L’Espion (Cooper)/Chapitre 22

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 254-270).


CHAPITRE XXII.


Que ta bouche ne soit pas le héraut de ta propre honte ; prends un air doux, un ton mielleux ; couvre la trahison d’un voile décent ; fais porter au vice la livrée de la vertu.
Shakespeare. La Comédie des Méprises.


La compagnie réunie dans le salon de M. Wharton se trouva dans une situation assez embarrassante pendant la courte absence d’une heure de César ; car telle fut la rapidité étonnante du coursier qu’il montait, qu’il fit ses quatre milles, et que les événements que nous venons de rapporter se passèrent pendant ce court espace de temps. Sans contredit les cavaliers firent ce qu’ils purent pour accélérer le cours de ces moments embarrassants ; mais le bonheur auquel on se prépare est certainement celui qui inspire le moins de joie. Les futurs époux en pareil cas ont pour mille raisons le privilège de n’avoir rien à dire ; et leurs amis en cette occasion semblaient disposés à suivre leur exemple. Le retard apporté à la félicité du colonel anglais semblait lui occasionner des mouvements d’impatience et d’inquiétude, et il changeait de physionomie à chaque instant, assis près de Sara qui profitait de ce délai pour s’armer de toutes ses forces pour la cérémonie. Au milieu de ce silence embarrassant Sitgreaves s’adressa à miss Peyton, à côté de laquelle il avait réussi à se procurer une chaise.

— Le mariage, Madame, lui dit-il, est un état honorable aux yeux de Dieu et des hommes, et l’on peut dire que, dans le siècle où nous vivons, il est devenu conforme aux lois de la nature et de la raison. Les anciens en avaient perdu les lumières et condamné des milliers d’êtres au malheur en sanctionnant la polygamie. Mais le progrès des connaissances humaines a donné naissance à ce sage règlement qui défend à l’homme d’avoir plus d’une femme.

Wellmere, en entendant cette remarque banale, jeta sur le docteur un regard dans lequel il entrait autant de courroux que de mépris.

— J’avais cru, dit miss Peyton, que nous étions redevables de ce bienfait à la religion chrétienne.

— Incontestablement, Madame, répliqua Sitgreaves. Il a été ordonné quelque part, dans les écrits des apôtres, que l’homme et la femme seraient à cet égard sur le pied de l’égalité ; mais jusqu’à quel point la polygamie ne pouvait-elle pas affecter la sainteté de la vie ? Ce fut sans doute un arrangement scientifique de saint Paul, qui était un homme instruit, et qui probablement avait eu de fréquentes conférences sur cet important sujet avec saint Luc, qui, comme tout le monde le sait, avait été élevé dans la pratique de la médecine.

Miss Peyton ne répondit à cette savante discussion que par un autre salut qui aurait rendu muet un bon observateur ; mais le capitaine Lawton, qui pendant tout ce temps était resté assis le menton appuyé sur ses mains placées sur le pommeau de son sabre, dont le fourreau reposait sur le parquet, et portant alternativement les yeux sur le docteur et sur le colonel, prit la parole à son tour.

— Cet usage existe pourtant encore dans certains pays, dit-il, et précisément dans ceux où il fut d’abord aboli par le christianisme. Le colonel Wellmere pourrait-il me dire quelle est la punition de la bigamie en Angleterre ?

Wellmere leva les yeux sur celui qui l’interrogeait ; mais il les baissa sur-le-champ, ne pouvant supporter le regard perçant qu’il rencontra. Cependant un effort bannit le tremblement de ses lèvres et rendit quelque couleur à ses joues, tandis qu’il répondait :

— La mort, comme le mérite un tel crime.

— Et la dissection, ajouta le docteur ; car nos législateurs ont été assez sages pour vouloir rendre le criminel utile à la société, même après la punition de son crime, et la bigamie en est un des plus odieux.

— Plus que le célibat ? lui demanda Lawton d’un ton de sarcasme.

— Sans aucun doute, répondit le chirurgien avec une simplicité imperturbable. Si le célibataire ne contribue pas à la multiplication de l’espèce humaine, il peut dévouer son temps à la propagation des lumières de la science. Mais le misérable qui abuse de la tendresse et de la crédulité du sexe le plus faible est aussi méprisable que criminel, et ne mérite aucune pitié.

— Croyez-vous, docteur, que les dames doivent vous savoir beaucoup de gré de les représenter comme faibles et crédules ?

— Vous ne pouvez nier, capitaine Lawton, que dans l’homme l’animal ne soit plus noblement formé que dans la femme. Ses nerfs sont doués de moins de sensibilité, ses fibres sont plus dures, ses muscles plus vigoureux, ses os plus gros et plus solides. Est-il donc surprenant que la femme ait plus de tendance à ajouter foi au scélérat qui cherche à la tromper ?

