L’Espion (Cooper)/Chapitre 35

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 406-412).


CHAPITRE XXV.


Ici repose peut-être quelque Hampden de village dont l’âme intrépide résista au petit tyran de son hameau, quelque Milton muet et ignoré, quelque Cromwell qui na pas fait couler le sang dans son pays.
Gray.


Trente-trois ans s’étaient écoulés depuis l’entrevue rapportée dans le chapitre qui précède, et une armée américaine se trouvait encore une fois en armes contre la patrie de ses ancêtres ; mais la scène sur laquelle se passaient les événements de cette nouvelle guerre était transférée des rives de l’Hudson à celles du Niagara.

Les dépouilles mortelles de Washington avaient déjà disparu dans la corruption du tombeau ; mais le temps ayant effacé toutes les impressions de l’inimitié politique et de l’envie personnelle, chaque jour faisait briller son nom d’un nouvel éclat, et chaque instant faisait mieux connaître à ses concitoyens et à l’univers entier son mérite, ses talents et ses vertus. Il était reconnu comme le héros d’un siècle éclairé par la raison et la vérité, et les jeunes guerriers qui formaient en 1814 la fleur de notre armée sentaient leur cœur battre d’enthousiasme quand ils entendaient prononcer son nom, et brûlaient du désir de s’illustrer comme lui.

Aucun de ces militaires n’éprouvait plus vivement ce désir, inspiré par un sentiment vertueux, qu’un jeune officier qui, dans la soirée du 25 juillet de cette année qu’une campagne sanglante a rendue mémorable, debout sur le rocher de la Table, contemplait la grande cataracte. Il était grand, bien fait, et toutes ses proportions annonçaient la force et l’agilité. Ses yeux noirs lançaient des éclairs qui pénétraient jusqu’au fond de l’âme. Tandis qu’ils se fixaient sur cette masse d’eau qui se précipitait à ses pieds, on en voyait jaillir des regards pleins d’audace et de fierté qui annonçaient l’ardeur de l’enthousiasme ; mais cette expression mâle était adoucie par ce sourire plein de malice et de gaieté qui semble la propriété exclusive du sexe féminin. Les boucles de ses beaux cheveux blonds brillaient sous les rayons du soleil couchant comme autant d’anneaux d’or, tandis que le vent venant de la cataracte les agitait doucement sur un front dont la blancheur prouvait que son visage plus brun, et brillant de santé, ne devait cette teinte qu’à l’action réunie de l’air et de la chaleur. Près de ce jeune homme favorisé par la nature était un autre officier, et l’intérêt qu’ils prenaient au spectacle qu’ils avaient sous les yeux annonçait que c’était la première fois qu’ils voyaient cette merveille du Nouveau-Monde. Ils gardaient depuis quelques minutes un silence d’admiration, quand le plus jeune des deux s’adressant à son compagnon, et lui désignant sur l’eau un objet qu’il lui montrait avec la pointe de son sabre, s’écria :

— Voyez, Dunwoodie ! voyez ! voilà un homme qui traverse le fleuve sur le bord même de la cataracte, dans une barque qui n’est pas plus grande qu’une coquille de noix.

— C’est sans doute un soldat, répondit l’autre ; car il me semble qu’il porte un havresac. Allons le joindre, Mason, il nous apprendra peut-être des nouvelles.

Ils furent quelque temps avant de pouvoir le joindre, et contre leur attente, au lieu de voir un soldat, ils trouvèrent un homme dont la tournure n’avait rien de militaire, et qui était d’un âge fort avancé. Il pouvait avoir vu soixante-dix hivers, et ses années s’annonçaient par ses cheveux blancs plutôt que par aucun signe de faiblesse et de décrépitude ; ses muscles indiquaient une vieillesse verte et vigoureuse ; sa maigreur ne semblait pas le résultat d’une santé délabrée, et si sa taille était courbée, il était facile de voir que c’était uniquement un effet de l’habitude. Ses vêtements grossiers, mais propres et raccommodés avec soin en plusieurs endroits, étaient une preuve de l’économie de celui qui les portait. Sur ses épaules était une balle médiocrement remplie, et c’était ce qui avait donné le change sur sa profession. Après s’être réciproquement salués, les deux jeunes officiers lui témoignèrent leur surprise de voir un homme de son âge se hasarder à traverser le fleuve si près de la cataracte, et il leur demanda avec un léger tremblement dans la voix des nouvelles des armées.

