L’Exaltation sacerdotale

Le Bouclier d’ArèsÉdition du Mercure de France (p. 49-71).




L’EXALTATION SACERDOTALE




 
LES HIÈRODOULES.

Mais voici qu’au sommet des tours quadrangulaires,
Sur les hauts parapets arquant leurs reins cambrés,
Avec leurs mitres d’or aux lourdes jugulaires
Et de légers réseaux sur leurs torses ambrés,

Les filles de Kaldée et les filles d’Arbelles,
Sous l’œil des bleus ramiers chers à Shammouramit,
Livrant au vent l’éclat de leurs gorges rebelles,
Apparaissent debout dans l’azur qui frémit :


Joueuses de kinnor, joueuses de sambuques,
Prêtresses de Babel aux lèvres de carmin,
Que, de leur rose orteil au cuivre de leurs nuques,
Voilent de longs cheveux doux comme le jasmin,

Avec leurs profils courts sculptés dans les chairs mates,
Leur regard irréel et cerné par le fard,
Leurs membres onctueux imprégnés d’aromates,
Leur bouche ivre d’amour, de lumière et de nard ;

Qui déroulent le soir, hurlantes et lascives,
Les danses de Tammouz dans les jardins royaux,
Et, sur leurs fronts cerclés de tiares massives,
Font tinter les shekels et les pesants joyaux.

La chaude volupté descend en longs effluves
Aux palpitations de leurs cils alourdis,
Les créneaux de Nimroud fument comme des cuves
Dans la torpeur du jour et des cieux engourdis ;

Pendant que le rayon qui joue entre les trames
Fait, dans chaque embrasure effrayante, fleurir,
Comme un lys somptueux, un doux groupe de femmes.

Et jusqu’aux pieds du Roi leur hymne vint mourir.




L’HYMNE À ISHTAR




Quand Asshour tout entier dans les plis de ta gloire
Frissonne, comme un fleuve où le tigre vient boire,
Ishtar ! vers ton mystère infini nous crions ;
Et ton orteil, dont l’ongle est une perle rose,
Divine fleur, se pose
Sur la croupe formidable des noirs lions.

Quand sur Nimroud, ourlé de l’or crépusculaire,
Tu descends, lumineuse, et que sous toi s’éclaire
La blanche nudité des dômes de Sargon,
Dans la céleste nuit d’hécatombes fumante,
Toi, l’immortelle Amante
Du géant Isdoubar qui vainquit le Dragon,


Ton pâle diadème est fait d’étoiles doubles,
O Zarpanit ! dormeuse équivoque, qui troubles,
Comme les eaux des lacs, et les reins et les sens,
Qui mêles, en l’effluve inquiet des terrasses,
L’odeur des plantes grasses,
Les senteurs de la faune et l’âme de l’encens.

Tu fais, dans la torpeur des calices nocturnes,
En tes temples trapus, fumants comme des urnes,
Bâiller les grands lotos des fûts épanouis,
Et tu confonds, dans l’ombre où flottent leurs arômes,
Ainsi que des fantômes,
Les couples enlacés des dieux évanouis.

En ta robe rigide aux plis hiératiques,
Tu foules le croissant dont les cornes mystiques
Veillent sur l’Ourartou par les démons hanté
Et l’orgueil douloureux des voluptés stériles
Traîne en odeurs subtiles
Sur le muet sommeil du monde épouvanté.

Des générations dormant dans le suaire
Tu fermes à jamais l’immobile ossuaire,
Et tu scelles les morts dans les cercueils d’étain ;
Mais en tes reins féconds bouillonne, fleuve immense,
L’éternelle semence
De la vie à venir qui jamais ne s’éteint.


Les germes, par milliers, du fond de la substance,
En tes flancs maternels montent à l’existence,
D’une ascension lente et d’un vol continu.
La palpitation de leurs millions d’ailes,
Dans les brises fidèles,
Épand l’obscur vertige et le charme inconnu.

Sous tes pieds, ô Déesse ! au ciel des nuits sereines,
Entends vibrer, avec les souffles des haleines,
Des cimes de l’aurore aux flancs du Libanon,
Le chœur universel des choses et des êtres,
Et, comme d’anciens prêtres,
Les cèdres orageux s’incliner à ton nom.






INVOCATION.

Descends sur Ninive, ô Reine aux yeux glauques,
Au son des tambours et des sistres rauques ;
Dans les cieux calmés,
Verse tes parfums par les chaudes brises
Et fais tressaillir, sous les hautes frises,
Les désirs pâmés.

Éclatez au vent, cuivres des cymbales !
Sur les tambourins, rythmez, ô crotales,
Les sourds tympanons,
Répétez, échos des murs fatidiques,
Les nombres divins aux lettres mystiques
Qui forment tes noms.

Ta Ville t’appelle, et nous, tes servantes,
Dénouant au vent nos tresses mouvantes,
Au souffle d’Asshour,
Ouvrant sur nos seins nos robes lamées,
Nous crions vers toi, pâles affamées
D’extase et d’amour.





CONJURATION.

