lieu de se modifier ainsi peu à peu, se rompt brusquement, le vin, jadis clair et d’un beau rouge, devient trouble et violacé ; on dit alors qu’il se « casse. » À mesure que le vin de bonne qualité vieillit, la nuance du composé jaune dont il a été question et qui, lui, se maintient inaltéré au sein du liquide, prend le dessus, et le vin adopte la couleur dite « rancio. » On n’ignore pas que cette teinte s’accentue bien plus promptement dans le cas des vins du Midi que s’il s’agit de produits récoltes dans le Nord, et cela parce que les substances violettes, douées d’une moindre résistance intrinsèque, dominent dans le vin du Roussillon, par exemple, et ne se rencontrent qu’à faibles doses dans les liquides venus de Beaune ou de Château-Laffitte. Enfin, au bout d’un temps plus ou moins long, la liqueur dégénérée devient presque incolore, tout en perdant saveur, bouquet et propriétés réconfortantes[8].

Nous avons fini d’énumérer, non sans doute la totalité des matières diffusées dans le vin, mais du moins les plus importantes dont la recherche intéresse l’agronome poursuivant un but pratique immédiat, aussi bien que le chimiste travaillant avec le seul désir de s’instruire. Mais une dernière question, et non la moins essentielle, nous reste à traiter : celle de « l’extrait sec. »

Chauffé très modérément ou même abandonné à la température ordinaire dans un vase ouvert, le vin laisse échapper des gaz : de l’azote que nous ne citons que pour mémoire et de l’acide carbonique. Ce dernier figure comme second terme principal de l’évolution chimique qu’on nomme fermentation ; il se dégage en grandes quantités des profondeurs des cuves remplies de moût ; aussi, comme chacun le sait, est-il assez abondant dans les vins nouveaux mis prématurément en bouteilles. L’on n’ignore pas, du reste, qu’il est facile d’augmenter la proportion du gaz carbonique, et cela en ajoutant au vin un peu de sucre candi, véritable réserve destinée à suppléer à l’insuffisance du sucre naturel. Les vins de Champagne et les vins blancs d’Anjou subissent toujours ce traitement, bien inoffensif du reste, et sans lequel ces liquides ne mousseraient que faiblement.

Après le départ de l’acide carbonique, l’acidité diminue ou plutôt paraît diminuer ; mais, en réalité, la perte est nulle, car plusieurs des réactifs indicateurs propres à signaler le point de neutralisation ne sont pas influencés par ce faible réactif ; c’est même cette indifférence qui les fait employer[9]. On recommande toutefois d’éliminer soigneusement les quelques bulles de gaz carbonique dissoutes dans la liqueur à éprouver et de ne procéder au titrage alcalimétrique qu’après expulsion complète du même composé. Grâce à une courte exposition dans le vide, on arrive facilement au but proposé.

Entre 75 et 100 degrés, l’acide acétique, les éthers, sont expulsés en même temps que l’eau et l’alcool, et bientôt il ne reste plus au fond du vase employé à la dessiccation que l’extrait sec, mélange de glycérine, de crème de tartre, de tannin, de sels minéraux, de matières colorantes plus ou moins altérées, dans lequel on retrouve aussi des substances pectiques ou albuminoïdes, de la dextrine, des sucres, accompagnés d’autres corps mal connus ou sans importance.

L’analyse d’un vin comporte toujours le dosage de l’extrait ; nous comprendrons bientôt, lorsque nous aborderons l’examen des méthodes applicables aux vins suspects, combien est essentielle l’appréciation exacte de ce facteur ; mais, dès à présent, nous pouvons poser en principe qu’il est presque impossible d’arriver à indiquer une solution pratique satisfaisante du problème de l’extrait. Les matières composant le résidu ne sont pas précisément volatiles par elles-mêmes, cela est exact ; mais il est certain qu’elles retiennent opiniâtrement les dernières traces d’eau dont elles sont imprégnées, comme font, en semblable circonstance, tous les corps humides, spongieux, pâteux et peu denses. Il semble donc que le praticien soit forcé de chauffer assez fort et assez longtemps, sous peine de peser, à la fin de l’opération, une certaine quantité d’eau qui s’ajoutera au poids du véritable extrait. Dépasse-t-on un peu la température de l’eau bouillante en chauffant, non plus au bain-marie, mais dans l’étuve à air ou à huile, toute l’eau adhérente est expulsée, mais alors on risque non-seulement d’altérer ou même de détruire quelques-uns des principes colorans, mais encore de volatiliser une bonne partie de la glycérine. Cette transformation chimique ou cette déperdition, corrélatives d’un dégagement de vapeur qui pourrait faire croire à une dessiccation incomplète, se traduisent en pratique par une perte de poids, et le résultat final est beaucoup trop faible.

Quand bien même le chimiste aurait procédé avec toute la prudence imaginable, l’altération du résidu est impossible à éviter ; aussi l’extrait, diffusé dans une quantité convenable d’eau alcoolisée, et, au besoin, aiguisée d’un peu d’acide acétique, l’extrait ne reproduira jamais le vin primitif. Il ne faut pas oublier que la pesée du résidu doit se faire avant que l’excès de chaleur ne se soit dissipé, car l’extrait absorbe assez rapidement l’humidité du laboratoire ; cette propriété hygroscopique dérive de la porosité de l’extrait, et d’ailleurs s’explique sans peine par l’influence de la glycérine, liquide éminemment avide d’eau.