— Nous avons battu l’autre jour les habits rouges au milieu des grandes herbes des plaines de Chippewa, et nous les avons fait courir jusqu’ici en les fouettant comme une toupie, répondit le jeune officier qui se nommait Mason ; depuis ce temps, mon vieux, nous jouons à cache-cache avec eux. Mais à présent nous retournons d’où nous sommes partis, secouant la tête et fiers comme le diable.

— Vous avez peut-être un fils parmi nos soldats, dit son compagnon d’un air plus rassis, et avec un ton de bonté. Si vous voulez me dire quel est son nom et à quel régiment il appartient, je pourrai peut-être vous conduire vers lui.

Le vieillard secoua la tête, et passant la main sur ses cheveux blancs, il leva un moment les yeux vers le ciel avec un air de résignation, et répondit avec douceur :

— Non, je suis seul dans le monde.

— Capitaine Dunwoodie, s’écria Mason avec une gaieté insouciante, vous auriez dû ajouter si vous pouvez le trouver ; car plus de la moitié de notre armée est en marche, et est peut-être déjà sous les murs du fort George, autant qu’on peut le croire.

Le vieillard s’arrêta tout à coup, et regarda alternativement et avec attention les deux jeunes officiers. Ceux-ci s’en étant aperçus, s’arrêtèrent également.

— Ai-je bien entendu ? dit enfin le vieillard en levant la main pour mettre ses yeux à l’abri des rayons du soleil couchant. Comment vous a-t-il nommé ?

— Je me nomme Wharton Dunwoodie, répondit le jeune officier en souriant.

Le vieillard fit un geste comme pour le prier d’ôter son chapeau ; le jeune homme y consentit, et ses cheveux blonds et fins comme la soie, flottant au gré du vent, exposèrent toute sa physionomie aux regards curieux et attentifs de l’étranger.

— C’est comme notre pays natal ! s’écria le vieillard avec une vivacité qui surprit les deux amis ; tout y marche en s’améliorant avec le temps. Dieu les a bénis tous deux.

— Pourquoi ouvrez-vous ainsi de grands yeux, lieutenant Mason ? demanda le capitaine Dunwoodie en riant et en rougissant un peu. Vous avez l’air plus étonné que vous ne l’avez été en apercevant la cataracte.

— Oh ! la cataracte, c’est un spectacle qu’aimeraient à voir au clair de lune votre tante Sara et ce joyeux vieux garçon le colonel Singleton. Mais il faut autre chose pour causer de la surprise à un gaillard comme moi, et ce vieillard vous regarde d’un air si extraordinaire.

L’émotion de l’étranger s’était dissipée aussi promptement qu’elle s’était montrée, mais il semblait écouter cette conversation avec beaucoup d’intérêt. Dunwoodie interrompit son ami, et lui dit d’un ton un peu grave :

— Allons, allons, Tom, point de plaisanterie sur ma bonne tante, je vous prie. Elle est pleine de bontés et d’attentions pour moi, et il court un bruit que sa jeunesse n’a pas été très-heureuse.

— Si nous en sommes sur les bruits, dit Mason, il en court un dans Accomac. On prétend que le colonel Singleton lui demande sa main régulièrement tous les ans le jour de la Saint-Valentin, et il y a des gens qui ajoutent que votre vieille grand-mère favorise ses prétentions.

— Ma tante Jeannette Peyton ! dit Dunwoodie en riant ; je crois qu’elle ne pense plus guère au mariage, sous aucune forme, depuis la mort du docteur Sitgreaves. On prétendait autrefois qu’il lui faisait la cour, mais tout s’est borné à des civilités réciproques. Je présume que toute cette histoire a pris sa source dans l’intimité du colonel Singleton avec mon père. Vous savez qu’ils ont servi dans le même régiment de dragons ainsi que votre père.