Wellmere, hors d’état en ce moment d’écouter la conversation avec patience, se leva tout à coup et se promena dans la chambre, l’esprit évidemment en désordre. Prenant pitié de sa situation, l’aumônier, qui toujours en costume sacerdotal, attendait tranquillement le retour de César, fit tomber la conversation sur un autre sujet, et quelques instants après le nègre arriva. Il remit à Sitgreaves le billet dont il était chargé, car miss Peyton lui avait spécialement enjoint de ne la mêler en aucune manière dans la mission dont il était chargé. Ce billet rendait au docteur un compte succinct des divers objets mentionnés dans sa lettre, et annonçait que le nègre était porteur de la bague. Elle fut demandée et remise à l’instant même. Le front du docteur se chargea d’un nuage de mélancolie tandis qu’il regardait cette bague en silence, et oubliant l’endroit où il se trouvait et la cérémonie dont on allait s’occuper, il s’écria avec attendrissement :

— Pauvre Anna ! ton jeune cœur était le séjour de l’innocence et de la gaieté quand cette bague fut achetée pour ton mariage, mais avant que le jour en fût arrivé, il plut au ciel de t’appeler à lui. Bien des années se sont passées depuis ce temps, mais je n’oublierai jamais la compagne de mon enfance !

S’avançant alors vers Sara, il lui présenta la bague, la lui passa au doigt et lui dit sur le même ton : — Celle pour qui cet anneau fut destiné repose depuis longtemps dans le cercueil ; son amant la suivit bientôt dans le tombeau ; recevez-le, miss Wharton, et puisse-t-il être pour vous le gage d’un bonheur tel que vous le méritez !

Cet élan de sensibilité produisit sur Sara une impression profonde qui fit refluer tout son sang vers son cœur ; mais le colonel lui offrant la main la conduisit devant l’aumônier, et la cérémonie commença. Les premiers mots de cet office imposant produisirent un profond silence dans l’appartement, et le ministre après avoir adressé une exhortation solennelle aux futurs époux, reçut leurs promesses respectives de fidélité. Vint alors le cérémonial de la bague. Par inadvertance, et par suite de l’agitation du moment, elle était restée au doigt où le docteur l’avait placée. Cette circonstance occasionna un instant d’interruption, et pendant ce temps on vit paraître tout à coup au milieu de la compagnie un homme dont la présence arrêta tout à fait la cérémonie. C’était le colporteur. Ses yeux si timides naguère n’évitaient plus les regards des autres, mais jetaient autour de lui des regards égarés. Tout son corps était agité d’une émotion extraordinaire ; mais elle passa comme l’ombre d’un nuage chassé par un vent impétueux, et, prenant son air d’humilité profonde et de respect habituel, il se tourna vers le futur époux, et lui dit en le saluant :

— Comment le colonel Wellmere peut-il perdre ici des moments précieux quand sa femme vient de traverser l’Océan pour venir le joindre ? Les nuits sont longues, la lune va se lever ; en quelques heures il serait à New-York.

Interdit à ce discours soudain, Wellmere fut un instant décontenancé. La physionomie de Birch, quoique effarée, ne fit naître aucune terreur dans l’esprit de Sara ; mais dès qu’elle revint de la surprise que lui avait occasionnée cette interruption, elle jeta un coup d’œil inquiet sur les traits de l’homme auquel elle venait de s’engager pour la vie, et y lut la terrible confirmation de ce que le colporteur venait de dire. Tout ce qui était dans le salon lui parut à l’instant tourner autour d’elle, et elle tomba sans connaissance entre les bras de sa tante. Il existe dans la femme un instinct de délicatesse qui semble triompher un moment de toutes les autres émotions, quelque puissantes qu’elles soient ; cet instinct fit que miss Peyton et Frances emportèrent Sara dans un autre appartement, et les hommes restèrent seuls dans le salon.

La confusion qui suivit l’évanouissement de Sara facilita la retraite du colporteur, qui disparut avec une promptitude qui n’aurait pas permis qu’on l’atteignît si l’on avait songé à le poursuivre. Wellmere vit alors tous les yeux fixés sur lui avec un silence de mauvais augure.

— Cela est faux. Faux comme l’enfer ! s’écria-t-il en se frappant le front avec le poing ; je n’ai jamais reconnu ses prétendus droits, et les lois de mon pays ne me forceront pas à les reconnaître.

— Mais les lois de Dieu et celles de la conscience ? lui demanda Lawton.

Avant que Wellmere eût eu le temps de répondre, Singleton, jusqu’alors appuyé sur le bras du dragon qui le servait, s’avança au centre du cercle, et s’écria, les yeux étincelants d’indignation :

— Voilà donc l’honneur anglais ! cet honneur dont votre nation est si fière, mais dont elle ne daigne pas suivre les lois à l’égard des étrangers ! Prenez-y garde, pourtant, ajouta-t-il en portant la main sur la poignée de son sabre ; toute fille de l’Amérique a droit à la protection de ses enfants, et il n’en existe aucune qui soit assez délaissée pour ne pas trouver un vengeur quand elle est outragée ou insultée.

— Fort bien, Monsieur, répondit Wellmere avec hauteur en s’avançant vers la porte, votre situation vous protège mais il peut venir un jour…

Il sortait du salon, quand il se sentit frapper légèrement sur l’épaule. Il se retourna, et vit le capitaine Lawton, qui, avec un sourire dont l’expression était toute particulière, lui fit signe de le suivre. Wellmere était dans une telle situation d’esprit, qu’il aurait été partout plutôt que de rester en butte aux regards d’horreur et de mépris dont il était l’objet. Ils arrivèrent près de l’écurie avant que le capitaine eût prononcé un seul mot, et alors il s’écria à voix haute :

— Amenez-moi Roanoke !