La difficulté ne laisse pas que d’être embarrassante. Certains savans se sont efforcés, non pas d’éliminer l’erreur, ce qui est impossible, mais de rendre son influence à peu près invariable ; ils évaporent, toujours au moyen du bain-marie, 10 centimètres cubes de vin, dans une capsule à fond plat, et arrêtent la dessiccation au bout d’un laps de temps toujours égal à quatre heures et demie ; d’autres praticiens ôtent la capsule du bain-marie avant la fin de l’opération, mais pour l’enfermer durant cinq heures dans l’étuve à eau bouillante. MM. Gautier et Magnier de La Source proscrivent absolument l’emploi de la chaleur, et conseillent une autre méthode beaucoup plus lente, mais d’après eux beaucoup plus sûre, qui est plus exclusivement employée au laboratoire municipal de la ville de Paris. On introduit une très petite quantité de vin, 5 centimètres cubes seulement, dans une capsule à fond plat[10] qu’on dispose à côté de son couvercle sous une cloche où l’on fait le vide. Les vapeurs qui se dégagent de l’échantillon du vin sont absorbées par de l’acide sulfurique concentré ou par de l’acide phosphorique, en un mot, par des corps susceptibles d’entretenir à l’intérieur de la cloche une sécheresse permanente. Il faut attendre huit jours, puis, ce délai expiré, on laisse rentrer l’air dans le récipient ; on soulève celui-ci, on recouvre promptement la capsule de son couvercle et l’on pèse sans perdre de temps. Les auteurs de ce procédé ont visé à la perfection théorique et l’ont presque atteinte ; ils ont complètement sacrifié la rapidité à la précision. On peut suivre fidèlement leurs recommandations dans les laboratoires des très grandes villes, parce qu’alors les experts, bien installés, bien outillés, ont à examiner un grand nombre d’échantillons suspects, et peuvent en évaporer dans le vide sec douze ou quinze à la fois ; de plus, le même traitement, s’il est bien long, n’exige pas une surveillance constante de la part de l’opérateur, qui peut vaquer librement à d’autres occupations, pourvu qu’il inspecte de temps à autre les progrès de l’évaporation.

Mais, dans le cas général, l’analyseur n’a à se préoccuper que d’un petit nombre de vins différens ; et la plupart des tribunaux de province, moins surchargés de causes que la chambre correctionnelle de Paris, s’accommodent aussi moins facilement d’expertises trop prolongées. Dans les centres moyens, le chimiste, à raison de son état ou de ses fonctions, peut être obligé de fermer son laboratoire une partie de la journée, et enfin, s’il habite une petite ville, il a toujours des étuves et un bain-marie sans disposer d’une pompe pneumatique. Pour tous ces motifs, la méthode de l’extrait à chaud, moins scientifique, est en revanche bien plus pratique, et doit être recommandée de préférence, s’il s’agit de comparer entre elles des boissons du commerce et non de les analyser rationnellement.

Vient-on à rapprocher les poids des extraits obtenus en desséchant des volumes égaux d’un même vin, d’abord à froid, puis à l’étuve, on constate que le résidu qui s’est rassemblé dans le vide est notablement plus lourd que le dépôt obtenu au moyen de la chaleur ; la différence moyenne s’élève à un cinquième environ. La raison de cet écart est bien simple : le second se compose des parties solides du vin, plus ou moins altérées dans leur essence ; le premier renferme ces mêmes manières intactes ou presque intactes. Suivant M. Gautier et la plupart des auteurs compétens, quand on analyse un échantillon de vin rouge qui n’est ni trop sucré ni trop vieux (les boissons suspectes ne se conservent pas et n’ont jamais cet inconvénient), il suffit de multiplier le poids de l’extrait obtenu au moyen du vide sec par le facteur constant 0,785, pour retrouver la valeur approchée du poids du résidu à 100 degrés. Il ne faut pas perdre de vue que s’il s’agit de dévoiler une fraude, les chiffres absolus, même précis, ne servent pas à grand’chose ; au contraire, la comparaison des nombres obtenus avec le liquide falsifié et avec un vin authentique, aussi semblable que possible au premier, permet souvent de trancher la difficulté ; les petites erreurs, s’il y en a, s’éliminent d’elles-mêmes, du moment que les deux échantillons ont subi des épreuves identiques, et, au contraire, les grosses différences intrinsèques dérivant de la constitution artificielle du vin manipulé, les grosses différences sautent aux yeux.

Une fois la détermination effectuée d’une façon ou d’une autre sur un petit volume, on énonce toujours les résultats en les rapportant à un litre de vin ; du reste, il ne s’agit que de multiplier le résultat de la pesée par un facteur simple, 100 par exemple, si l’on a évaporé 10 centimètres cubes de liquide.

Est-il possible à un viticulteur ou à un négociant d’estimer approximativement par lui-même la dose de matières fixes incorporées dans un vin, sans recourir au long et minutieux procédé de l’évaporation, et sans avoir à sa disposition tout un matériel encombrant et coûteux ? Une méthode expéditive, connue depuis quelques années déjà, et fondée sur un principe fort simple, répond à merveille au but proposé. Nous pouvons considérer le vin comme un mélange à proportions variables de trois élémens distincts : l’eau, l’alcool, l’extrait. Le vin aurait la densité de l’eau pure, c’est-à-dire le poids spécifique l à la température de 15 degrés centigrades[11], si la présence de l’alcool, dont la densité vaut 0,795 seulement, n’intervenait pour l’alléger, et si les matières fixes, toutes plus pesantes que l’eau, ne tendaient au contraire à l’alourdir et à en relever la densité. Ceci posé, mesurons, au moyen d’un des instrumens dont il sera question bientôt, le titre alcoolique du vin, puis observons la densité du liquide au moyen de « l’œnobaromètre[12] » de M. Houdart, sorte de gros aréomètre très sensible et à tige très fine ; nous obtiendrons deux chiffres propres à nous servir de repères pour retrouver, avec l’aide d’une table à double entrée dressée empiriquement, le coefficient extractif demandé. Comme, pour établir ses listes, M. Houdart s’est basé sur la composition normale moyenne des vins purs, son instrument fournit des données, soit un peu fortes, soit trop faibles, mais toujours très rapprochées de la vérité, et amplement suffisantes aux besoins du commerce[13]. En revanche, il est facile de concevoir qu’on ne saurait compter sur l’œnobaromètre si l’on s’attaque à un vin fraudé dont la constitution est forcément arbitraire ; de même, avec un vin sucré, l’opération se complique d’une analyse saccharimétrique qui en allonge passablement la durée.

