L’Espion anglais/Tome 1/02

L’Espion anglois
J. Adamson (p. 1-6).


LETTRES

POLITIQUES, CRITIQUES

ET AMUSANTES.



LETTRE

De Milord All’Eye à Milord All’Ear.

Paris, le 1 Décembre 1775.



Vous connoiſſez déjà la France, Milord, & par les deſcriptions que vous en avez lues en grande quantité, & par pluſieurs voyages que vous y avez faits vous-même. Mais les deſcriptions toujours vagues, infideles & contradictoires, ne peuvent guere inſtruire que du phyſique d’un pays, de ſes monuments, de ſes uſages & coutumes invariables, en un mot, de tout ce qui concerne la conſtitution intérieure ; & vous y êtes reſté trop peu de tems à chaque fois pour l’avoir examiné en Philoſophe, c’eſt-à-dire pour en étudier l’adminiſtration & les mœurs. D’ailleurs le François eſt un Peuple volage ſemblable au Protée de la Fable dont il faut ſaiſir & fixer ſur le champ les formes fugitives. Vous croyez que mon ſéjour à Paris me pourra fournir plus d’occaſions de feconder votre curioſité à cet égard. Vous ſavez que mon état & mes relations me mettent à portée de vous donner des vues plus sûres & plus intimes ſur une nation si intéressante pour toute l’Europe & pour le monde entier. D’ailleurs vous avez confiance en mon coup-d’œil & en ma perſpicacité. Je tranche le mot : vous me regardez comme propre à être votre Obſervateur. Quoique ce titre n’aille guère avec celui d’Anglois, je l’accepte, non comme un vil ſtipendiaire, mais parce que l’amitié annoblit tout.

Il eſt certain que nous ne ſavons rien, ou preſque rien, à Londres, de ce qui ſe paſſe à Paris, tandis qu’on eſt exactement inſtruit dans cette dernière Capitale de tout ce qui a rapport à l’autre. C’eſt que je vois ici une multitude de Gazettes, Journaux, Ouvrages périodiques, Compilations de diverſes eſpeces qui rendent compte, non ſeulement de nos mouvemens politiques, militaires, civils, généraux ou particulier, mais des détails intérieurs de notre vie privée, de nos Arts, de notre Littérature, lorſque chez nous, où il y a tant de papiers publics, on ne trouve pas une seule Gazette Françoiſe, & que les rédacteurs des nôtres, ſi avides en apparence des nouvelles d’une Nation rivale, ne les rempliſſent à cet égard que de fauſſetés, d’abſurdités, de coq-à-l’âne propres à rebuter les honnêtes gens, & ne peuvent être lues que par une populace ignare & groſſière.

Par Gazette Françoiſe, Milord, j’entends, non pas ſeulement une gazette écrite en françois, comme celles qui ſe composent à Amſterdam, à Leyde, à Cleves & en cent villes étrangeres, invention qui manque même à Londres, mais une feuille regardant uniquement la France. Il eſt bien singulier que dans une Capitale, où l’on écrit tant & auſſi librement, perſonne ne ſe ſoit aviſé d’un projet auſſi utile & auſſi déſirable ! Si l’on regardoit les Gazettes en cette langue, citées ci-deſſus, comme pouvant y ſuffire, jointes à la Gazette de France, on ſe tromperait fort : quant à la derniere, on ſait que c’eſt celle qui parle le moins de ce qui concerne la France, ſinon des jours où la Famille Royale a été à la Meſſe ou au Sermon, des Préſentations faites à la Cour, des Contrats de Mariage ſignés par le Roi, etc. Quant aux autres, outre qu’elles ſont obligées de ſe partager entre les différents États dont elles doivent rendre compte, elles ont la fureur de s’introduire à Paris, & par conſéquent ſont réduites au ſilence ou à la flatterie ſur une multitude d’objets, pour n’être pas proſcrites.