Son domestique parut à l’instant, avec le cheval sellé, bridé, et prêt à partir. Lawton jeta la bride sur le cou de l’animal avec le plus grand sang-froid, et prenant ses pistolets d’arçon : — Vous avez eu raison, colonel Wellmere, dit-il, de déclarer que George Singleton n’est pas en état de combattre en ce moment ; mais voici des pistolets qui ont déjà bien vu du service, et qui ne se sont jamais trouvés que dans les mains d’hommes d’honneur. Ils ont appartenu à mon père, colonel ; il s’en est servi avec honneur dans les guerres contre la France, et il me les a donnés pour les employer pour la cause de sa patrie. Puis-je m’en servir plus honorablement que pour châtier un misérable qui voulait flétrir une des plus belles fleurs de mon pays ?

— Je vous châtierai moi-même de cette insolence, s’écria le colonel en saisissant l’arme qui lui était offerte, et que le sang retombe sur la tête de celui qui a été l’agresseur !

— Amen, dit Lawton. Vous êtes libre maintenant ; vous avez en poche un passeport de Washington je vous cède le premier feu. Si je succombe, voici un coursier qui vous mettra bientôt à l’abri de toute poursuite, et faites retraite sans délai, car pour une telle cause Sitgreaves lui-même se battrait, et vous n’auriez aucun quartier à attendre de l’escouade de dragons qui est là-bas.

— Êtes-vous prêt ? s’écria Wellmere en grinçant les dents de rage. — Approchez avec la lumière, Tom. — Feu !

Wellmere tira, et l’épaulette du capitaine sauta en l’air en cinquante pièces.

— Maintenant, c’est mon tour, dit Lawton avec un grand sang-froid, en dirigeant contre le colonel le bout de son pistolet.

— Et le mien, s’écria une voix derrière lui, tandis qu’un grand coup frappé sur le bras lui faisait tomber le pistolet des mains. N’avez-vous donc rien de mieux à faire que de tirer sur un homme comme si c’était un dindon aux fêtes de Noël ? Par tous les diables de l’enfer ! c’est l’enragé Virginien ! Tombez sur lui, camarades saisissez-le ! C’est une prise que je n’espérais pas !

Quoique surpris et désarmé, Lawton ne perdit pas sa présence d’esprit. Il sentit qu’il était entre les mains de gens dont il n’avait à attendre aucune merci, et il appela toutes ses forces à son secours pour se défendre. Quatre Skinners tombèrent sur lui en même temps ; trois d’entre eux le saisirent par le cou et les bras, dans l’intention de rendre ses efforts inutiles et de le garrotter avec des cordes. Il en repoussa un avec tant de force, qu’il l’envoya se heurter contre le mur au bas duquel il resta étourdi de ce choc violent ; mais le quatrième le saisit par les jambes, et le capitaine, ne pouvant se défendre contre tant d’ennemis, tomba à son tour entraînant dans sa chute ses deux assaillants. La lutte qui eut lieu entre les antagonistes renversés fut courte, mais terrible. Les Skinners proféraient les malédictions et les imprécations les plus horribles, en criant à trois autres de leurs compagnons, qui regardaient ce combat, et que cette vue semblait avoir pétrifiés d’horreur, de les aider à s’emparer de leur proie. Tout à coup un des combattants fit entendre des soupirs étouffés, suivis d’un gémissement sourd, comme si on l’eût étranglé ; au même instant, un des individus qui composaient ce groupe se releva sur ses pieds, et se dégagea des mains d’un autre, qui voulait le retenir. Wellmere et le domestique de Lawton avaient disparu, le premier, pour se réfugier dans l’écurie, l’autre, pour donner l’alarme dans la maison, et celui-ci ayant emporté la lanterne, on était dans une obscurité complète. Celui qui s’était relevé sauta légèrement sur la selle du coursier auquel personne ne songeait, et les étincelles que tirèrent du pavé les pieds de l’animal donnèrent assez de lumière pour faire apercevoir le capitaine courant au grand galop vers la grande route.

— De par l’enfer, il est sauvé ! s’écria le chef des Skinners d’une voix rauque ; feu ! abattez-le ! feu ! vous dis-je, où il sera trop tard.

L’ordre fut exécuté, et les brigands gardèrent le silence un instant, dans le vain espoir d’entendre tomber leur victime.

— Il ne tombera pas, quand même vous l’auriez tué, dit l’un d’eux. J’ai vu de ces Virginiens rester fermes sur la selle avec deux ou trois balles dans le corps, et même après leur mort.

Un coup de vent apporta à leurs oreilles le bruit de la course rapide d’un cheval dans la vallée, et sa marche régulière prouvait qu’elle était dirigée par un bon écuyer.

— Les chevaux bien dressés, dit un autre de la bande, sont habitués à s’arrêter quand leur cavalier tombe.

— En ce cas, il est sauvé ! s’écria le chef en frappant la terre de son mousquet dans un transport de rage ; l’infernal coquin nous a échappé… Eh bien ! en besogne à présent… Dans une demi-heure nous aurons sur les bras cet hypocrite de sergent et toute sa troupe. Nous serons fort heureux si le bruit des coups de fusil ne les met pas à nos trousses. Allons vite, à vos postes… mettez le feu aux chambres de la maison. Des ruines fumantes servent à couvrir les mauvaises œuvres.