Puisque nous venons de parler d’un appareil propre à indiquer la densité des vins, le moment est venu de noter que cette valeur, sorte de compromis entre deux facteurs qui se combattent, obéit en définitive à l’influence de l’alcool. Le vin naturel, comme l’alcool, est pour ainsi dire toujours moins dense que l’eau ; à peine peut-on citer deux ou trois cas isolés relatifs à des crus sans importance. Tous les enfans savent qu’avec un peu de précaution, il est possible de faire surnager une couche de vin presque pur au-dessus d’une certaine quantité d’eau[14]. Comme le cidre et le poiré se trouvent être, au contraire, sensiblement plus lourds que l’eau, à raison de leur faible teneur en eau-de-vie et de leur richesse en principes sucrés, le seul examen de la densité avertit sur-le-champ l’expert lorsqu’un vin a été mélangé d’une forte dose de jus de pommes ou de poires.

Il nous reste à parler d’une dernière propriété fort essentielle : le pouvoir rotatoire des vins ou, si l’on veut, l’influence qu’ils exercent sur un rayon lumineux polarisé. Nous renonçons d’avance à expliquer rationnellement une notion empruntée aux théories les plus ardues et les plus abstraites de l’optique physique. Qu’il nous suffise de rappeler qu’un rayon lumineux est dit « polarisé » lorsque les vibrations qui se propagent le long de ce rayon et sont toujours transversales à sa direction, comme celles d’une corde sonore qu’on excite avec l’archet, s’effectuent constamment dans un même plan. On aura une idée assez nette de ce phénomène particulier en écartant de sa position normale la corde pincée de bas en haut ; une fois lâchée, elle vibrera sans s’écarter du plan vertical. Si le rayon, une fois polarisé, vient à pénétrer à l’intérieur de certains cristaux, de certains liquides, de certaines dissolutions aqueuses transparentes, comme le quartz, l’essence de térébenthine, l’eau mêlée de glucose, les vibrations, comme tordues, s’infléchiront peu à peu, de telle sorte que le plan primitif de vibration semblera tourner autour du rayon. Le phénomène dépend de la longueur traversée et de la nature de la substance active ; il n’est pas directement observable, comme l’on pense bien, mais on peut en apprécier les résultats indirects au moyen d’instrumens appelés « polarimètres. » Presque tous les vins sont inactifs ou dévient très légèrement le plan de vibration vers la droite d’un observateur recevant le rayon lumineux, et cela à cause de la présence d’une sorte de matière gommeuse mal connue et d’un peu de glucose. Une rotation dirigée vers la gauche signale certains vins blancs ou des crus du Rhin provenant de raisins à demi flétris, et par cela même riches en « lévulose, » variété de glucose dont le pouvoir rotatoire s’exerce à gauche ; mais, en dehors de ces liquides rares et chers, lorsque le chimiste note une déviation qui n’est pas dirigée à droite, il peut conclure avec certitude qu’il analyse un vin de raisins secs. Malheureusement la réciproque est fausse : la composition du fruit peut être telle que les influences inverses des corps « dextro » et « lœvogyres » se balancent exactement, comme il arrive pour la plupart des vins ordinaires.


III

Nous connaissons maintenant la nature des principes les plus essentiels des vins ; mais, comme les doses de ces matières varient dans d’énormes proportions, comme il est tout au plus possible de marquer des nombres maxima, minima, moyens, il ne faut pas attribuer une valeur absolue aux quelques chiffres choisis pour exemples, et que nous allons indiquer afin de fixer les idées du lecteur et de ne pas demeurer trop longtemps dans l’abstraction. Si on interroge la science au sujet de ces bizarres oscillations et de ce défaut absolu d’uniformité, elle répond qu’elle constate les différences mieux qu’elle ne les explique. Déjà nous avons fait pressentir l’importance des changemens radicaux que subit un même vin durant son existence en tant que vin, de sorte qu’une analyse, au bout de peu d’années, souvent même après peu de mois, n’offre plus qu’un intérêt rétrospectif. Jadis, à force d’examiner et de doser à diverses reprises des échantillons suffisamment variés et bien choisis, il était possible d’acquérir des notions assez exactes sur la composition ordinaire des crus d’un terroir ou d’une région donnée ; actuellement, la culture de la vigne est devenue industrielle et intensive, en dehors de certaines provinces où les vieux cépages continuent à donner de faibles quantités de bons vins. Les produits de deux exploitations voisines ou ceux fournis par un même domaine diffèrent énormément, suivant que le propriétaire, au lieu de poursuivre toujours comme desideratum une moyenne raisonnable, s’est efforcé d’obtenir, soit beaucoup d’alcool, soit une couleur bien noire, ou a préféré bénéficier sur la quantité. Sans doute, les résultats provenant de recherches antérieures ne sont curieux qu’au point de vue rétrospectif, mais ils fourniront aux œnologues du présent ou de l’avenir de précieux renseignemens. A présent surtout que méthodes et appareils sont devenus familiers aux agronomes et négocians, chacun d’eux a besoin, pour se guider dans ses propres recherches, de documens aussi complets que possible.

« Combien de degrés pèse-t-il ? » Telle est la première question qui se pose entre deux interlocuteurs discutant la valeur commerciale d’un vin. Dans le midi de la France, et surtout à l’ouest du Rhône, tout le monde, jusqu’à l’agriculteur presque illettré, s’exprime en degrés lorsqu’il s’agit d’apprécier le titre alcoolique d’un vin plus ou moins généreux, mais très peu de personnes en comprennent au juste la définition.