C’eſt pour ſuppléer à la diſette totale où vous êtes à Londres de Gazette Françoiſe, & à ]’impuiſſance de celles qui vous parviennent, que je compte exécuter mon deſſein. J’écrirai jour par jour ce que j’aurai vu, lu ou entendu de mémorable ; &, en y ajoutant de courtes réflexions propres à mieux développer les faits, j’eſpere remplir mon engagement d’une façon plus ſatiſfaisante que de toute autre maniere. Je vous mettrai devant les yeux le Peuple chez lequel je vis, pour ainſi parler, toujours en mouvement. Vous en paſſerez en revue tour-à-tour les perſonnages remarquables dans tous les genres, à mesure qu’ils ſeront ſur la ſcene, & vous les apprécierez vous-même.

J’aurois déſiré commencer ma Correſpondance avec le nouveau Règne mais encore que mon arrivée, poſtérieure de beaucoup en ce pays, m’ôte la poſſibilité de le faire, ce travail devient preſque inutile, d’après un Livre qui me tombe ſous la main & que vous avez ſans doute à Londres. C’est un Journal du rétabliſſement de la Magiſtrature, en deux volumes, avec cette Épigraphe : Aſpiceventuro lætentur ut omnia ſæclo. Il date du 10 Mai 1774, jour de la mort de Louis XV, & finit à Pâques de la préſente année, c’eſt-à-dire qu’il embraſſe entierement la premiere époque du Règne de Louis XVI. Je remonterai en conſéquence juſqu’au moment où il ſe termine, & je débute à la ſeconde époque qui est celle des émeutes & du nouveau ſyſtème concernant la légiſlation des grains. Ainsi mon travail ſe trouve une ſuite naturelle du premier. Mais je ne me bornerai pas aux objets concernant la Politique, la Finance & la Magiſtrature : ils ne pourroient ſatiſfaire qu’en partie votre immenſe curioſité, ou plutôt vos vues philoſophiques, pour connaître l’intérieur d’une nation qui ne ſe découvre jamais mieux que par le résultat des faits particuliers. Ainſi je n’aurai garde d’omettre les anecdotes, aventures, hiſtoriettes de la Cour ou de la Ville, & les notices concernant les Arts, les Sciences & la Littérature.

Pour Introduction, peut-être faudroit-il vous tracer un Tableau de la Cour, du Miniſtere & de l’Adminiſtration actuelle. Malheureuſement je ne ſuis pas encore aſſez initié dans ces matieres délicates & exigeant un ſpéculateur profond & délié. Je puis pourtant y ſuppléer en partie, en vous faiſant part d’un manuſcrit que m’a communiqué un Seigneur Ruſſe, et dont voici l’anecdote.

Son titre est l’Observateur Hollandois. Il avait été entrepris à la fin de 1773, & vous en connaitrez le motif par le Proſpectus qu’il m’a fait voir auſſi et qui précède. Ce proſpectus très répandu allarma le Miniſtere inquiet & ſoupçonneux d’alors. Il intrigua pour arrêter la publicité de l’ouvrage. Il en défendit sévèrement l’introduction en France, avant même qu’il parût, avant de pouvoir en juger en connoiſſance de cauſe. Les Auteurs, dégoutés de ces contradictions, crurent plus prudent de ne pas commencer. Mais tout perce, & le premier Manuſcrit, contenant une Introduction pareille à celle que je voudrois vous donner, ayant été recherché par différens Étrangers de diſtinction, on en a eu des copies. Cette deſcription de la vieille Cour, où l’on remarque déjà les eſpérances fondées ſur l’Héritier préſomptif, vous fera connoître du moins le point dont eſt parti le Gouvernement d’aujourd’hui, & en prenant le contre-pied de ce qui se paſſoit dans ces tems-là, & comme le revers du tableau, que vous ſerez auſſi exactement inſtruit que ſi je vous préſentois directement l’eſquiſſe que vous ſouhaiteriez.