— Et que ferons-nous de cela ? dit un autre en poussant du pied le corps de celui que Lawton avait presque étranglé, et qui était encore sans connaissance ; en le frottant un peu, il reviendrait à lui.

— Qu’il reste là ! répondit le chef avec fureur. S’il avait valu la moitié d’un homme, cet enragé dragon serait à présent en mon pouvoir. Entrez dans la maison, vous dis-je, et mettez le feu dans les chambres ; nous ne nous en irons pas d’ici les mains vides ; il s’y trouve assez d’argent comptant et d’argenterie pour nous enrichir tous… oui, et pour nous venger.

L’idée de l’argent, sous quelque forme que ce métal se présentât à leur esprit, avait quelque chose de trop séduisant pour qu’ils y résistassent, et, abandonnant leur compagnon qui commençait à donner quelques signes de vie, ils se précipitèrent vers la maison.

Wellmere profita de leur départ pour sortir sans bruit de l’écurie, et emmenant avec lui son cheval, il se trouva bientôt sur la route. Il hésita un moment s’il se rendrait aux Quatre-Coins pour donner l’alarme au détachement qu’il savait être stationné en cet endroit, et procurer du secours à la famille Wharton ; ou si, profitant de la liberté que lui avait rendue le cartel d’échange, il prendrait le chemin de New-York. La honte, et sa conscience qui lui reprochait son crime, le déterminèrent à ce dernier parti, et il s’éloigna en songeant avec quelque inquiétude à l’entrevue qu’il allait avoir avec une femme courroucée, qu’il avait épousée en Angleterre, dont il s’était lassé quand sa passion avait été satisfaite, et à laquelle il se proposait de contester ses droits légitimes.

Dans l’état de trouble et de confusion qui régnait dans la famille Wharton, on n’avait pas fait attention à la disparition de Lawton et de Wellmere. L’état de M. Wharton et l’épuisement qui avait succédé au mouvement d’indignation du capitaine Singleton exigeaient les consolations de l’aumônier et les soins du chirurgien. Le bruit d’une décharge d’armes à feu donna à toute la famille le premier avis de quelque nouveau danger, et une minute s’était à peine écoulée quand le chef des Skinners entra dans le salon avec un homme de sa bande.

— Rendez-vous, serviteur du roi George, s’écria le chef en appuyant le bout de son mousquet sur la poitrine de Sitgreaves ; rendez-vous, ou je ne laisserai pas dans vos veines une seule goutte de votre sang royaliste.

— Doucement, doucement, mon ami, s’écria le docteur vous êtes sans doute plus expert dans l’art de faire des blessures que dans celui de les guérir, et l’arme que vous tenez si indiscrètement est infiniment dangereuse pour la vie animale.

— Rendez-vous donc, ou sinon…

— Et à quoi bon me rendre ? Je suis un non-combattant, un disciple de Galien. C’est avec le capitaine Lawton que vous devez régler les articles de la capitulation, quoique je pense que vous ne le trouverez pas fort traitable à cet égard.

Le Skinner avait eu le temps d’examiner le groupe qui se trouvait dans cet appartement, et voyant bien qu’il n’y avait aucune résistance à craindre, son empressement à s’assurer sa part du pillage fit qu’il jeta par terre son mousquet pour s’occuper, avec l’homme qui l’accompagnait, à mettre dans un sac toute l’argenterie qu’il put trouver, afin d’être prêt à faire retraite avec sa proie dès que les circonstances l’exigeraient. La maison offrait alors un spectacle bien singulier : toutes les dames étaient rassemblées auprès de Sara, encore sans connaissance, dans une chambre qui avait échappé à l’attention des brigands ; M. Wharton était tombé dans un état de stupeur complète, écoutant, sans en profiter, les paroles de consolation que lui adressait l’aumônier, qui lui-même fut bientôt trop épouvanté pour continuer à s’acquitter de ce ministère charitable. Singleton, épuisé, était étendu sur un sofa, et savait à peine ce qui se passait autour de lui. Le docteur lui administrait une potion cordiale, et examinait ses bandages avec un sang-froid qui défiait le tumulte. César et le domestique du capitaine Singleton s’étaient enfuis dans le bois ; et Katy Haynes, parcourant toute la maison, faisait à la hâte des paquets de ses effets les plus précieux avec le soin le plus scrupuleux de n’y rien faire entrer qui ne lui appartînt bien légitimement.

Mais il est temps que nous retournions aux Quatre-Coins. Lorsque le vétéran Hollister eut donné ordre aux dragons de prendre les armes et de monter à cheval, la vivandière avait senti le désir de partager la gloire et les périls de l’expédition. Nous ne prendrons pas sur nous d’assurer si elle y fut portée par la crainte de rester seule, ou par le désir de marcher en personne au secours de son favori, ; mais une chose certaine, c’est que, dès qu’elle vit le sergent monter à cheval et se disposer un peu à contre-cœur à donner l’ordre du départ, elle s’écria : — Attendez qu’on attèle ma charrette ; je vais vous accompagner, et s’il y a des blessés, comme cela est probable, elle servira à les ramener.

