L’ESPAGNE
EN 1835.

ii.

TOLÈDE.


Le parvis de la cathédrale de Tolède est une place longue, irrégulière, raboteuse, vestibule indigne d’un si noble monument. Cette place, ou plutôt cette rue, est d’ordinaire déserte et silencieuse. Ce n’est pas de ce côté qu’on entre à l’église, et l’herbe y croît tout à son aise, sans être seulement courbée par le pied des fidèles. La nuit, elle est plongée en des ténèbres profondes. Ce soir là, par miracle, le 15 décembre, elle était bruyante et populeuse ; un grand feu d’artifice brûlait au milieu, inondant de clartés inaccoutumées la place et les édifices qui la ceignent. Les chandelles romaines s’élançaient en fusées éblouissantes ; on eût dit des serpens de feu assiégeant les murs noirs de la cathédrale. Arrivées au ciel, elles en redescendaient en pluie d’étoiles, et les enfans se disputaient avec des cris de joie les cannes de papier, qui retombaient, encore embrasées, sur la tête des spectateurs. D’autres clameurs se mêlaient à la voix des enfans ; les cris de Viva la reyna ! Viva la libertad ! suivaient dans l’espace les jets lumineux ; l’hymne de Riégo éclatait dans la foule, et le chant révolutionnaire de la Tragala, qui est la Carmagnole de l’Espagne, comme l’hymne de Riégo en est la Marseillaise, faisait çà et là quelques percées insurrectionnelles.

De quoi donc s’agissait-il ? Pourquoi ces rassemblemens profanes aux parvis du temple, ces cris séditieux jetés en défi aux saints échos des autels ? On avait, le jour même, publié à Tolède la loi des cortès qui déclarait rebelle et traître à la patrie l’infant don Carlos, annulait tous ses titres au trône, et l’excluait à jamais, lui et les siens, du territoire espagnol. Or, le feu d’artifice officiel était destiné à témoigner de la joie publique, ou à la provoquer, au besoin, si elle ne se manifestait pas avec une spontanéité suffisamment énergique. Il faut dire, pour être vrai, que la précaution n’avait pas été inutile : l’enthousiasme était fort tiède. Tolède est la ville la plus carliste de toute l’Espagne, et cela doit être, car Tolède est une ville toute sacerdotale. L’arrêt de proscription n’y éveillait que des sympathies fort équivoques. On pensait, et en cela peut-être n’avait-on pas tort, qu’une fois la guerre engagée et les armées en présence, il est au moins puéril à un camp de proscrire l’autre ; c’est trop tard ou trop tôt : il ne s’agit plus de combattre sur le papier, il faut vaincre par l’épée.

Le feu d’artifice n’en décochait pas moins au ciel ses fusées sifflantes comme des flèches, et les tournoyans soleils projetaient sur la place des reflets fantastiques. Les murailles grises se teignaient de lueurs rougeâtres, et l’ombre des assistans s’y dessinait sous toutes les formes. Trop haut pour être atteint par les clartés d’en bas, le clocher dominait le tableau de sa masse noire et immobile. La foule était peu nombreuse, mais pittoresquement groupée ; tantôt éclairée, tantôt dans l’ombre, elle passait par toutes les teintes, par toutes les gradations de la lumière. Nonchalamment appuyés contre l’église, quelques hommes en manteaux représentaient seuls le peuple à la fête ; encore s’y intéressaient-ils peu ; leur attitude froide et dédaigneuse disait assez que la curiosité seule les attirait là. Ils n’avaient pas l’air de prendre la chose au sérieux ; on voyait sur leurs lèvres ce sourire indéfinissable qu’a le peuple espagnol quand il croit qu’on se moque de lui, et que Cervantès a stéréotypé en traits indélébiles sur la face classique de Sancho Pança.

