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XX


Un quart d’heure après, je courais de long en large dans la chambre avec une impatience fébrile. À chaque instant, je m’approchais du paravent, et, à travers une petite fente, je regardais Lisa. Elle était assise par terre, la tête appuyée au lit, et paraissait pleurer. Mais elle ne s’en allait pas, et cela m’irritait. Maintenant elle savait tout. Je l’avais suprêmement outragée, mais… Que sert de raconter ? Elle savait maintenant que mon bref désir était né d’une pensée de vengeance, du besoin de lui imposer une humiliation nouvelle, et qu’à ma haine pour ainsi dire sans corps s’était substituée une haine personnelle, réelle et fondée sur la jalousie… D’ailleurs, je n’affirme pas qu’elle ait compris tout cela nettement. Ce qui est certain, c’est qu’elle me tenait désormais pour un homme parfaitement vil et surtout incapable d’aimer.

Je sais bien ! on me dira qu’il est impossible d’être méchant et bête à ce point. On ajoutera peut-être qu’il est impossible de ne pas aimer une telle femme, impossible au moins de ne pas apprécier son amour. ― Baste ! Qu’y a-t-il d’impossible ? D’abord je ne pouvais plus aimer (dans le sens qu’on attribue à ce mot) : aimer, pour moi, ne signifiait plus que tyranniser et dominer moralement. Je n’ai même jamais pu concevoir un autre amour, et je suis allé si loin en ce sens qu’aujourd’hui je crois fermement que l’amour consiste en ce droit de tyrannie concédé par l’être aimé. Même dans mes rêves souterrains, je ne me représentais l’amour que comme un duel commencé par la haine et fini par un asservissement moral : mais après ? Je n’aurais su que faire de l’objet asservi ! Et, encore une fois, qu’y a-t-il d’impossible ? Ne m’étais-je pas dépravé invraisemblablement ? N’avais-je point perdu la notion de la « vie vivante » au point d’avoir osé faire honte à Lisa d’être venue écouter des « mots de pitié » ? ― Et pourtant ! Elle était venue pour m’aimer !… Car, pour une femme, c’est dans l’amour qu’est toute résurrection, tout salut de n’importe quel naufrage. C’est par l’amour et seulement par l’amour qu’elle peut être régénérée. Mais était-ce bien de la haine que j’avais pour Lisa à cette heure où je courais à travers la chambre et m’arrêtais à chaque instant pour regarder derrière le paravent ? Je ne crois pas ; il m’était seulement insupportable de la sentir là, j’aurais voulu qu’elle disparût, j’aurais désiré de la « tranquillité », de la solitude. Je n’avais plus l’habitude de la « vie vivante » ; elle m’écrasait, ma respiration même en était gênée…

Quelques instants se passèrent encore ; elle ne se levait pas, abîmée dans sa stupeur : et j’eus l’imprudence de frapper légèrement au paravent pour la rappeler à elle-même… Elle se secoua brusquement, se hâta de se lever et de prendre son châle, son chapeau, sa fourrure, comme si elle eût voulu se sauver de moi quelque part. Deux minutes après, elle sortit lentement de derrière le paravent, fit quelques pas dans la chambre et laissa tomber sur moi un regard lourd. (J’avais un méchant sourire, mais forcé, un sourire de convenance, et j’évitais son regard.)

― Adieu, ― dit-elle, et elle se dirigea vers la porte.

Je courus à elle, je lui pris la main, l’ouvris, et lui mis… puis la fermai, et aussitôt lui tournant le dos, je me reculai avec une singulière vivacité dans un coin, ― pour ne pas la voir au moins !…

J’allais mentir, prétendre que j’ai fait cela sans réflexion, par folie, par sottise. Mais je ne veux pas mentir, et je dis franchement que, si je lui ouvris la main pour y mettre…, ce fut par méchanceté. Cette idée m’étais venue tandis que je courais de long en large par la chambre et que Lisa restait derrière le paravent. Je puis toutefois dire sincèrement que, si je fis cette atrocité exprès, ce fut plutôt par « malice cérébrale » que par « dépravation sentimentale ». Une atrocité, soit, mais artificielle, combinée, livresque ; et quand ce fut fait, je ne pus supporter la pensée de l’action que j’avais commise. Je me reculai dans un coin, puis, presque aussitôt, je me précipitai, affolé de honte et de désespoir : Lisa était déjà partie. J’ouvris la porte et criai dans l’escalier (mais timidement, à mi-voix) : « Lisa ! Lisa ! »

Pas de réponse. Il me sembla entendre des pas sur les marches.

