L’Espion (Cooper)/Chapitre 25

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 296-304).


CHAPITRE XXV.


La fraîche verdure du printemps n’orne pas ces rochers stériles ; mais l’hiver, s’arrêtant dans sa course, glace le cœur de mai. Nul zéphyr ne caresse le sein de la montagne, mais les météores y brillent, et les sombres orages l’entourent.
Goldsmith.


Ce ne fut qu’après l’établissement de leur indépendance que les Américains parurent se considérer comme quelque chose de plus que des hôtes passagers dans leur pays natal. Avant cette époque, leurs idées, leur richesse, leur gloire, se reportaient constamment sur la Grande-Bretagne, comme l’aiguille aimantée se dirige vers le pôle. Quarante ans, pendant lesquels l’Amérique s’est gouvernée elle-même, ont fait pour elle ce que n’avait pu faire un siècle et demi de dépendance. La surface inégale du West-Chester, au temps dont nous parlons, était à la vérité coupée par des routes nombreuses, se dirigeant dans tous les sens ; mais elles étaient en harmonie avec le caractère de l’époque et celui des habitants. Depuis l’ère nouvelle, de nombreux chemins bien alignés, consultant l’utilité plus que le goût, se dirigent droit d’un point à un autre. On n’en voyait pas de pareils dans l’ancienne administration, si ce n’était dans les cas extraordinaires où une rivière d’un côté, et des montagnes de l’autre les empêchaient de décrire une courbe gracieuse. Au lieu de ces voies directes et raccourcies, les grands chemins, sauf le peu d’exceptions dont nous venons de parler, offraient uniformément ce goût classique cultivé sous des institutions qui ont besoin de la poésie de la vie. Ces deux systèmes offrent un assez fidèle emblème des différentes institutions auxquelles nous avons fait allusion. On voit d’un côté le résultat du hasard et des circonstances, embelli par les grâces de l’art, de manière à rendre agréable ce qui n’est pas toujours commode ; de l’autre on aperçoit une raison simple et franche, marchant directement à son but, et laissant l’utilité indemniser de ce qui peut manquer en beauté et en intérêt.

Quelque ingénieuse comparaison que nous puissions établir entre les gouvernements et les routes, César Thompson ne trouva dans celles-ci que des plaisirs passagers et des dangers très-fréquents. Tant qu’il eut à voyager dans une de ces belles vallées qui abondent dans l’intérieur de ce comté, il se trouva fort à son aise et en pleine sécurité. Suivant le cours du ruisseau qui y serpente invariablement, le chemin traversait de riches prairies ou de beaux pâturages, puis, s’éloignant à angle droit, gravissait la pente douce du bas de la montagne qui terminait la vallée, et passant devant la porte de quelque habitation retirée, allait retrouver le ruisseau et la prairie jusqu’à ce qu’il en eût épuisé toutes les beautés, car nul endroit n’était assez écarté pour avoir échappé à la curiosité du génie des grandes routes. Mais bientôt, comme s’il eût voulu admirer un autre genre de beauté agreste, le chemin s’avançait hardiment vers la base d’une barrière en apparence périlleuse, et escaladait une montagne escarpée ; puis s’applaudissant de sa victoire en arrivant sur le sommet, il en descendait audacieusement par une autre vallée où il s’égarait en de nouveaux détours.