Les rois du lieu étaient les étudians ; ils étaient en force et faisaient la loi. L’étudiant espagnol est aujourd’hui ce qu’il était au xvie siècle : mêmes mœurs, même misère. J’ai fait l’aumône à plus d’un sur les grandes routes, et j’en ai eu pour criado dans plus d’une ville. Le costume est en tout conforme à la tradition. C’est toujours le haut chapeau plat sans ailes, comme le claque d’Arlequin, et le manteau noir drapé à l’antique. Ce manteau, qui ne se dépose jamais, semble former à lui seul tout le vêtement, et il cache des mystères qu’il serait imprudent de vouloir pénétrer, car le désordre et la saleté sont les statuts fondamentaux de l’ordre universitaire. Un estudiante dont le claque n’est pas déchiré et le manteau en guenilles n’est pas digne de prendre place au sein de la docte confrérie.

Ainsi enharnachés, les fougueux étalons des quatre facultés avaient rompu leur chaîne et s’étaient précipités sur la place publique. Ils s’y comportaient en maîtres, et couvraient de leurs clameurs patriotiques la détonation des grenades et les pétards de l’artificier. Ce sont eux qui entonnaient l’hymne de Riégo ; la Tragala partait de leurs rangs, et ils ne manquaient jamais d’ajouter au cri officiel de Viva la reyña ! le cri suspect de Viva la niña ! Or, ceci est un calembour : niña est le féminin de niño, qui veut dire enfant et peut s’appliquer à la petite reine Isabelle ; mais le mot est à double entente, et dans le vocabulaire cabalistique des exaltados, Viva la niña ! veut dire Vive la Constitution de 1812 ! Attaquant de l’œil et du geste les mantilles coquettes qui sillonnaient mystérieusement la place, les don Juan de carrefour attachaient un troisième sens, mais un sens galant, au mot séditieux, et du même coup qu’elle ébranlait la monarchie, la voix des hardis tribuns allait troubler dans la foule la vertu des manolas[1].

La place de la cathédrale est fermée, d’un côté, par un palais orné de colonnes légères et percé d’élégantes arcades ; la terrasse qui le couronne est défendue par une balustrade de pierre d’un effet charmant, et la grace harmonieuse de l’édifice reporte aux derniers beaux jours de l’architecture espagnole ; ce palais est l’Hôtel-de-Ville, Casa del Ayuntamiento. J’ai été frappé de la leçon donnée en vers aux magistrats qui vont traiter des affaires de la cité dans le sanctuaire municipal ; elle est placée au milieu de l’escalier de manière à n’échapper à personne, et malgré le concetto tout-à-fait castillan qui la termine, elle pourrait être écrite avec profit au seuil de plusieurs de nos administrations publiques. Qu’on me permette de la citer :


Nobles discretos varones
Que Gobernais à Toledo,
En aquestos escalones,
Desechad las aficiones,
Codicias, amor y miedo.
Por los commues provechos
Dexad los particulares :
Pues vos fizo Dios pilares
De tan altisimos techos
Stad firmes y derechos
[2].


Je ne sais si les magistrats de Tolède méditent bien assiduement la leçon du poète ; mais, ce soir-là, ils étaient réunis en grande pompe sur le balcon, et présidaient à la cérémonie avec la gravité de sénateurs romains sur leur chaise curule. Leur présence n’empêchait pas la turbulente Tragala ni les calembours factieux d’ébranler les échos de la basilique.

L’Ayuntamiento était illuminé du haut en bas, mais à côté de lui était un palais sombre, silencieux, dont toutes les croisées étaient si hermétiquement closes, qu’on aurait pu le prendre pour une maison abandonnée, ou pour une maison de deuil ; ce palais mystérieux était l’archevêché, édifice imposant par sa grandeur et remarquable seulement par son architecture simple et austère. L’éclat mondain du palais voisin faisait ressortir sa sévère obscurité ; et rougies par les reflets du feu d’artifice, les statues saintes dont le seuil est gardé, semblaient en défendre l’entrée aux joies profanes du dehors. On eût dit des ombres à la porte d’un tombeau. Le contraste était frappant ; mais ici le contraste n’était pas seulement dans les apparences, il était dans le fond des choses ; au sein de ce palais muet, l’archevêque protestait par son silence contre ces bruyantes acclamations.

