L’Espion (Cooper)/Introduction

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 1-6).


INTRODUCTION
À L’ESPION.


La contagion du vice se trouve heureusement balancée dans ce monde par la sympathie qu’inspire la vertu. Sans ce contre-poids opposé à la tendance des passions humaines, il y aurait peu d’espérance de voir jamais se réaliser les vœux de l’homme sage et bon pour l’extension graduelle du règne de la justice et de la philanthropie.

L’amour de la patrie est, de tous les sentiments généreux, le plus universellement répandu. Nous admirons tous l’être qui se dévoue au bien de la nation à laquelle il appartient, et nous condamnons sans réserve celui qui, sous l’excuse du sophisme ou de la nécessité, levé son bras ou emploie ses talents contre le pays qu’il aurait dû défendre. Les noms les plus illustres, les plus belles espérances, ont succombé sous l’accusation de trahison. On admire encore le Romain qui a pu sacrifier le lien du sang à celui de la patrie, mais le courage et les succès de Coriolan sont effacés par le mépris qui s’attache à sa défection. Il y a dans le patriotisme véritable une pureté qui l’élève au-dessus de tout calcul d’égoïsme, et qui, par la nature des choses, ne peut jamais se rencontrer dans les services rendus à des amis ou à des parents. Le patriotisme à la beauté de l’élévation sans l’alliage de l’intérêt personnel.

Bien des années se sont écoulées depuis que l’écrivain qui trace ces lignes se trouvait dans la résidence d’un homme illustre, qui, durant les jours les plus sombres de la révolution américaine, fut aussi remarquable par la qualité dont nous venons de parler que par les hautes fonctions qu’il remplit à cette période mémorable. La conversation tomba sur les effets que de grandes sollicitudes politiques produisent sur le caractère, et la bienfaisante influence de l’amour de la patrie, lorsque ce sentiment est puissamment réveillé chez un peuple. Celui que son âge, ses services, et sa connaissance des hommes rendaient le plus capable de soutenir un tel entretien, y prit aussi la part la plus active. Après s’être arrêté sur le changement frappant opéré pendant la lutte nationale durant la guerre de 1776, qui donna une nouvelle et honorable direction aux pensées et aux occupations d’une multitude dont le temps avait été jusqu’alors consacré aux soins les plus vulgaires de la vie, il développa son opinion en racontant une anecdote qu’il pouvait attester comme auteur et témoin.

Quoique le dissentiment entre l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique ne fût pas précisément une querelle de famille, il offrait plus d’un rapport avec les guerres civiles. Si le peuple de cette dernière contrée n’était pas constitutionnellement soumis à ceux de la première, les habitants des deux pays devaient obéissance au même roi. Comme les Américains se refusaient à être plus longtemps des sujets fidèles, et que les Anglais voulurent soutenir leur souverain dans ses efforts pour ressaisir l’autorité qui lui échappait, plusieurs des sentiments qu’excite une lutte intestine se trouvèrent éveillés par ce conflit. Une grande partie des émigrés européens établis dans les colonies se rangea du côté du trône. Il y avait plusieurs districts dans lesquels leur influence, jointe à celle des Américains qui refusaient de se soulever, donnait une prépondérance positive à la cause royale. L’Amérique était alors trop jeune, elle avait trop besoin de tous les cœurs et de tous les bras pour regarder avec indifférence ces divisions partielles, quelque petites qu’elles fussent en rapport de la somme totale. Le mal s’accrut beaucoup par l’activité des Anglais à profiter de ces dissensions intérieures ; il devint doublement sérieux par le projet de lever des corps de troupes provinciales qu’on devait incorporer avec celles d’Europe pour soumettre la république naissante. Le congrès nomma un comité secret chargé de s’opposer à cette mesure. M…, le conteur de l’anecdote, était le président de ce comité.

En s’acquittant de la nouvelle mission qui lui était sonnée, M… eut occasion d’employer un agent dont les services différaient peu de ceux d’un espion vulgaire. Cet homme, comme on le concevra facilement, était placé dans une position qui diminuait sa répugnance à paraître sous un caractère si équivoque ; il était pauvre, ignorant sur tout ce qui concerne l’instruction usuelle, mais froid, rusé et intrépide par nature. Son office consistait à découvrir dans quelle portion du pays les adhérents de la couronne dirigeaient leurs efforts secrets pour rassembler des hommes ; il consistait aussi à examiner l’état des places, à enrôler ; il devait paraître zélé pour la cause qu’il feignait de servir, et chercher par tous les moyens à connaître, autant que possible, les projets de l’ennemi ; il communiqua ces instructions à ses subordonnés, qui firent de leur mieux pour déjouer les plans des Anglais, et y réussirent souvent.

Il est facile de concevoir qu’on ne pouvait remplir de telles fonctions sans courir de grands hasards personnels. Outre le danger d’être découvert, on s’exposait au risque de tomber entre les mains des Américains eux-mêmes, qui punissaient les fautes de ce genre beaucoup plus sévèrement sur leurs propres compatriotes que sur les Européens dont ils parvenaient à se rendre maîtres. Enfin l’agent de M…, plusieurs fois arrêté par les autorités locales, fut dans une circonstance condamné au gibet par ses concitoyens exaspérés. Un ordre secret transmis avec promptitude au geôlier le sauva seul d’une mort ignominieuse. On lui permit de s’échapper, et ce péril, qui n’était pas imaginaire, lui fut d’un grand secours pour soutenir près des Anglais son caractère d’emprunt. Parmi les Américains, on le regardait dans sa petite sphère comme un hardi et invétéré tory ; il continua ainsi à servir son pays sous le voile du mystère durant les premières années de la lutte, entouré de dangers perpétuel, et l’objet de mépris non mérités.