— Sans doute, je sais tout cela ; mais vous ne me ferez pas croire que le vieux garçon aille si souvent chez le général Dunwoodie uniquement pour s’entretenir avec lui de leurs anciens faits d’armes. La dernière fois que j’étais chez vous, cette femme de charge de votre mère, cette vieille à nez jaune et pointu me fit entrer dans l’office, et me dit que le colonel Singleton n’était nullement un parti méprisable, et que la vente de son habitation en Géorgie lui avait valu… ma foi, je ne me souviens plus combien.

— Rien n’est plus probable, répondit le capitaine ; Katy Haynes sait calculer à ravir.

Ils s’étaient arrêtés pendant cette conversation, et semblaient incertains s’ils devaient quitter leur nouveau compagnon.

Le vieillard écoutait chaque mot qui sortait de leur bouche avec le plus vif intérêt mais vers la fin de ce dialogue, son air d’attention fit place à un sourire secret. Il secouait la tête, passait la main sur son front, et semblait penser à un temps déjà bien éloigné. Mason ne fit que peu d’attention à l’expression de ses traits, et continua :

— Oui, elle calcule bien, et je crois que ses calculs ont quelquefois pour but son propre intérêt.

— Si elle a quelque égoïsme, c’est sans nuire à personne, dit Dunwoodie en souriant, comme s’il se fût rappelé quelques événements passés. Ce qu’elle a de particulier, c’est son aversion pour les nègres. Elle dit qu’elle n’en a jamais connu qu’un qui lui ait plu.

— Et qui était-il ?

— Il se nommait César, et il appartenait à feu mon aïeul M. Wharton. Je ne crois pas que vous puissiez vous le rappeler, car il est mort la même année que son maître, quand nous étions encore enfants. Katy chante tous les ans son requiem, et je crois, ma foi, qu’il le mérite. J’ai entendu dire qu’il a aidé, mon oncle l’Anglais, comme nous nommons le général Wharton, à se tirer d’un grand danger dans l’ancienne guerre. Ma mère ne parle jamais de lui qu’avec affection. César et Katy sont venus avec elle en Virginie lors de son mariage. Ma mère était…

— Un ange ! s’écria le vieillard avec une énergie et une vivacité qui fit tressaillir les deux officiers.

— Vous l’avez donc connue ? s’écria Dunwoodie les yeux rayonnants de plaisir.

Le bruit soudain et redoutable de l’artillerie interrompit la conversation. Des décharges de mousqueterie y succédèrent, et en quelques instants l’air fut rempli du tumulte du combat.

Les deux amis coururent avec précipitation vers leur camp, accompagnés de leur nouvelle connaissance. L’intérêt qu’ils prenaient à ce qui se passait, et l’impatience qu’ils avaient d’arriver, ne leur permirent pas de renouer l’entretien, et tous trois se dirigèrent vers l’armée, faisant des conjectures sur la cause de cet engagement, et sur la probabilité qu’il deviendrait général. Pendant leur marche, qui fut courte mais rapide, le capitaine Dunwoodie jeta plusieurs regards d’affection sur le vieillard, qui marchait avec une vitesse étonnante pour son âge, car l’éloge que cet étranger venait de faire d’une mère qu’il adorait avait ouvert son cœur en sa faveur. Ils rejoignirent bientôt le régiment dont les deux officiers faisaient partie, et le capitaine, serrant la main du vieillard, le pria instamment de s’informer le lendemain matin où il pourrait le trouver, et de venir le voir dans sa tente, après quoi ils se séparèrent.