L’archevêque de Tolède est primat des Espagnes et des Indes ; investi de la première dignité ecclésiastique de la monarchie, il est le mandataire direct du pape, et à ce titre, il joue un personnage important dans l’histoire de la Péninsule ; cette mitre illustre, portée par tant de glorieuses têtes et par la plus glorieuse de toutes, le cardinal Ximenès, l’était alors par un vieillard infirme, octogénaire, vivante image du catholicisme espagnol, qui achève, en ce moment, au milieu des tempêtes civiles, une des phases critiques de sa destinée. Héritier du titre de Ximenès et comme lui prince de l’église, le moderne archevêque n’a point hérité de son génie non plus que de l’autorité de ses prédécesseurs : on vit plus d’une fois ces fiers prélats rendre le ciel solidaire de leur querelle, et, brandissant leur crosse vindicative, mettre le royaume en interdit pour une injure personnelle ; mais ces jours ne sont plus, le vent d’en haut s’est détourné, il enfle aujourd’hui d’autres voiles ; retranché dans son tabernacle désert, le gardien des traditions immobilisées s’enveloppe dans les plis de sa pourpre et répond aux affirmations du siècle par le silence boudeur des vaincus. Voilà ce que disait à ceux qui savaient l’entendre ce palais morne et silencieux, et cette muette leçon de philosophie historique revêtait un caractère d’autant plus concluant et plus solennel, que ce spectacle était donné au monde par la ville la plus catholique du plus catholique des empires européens.

Cependant les fusées étaient consumées, le feu d’artifice avait épuisé ses dernières merveilles pour faire place à une assez maigre illumination. Des bouts de chandelles enfermés dans des cornets de papier de couleur en formaient le plus noble ornement ; rangés comme des pots de fleur sur les corniches de la cathédrale, ils nuançaient les ténèbres de toutes les teintes de l’arc-en-ciel. Indigné que son église servît à une telle profanation, le clergé niait imperturbablement que l’illumination eût pour objet la proscription de son champion don Carlos ; c’était, selon lui, en l’honneur de je ne sais plus quelle bulle venue de Rome.

Enfin, le supplice de l’archevêque cessa ; toute cette foule bruyante, instrument de sa torture, s’écoula peu à peu, la place resta vide ; bientôt soufflées par le vent et par l’économie intéressée des sacristains, les lanternes s’éteignirent une à une, et la ville rentra dans l’ombre et dans le silence. Alors seulement je trouvai la Tolède que j’étais venu chercher, la Tolède du moyen-âge. De toutes les villes de la Péninsule, l’ancienne capitale des Espagnes est la plus semblable à elle-même, celle que le cours des temps a le moins modifiée. Les siècles ont passé sur elle sans presque l’effleurer de leur aile ; elle s’est conservée pure d’alliage étranger, elle a maintenu, avec une opiniâtreté singulière son individualité native. C’est une monnaie bien frappée dont le coin a encore tout son relief, et elle ne paraît pas disposée à le perdre de longtemps. Tolède est bâtie sur une montagne de granit au pied de laquelle coule le Tage ; les maisons descendent jusqu’au fleuve ; elles sont de briques et jetées les unes sur les autres sans ordre, sans plan ; les rues, percées au hasard, s’en vont comme elles peuvent, décrivant mille sinuosités où il est impossible de s’orienter ; elles sont si étroites, qu’on peut aisément se donner la main d’une maison à l’autre, et si escarpées, que la Sierra-Morena n’a pas de plus rudes sentiers ; on a bien poussé le luxe jusqu’à les paver, mais si mal et de cailloux si inégaux, si aigus, qu’il faudrait, pour y marcher sans péril et sans douleur chausser, en franchissant la porte, les alpargatas montagnardes ; un seul de ces sentiers tortueux décorés du nom de rues est accessible aux carrosses, mais comme il n’y en a qu’un dans toute la ville (et quel carrosse !), celui de monseigneur l’archevêque, la privation est peu sentie. En revanche, les rues sont encombrées d’ânes auxquels on est obligé de disputer le passage à chaque instant, ce qui n’est pas un petit labeur dans ces étroits défilés ; comme la ville n’a pas une seule fontaine, on est obligé d’aller puiser l’eau au Tage ; flanqués de deux amphores de terre à large ventre, ce sont les ânes qui font l’office de porteurs d’eau, et qui s’en vont dispensant de porte en porte l’onde rare et coûteuse. Les distributeurs d’eau lustrale n’y mettaient pas plus de solennité.