En parcourant une route d’un caractère si varié, César éprouva nécessairement des émotions diverses. Sa voiture roulait lourdement sur un terrain uni, et perché sur son siège élevé, le nègre sentait l’importance et la dignité de sa situation ; mais l’instant où il fallait monter était un moment d’inquiétude, et celui où il s’agissait de descendre en était un de terreur. Dès qu’il apercevait le pied d’une montagne, César, par un raisonnement des premiers colons hollandais, commençait par faire sentir le fouet à ses vénérables coursiers, et accompagnant ses coups d’un cri expressif, il leur inspirait une ambition proportionnée à la difficulté de l’entreprise. L’espace à parcourir pour arriver au sommet était franchi avec une rapidité qui secouait horriblement la vieille voiture, au grand inconvénient des voyageurs ; mais cette manœuvre suffisait pour obtenir des chevaux une ardeur glorieuse… Puis le vent leur manquait, leurs forces étaient épuisées, et il restait à surmonter les difficultés les plus grandes. Souvent il devenait douteux si les chevaux traîneraient l’équipage, ou si l’équipage entraînerait les chevaux. Mais le fouet et les cris du nègre excitaient ceux-ci à des efforts surnaturels, et heureusement ils l’emportèrent dans chacune de ces luttes bien contestées. Il leur accordait quelques instants pour respirer, en arrivant sur ce qu’on pouvait appeler à juste titre le territoire contesté, avant d’entreprendre une descente moins difficile peut-être, mais plus dangereuse que la montée. Alors César, avec une dextérité remarquable, s’entourait le corps de ses rênes, et se les passait autour du cou, de manière que sa tête, ce noble membre, était chargée du travail de guider les chevaux. S’accrochant alors des deux mains à chaque côté de son siège périlleux, ouvrant la bouche de manière à montrer son double rang d’ivoire, et ses yeux brillants comme des diamants enchâssés dans l’ébène, il abandonnait tout au gouvernement de l’ancien proverbe « au diable le dernier. » La voiture, avec le zèle d’un nouveau converti, poussait aux chevaux des arguments qui les forçaient de marcher à leur but avec une rapidité qui déconcertait complètement la philosophie de l’Africain. Mais la pratique amène la perfection, et lorsque le soir commença à faire sentir aux voyageurs la nécessité d’une halte, César était si bien accoutumé à ces descentes critiques qu’il s’y résignait avec un courage incroyable. Nous ne nous serions pas hasardés à décrire par toutes ces métaphores les exploits sans exemple des chevaux de M. Wharton, s’il n’existait encore de nombreux exemples de ces chemins dangereux, auxquels nous ne craignons pas d’en appeler comme étant des preuves de notre véracité ; circonstance d’autant plus heureuse pour nous, que presque partout il existe des moyens dont on aurait pu facilement profiter pour les améliorer, ce qui nous aurait privés d’un témoignage incontestable en notre faveur.

Tandis que César et ses coursiers luttaient ainsi contre les obstacles de leur voyage, ceux qui se trouvaient dans la voiture étaient trop occupés de leurs propres soucis pour faire grande attention aux embarras de ceux qui les servaient. L’égarement d’esprit de Sara n’était plus porté au même point, mais chaque pas qu’elle faisait vers la raison en semblait un en même temps vers l’accablement et la stupeur : elle devenait peu à peu sombre et mélancolique. Il y avait des moments où ses parents inquiets croyaient remarquer en elle des indices du retour de sa mémoire, mais l’expression de profonde affliction qui accompagnait ces lueurs passagères de raison les réduisait quelquefois à la cruelle alternative de désirer qu’elle restât dans un délire qui lui épargnait de si cruelles souffrances. Pendant toute cette journée, on voyagea presque en silence ; et la nuit étant arrivée, chacun se logea comme il put dans différentes fermes.

Le lendemain matin la cavalcade se sépara. Les blessés se dirigèrent vers la rivière pour s’embarquer à Peek-Skill, et se rendre par eau aux hôpitaux de l’armée américaine, qui étaient plus avant dans le pays. Singleton fut transporté dans sa litière au quartier-général de son père, situé dans les montagnes, et où il devait rester en convalescence. La voiture de M. Wharton, suivie d’un chariot contenant la femme de charge et le bagage transportable qu’on avait pu sauver de l’incendie, continua sa route vers l’endroit où Henry était en prison et attendait l’arrivée de sa famille pour être mis en jugement.

Toute la contrée située entre l’Hudson et le détroit ou bras de mer de Long-Island n’est, pendant les quarante premiers milles, qu’une suite de montagnes et de vallées. De ce dernier côté, le sol s’abaisse et se nivelle peu à peu pour former les belles plaines du Connecticut ; mais sur les bords de l’Hudson, il conserve son caractère sauvage, jusqu’à ce qu’on arrive à cette formidable barrière de montagnes où se terminait ce qu’on appelait alors le Territoire Neutre. L’armée royale occupait les deux points qui commandaient l’entrée de la rivière dans ces montagnes du côté du sud, mais les Américains étaient maîtres de toutes les autres positions.

Nous avons déjà dit que les piquets de l’armée continentale descendaient quelquefois assez avant dans le pays, et que le hameau des Plaines-Blanches était de temps en temps occupé par des détachements de cavalerie. Dans d’autres occasions, ces avant-postes se retiraient jusqu’à l’extrémité septentrionale du comté, et tout le pays situé entre la mer et l’armée était entièrement abandonné aux ravages des maraudeurs, qui pillaient au nom des deux partis sans servir ni l’un ni l’autre.