Quoique intérieurement Hollister ne fut pas fâché de trouver un prétexte de retarder son départ pour un service qui n’était guère de son goût, il crut pourtant devoir montrer quelque mécontentement de ce délai.

— Quand mes dragons sont à cheval, dit-il, il n’y a qu’un boulet de canon qui puisse les en faire descendre, et dans une affaire qui est de l’invention du diable, il n’est que trop probable que ce n’est pas contre le feu du canon et de la mousqueterie que nous aurons à nous défendre ; ainsi donc vous pouvez venir si bon vous semble ; mais vous voyez que nous n’aurons pas besoin de votre charrette.

— Vous mentez, mon cher sergent, dit Betty à qui ses copieuses libations ne permettaient pas de choisir ses termes. Le capitaine Singleton n’a-t-il pas été renversé de cheval par une balle, il n’y a que dix jours ? n’en est-il pas arrivé autant au capitaine Jack ? n’est-il pas resté étendu sur le dos et le visage tourné vers le ciel ? vos dragons ne l’ont-ils pas cru mort, et ne se sont-ils pas enfuis en laissant la victoire aux troupes du roi ?

— C’est vous qui mentez ! s’écria le sergent avec colère, et quiconque dit que nous n’avons pas remporté la victoire en a menti.

— Je veux dire pour un moment, répliqua la vivandière ; vous avez tourné le dos un moment ; mais le major Dunwoodie est arrivé, vous a fait faire une nouvelle charge, et les troupes régulières vous ont montré le dos à leur tour. Mais le capitaine Jack n’en a pas moins été démonté, et j’ose dire que parmi tous les dragons il n’y a pas un meilleur cavalier que lui. Ainsi donc, sergent, ma charrette peut être utile. Allons, vous autres, que deux de vous mettent ma jument entre les brancards, et s’il leur manque quelque chose demain matin ce ne sera pas du whiskey, et mettez-lui sur le dos un morceau de la peau de Jenny, car les routes raboteuses de West-Chester ont mal arrangé la pauvre bête. Le consentement du sergent ayant été obtenu, l’équipage de mistress Flanagan fut bientôt prêt à la recevoir.

— Comme nous ne pouvons savoir, dit Hollister à ses dragons, si nous serons attaqués de front, cinq de vous marcheront en avant, et les autres resteront en arrière pour couvrir notre retraite, si elle devenait nécessaire. Ce n’est pas une petite affaire pour un homme peu instruit que d’avoir à commander dans un pareil moment, mistress Flanagan, et je voudrais de tout mon cœur qu’il y eût ici quelqu’un de nos officiers ; mais je mets ma confiance dans le Seigneur.

— Fi donc fi ! dit la vivandière assise alors fort à son aise dans sa charrette ; du diable s’il y a un ennemi dans les environs marchez donc un peu plus vite, que je puisse mettre ma jument au trot ; sans quoi le capitaine Jack n’aura pas à vous remercier de votre diligence.

— Quoique je ne sois qu’un ignorant en ce qui concerne les communications avec les esprits et les revenants, mistress Flanagan, dit Hollister, je n’ai pas fait l’ancienne guerre et servi cinq ans dans celle-ci sans avoir appris qu’une armée doit toujours couvrir ses bagages, et c’est à quoi Washington ne manque jamais. Je n’ai pas besoin de recevoir d’une vivandière des leçons de service. Allons, camarades, en avant ! et marchez comme je l’ai ordonné.

— Oui, marchez, n’importe comment, s’écria Betty avec impatience ; je suis sûre que le moricaud est déjà arrivé, et le capitaine vous reprochera d’avoir été bien lent.

— Êtes-vous bien sûre que ce soit un vrai nègre qui a apporté cette lettre ? demanda le sergent en se plaçant entre les deux pelotons, de manière à pouvoir causer avec Betty et donner en même temps des ordres en avant et en arrière.

— Je vous dis que je ne suis sûre de rien, répondit la vivandière ; mais pourquoi vos dragons ne mettent-ils pas leurs chevaux au trot ? ma jument n’est pas accoutumée à marcher au pas, et l’on ne se réchauffe pas dans cette maudite vallée en allant comme un convoi qui va à un enterrement.

— Doucement, tranquillement et prudemment, mistress Flanagan, répliqua Hollister ; ce n’est pas la témérité qui fait le bon officier. Si nous avons affaire à un esprit, il est très-probable qu’il nous attaquera par surprise. On ne doit pas beaucoup compter sur les chevaux dans les ténèbres, et j’ai une réputation à perdre, bonne femme.

— Une réputation ! répéta Betty, et le capitaine Jack n’a-t-il pas aussi une réputation et même une vie à perdre ?

— Halte ! s’écria le sergent. Qu’est-ce que j’ai vu remuer au pied de ce rocher sur la gauche ?

— Ce n’est rien, dit la vivandière avec impatience, à moins que ce ne soit l’âme du capitaine Jack qui vienne vous reprocher d’avoir marché si lentement à son secours.

— Betty, c’est une folie que de parler de cette manière. En avant un de vous, et allez reconnaître ce rocher. Le sabre à la main, vous autres, et serrez les rangs !

— Êtes-vous devenu fou ou poltron, sergent ? Allons, allons, qu’on me fasse place ! ma jument et moi nous serons près de ce rocher en un clin d’œil. Ce n’est pas un esprit qui me fait peur, ma foi ?