Dans l’année, M… fut appelé à un poste élevé et honorable près d’une cour d’Europe. Avant d’abandonner sa place au congrès, il fit en peu de mots un rapport sur les faits que nous venons de détailler, et, sans nommer son agent de police, il demanda une récompense pour l’homme qui avait rendu tant de services en s’exposant à de si grands périls. Une somme convenable fut votée, et le soin de la remettre confié au président du comité secret.

M… s’arrangea pour avoir une entrevue avec son agent ; ils se rencontrèrent dans un bois à minuit. M… après avoir loué sa fidélité et son adresse, lui apprit que leurs relations étaient terminées, et finit par lui présenter l’argent. L’autre recula d’un pas en refusant de le recevoir. « Le pays a besoin de tout ce qu’il possède, dit-il, et quant à moi je puis travailler ou gagner ma vie de diverses manières. » Toutes les instances furent vaines, car le patriotisme était porté au plus haut point dans le cœur de cet homme remarquable. M… le quitta, remportant avec l’or dont il s’était chargé un profond respect pour celui qui pendant si longtemps avait pu hasarder sa vie pour la cause commune, sans espoir de récompense.

L’écrivain a un souvenir vague qu’à une époque plus récente l’agent de M… consentit à recevoir une rétribution en retour de ses services, mais ce ne fut pas avant que la nation se trouvât tout à fait en état de la lui accorder.

Il est à peine nécessaire d’ajouter qu’un trait semblable, raconté d’un ton simple mais ému par l’un des principaux acteurs, fit une profonde impression sur tous ceux qui l’entendirent. Plusieurs années après, des circonstances inutiles à détailler, et qui sont d’une nature entièrement fortuite, engagèrent l’auteur à composer une nouvelle qui devait être, ce qu’il ne prévoyait pas alors, la première d’une série passablement longue. Les mêmes causes accidentelles qui lui donnèrent naissance déterminèrent le lieu de la scène et le caractère général de l’ouvrage. Le premier fut placé dans une région étrangère, et le dernier embrassa la tâche faiblement exécutée de décrire des mœurs étrangères. Aussi, lorsque ce roman parut, les amis de l’auteur lui reprochèrent d’avoir, lui Américain de cœur comme de fait, écrit un livre qui contribuerait peut-être, en quelque léger degré, à nourrir l’imagination de ses jeunes et non expérimentés compatriotes de peintures tirées d’un état social si différent de celui dont ils font partie. L’auteur, tout en sachant combien le hasard seul avait dirigé son choix, sentit que l’accusation était du nombre de celles dont il aurait désiré se garantir et, ne voyant pas d’autre moyen d’expier sa faute, il se décida à infliger au public un second ouvrage dont le sujet n’admettrait aucune mauvaise interprétation, non seulement par le lieu de la scène, mais en lui-même. Il choisit le patriotisme pour thème, et il est à peine nécessaire de dire à ceux qui lisent cette introduction et les feuilles suivantes qu’il a pris le héros de l’anecdote qu’on vient de raconter comme le meilleur exemple de la vertu en question dans son sens le plus absolu.

Depuis la publication de l’Espion, il a paru plusieurs relations sur différentes personnes qu’on supposait avoir été présentes à la pensée de l’écrivain. Comme M… ne nomme pas son agent, l’auteur ne sait rien de plus sur son identité avec tel ou tel individu, que n’en sait celui qui a parcouru ces lignes. Washington et sir Henry Clinton ont eu tous deux un nombre considérable d’émissaires secrets ; il était à peine possible qu’il en fût autrement dans une lutte qui offrait tant de ressemblance avec une guerre civile, où les peuples ennemis avaient été unis par des liens de famille et parlaient la même langue.

Le style de l’ouvrage a été revu par l’auteur pour cette édition ; il s’est efforcé de le rendre, sous ce rapport, plus digne de l’accueil favorable qu’il a reçu ; mais il est forcé de reconnaître qu’il s’y trouve des défauts si bien liés avec la structure du roman, que, semblable aux édifices ruinés, il serait plus facile de reconstruire que de réparer. Dix années ont produit en Amérique l’effet d’un siècle ; et parmi tous les progrès, ceux de sa littérature n’ont pas été les moins remarquables. À l’époque où l’Espion parut, on attende si peu de succès d’un ouvrage de ce genre, que le premier volume fut imprimé plusieurs mois avant que l’auteur reçût des encouragements suffisants pour tracer un mot du second. Les efforts tentés dans une cause désespérée sont rarement dignes de celui qui les fait, quelque bas qu’il soit nécessaire de placer le niveau de son mérite en général.

Un horizon plus brillant commence à se lever sur la république qui est au moment d’occuper, parmi les nations du monde, le rang que la nature lui assigne et que ses institutions lui assurent. Si dans une vingtaine d’années, le hasard faisait tomber une copie de cette préface aux mains d’un Américain, il sourira sans doute à la pensée qu’un de ses concitoyens a pu hésiter à terminer une tâche déjà avancée par la seule cause de la méfiance qu’inspirait la disposition de la contrée à lire un ouvrage qui traitait de ses intérêts les plus intimes.



Paris, avril 1831.