― Lisa ! criai-je plus haut.

Pas de réponse. La porte de la rue s’ouvrit en grinçant et se referma lourdement. Ce bruit monta jusqu’au sommet de l’escalier.

― Partie !…

Je rentrai dans ma chambre en réfléchissant. Mon cœur me pesait.

Je restais debout devant la table auprès de laquelle Lisa s’était assise, et je regardais inconsciemment. Un moment se passa. Tout à coup je tressaillis : juste devant moi, sur la table, j’aperçus… oui, j’aperçus le billet bleu de cinq roubles, tout chiffonné, le même billet que je lui avais mis dans la main. C’était bien lui, ce ne pouvait être un autre, je n’en avais qu’un… Elle avait donc profité du moment où je m’étais détourné pour le jeter sur la table.

Eh bien ! j’aurais dû prévoir cela. Hein ? j’aurais le prévoir ? Non ! j’étais trop égoïste, je méprisais trop les gens pour imaginer qu’elle pût être capable de cela.

Mais cela me fut insupportable. Je m’habillai en toute hâte, prenant les premiers vêtements qui se trouvèrent sous ma main, et je me précipitai à sa poursuite. ― Elle n’avait pas pu faire plus de deux cents pas.

Un temps calme. La neige tombait presque perpendiculairement et formait un matelas sur les trottoirs de la rue déserte. Aucun bruit. La lumière inutile des réverbères me parut singulièrement triste. Je fis en courant deux cents pas jusqu’au plus prochain coin de rue, et là je m’arrêtai.

Où avait-elle pu aller ?

Mais… pourquoi lui courais-je après ?

Pourquoi ? Tomber à genoux devant elle ? pleurer encore ? baiser ses pieds ? lui demander pardon ? Oui, je l’aurais fait. Quel moment ! Jamais, ― jamais ! ― je ne me le rappellerai avec indifférence. « Mais à quoi bon ? Dès demain ne la haïrai-je pas précisément parce que aujourd’hui je lui aurai baisé les pieds ? Suis-je capable de la rendre heureuse ? N’ai-je pas constaté aujourd’hui pour la centième fois ce que je vaux ? Ne la torturerais-je pas sans cesse ? »

Je restais debout dans la neige, poursuivant mes méditations au fond de l’ombre des rues, là-bas… « Ne vaut-il pas mieux qu’il en soit ainsi ? ― continuai-je à songer, déjà rentré dans ma chambre, ― n’est-ce pas mieux ? Ne vaut-il vraiment pas mieux qu’elle emporte pour l’éternité son offense ? L’offense ! mais c’est une purification ! C’est la plus douloureuse et la plus profonde conscience de la dignité humaine. Dès demain, oui, j’aurais sali son âme et blessé son cœur. Tandis que désormais l’outrage ne périra pas en elle ; malgré toute l’horreur de la boue qui l’attend, l’outrage l’élèvera et la purifiera… par la haine… Hum !… peut-être par le pardon. ― Et pourtant ! En sera-t-elle plus heureuse ?… »

Et je me posais philosophiquement cette question (à étudier aux heures de loisir) : Que vaut-il mieux, un bonheur médiocre ou des souffrances supérieures ? Hein ? Que vaut-il mieux ?

C’est à l’étude de ce problème que j’ai consacré cette soirée d’agonie. Jamais je n’avais tant souffert.

(Je crois néanmoins que, au moment même où je sortis pour rejoindre Lisa, je savais que je rentrerais au bout de deux cents pas.)

Jamais plus je n’ai revu Lisa, jamais plus je n’ai rien su d’elle.

J’ajouterai que je fus longtemps très-satisfait de ma phrase sur l’utilité de l’outrage et de la haine.

Pourtant je faillis tomber malade de chagrin.

Ah ! même aujourd’hui, que ces souvenirs me sont amers ! Oui, oui, finissons là ces maudites notes : elles n’ont été pour moi qu’une nouvelle cause de souffrance, de honte. Quel absurde roman ! Dirait-on pas que j’aie rassemblé en moi, exprès, tous les traits d’un antihéros ? L’effet doit en être très-désagréable.

Assez donc ! Je ne veux plus écrire de mon Souterrain.

Maintenant d’ailleurs tout est fini. Katia ! Lisa ! ― et quarante ans !


FIN.