La route que suivaient nos voyageurs n’était pas celle qui sert de communication entre les deux principales villes de cet état ; c’en était une retirée, peu fréquentée, et presque inconnue même aujourd’hui, qui pénètre dans les montagnes vers les limites orientales du comté, et qui débouche ensuite dans la plaine à quelques milles de l’Hudson.

Il aurait été impossible aux coursiers épuisés de M. Wharton de traîner sa lourde voiture sur les montagnes escarpées qu’ils avaient à traverser, et deux dragons qui continuaient à lui servir d’escorte lui procurèrent le secours de deux vigoureux chevaux du pays, sans trop s’inquiéter si le propriétaire y consentait ou non. Grâce à cette assistance, César se trouva en état d’avancer lentement et non sans peine jusque dans le sein des montagnes. Désirant soulager sa mélancolie en respirant un air plus frais, et pour alléger d’autant le poids de la voiture, Frances en descendit au pied d’une montagne, et vit que Katy en avait fait autant dans le pareil dessein d’en gagner le sommet à pied. Le soleil était sur le point de se coucher, et les dragons avaient annoncé que du haut de cette montagne on pouvait voir le but si désiré du voyage. Frances marchait en avant avec le pas léger de la jeunesse, la femme de charge suivant à quelques pas. Elles eurent bientôt perdu de vue la voiture qui gravissait lentement la montée, et qui s’arrêtait de temps en temps pour laisser aux animaux qui la traînaient le temps de respirer.

— Ô miss Fanny, dans quel temps nous vivons ! s’écria Katy quand elles s’arrêtèrent pour reprendre haleine ; mais j’étais bien sûre qu’il arriverait de grands malheurs depuis que j’ai vu des raies de sang dans les nuages.

— Il n’en a été que trop répandu sur la terre, répondit Frances en frémissant ; mais je ne crois pas qu’on puisse jamais en voir dans les nuages.

— Pas de sang dans les nuages, miss Frances ! Si vraiment ! il y en a eu, et plus d’une fois, et des comètes avec des queues de feu. D’ailleurs, n’y a-t-on pas vu des hommes armés qui se battaient l’année d’avant la guerre ? Et la veille de la bataille des Plaines-Blanches, n’a-t-on pas entendu des coups de tonnerre qui ressemblaient au bruit du canon ? Ah ! miss Frances, rien de bon ne peut résulter d’une révolte contre l’oint du Seigneur !

— Les événements dont nous sommes témoins sont certainement terribles, dit Frances et ils suffisent bien pour abattre le cœur le plus ferme. Mais qu’y faire, Katy ? Des hommes braves et indépendants ne peuvent se soumettre à l’oppression, et je crois que de telles scènes ne sont que trop fréquentes dans une guerre.

— Encore si je pouvais savoir pour quelle raison on se bat ainsi ! dit Katy en se remettant en marche pour suivre sa jeune maîtresse ; les uns disent que le roi veut garder le thé pour sa famille, les autres qu’il veut avoir tout ce que les pauvres gens peuvent gagner dans ce pays, et à coup sûr il y a bien là de quoi se battre, car personne, que ce soit un lord ou un roi, n’a droit aux épargnes des autres. Mais d’un autre côté on dit aussi que Washington veut se faire roi lui-même ; et que faut-il croire de tout cela ?

— Rien, Katy, car rien de tout cela n’est vrai. Je ne prétends pas bien connaître les causes de la guerre, mais il me semble contre nature qu’un pays comme celui-ci soit sous la domination d’une contrée aussi éloignée que l’Angleterre : et tout en parlant ainsi, Frances rougissait en songeant à la source où elle avait puisé ses opinions.

— C’est ce que j’ai entendu dire par Harvey à son père, qui est maintenant dans le tombeau, dit Katy en baissant la voix, car j’ai écouté plus d’une fois leurs conversations, et des conversations dont vous ne vous faites pas l’idée, miss Fanny. Mais, pour dire la vérité, Harvey est un homme si étrange ! Il est comme le vent, comme dit le bon livre : on ne sait ni d’où il vient ni où il va.

— Il court sur lui des bruits que je serais bien fâchée d’être obligée de croire, dit Frances en la regardant avec un intérêt tout nouveau, et d’un air qui annonçait le désir d’en apprendre davantage.