Mystiquement bercée au rythme de nos danses,
Dans l’ondulation des rayons familiers
Et des bois assoupis que frôlent les cadences
Des rites singuliers,

Tu descendras ce soir dans les vents pacifiques,
En ton linceul de rêve et tes divins lampas,
Et de tes hauts parvis les pavés magnifiques
Frémiront sous tes pas.

Déesse ! sur ton front, avec des ailes lentes,
La nuptiale brise en soupirant s’endort,
Reine d’amour qui fais les nuits étincelantes
Et palpitantes d’or !




LES PRÊTRES D’ISHTAR-AUX-LIONS




Règne sur Ninoua, voluptueuse et souple,
Toi, l’Amante éternelle, ô formidable Ishtar !
Que Shin-Akhé-Irib, comme un géant, découple
Les Rois des Nations attelés à ton char.

Pour la fille de Shin, chantez, ô courtisanes !
Voici les lourds guerriers qui reviennent du Sud,
Et, sous les arcs béants, en longues caravanes,
Les dépouilles de Kem et les thrésors de Lud.
Que les muscles des Forts s’enlacent à vos nuques,
Et furieusement, dans un sauvage accord,
Rythmant de vos baisers la plainte des sambuques,
Ouvrez, sur les parvis où veillent les eunuques,
Vos bras blancs et vos robes d’or.


Règne éternellement : qu’en ta cité jalouse,
Les autels des vaincus fument devant ta tour.
De Shin-Akhé-Irib sois la Dame et l’Épouse,
Et qu’il siège à tes pieds sous le disque d’Asshour.

Mais dans Arba-Ilou sur neuf degrés s’élève
Le temple préféré de ta divinité,
D’où rayonne à ta voix, ô Maîtresse du glaive !
Sur le monde asservi ta double royauté :
Tu descends sur Nimroud dans les nuits éclatantes
Où brûlent les désirs ainsi que des flambeaux,
Mais, dans Arba-Ilou, les guerres haletantes
S’échappent de tes mains et, vers les rondes tentes,
S’envolent avec les corbeaux.

Règne ! et dans l’Ourougal, comme des bêtes mortes,
Jette tes ennemis sous tes pieds triomphants :
Car Shin-Akhé-Irib a, dans les villes fortes,
Crucifié l’aïeul et les petits enfants.

Il a brisé les dents des nations impies
Et chassé leurs troupeaux criards sous les bâtons.
Dans les charniers de mort, les vieilles, accroupies,
Cherchent, les yeux crevés, stupides, à tâtons
Dans les flaques de sang, avec des doigts farouches,
Quelque lambeau de chair humaine pour leur faim.
Mais leur langue coupée est muette en leurs bouches,
Et le seul bruit vivant est la rumeur des mouches
Tournoyant en joyeux essaim.


Règne ! et vois déchirer les corps des vierges nues
Aux ronces des buissons, aux griffes des nopals,
Et Shin-Akhé-Irib bordant tes avenues
De torturés râlant sur les croix et les pals.

Des races qui niaient et ton nom et ta force
Il a jusques au sol courbé le front têtu,
Tranché les rameaux verts et dépouillé l’écorce
Et rompu les troncs noirs, comme on rompt un fétu.
Il a pour te servir, ô Mère des épées,
Du profond Naharaï fouillé les nids d’aiglons,
Pourchassé les fuyards dans l’ombre des cépées,
Et cloué le blasphème à leurs lèvres coupées
De sa sandale aux durs talons.

Règne ! et contemple, ô Reine en ta puissance assise,
Tes temples par degrés envahissant les cieux,
Car Shin-Akhé-Irib en cimente l’assise
Avec le sang des Rois et la cendre des Dieux.

Effaçant la splendeur des mortelles étoiles,
Ta constellation resplendit au zénith.
Et les prophètes d’Our, en dépliant tes voiles,
Pâlissent de terreur, ô Nana-Zarpanit !
Comme, aux sables d’Aram, la dune qui s’écroule
Rejaillit, brume d’or dans la splendeur des soirs,
Au firmament des cieux qu’elle emplit de sa houle,
La poussière des nuits que ton pied divin foule
S’allume pour tes encensoirs.


Règne ! ô glaive d’Ishtar, que nul venin ne rouille !
Quand le cycle éternel accomplira son tour,
De Shin-Akhé-Irib la royale dépouille
Dans ta crypte, ô Nimroud ! ira dormir un jour.

Mais tu le recevras, ô Dame des batailles,
Au seuil épouvanté des murs de l’Aral-lou,
Et quand se déploieront ses hautes funérailles,
Des tours de Ninouah aux tours d’Arba-Ilou,
Désertant les hauts lieux où luit ton simulacre,
Toi, l’Ishtar-aux-Lions, seule, tu descendras
Dans l’ombre où sera seul le Pasteur du massacre,
Et, sous la pourpre en feu qui l’inonde et le sacre,
Pour lui seul s’ouvriront tes bras.