Une seule rue est un peu fréquentée, grâce aux deux rangs de boutiques qui la bordent, c’est la rue des négocians ; elle aboutit au Zocodover, place du Marché[3] ; mais, à l’exception de cette rue unique, toutes les autres sont désertes et l’herbe y croît. Je me rappelle avoir fait sentinelle une heure entière dans l’une des plus larges et des plus apparentes ; or, durant toute cette longue heure, il ne passa personne ; seulement, une mule de boulanger, chargée de pains, gravissait lentement la côte en s’arrêtant d’instinct devant chaque porte. Le mozo (garçon) donnait un coup de marteau, la porte s’ouvrait d’elle-même, une servante venait prendre sa ration en silence, puis la maison se refermait, et, les verrous tirés, on n’entendait plus que le pas lent et monotone de la mule. C’était pourtant en plein jour ; je n’ai jamais rien vu de plus triste ; on eût dit une ville assiégée par la peste.

La seule distraction qu’on ait en vaguant dans les rues, est la vue clandestine de quelque femme embusquée derrière son mirador, et dont la prunelle ardente mesure en rêvant ce désert inflexible. Encore cette distraction est-elle rare, et quand elle manque, on en est réduit aux milagros peints en vert (le vert est la couleur de l’inquisition) dont les maisons sont décorées ; presque tous portent la tragique formule : Aqui mataron a fulano… — Ici fut tué un tel… Priez pour lui. Répétées de minute en minute, ces funèbres complaintes ne laissent pas que de préoccuper les esprits, surtout quand la nuit tombe sur ces carrefours meurtriers. Alors, si quelque homme embossé dans son manteau se glisse mystérieusement le long des murailles, nul doute que ce ne soit un assassin ; à son approche, le sang fait un tour de plus dans les veines mais l’homme passe, on se rassure, pour retomber, à trois pas de là, dans les mêmes perplexités.

Aussi bien, les criminels ne sont-ils pas si soigneusement gardés qu’ils ne puissent, fort à leur aise, dresser des piéges aux passans. Une petite aventure qui m’arriva à l’Alcazar n’était pas de nature à me rassurer durant mes expéditions nocturnes. L’Alcazar (en arabe, château) est l’ancien palais des rois Maures ; il l’avait été précédemment des rois goths ; Charles-Quint en fit une forteresse sous laquelle on creusa des écuries capables de contenir cinq mille chevaux, ce qui, en espagnol, veut dire cinq cents ; ces écuries sont de vastes souterrains éclairés de loin en loin par quelque haut soupirail, c’est-à-dire qu’ils sont plongés dans une obscurité presque complète. Passant un soir devant ces cryptes mystérieuses, je m’y arrêtai ; un groupe d’hommes de mauvaise mine en gardait la porte ; un d’eux chantait des coplitas sur la guitare, les autres l’écoutaient en fumant.