— Ah ! ce sont des faussetés s’écria Katy ; Harvey n’est pas plus ligué que vous et moi avec Belzébut ; s’il lui avait vendu son âme, il aurait eu soin de se faire mieux payer, quoiqu’il soit vrai qu’il n’a jamais pris garde à ses intérêts.

— Ce n’est pas ce dont je le soupçonne, dit Frances en souriant, mais ne s’est-il pas vendu à un prince de la terre bon et aimable, j’en conviens, mais trop attaché aux intérêts de son pays pour pouvoir être juste envers le nôtre ?

— Au roi d’Angleterre ? Eh bien ! miss Frances, votre frère, qui est en prison, n’est-il pas lui-même au service du roi George ?

— C’est la vérité, mais il sert ouvertement et non en secret.

— On dit pourtant que c’est un espion, et un espion ne vaut pas mieux qu’un autre.

— C’est une calomnie ! s’écria Frances en rougissant d’indignation ; mon frère est incapable de jouer un rôle si vil ; ni l’ambition ni l’intérêt ne pourraient l’y déterminer.

— Bien certainement, dit Katy un peu déconcertée par le ton de sa jeune maîtresse, si quelqu’un fait une besogne il faut qu’il en soit payé. Ce n’est pas qu’Harvey soit intéressé. Je réponds bien que s’il y avait compte à rendre, le roi George se trouverait son débiteur.

— Vous convenez donc qu’il a des liaisons avec l’armée anglaise ? J’avoue qu’il y a des instants où je pensais différemment.

— Mon Dieu ! miss Frances, Harvey est un homme sur lequel on ne peut faire aucun calcul. Quoique j’aie vécu neuf ans chez son père, je n’ai pu savoir ni ce qu’il fait ni ce qu’il pense. Le jour que Bourgoyne fut pris, il arriva tout essoufflé et s’enferma avec son père. Ils causèrent longtemps ensemble ; mais j’eus beau écouter, je ne pus jamais deviner s’ils étaient bien aises ou fâchés. Eh bien ! d’un autre côté, quand ce général anglais… mon Dieu ! avec toutes mes pertes et tous mes embarras, j’ai oublié son nom.

— André ? dit Frances en soupirant.

— Oui, André. Quand le vieux Birch apprit qu’il avait été pendu près du Tappaan, il pensa en perdre l’esprit, et il ne dormit ni jour ni nuit jusqu’au retour de Harvey ; et alors son argent consistait principalement en guinées d’or. Mais les Skinners lui ont tout pris, et à présent ce n’est plus qu’un mendiant, ou, ce qui est la même chose, un homme méprisable puisqu’il est dans l’indigence.

Frances ne répondit rien à ce discours, et continua à gravir la montagne, uniquement occupée de ses propres pensées. L’allusion faite au major André avait rappelé à son esprit la situation de son frère. L’espérance est la principale source des jouissances, et quand même elle n’est appuyée que sur un faible soutien, elle manque rarement de se mêler à toutes les émotions du cœur. La déclaration qu’avait faite Isabelle en mourant avait produit sur l’esprit de Frances une impression dont l’effet influait sur toutes ses pensées. Elle se flattait de voir Sara recouvrer la raison, et en ce moment, où elle songeait au jugement qu’allait subir Henry, il se mêlait à ses pensées un secret pressentiment que son innocence serait reconnue, et elle s’y livrait avec toute l’ardeur de la jeunesse, quoiqu’elle eût été bien embarrassée pour en donner une raison.

Elles étaient alors arrivées sur la cime de la montagne, et Frances s’assit pour se reposer et pour admirer le spectacle qui s’offrait à elle. À ses pieds était une profonde vallée à laquelle la culture avait apporté peu de changements, et qu’une soirée de novembre faisait paraître encore plus sombre. Une autre montagne s’élevait à peu de distance, et l’on ne voyait sur ses flancs raboteux que des rochers arides et quelques chênes rabougris auxquels le sol refusait la sève qui leur était nécessaire.

Pour les voir dans toute leur beauté, il faut traverser les montagnes immédiatement après la chute des feuilles. Le tableau qu’elles présentent est alors dans toute sa perfection, car ni le maigre feuillage que l’été prête aux arbres, ni les neiges de l’hiver ne cachent aux yeux le moindre objet. Une triste solitude forme le caractère du paysage, et l’esprit ne peut, comme en mars, prévoir la végétation qui va bientôt borner la vue sans rendre le coup d’œil plus attrayant.