En ce moment un dragon, qui s’était détaché en avant, vint annoncer que rien n’empêchait qu’ils avançassent, et l’on se remit en marche, mais toujours avec beaucoup de lenteur et de circonspection.

— Le courage et la prudence sont les vertus d’un soldat, mistress Flanagan, dit le sergent, et sans l’une de ces qualités on peut que l’autre ne sert à rien.

— La prudence sans courage ? dit la vivandière. Est-ce là ce que vous voulez dire, sergent ? c’est aussi ce que je pense. Mais je ne puis retenir ma jument, elle va s’emporter.

— Patience ! bonne femme ! Écoutez ! Qu’est-ce que cela ? s’écria Hollister en dressant les oreilles au bruit du coup de pistolet tiré par Wellmere ; je jurerais que c’est un coup de pistolet, et que c’est un pistolet de notre régiment. Attention ! le corps de réserve en avant, et serrez les rangs ! Il faut que je vous laisse, mistress Flanagan. À ces mots, le bruit d’une arme à feu qu’il connaissait lui rendant l’usage de ses facultés, il alla se placer à la tête de ses dragons avec un air de fierté militaire, que l’obscurité ne permit pas à la vivandière de remarquer. Une décharge de mousqueterie ne tarda pas à se faire entendre, et le sergent s’écria :

— En avant ! au galop !

Au même instant on entendit sur la route le bruit de la course d’un cheval, et sa vitesse annonçait qu’il y allait de la vie ou de la mort pour celui qui le montait. Hollister fit encore arrêter sa troupe et courut lui-même en avant pour reconnaître le cavalier qui s’avançait.

— Halte-là ! qui vive ? s’écria le sergent avec la voix forte d’un homme résolu.

— Ah ! c’est vous, Hollister ? dit Lawton. Toujours prêt ! toujours à votre poste ! Mais où est le détachement ?

— À deux pas, capitaine, et prêt à vous suivre partout où vous voudrez le conduire, répondit le vétéran charmé d’être déchargé de toute responsabilité et ne désirant rien de plus que de trouver quelque ennemi à combattre.

— C’est bien, dit le capitaine en s’avançant vers les dragons ; et leur ayant adressé quelques paroles d’encouragement, il les fit partir presque avec la même rapidité qu’il était arrivé lui-même. Ils eurent bientôt laissé bien loin derrière eux la misérable jument de la vivandière, et Betty, faisant approcher sa charrette du bord de la route, se dit à elle-même :

— Là ! on voit bien que le capitaine Jack est avec eux à présent. Au lieu de marcher comme à un enterrement, les voilà qui courent comme des nègres et comme s’ils allaient à une fête. Je vais attacher ma jument à cette haie, et je suivrai à pied pour voir ce qui se passe. Il ne serait pas juste d’exposer cette pauvre bête à recevoir quelques mauvais coups.

Conduits par Lawton, ses soldats le suivirent sans éprouver aucune crainte, sans se permettre aucune réflexion. Ils ne savaient s’ils allaient attaquer une troupe de Vachers ou un détachement de l’armée royale ; mais ils connaissaient le courage et l’habileté de leur chef, et ces qualités captivent toujours le soldat.

En arrivant devant la porte des Sauterelles, le capitaine fit faire halte, et fit ses dispositions pour l’attaque. Il descendit de cheval, ordonna à huit de ses gens d’en faire autant, et dit à Hollister :

— Vous, restez ici, veillez sur nos chevaux, et si quelqu’un tente de sortir de la maison, arrêtez-le ou sabrez-le. En ce moment les flammes s’élancèrent à travers quelques croisées et une partie du toit de la maison, répandant une vive clarté au milieu des ténèbres de la nuit.

— En avant ! s’écria Lawton, et n’accordez quartier qu’après avoir fait justice.

Il y avait dans la voix du capitaine une force terrible qui allait jusqu’au cœur, même au milieu des horreurs dont cette maison était le théâtre. Le butin qu’avait recueilli le chef des Skinners lui tomba des mains, et il resta un moment plongé dans la stupeur de la crainte. Enfin il courut à la fenêtre et l’ouvrit. En ce moment Lawton entra dans l’appartement, le sabre à la main, en criant :

— Mort aux brigands ! Et d’un coup de sabre il fendit le crâne du compagnon du chef ; mais celui-ci échappa à sa vengeance en sautant lestement par la croisée. Les cris des femmes épouvantées rendirent au capitaine sa présence d’esprit, et les prières empressées de l’aumônier le firent songer à s’occuper de la sûreté de la famille. Un autre homme de la bande tomba entre les mains des dragons, et éprouva le même sort que son camarade ; mais les autres avaient pris l’alarme assez à temps pour s’échapper.

Occupées à donner des secours à Sara, miss Peyton, Frances et miss Singleton n’avaient appris l’arrivée des Skinners que lorsque les flammes s’étendirent avec fureur tout autour d’elles. Les cris de Katy et ceux de la femme effrayée de César, joints au tumulte qu’on entendait dans l’appartement voisin, furent les premiers symptômes qui firent craindre à miss Peyton et à Isabelle quelque danger imprévu.

— Divine providence ! s’écria la tante alarmée ; il règne une terrible confusion dans toute la maison. Il y aura du sang répandu par suite de cette affaire.