Une eau-de-vie a 50 degrés, lorsque de 100 litres de cette eau-de-vie on peut extraire, au moyen des procédés qu’indique la chimie, 50 litres d’alcool pur ou « absolu. » De même lorsqu’un vin pèse 10 degrés, cela veut dire que cent volumes de ce vin renferment dix volumes d’alcool absolu (naturellement le choix de l’unité de volume est indifférent). L’alcoomètre de Gay-Lussac, usité en France et dont les pèse-esprits allemands ou russes ne sont que des modifications, plongé dans l’eau distillée, marque 0 degré, et marque 100 degrés, immergé dans l’alcool sans mélange ; lorsqu’il flotte dans un esprit quelconque ou dans du trois-six, il indique sur-le-champ, pourvu que la température ambiante soit de 15 degrés, la proportion volumétrique d’alcool ; il suffit pour cela de lire sur l’échelle en papier, à divisions très inégales, que porte l’instrument, le numéro de la division correspondante au niveau d’affleurement. Il faut du reste bien avouer que le principe de graduation de l’alcoomètre est loin d’être parfait ; l’indication que fournit l’instrument correspond à une notion abstraite et confuse. Mieux eût valu assurément disposer l’appareil de façon à lui faire indiquer le « pour cent » de l’alcool en poids, d’autant plus qu’avec 52 grammes d’alcool et 48 grammes d’eau, on obtient nécessairement 100 grammes d’eau-de-vie, tandis que, si l’on diffuse 52 volumes d’alcool dans 48 volumes d’eau, on ne réalise que 96 volumes, et il faut ajouter encore 4 volumes pour compléter la centaine. Effectivement, toutes les fois que l’on mélange l’eau et l’alcool, on constate une notable diminution de volume corrélative d’un dégagement de chaleur assez vif[15].

L’aréomètre de Gay-Lussac ne saurait être d’aucun usage pour peser directement les vins ; effectivement, nous savons déjà que les sels et les matières extractives dissoutes dans le liquide tendent à en élever la densité presque jusqu’à la limite spéciale à l’eau pure. Il faut donc créer artificiellement de toutes pièces un mélange d’eau et d’alcool précisément aussi riche que le vin ; c’est ce mélange que l’appareil distillatoire de Salleron permet de réaliser ; on recueille toute l’eau-de-vie, plus ou moins aqueuse, on ajoute de l’eau de manière à rétablir le volume du vin primitif, et on éprouve le tout à l’alcoomètre[16].

Lorsque l’opérateur joint à quelques connaissances chimiques l’habitude des manipulations analytiques, l’appareil de Salleron donne des résultats excellens ; il peut servir à titrer tous les vins, doux ou secs, naturels ou falsifiés, quelle que soit leur richesse ; confié à des mains moins habiles, en l’absence de ces mille petites précautions qu’un chimiste observe instinctivement, sans même lire les recommandations du constructeur, il fournit trop souvent des chiffres absolument erronés. Telle a dû être, dans bien des cas, l’origine d’une foule de contestations qu’on a vu surgir entre les vendeurs, propriétaires ou régisseurs, d’une part, et les marchands de vin, de l’autre ; il a fallu recourir aux lumières d’un expert. De plus, la même méthode est un peu longue : une « pesée » exacte exige au moins une demi-heure.

L’alcool pur entre en ébullition à 78 degrés 4 dixièmes ; l’eau distillée bout à 100 degrés, d’après la définition même de l’échelle thermométrique. Un mélange d’eau et d’alcool se volatilisera à une température intermédiaire entre ces deux termes extrêmes, et d’autant plus haute que l’eau sera plus abondante. Un vin se comportera de même, pourvu qu’il ne soit ni trop sucré, ni trop riche en extrait. Donc, si on observe, au moyen d’un thermomètre bien sensible, le point exact de distillation d’un vin, on pourra en connaître la force alcoolique. Tel est le principe de « l’ébullioscope » imaginé par M. Malligand[17], et que nous ne décrirons pas plus que l’alambic Salleron ; le premier des deux appareils est beaucoup plus cher, il est vrai, mais l’opération est infiniment plus courte et ne dure que peu de minutes. De plus, pour manier l’ébullioscope, il n’est pas besoin d’être chimiste ; il suffit d’être attentif. Aussi l’usage de cet instrument tend-il à se répandre de plus en plus, en dehors des laboratoires d’analyse ; des critiques minutieux pourront dire, et avec raison, qu’il se trompe souvent de quelques dixièmes de degrés. Mais l’erreur n’est jamais très forte ; et, du reste, comme nous l’avons dit à propos de l’extrait sec, peu importe un écart lorsqu’il est toujours le même. Un négociant en gros de Nîmes achète du vin à un propriétaire de Béziers ; celui-ci vend son vin comme garanti pesant 7 degrés après essai au Malligand ; le véritable titre n’est que 6 degrés 1/2 ; mais à Nîmes, le négociant retrouvera le nombre 7 à l’aide de son propre appareil, et tous deux seront d’accord. Au reste, en général, les indications se trouvent trop faibles et non pas trop fortes, comme dans l’exemple choisi.

Il n’est pas inutile de faire observer qu’avant de commencer toute détermination, il faut procéder à un essai « à blanc » en faisant bouillir de l’eau pure, car la température d’ébullition d’un liquide n’est pas indépendante de la pression atmosphérique. On appréciera ainsi la correction dont il faudra dans la suite augmenter ou diminuer les résultats, et, de temps en temps, cette épreuve préliminaire doit être renouvelée. Quelquefois, suivant les indications de M. Amagat, l’appareil est double et permet d’essayer à la fois l’eau et le vin simultanément chauffés[18].