La journée avait été froide et obscure. En ce moment des nuages blanchâtres couvraient encore l’horizon ; Frances espérait voir briller un moment le soleil couchant, mais elle fut trompée dans son attente. Enfin un rayon solitaire de lumière se refléta sur la base de la montagne voisine, monta le long de ses flancs, en atteignit le sommet, et y forma comme une couronne de gloire qui ne dura qu’une minute. La lumière était si vive qu’elle permit à Frances de voir distinctement les objets que l’obscurité lui cachait auparavant. Surprise d’obtenir d’une manière si inattendue la faculté de pénétrer pour ainsi dire les secrets de ce lieu solitaire, elle parcourut rapidement des yeux tous les environs, et elle aperçut au milieu des arbres épars et des pointes de rochers ce qui lui parut une chaumière grossièrement construite. Elle était fort basse et la couleur des matériaux dont elle était formée se mariait tellement à celle des rochers qui l’entouraient, que sans le toit et une fenêtre dont les carreaux réfléchissaient les rayons du soleil elle ne l’aurait pas découverte.

Tandis qu’elle était encore plongée dans la surprise que lui causait la vue d’une habitation humaine dans ce lieu désert, Frances en levant les yeux un peu plus haut, vit un autre objet qui ajouta encore à son étonnement. Ce semblait être une figure humaine, mais d’une forme singulière et d’une difformité extraordinaire. Cet être était placé sur le bord d’une saillie de rocher au-dessus de la chaumière, et il ne fut pas difficile à notre héroïne de s’imaginer qu’il regardait les voitures qui gravissaient péniblement la montagne sur laquelle elle était assise. Cependant la distance qui l’en séparait était trop considérable pour qu’elle pût en juger avec certitude. Après l’avoir examiné un instant avec la plus grande surprise, elle vint à croire que c’était un jeu de son imagination, et que ce qu’elle voyait faisait partie du rocher même. Mais tout à coup l’objet qui attirait ses regards changea de position, marcha rapidement et entra dans la chaumière, ne lui laissant ainsi aucun doute sur la réalité de tout ce qu’elle avait vu. Soit que ce fût l’effet de la conversation qu’elle venait d’avoir avec Katy, ou de quelque analogie que lui offrait son imagination, Frances, à l’instant où cette figure disparut à ses yeux, crut lui trouver une ressemblance marquée avec Harvey Birch marchant chargé de sa balle. Elle regardait encore avec surprise cette demeure mystérieuse quand le son d’une trompette retentit dans la vallée et fut répété par tous les échos des rochers. Se levant tout à coup avec quelque alarme, elle entendit un bruit de chevaux, et bientôt un détachement de cavalerie, portant l’uniforme bien connu des dragons de Virginie, tourna la pointe d’un rocher et se montra à peu de distance de l’endroit où elle était. La trompette sonna de nouveau un air vif, et avant qu’elle eût eu le temps de se remettre de son agitation, Dunwoodie courut en avant de ses dragons, sauta à bas de son cheval, et s’avança près de sa maîtresse.

Ses manières annonçaient de l’empressement et de l’intérêt, mais il s’y mêlait une sorte de contrainte et d’embarras. Il expliqua en peu de mots qu’attendu l’absence du capitaine Lawton, il avait reçu ordre de se rendre en ce lieu avec un détachement de ses dragons pour être présent au procès du capitaine Wharton qui devait avoir lieu le lendemain, et que désirant savoir si la famille de son ami avait traversé les montagnes sans accident, il avait fait quelques milles pour s’en assurer plus tôt. Frances lui expliqua en rougissant et d’une voix tremblante pourquoi elle se trouvait en avant des autres voyageurs, et lui dit qu’elle les attendait à chaque instant. L’air de contrainte du major avait quelque chose de contagieux qui la gagna aussi, et l’arrivée de la voiture fut un soulagement pour l’un et pour l’autre. Dunwoodie lui offrit la main, dit quelques mots d’encouragement à M. Wharton et à miss Peyton, et, remontant à cheval, précéda les voyageurs dans les plaines de Fishkill qui se montrèrent à leurs yeux comme par enchantement dès qu’ils eurent tourné le rocher. Une petite demi-heure les amena à la porte d’une ferme où les soins de Dunwoodie avaient déjà tout préparé pour leur réception, et où le capitaine Wharton attendait avec impatience leur arrivée.