Règne éternellement sous les voûtes de pierre,
Où s’agenouillera la stupeur des vaincus,
Où Shin-Akhé-Irib fermera sa paupière,
Parmi les grands aïeux et les siècles vécus.

Car tu le trouveras dans la chambre, où l’Ancêtre
Nimroud avait scellé le rocher sur son front :
Et les blancs étalons couchés auprès du Maître,
Pour te lécher les mains, Ishtar ! s’éveilleront.
Et ton geste, où l’épée éternelle flamboie,
Le redressera pur comme un céleste amant,
Dans la beauté de ceux qui suivirent ta voie :
Et tu l’emporteras, comme une fière proie,
Sur les marches du firmament.

Tu régneras alors dans les nuits étoilées !
Tu seras le Chasseur descendu de son char,
Ô Shin-Akhé-Irib, ô Seigneur des mêlées,
Dans la gloire d’Asshour et sur le sein d’Ishtar.




L’IMPRÉCATION SERVILE



LES CAPTIFS




Nous que ta volonté foule comme la paille,
Dont les membres hideux, où l’ulcère s’écaille,
S’useront sur l’arête atroce des grès durs,
Pour bâtir, défiant le flot des temps futurs,
Qui vainement déferle aux pieds de ta mémoire,
L’indélébile Temple où siégera ta gloire ;
Dont les pleurs, goutte à goutte en l’ombre ensevelis,
Pourront creuser des trous dans les marbres polis,
Dont les os sont vannés au vent de ta colère,
Nous sommes, ô Faucheur ! ta gerbe et ton salaire.

Dédaignés par l’Esprit des exterminations,
Nous, le confus débris de trente nations,
Nous sommes, dans ta main qui nous pèse et nous juge,
Ainsi que les derniers échappés du déluge.
Nous vacillons au vent sous les fouets de la peur,
Et notre vision garde encor la stupeur
Des nuits, où, porté par le souffle des armées,
Sur l’azur pavé d’or des villes enflammées,
Sur Arvad et Gebal, sur Zour, sombre vaisseau,
Le disque de Râman fulgura comme un sceau
De fer rouge, imprimé dans le ciel des Patries.






Courbant sous les fardeaux nos épaules flétries,
Comme des ânes sous le bâton des âniers,
Oubliant nos petits pourris dans les charniers,
Nous nous engouffrerons dans la nuit des carrières :
Nos ongles de nos doigts tomberont, et les pierres
Prendront la forme avec l’empreinte de nos dos,
La sueur fumera sur nos corps, et nos os
Perceront la maigreur de nos chairs déformées.
Des uns, dans la lueur des forges allumées,
Près des fourneaux de brique enchaînés par le cou,
Veilleront jour et nuit, hâves, le regard fou.
Leur peau se séchera sous la chaleur des grilles,
Et les rendra pareils, de la nuque aux chevilles,

À des cadavres noirs, embaumés, mais vivants,
Si frêles, que leurs mains obéissent aux vents,
Et que le sable fin, aux vagues nonchalantes,
Ne garde même pas la trace de leurs plantes.
Leur mort ne salira pas même les pavés.
D’autres, l’orbite vide, avec les yeux crevés
Et l’angoisse tendue en leurs gestes d’aveugle,
Dans la stupidité lourde du bœuf qui beugle,
Sous les sangles de cuir brisant leurs reins ployés
Tourneront le cylindre où les épis broyés
Gémissent, comme sur la plaine blanche et rase,
Les peuples et les rois que ta puissance écrase.
D’autres encor, rivés au carcan, par milliers,
Doreront de leur sang, pour tes hautains piliers,
Les rocs démesurés arrachés aux collines.
Et, sur tes escaliers peuplés de javelines,
Où les chefs d’orient t’apportent leurs tributs,
Où viennent effarés et peuples et tribus,
Où devant ton courroux le monde s’agenouille,
Quand ton pied glissera sur des taches de rouille,
Peut-être qu’en ton âme, ô Roi dominateur,
Tu sentiras frémir et palpiter le cœur
Des générations qui scièrent ses dalles
Et leur pourpre humecter tes superbes sandales.

Ainsi nous dresserons dans l’azur radieux
Le mont où siégera la Gloire de tes Dieux,
Au bruit des fouets, au cri des pals, au son des chaînes,
Dans la sérénité des victoires prochaines
Et la clameur des vents noirs d’imprécations.





Ô Dieux d’Asshour ! vainqueurs des Dieux des Nations,
De qui nos nouveaux-nés, écrasés sous les pierres,
Ont vu passer la foudre au fond de leurs paupières,
Dieux qu’assiège le flot des exécrations,
Ô Dieux d’Asshour ! vainqueurs des Dieux des Nations !





De nos temples rasés méprisant les symboles,
Nous brisons devant vous nos trompeuses idoles,
Qui, pour orner d’Ishtar le hautain piédestal,
Vont crouler en monceaux d’ivoire et de métal,
Cependant que, dans l’ombre et le néant voraces,
Leurs cultes descendront, suivis du cri des races,
Et reniés par nous, les pâles envahis,
Avec leurs dieux menteurs et qui nous ont trahis !