— Qui pourrait songer à se battre ? dit Isabelle, le visage encore plus pâle que celui de miss Peyton. Le docteur Sitgreaves est d’un caractère fort paisible, et certainement le capitaine Lawton ne s’oublierait pas à ce point.

— Ces jeunes gens du sud ont l’humeur vive et impétueuse, reprit miss Peyton. Votre frère lui-même, tout faible qu’il est, a eu toute cette soirée l’air animé et mécontent.

— Juste ciel ! s’écria Isabelle se soutenant à peine en s’appuyant sur le sofa sur lequel on avait placé Sara ; il est naturellement doux comme un agneau, mais c’est un véritable lion quand il est courroucé.

— Il faut que nous retournions dans le salon, dit miss Peyton ; notre présence leur imposera, et sauvera peut-être la vie d’un de nos semblables.

Miss Peyton voulait s’acquitter de ce qu’elle regardait comme un devoir que lui imposaient son sexe et son caractère, et elle s’avança vers la porte avec toute la dignité d’une femme dont la sensibilité est blessée. Isabelle la suivit ; elle avait recouvré son énergie, et son œil étincelant annonçait une âme capable de venir à bout de la tâche qu’elle entreprenait. L’appartement où elles se trouvaient était situé dans une aile communiquant au principal corps de logis par un corridor long et obscur. Ce corridor était éclairé en ce moment, et elles aperçurent à l’autre extrémité quelques individus courant avec une impétuosité qui ne leur permit pas de reconnaître leurs traits.

— Avançons, dit miss Peyton avec une fermeté que sa physionomie démentait ; ils auront sans doute quelque respect pour notre sexe.

— Certainement, s’écria Isabelle en marchant la première ; et Frances fut laissée seule avec sa sœur. Elle resta quelques instants en silence, regardant les traits pâles de Sara avec une inquiétude qui l’absorbait au point qu’elle ne remarqua pas l’absence de ses deux compagnes. Tout à coup un craquement effrayant se fit entendre dans les appartements situés à l’étage supérieur, et en même temps une lumière brillante comme le soleil de midi pénétra dans l’appartement par la porte restée ouverte, et rendit tous les objets distincts à la vue. Sara se souleva, jeta un coup d’œil surpris autour d’elle, appuya ses deux mains sur son front comme pour tâcher de se rappeler ce qui venait de se passer, et regardant sa sœur d’un air égaré, lui dit en souriant :

— Je suis donc dans le ciel, et vous, vous êtes sans doute un des esprits bienheureux qui l’habitent ? Oh ! que cette lumière est belle ! Je sentais que le bonheur que j’éprouvais était trop grand pour la terre ; il ne pouvait durer ; mais nous nous reverrons, oui, oui, nous nous reverrons.

— Sara ! ma sœur ! s’écria Frances en proie aux plus vives alarmes, que dites-vous donc ? Ne souriez pas d’une manière si effrayante ! Voulez-vous me briser le cœur ? ne me reconnaissez vous pas ?

— Paix ! dit Sara en mettant un doigt sur sa bouche, vous troubleriez son repos, car il me suivra sûrement dans la tombe. Croyez-vous que deux femmes puissent être dans le même tombeau ! Oh ! non !… non, non, rien qu’une, une seule.

Frances appuya sa tête sur le sein de sa sœur en sanglotant.

— Vous pleurez, bel ange ? reprit Sara avec douceur ; on n’est donc pas exempt de chagrins, même dans le ciel ? Mais où est Henry ? il devrait être ici, puisqu’il a été exécuté. Ils viendront peut-être ensemble. Qu’ils seront charmés de cette réunion !

Frances se releva, et se promena dans l’appartement avec une amertume de chagrin qu’elle ne pouvait maîtriser. Sara la suivit des yeux, se livrant à une admiration enfantine de sa beauté et de sa parure, qui était telle que l’occasion l’exigeait. Appuyant encore la main sur son front, elle lui dit :

— Vous ressemblez à ma sœur, mais tous les esprits bons et aimables se ressemblent. Dites-moi, avez-vous jamais été mariée ? Avez-vous jamais accordé, comme moi, plus d’affection à un étranger qu’à votre père, à votre frère, à votre sœur ? Si vous ne l’avez pas fait, pauvre fille que je vous plains, quoique vous soyez dans le ciel !

— Paix, Sara ! silence ! s’écria Frances en se précipitant près de sa sœur ne me parlez pas ainsi, ou vous me verrez mourir à vos pieds.

Un bruit épouvantable qui ébranla le bâtiment jusque dans ses fondations se fit entendre en ce moment. C’était le plafond qui s’écroulait, et les flammes redoublant d’activité rendirent visibles tous les environs de la maison. Frances courut à une fenêtre, et vit sur la pelouse un groupe rassemblé avec confusion. Elle y reconnut sa tante et Isabelle. Elles avaient les bras étendus vers la maison embrasée, avec un air de désespoir, et semblaient supplier quelques dragons qui étaient près d’elles d’aller secourir les infortunés qui s’y trouvaient. Ce fut le premier instant où elle connut la nature et la grandeur du péril, et poussant un grand cri d’effroi, elle s’élança dans le corridor par instinct, sans but comme sans réflexion.