Tout annonçait dans le camp américain qu’on touchait à l’instant d’une bataille. À quelques milles de distance, le bruit du canon et de la mousqueterie se faisait entendre par-dessus celui de la cataracte. Les troupes furent bientôt mises en marche, et l’on fit un mouvement pour soutenir la division qui était déjà engagée. La nuit était tombée avant que la réserve et les troupes irrégulières eussent atteint le pied de Lundy’s-Lane, chemin qui, s’éloignant de la rivière, passe sur une éminence de forme conique, à peu de distance de la grande route conduisant au Niagara. Le sommet de cette hauteur était couronné par une batterie anglaise, et dans la plaine au-dessous étaient les restes de cette intrépide brigade écossaise qui avait longtemps soutenu un combat inégal avec une bravoure distinguée. On lui opposa une nouvelle ligne, et une brigade américaine fut chargée de gravir la montagne parallèlement à la route. Cette colonne prit les Anglais en flanc, et les attaquant à la baïonnette, elle s’empara de la batterie. Les Américains furent joints aussitôt par leurs camarades, et l’ennemi fut débusqué de la hauteur. Mais le général anglais recevait des renforts à chaque instant, et ses troupes étaient trop braves pour céder si facilement la victoire. Les Anglais firent plusieurs charges sanglantes pour se remettre en possession de leur batterie ; mais ils furent toujours repoussés avec perte.

Dans la dernière de ces charges, l’ardeur du jeune capitaine dont nous avons parlé l’entraîna à quelque distance en avant avec sa compagnie pour disperser un peloton ennemi qui tenait encore ferme. Il réussit dans son entreprise ; mais en rejoignant la ligne, il s’aperçut que son lieutenant n’était pas à la place qu’il aurait dû occuper. Peu de temps après cette charge, qui termina le combat, des ordres furent donnés aux troupes dispersées de retourner au camp. Les Anglais avaient abandonné le champ de bataille, et l’on se disposa à relever les blessés qui pouvaient être transportés. En ce moment Wharton Dunwoodie, inquiet pour son ami et pressé par son affection, saisit une torche, et se faisant suivre par deux soldats, alla le chercher dans l’endroit où il supposait qu’il avait pu tomber. Il trouva Mason assis sur le revers de la montagne, ayant l’air fort calme, mais ne pouvant marcher parce qu’il avait une jambe cassée. Dunwoodie l’aperçut, courut à lui, et s’écria :

— Ah ! mon cher Tom ! je savais que c’était vous que je trouverais le plus près de l’ennemi !

— Doucement, doucement, dit Mason ; touchez-moi avec précaution. Non, il y a un pauvre diable qui en est encore plus près que moi, et je ne sais qui ce peut être. Je l’ai vu sortir du milieu de notre fumée, près de mon peloton, pour faire un prisonnier, ou je ne sais pourquoi ; mais il n’en est pas revenu… Tenez, le voilà étendu sur ce tertre. Je lui ai parlé plusieurs fois, mais je crois qu’il ne peut plus répondre.

Dunwoodie s’approcha de l’endroit indiqué, et à sa grande surprise il reconnut l’étranger qu’il avait vu cette même soirée.

— C’est le vieillard qui a connu ma mère s’écria-t-il. Il n’existe plus ; mais pour l’amour d’elle il aura une sépulture honorable. Qu’on le relève et qu’on l’emporte. Ses restes reposeront sur son sol natal.

On obéit à ses ordres. Le vieillard était étendu sur le dos, le visage exposé à la clarté de la torche. Ses yeux étaient fermés comme s’il eût sommeillé. Ses lèvres flétries par les années semblaient entrouvertes par un dernier sourire. À côté de lui était un mousquet. Ses deux mains étaient pressées sur sa poitrine, et l’une d’elles tenait quelque chose qui brillait comme de l’argent. Dunwoodie se courba sur lui, lui écarta les mains, et vit le passage par où la balle avait pénétré dans son cœur. L’objet de sa dernière sollicitude était une petite boîte d’étain à travers laquelle la balle fatale avait passé, et les derniers moments du mourant devaient avoir été employés à la tirer de son sein. Dunwoodie l’ouvrit, y trouva un papier, et y fut à son grand étonnement ce qui suit :


« Des raisons politiques de haute importance, et qui intéressaient la fortune et la vie de plusieurs personnes, ont obligé de garder secret jusqu’à présent ce qui va être maintenant révélé. Harvey Birch a toujours été un serviteur fidèle et désintéressé de sa patrie. Puisse Dieu lui accorder la récompense qu’il n’a pas reçue des hommes !

« George Washington. »


C’était l’espion du Territoire-Neutre… il mourut comme il avait vécu, dévoué à sa patrie et martyr de la liberté.


fin de l’espion.