Le laboratoire municipal de Paris, se fondant sur des raisons qui seront discutées dans la seconde partie de ce travail, admet qu’un vin marchand destiné à être vendu au détail doit titrer au moins 10 degrés. Admettons provisoirement ce chiffre arbitraire ; il va nous servir à former deux catégories de boissons que nous subdiviserons au moyen de deux nouveaux nombres 7 et 12.

Donc fournissons d’abord quelques exemples de vins naturels, pesant moins de 10 degrés, ce qui, par parenthèse, ne les empêche point d’être souvent très sains et très agréables à boire.

Les valeurs les plus faibles, 5 à 7 degrés (telle est aussi la moyenne des piquettes du Midi, des bons cidres, des bières d’Ecosse, de Bruxelles, de Strasbourg), ont été constatées avec certains échantillons de vins rouges ayant l’origine suivante : Bugey, Saint-Pierre d’Albigny (Savoie), Joigny (1882), Mirecourt (Vosges), Berry, vallée du Neckar (Allemagne), Gâtinais, Argenteuil, et exceptionnellement même avec quelques petits vins d’Alsace, de Bourgogne et de l’Hérault. En Languedoc, on force trop souvent la quantité aux dépens de la qualité, et l’on obtient de cette façon dans les terrains submersibles de véritables flots de vins de coupage dont la teneur en alcool devient très faible ; on a même vu cette année le titre de certains vins de Petit-Bouschet, récoltés non loin de Pézenas, tomber au-dessous de 4 degrés 1/2. Abstraction faite de pareils liquides, tous les exemples énumérés se rapportent à des crus produits aux alentours de la limite extrême de la culture de la vigne par des raisins insuffisamment mûrs. Nous pourrions en dire autant des vins blancs du Cher, de la Loire-Inférieure et de certains chablis qui ne sont pas plus riches en alcool.

Au-dessus de la limite 7 degrés, qu’atteignent à peine quelques cidres exceptionnels, et que dépassent tout au plus les bières les plus fortes destinées à l’exportation, et cependant au-dessous de 10 degrés, viennent se ranger les vins rouges suivans : Aramons du Bas-Languedoc et vins du Cantal et de la Nièvre : de 7 à 8 degrés. Vins du Cher, du Quercy, du Gers, de la Haute-Saône, de la Touraine, du Saumurois, du Blésois ; échantillons faibles du Maçonnais et du Beaujolais (tous pesant de 8 à 9 degrés). Adjoignons-leur, pour donner un exemple de cru estimé, le Pommerols de 1882. Un degré plus haut, nous rencontrons des produits de l’Aveyron, du Gers, de Libourne, de Saône-et-Loire, les Petits-Narbonne, les vins de Beaune (limite inférieure), et quelques rares liquides venus d’Algérie. Les bordeaux blancs titrent 9 degrés en moyenne, ainsi que la plupart des chablis.

La grande majorité des meilleurs vins blancs et rouges de Bourgogne, de Bordeaux, de Champagne, du Rhin, de la Suisse cotent plus de 10 et moins de 12 degrés. Ils peuvent être distribués dans une troisième catégorie avec un grand nombre de vins ordinaires du Midi et d’Algérie.

Lorsque les vins de Pomard, de Volnay, de Meursault, vieillissent, ils dépassent fréquemment la limite indiquée (12 degrés) ; alors, comme force, ils équivalent à peu près aux gros vins de la Haute-Garonne, de l’Aude, du Narbonnais, du Roussillon et de l’Hérault. Les crus de Barsac, de Château-Yquem, les muscats de Frontignan et de Lunel, ne sont pas moins spiritueux.

Bien qu’il ne soit pas sans exemple que certains vins blancs de Bordeaux, assurément très exceptionnels, aient franchi la borne de 14 degrés, on peut poser en principe que ce chiffre sert à tracer une ligne de démarcation entre les crus français et les vins de liqueur exotiques, secs ou bien doux, provenant de Madère, Malaga, Porto, Xérès, Chypre. On n’ignore pas, d’ailleurs, que la douane française taxe comme eau-de-vie et non plus comme vin tout produit plus riche que 15 degrés, et cette mesure est d’autant plus juste que le madère et le marsala ont besoin d’être largement vinés ou alcoolisés pour arriver à peser 20 ou 21 degrés, nombre énorme qu’un liquide ne saurait atteindre sans perdre le nom de vin, réservé au « produit résultant de la fermentation du jus de raisins frais. » Sous les climats les plus favorables, avec les meilleures espèces, l’homme ne peut arriver à produire une proportion d’alcool absolu plus forte que 16 ou 17 degrés.