Une colonne de fumée épaisse et étouffante lui ferma le passage. Elle s’arrêtait pour respirer, quand un homme la saisit entre ses bras, et, à travers l’obscurité d’une part et une pluie de feu de l’autre, la transporta en plein air, plus morte que vive. Dès qu’elle eut repris ses sens, elle vit que c’était à Lawton qu’elle devait la vie, et se jetant à genoux devant lui, elle s’écria :

— Sara ! Sara ! sauvez ma sœur ! et puisse Dieu vous accorder toutes ses bénédictions !

Les forces lui manquèrent, et elle tomba sur l’herbe, sans connaissance. Le capitaine fit signe à Katy de venir lui donner des secours, et s’avança de nouveau vers la maison. Le feu s’était déjà communiqué aux bois des fenêtres et aux treillages qui les décoraient, et tout l’extérieur du bâtiment était couvert de fumée. Le seul moyen d’y pénétrer était à travers tous ces dangers, et l’intrépide et impétueux Lawton lui-même hésita un instant ; mais ce ne fut qu’un instant, et il se précipita dans cette espèce de fournaise. Ne pouvant trouver la porte, il retourna un moment sur la pelouse pour pouvoir respirer, s’élança de nouveau dans les ténèbres, et manqua encore la porte mais la troisième tentative réussit. En entrant sous le vestibule, il rencontra un homme prêt à succomber sous le poids d’une autre personne qu’il portait. Ce n’était ni le temps ni le lieu de faire des questions ; Lawton les saisit tous deux entre ses bras, et avec la force d’un géant les porta tous deux sur la pelouse. À son grand étonnement il reconnut alors que c’était Sitgreaves, chargé du cadavre d’un des Skinners qu’il venait de sauver ainsi.

— Archibald ! s’écria-t-il, au nom de la justice céleste ! pourquoi vouliez-vous sauver un mécréant dont les crimes crient vengeance ?

Le chirurgien avait l’esprit trop égaré pour pouvoir lui répondre sur-le-champ ; mais, après avoir essuyé la sueur qui lui couvrait le front, et avoir débarrassé ses poumons des vapeurs qui en gênaient l’action, il dit en soupirant :

— Ah ! tout est fini pour lui. Si j’étais arrivé à temps pour arrêter l’effusion du sang de la jugulaire, il y aurait eu quelque espoir ; mais la chaleur a occasionné une hémorragie. Oui vraiment, la vie est éteinte en lui. Eh bien ! y a-t-il d’autres blessés ?

Il ne se trouvait personne pour lui répondre, car on avait conduit Frances de l’autre côté du bâtiment, où étaient sa tante et miss Singleton, et Lawton avait de nouveau disparu dans la fumée.

Pour cette fois il trouva aisément la porte de la maison, car les flammes augmentant de force avaient dissipé en grande partie les vapeurs étouffantes. Mais comme il allait y entrer, il en vit sortir un homme portant entre ses bras Sara sans connaissance. À peine eurent-ils le temps de regagner la pelouse que les flammes sortirent par toutes les croisées du bâtiment, qui se trouva comme enveloppé d’une nappe de feu.

— Dieu soit loué ! s’écria l’individu qui venait de sauver Sara ; quelle mort affreuse elle aurait endurée !

Le capitaine, dont les yeux étaient fixés sur l’édifice embrasé, les en détourna pour les porter sur celui qui parlait ainsi, et à sa grande surprise, au lieu de voir un de ses dragons, il reconnut le colporteur.

— Ah ! l’espion ! s’écria-t-il ; de par le ciel ! vous me poursuivez comme un spectre.

— Capitaine Lawton, répondit Birch épuisé de fatigue, et s’appuyant sur la barricade qui bordait la pelouse du côté de la maison, je suis encore en votre pouvoir, car je n’ai ni la force de fuir, ni les moyens de résister.

— La cause de l’Amérique m’est aussi chère que la vie, répliqua le capitaine ; mais elle ne peut exiger que je lui sacrifie l’honneur et la reconnaissance. Fuyez avant qu’aucun de mes dragons vous aperçoive, sans quoi il ne serait pas en mon pouvoir de vous sauver.

— Que le ciel vous protège ! Puisse-t-il vous accorder la victoire sur vos ennemis ! s’écria Birch en lui serrant la main de manière à prouver que sa maigreur n’ôtait rien à sa force.

— Un instant, dit Lawton ; un seul mot. Êtes-vous ce que vous paraissez être ? serait-il possible que vous fussiez…

— Un espion de l’armée royale, répondit Birch en détournant la tête.

— Pars donc, misérable ! s’écria le capitaine en le repoussant ; hâte-toi de fuir ! Une basse cupidité ou une fatale erreur a égaré une âme noble et généreuse.

Les flammes qui dévoraient le bâtiment portaient la lumière jusqu’à une certaine distance autour de ce qui restait sur pied ; mais à peine Lawton avait-il prononcé ces paroles, que Harvey Birch avait disparu au milieu des ténèbres qui régnaient au-delà, et que le contraste rendait encore plus sombres.

L’œil de Lawton s’arrêta un instant sur l’endroit où il venait de voir cet homme inexplicable. Prenant alors entre ses bras Sara encore évanouie, il la porta aussi facilement qu’un enfant endormi, et l’abandonna aux soins de sa famille.