Le nombre traduisant le poids de l’extrait à 100 degrés, comme celui exprimant le degré alcoolique, se range presque toujours, dans la grande majorité des cas, aux environs d’une moyenne peu sujette à varier, ce qui ne l’empêche pas de tomber quelquefois bien au-dessous de cette limite. Vingt, vingt-deux, vingt-cinq grammes par litre de vin, tels sont les chiffres habituels ; mais les sauterne, les bordeaux blancs, les chablis, n’abandonnent pas plus de 16 à 20 grammes. Le minimum (13 à 15 grammes) correspond à des vins récoltés dans l’Yonne et provenant de Coulanges et de Chablis, supérieurs eux-mêmes aux vins blancs de la Basse-Bourgogne. L’infériorité générale des vins blancs est due à l’absence d’une partie de la matière colorante propre aux seuls vins rouges, ainsi qu’au défaut de tannin ; mais comme les vins colorés renferment en général moins de sucre, la différence est parfois atténuée par la présence d’un petit excès de glucose dans les vins blancs. Que la proportion de sucre vienne à augmenter, et l’extrait atteint et dépasse la moyenne des vins rouges eux-mêmes ; on recueille 30 grammes d’extrait lorsqu’on évapore un litre de vin blanc de Vouvray. Après disparition de l’eau et de l’alcool, les vins du Rhin, presque toujours sucrés, abandonnent beaucoup de matières solides ; force-t-on artificiellement la dose de sucre, le dépôt s’accroît d’autant ; exemple : les vins mousseux de Champagne et du Rhin contiennent 100 à 1 30 grammes de matières fixes. Avec les vins de liqueur du sud de l’Italie, de la Sicile ou de l’Espagne, il n’y a pour ainsi dire plus de limite : on observe 60, 100, 200 grammes comme chiffres habituels. A l’exposition vinicole de 1877, les commissaires espagnols ont analysé un vin de Malaga, que nous citons à titre de curieux exemple, et qui finissait, après dessiccation à 100 degrés, par ne perdre que la moitié environ de son poids ; il est vrai que ce sirop, — on ne peut guère lui donner d’autre nom, — défalcation faite du sucre dont on l’avait saturé, n’était pas plus riche en élémens solides que la moyenne des vins de consommation courante récoltés au-delà des Pyrénées. L’extrait, cela va sans dire, est aussi quelque peu renforcé si le vin a été plâtré à la cuve, et l’accroissement qu’on peut observer est en raison directe du plâtrage. Si, au lieu de s’arrêter à 100 degrés, on chauffe l’extrait jusqu’au rouge sombre, on chasse la glycérine, qui se volatilise ; les tartrates se transforment en carbonates correspondans ; les matières organiques se détruisent avec production d’eau qui s’évapore et de carbone qui brûle et se dissipe en fumée. Les cendres ne se composent donc plus que de sels minéraux préexistant dans la liqueur, comme les phosphates et sulfates, ou résultant de la calcination, ainsi que les carbonates. Le rapport du poids des cendres à celui de l’extrait abandonné, soit au bain-marie, soit dans le vide, est loin d’être invariable ; il n’atteint pas un dixième si on opère sur les bons crus de Bourgogne, dépasse à peine cette limite lorsque l’on calcine le résidu sec des bordeaux supérieurs, et ne devient plus fort que dans le cas des vins du Gard, de l’Hérault, de l’Aude. Le moment n’est pas encore venu d’examiner l’effet du plâtrage sur le poids des cendres ; mais il est clair que cette manipulation tend à augmenter ce poids et dans une forte proportion. Lorsque le chimiste veut analyser les cendres d’une manière complète, il commence toujours par les laver à l’eau chaude et par filtrer ; le filtre sépare les sels solubles à base d’alcali des sels insolubles, comme les phosphates à base de chaux, fer, alumine ou magnésie. Ce sont procédés de laboratoire que nous n’avons pas à approfondir ; mais un profane qui serait témoin des opérations s’apercevrait qu’un vin blanc, au rebours d’un vin rouge, laisse peu de résidu sur le filtre et n’abandonne que des traces de phosphate de chaux. Aussi, au point de vue nutritif et hygiénique, les vins colorés sont-ils bien supérieurs aux autres ; si les derniers ne constituent qu’une boisson rafraîchissante, les premiers fonctionnent comme de véritables alimens propres à fournir à notre organisme une fraction de l’acide phosphorique qui lui est indispensable.

Nous connaissons déjà la marche qu’il faut suivre pour déterminer l’acidité d’un vin ; il nous reste à présent à indiquer et à caractériser l’ensemble des résultats obtenus. Assez faible dans les vins de Bordeaux, un peu plus forte dans les vins de Bourgogne, plus accentuée encore si l’on analyse les vins du Midi, l’acidité devient maxima lorsqu’on s’attaque aux vins blancs de l’ouest de la France, à certains crus d’Espagne, du midi de l’Italie ou d’Algérie (exemple : le vin de Zaoura). A priori, il semblerait qu’un vin devrait être d’autant plus acide qu’il a été récolté dans une région plus froide et surtout plus tiède. Cependant, sous un ciel peu favorable à la maturité du raisin, l’acidité (nous ne disons pas « l’aigreur ») n’est pas forcément très accentuée. Par exemple, le vin plus que médiocre qu’on récolte à grand’peine sur les coteaux d’Argenteuil se trouve être moins acide pour le chimiste qu’un liquide provenant des plaines brûlées de Lunel ou de Montpellier. Mais il est essentiel de faire observer que le caractère dont il est question en ce moment, comme tous les autres dont nous avons parlé et comme ceux dont il nous reste à dire quelques mots, non-seulement se modifie sensiblement avec la provenance, mais, si l’on se borne à un même terroir, change, suivant la variété de raisins employée, suivant les différentes méthodes de vinification et suivant l’année de la vendange. D’ailleurs, l’acidité d’un vin donné, loin de rester constante, diminue avec le temps, par suite de la précipitation lente de la crème de tartre et des progrès du phénomène de l’éthérification. Il faut aussi distinguer l’acidité qui est due aux matières volatiles, comme l’acide acétique, de celle qui est déterminée par les substances fixes dissoutes dans le vin. C’est surtout la première des deux influences que ressentent les organes du palais, et c’est elle qui détermine l’appréciation du dégustateur s’il déclare un vin plus ou moins aigre. M. Girard s’est aperçu que, si on défalquait l’action de l’acide acétique, l’acidité des vins de Beaune et de Pomard diminuait à peine, tandis que celle propre aux crus de Narbonne, de Bordeaux, de Sauterne, et surtout aux vins blancs de Bergerac, s’affaiblissait sensiblement. En d’autres termes, il y a peu d’acide acétique libre dans les premiers liquides énumérés, dont le bouquet est très bien développé ; il en existe beaucoup dans les derniers vins cités, plus pauvres en éthers. Le déchet dont il a été question atteint alors un cinquième ou un quart de l’acidité totale ; mais s’il dépasse cette limite extrême, le vin est « piqué, » et alors il n’est besoin d’aucune expertise chimique ; le consommateur s’aperçoit tout seul de ce défaut.

Le moût de raisin contient en assez grande abondance de l’acide tartrique, principalement à l’état de tartrate acide de potasse ou crème de tartre, médiocrement soluble dans l’eau froide, encore moins dans l’eau alcoolisée, mais complètement insoluble dans l’alcool pur ou mélangé d’éther. Aussi, au fur et à mesure que la fermentation progresse et que l’alcool se forme, la crème de tartre se précipite-t-elle abondamment au fond des cuves sous forme de lie ; mais ces mêmes dépôts renferment aussi du tartrate de chaux presque rigoureusement insoluble formé par double décomposition. Tout le monde saurait compléter nos explications en ajoutant que le vin s’appauvrit encore en tartre durant son séjour dans les tonneaux et dans les bouteilles. Pour le chimiste, la marche du phénomène se traduira par une diminution lente de l’acidité, comme nous l’avons déjà fait remarquer. La crème de tartre agit sur l’organisme comme un purgatif léger ; ce fait explique les propriétés laxatives bien connues du moût de raisin et du vin trop jeune.

Nous ne saurions fournir de chiffres absolus pour le tartre, d’autant plus que, quelle que soit la méthode analytique choisie, procédé de MM. Berthelot et de Fleurieu, dosage de M. Maumené ou de M. Pasteur, on ne peut affirmer avec certitude que le poids de crème trouvé préexistait tel quel dans le vin ; tout au plus est-on autorisé à croire qu’en opérant toujours de même, il y a chance d’obtenir des nombres comparables. Partons du vin blanc de l’Entre-deux-mers, accusant à l’analyse deux tiers de gramme de tartre par litre seulement (cette donnée s’accorde à merveille avec le déficit d’extrait dont nous avons déjà parlé au sujet de ce même liquide) ; doublons le chiffre, et nous passons par le vieux pomard (1 gr. 30) ; doublons encore, et nous retombons dans la moyenne ordinaire des vins français (2 à 3 grammes par litre), qu’ils soient venus de la Gironde, de la Côte-d’Or ou du Languedoc. Mais l’on peut observer des valeurs bien supérieures aux nombres habituels, si l’on choisit comme exemple des échantillons des crus de Cahors, de Chagny, du Berry, des bords du Rhin ; il faut alors compter A grammes par litre. Eu égard aux conditions atmosphériques de l’année 1888, les vins de la dernière récolte se trouvent être peu alcooliques dans le Midi ; en revanche, ils contiennent et contiendront longtemps encore beaucoup de crème de tartre, dont la présence contribue à grossir l’extrait et à accroître l’acidité. Plâtré après fermentation, un vin s’appauvrit en crème de tartre, comme nous le verrons bientôt ; il est vrai que la matière en question est si abondamment répandue dans les crus du Midi qu’après le traitement au gypse, il reste encore assez de bitartrate.

Nous espérons que la lecture des pages précédentes aura suffi pour manifester clairement la variabilité des proportions volumétriques ou pondérales de chaque élément distinct. Les chiffres sont dissemblables, et, il faut bien le reconnaître, il est très difficile, même à force de restrictions, de les rendre concordans, ou, si l’on y parvient tant bien que mal, on est réduit à ne plus considérer que des cas particuliers, sans intérêt. L’on pourra dire que, pour limiter à de justes proportions une aride nomenclature, nous avons omis de parler de la glycérine et du tannin, au point de vue des proportions et du dosage. L’on ajoutera que justement la glycérine figure dans les vins à dose à peu près constante (moyenne 6 à 7 grammes par litre). Simple exception isolée, propre à confirmer la règle, répliquerons-nous[19].

On conçoit l’extrême difficulté de la tâche de l’expert chimiste chargé de constater la falsification, et qui se trouve en présence de l’énigme à résoudre, sans autres ressources que sa balance, ses réactifs et sa verrerie graduée. De quelle dose de savoir, d’intelligence et d’habileté pratique n’a-t-il pas besoin pour mettre le doigt sur la plaie, découvrir la nature de la fraude, en apprécier le degré, sans errer dans ses conclusions, sans prendre pour falsifié un vin parfaitement loyal et naturel ? Une bévue de ce genre, dont les fâcheuses conséquences se comprennent sans commentaires, était déjà à craindre autrefois ; à un chimiste assez instruit, quoique trop peu exercé aux analyses œnologiques, il était permis jadis de déclarer « travaillé » un liquide formé de pur jus du raisin. Les documens étaient rares ; les travaux incomplets et parfois inexacts ne se reliaient pas toujours les uns aux autres de façon à se prêter un mutuel appui. Mais, à la suite de la crise phylloxérique, de nouveaux cépages venus d’Amérique ont été introduite ; de jeunes vignes de quatre ou cinq ans ont remplacé des souches dix fois plus vieilles ; de riches vignobles ont surgi dans des régions comme l’Algérie, où ne prospéraient naguère qu’un petit nombre de plantations restreintes. Enfin la France a été envahie par les vins italiens ou espagnols, dont nous ne faisions presque jamais usage auparavant. Pendant la courte période d’agonie de la vigne française, avant que l’évolution radicale dont nous venons de parler fût terminée, les savans s’étaient résolument mis à l’œuvre, et de sérieux travaux, aussi complets que précis, avaient enfin élaboré la chimie des vins. Depuis peu d’années, il y a beaucoup à refaire. Les anciens réactifs, les vieilles méthodes, sont insuffisans et quelquefois risquent même d’égarer le praticien. N’a-t-on pas vu tout récemment un excellent chimiste de Paris, expert habile et distingué, déclarer « fuchsine » un vin de Jaquez très authentique, obtenu dans le midi de la France en présence de témoins ? La morale de cette anecdote véridique est qu’il faut se mettre au travail, élargir les anciennes règles, ou plutôt les oublier et en poser de nouvelles. La tâche du pharmacien ou de l’expert de petite ville auquel s’adresse le tribunal de première instance devient très difficile en présence de la diversité de constitution des vins nouveaux. Ils ne peuvent se tenir au courant du sujet qui nous occupe qu’au moyen de lectures incessantes et surtout d’expériences nombreuses et variées. Plus heureux, le savant, dont le laboratoire riche ou modeste se trouve perdu dans une grande cité, dispose continuellement de nombreux échantillons variés et acquiert sans peine, au bout de peu d’années, assez de flair et de sagacité pour distinguer sur-le-champ un liquide naturel, de composition moyenne ou de constitution anormale, des vins sophistiqués dont il nous reste à faire l’examen.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Un chimiste théoricien aurait le droit de faire ressortir le parallélisme frappant qui règne entre les termes de même ordre des deux groupes métalliques que nous venons de mentionner.
  2. Effectivement on voit que, pour l’alcool ordinaire, 2x2 +2 = 6.
  3. Constitution chimique de l’aldéhyde : un atome d’oxygène, deux atomes de carbone, quatre d’hydrogène.
  4. Ici nous ne distinguons pas de la glucose la variété de sucre appelée « lévulose, » qui, au point de vue chimique, diffère à peine de la vraie glucose.
  5. Les trois acides succinique, malique et tartrique comprennent chacun quatre atomes de carbone et six d’hydrogène dans leurs molécules ; seulement le premier relient quatre oxygènes, le second cinq et le troisième six.
  6. Bien que l’éther sulfurique des pharmaciens se prépare avec l’alcool et l’acide sulfurique, il ne fait pas partie de la classe de composés que nous envisageons et ne saurait convenir comme exemple.
  7. Il existe deux séries de sels à base de fer : les uns, très instables et solubles, se rattachent au protoxyde de fer ou oxyde ferreux ; ils se transforment aisément, sous l’influence de l’oxygène ou des corps oxydans, en sols ferriques à base de ses quioxydes parfois insolubles. À cette altération moléculaire correspond toujours un changement de couleur très marqué.
  8. On a essayé d’estimer scientifiquement, au moyen de divers appareils, la nuance d’un vin rouge marchand enfermé dans un réservoir en verre de dimensions et d’épaisseur constantes. Faute d’avoir à leur disposition des échantillons de vin de teinte fixe et inaltérable, les chimistes ont eu recours, comme terme de comparaison, tantôt à des couleurs du spectre solaire décomposées grâce à la polarisation chromatique (chromatomètre Andrieux), tantôt à une série d’échantillons de laine teinte d’après la méthode de M. Chevreul (colorimètre Salleron). Il nous semble que des solutions salines colorées de concentration fixe seraient propres à servir d’étalon en pareille circonstance.
  9. La méthode acidimétrique préconisée par M. Pasteur n’est correcte qu’avec un vin dépouillé d’acide carbonique ; ce corps, en effet, absorberait une partie de l’eau de chaux.
  10. Il est facile de concevoir qu’avec un vase dont le fond est creux, les résidus tendent à s’accumuler au centre du vase. L’évaporation des couches inférieures est entravée par la présence de couches supérieures trop épaisses. Les moindres détails ont souvent une importance considérable en chimie analytique.
  11. Il est d’usage, lorsque l’on essaie un vin ou un alcool, d’effectuer toutes les mesures de volume ou de poids spécifique à 15 degrés, température plus commode à obtenir que celles de 0 degré ou de 4 degrés. Si le laboratoire est moins chaud ou moins froid, les corrections, soit à retrancher, soit à ajouter, sont minimes et peuvent être appréciées exactement.
  12. Ce terme a été forgé avec les trois mots grecs : οἰνος (oinos) vin ; βασος (basos), pesanteur ; μέτρον (metron), mesure.
  13. Le procédé Houdart fournit l’extrait à 100 degrés ; le poids de l’extrait dans le vide s’en déduit en multipliant le chiffre obtenu par l’inverse de 0.785, soit par 1.27. Pratiquement, il suffit d’ajouter un cinquième au poids de l’extrait œnobarométrique.
  14. Rigoureusement parlant, un litre de vin pèse un peu moins d’un kilogramme ; mais l’écart est si faible, qu’il est absolument indifférent, en pratique, de vendre un vin à 25 francs l’hectolitre, par exemple, ou à 25 francs les 100 kilogrammes. La capacité d’une barrique ou d’un foudre est sujette à varier, et beaucoup de maîtres de chais connaissent des pratiques bonnes pour corriger, dans le sens voulu, le mesurage au décalitre. Au contraire, il est bien plus loyal de se fier à la bascule et d’éprouver successivement le tonneau, d’abord vide, puis plein de vin ; l’excès de poids observé indique la contenance en litres.
  15. Faisons remarquer que l’accroissement de densité dérivant de cette contraction est plus que compensé par l’affaiblissement de poids spécifique que subit l’eau après l’incorporation de l’alcool.
  16. Souvent on cherche à concentrer la totalité de l’alcool distillé dans un volume égal seulement à la moitié de celui du vin employé, quitte à dédoubler Ni degré marqué par l’aréomètre, mais le principe reste toujours le même.
  17. L’idée première de l’ébullioscope est due à Tabarié de Montpellier.
  18. A mesure que l’ébullition progresse, l’alcool, plus volatil que l’eau, s’élimine petit à petit, et le litre alcoolique s’affaiblit d’autant. Cet inconvénient est suffisamment atténué grâce à un dispositif fort simple : les vapeurs qui se dégagent du vin sont condensées presque immédiatement et retombent dans le liquide générateur.
  19. Le tannin, nous l’avons déjà appris, ne se trouve dans les vins blancs qu’en bien faible quantité : il en résulte que ces liquides tournent aisément à la « graisse. » Au contraire, les vins rouges de Bordeaux doivent à l’influence d’un excès de cette matière leurs propriétés fortifiantes et astringentes.