J’entre, un des auditeurs se détache de la troupe pour m’escorter ; je m’engage avec lui dans ces domaines de la nuit et du silence, véritables catacombes, tant l’aspect en est sévère et grandiose. Je marche quelque temps dans l’ombre sous la garde de mon guide inconnu, et j’arrive ainsi dans une espèce de cuisine obscure, comme le reste, et pleine de fumée. Un grand feu brûlait au milieu, et sur ce feu vraiment infernal, une vaste chaudière était suspendue par une crémaillière de bois ; une douzaine d’hommes, les uns en manteaux, les autres en guenilles, étaient rassemblés autour de cet âtre inattendu ; jamais physionomies plus suspectes ne m’étaient apparues dans un lieu moins rassurant ; accroupis sur leurs talons ou couchés sur le flanc, ils étaient là, fumant et se chauffant en silence ; quelques-uns jouaient au montè avec des quartos. La flamme jetait sur ces sombres visages des reflets cuivrés qui les rendaient encore plus sinistres, et je pus me demander un instant si j’étais sur la terre des vivans ou dans le royaume des ombres, et si je ne serais point tombé au milieu du sabbat. Dante, en sa cité dolente, n’eut jamais de vision plus étrange. À mon approche, les spectres se levèrent, ils m’entourèrent comme ces ames curieuses qui se pressaient autour du banni florentin, et ils jetaient sur moi des regards où la convoitise se mariait à l’étonnement. J’eus alors un accès d’inquiétude, et me tournant vers mon guide : — « Me direz-vous, enfin, lui demandai-je, où je suis et qui sont ces hommes ?

Somos algunos presidiarios… Nous sommes des galériens, » — me répondit-il du ton le plus naturel, et lui-même étonné de ma surprise.

C’étaient en effet des voleurs et des assassins condamnés aux galères, et qui faisaient leur temps dans ces souterrains qui servent aujourd’hui de bagne. La révélation n’était pas agréable ; j’étais peu flatté de me trouver seul dans une pareille compagnie, peu rassuré surtout d’être à la merci de ces malandrins ; ils m’auraient dépouillé sur place et même tué, qu’il n’en eût pas été davantage ; le mystère du crime eût pu demeurer enseveli dans ces solitudes ténébreuses. Toutefois, si l’idée leur en vint, je ne leur laissai pas le temps de l’exécution, et je battis en retraite, accompagné toujours de mon guide officieux. Il me dit être une ancienne clarinette de la garde royale ; arrêté comme carliste, il aurait été, à l’entendre, condamné pour opinion ; mais c’était leur prétention à tous ; il n’y en avait pas un qui ne fût une victime des orages civils, un martyr de ses convictions. Comme je sortais de ce repaire, une bande y rentrait sous la garde d’un alguazil, qui avait plus mauvaise façon qu’eux tous ; ceux-là, armés de pelles et de pioches, revenaient de travailler aux chemins, — chemins qui, par parenthèse, n’existent pas, car il n’y a pas même de route ouverte entre Tolède et Madrid ; la diligence passe à travers champs, et un attelage de douze mules est à peine suffisant pour la tirer, l’hiver, des inextricables boues des jachères. — Quand je fus rendu au grand jour ou plutôt au grand air, car il faisait nuit, un alguazil en haillons, un de ceux-là même qui étaient commis à la garde des forçats, s’approcha de moi et m’offrit ses civilités ; je compris qu’il s’agissait de la propina classique, je lui glissai la peseta en lui faisant remarquer qu’il était un berger bien peu soigneux et qu’il ne dépendait que de ses brebis de s’échapper du bercail selon leur bon plaisir. — « Cela ne s’est jamais vu sous mon administration, répondit-il d’un air magistral, j’ai l’œil sur eux. » — Or, il mentait évidemment, car il avait l’œil sur ma piécette, et la serrant dans sa poche, il eut l’air de la trouver de meilleur aloi que mon observation.

Malgré ces périls, et beaucoup d’autres dont les nuits de Tolède sont semées, il vaut la peine de les affronter. Je ne sais rien de plus poétique qu’une promenade nocturne à travers le dédale des rues ; il est inutile de dire, car on le devine, que l’innovation des réverbères n’a pas pénétré jusque-là ; heureux les carrefours qui ont des madones dans leurs niches, pourvu toutefois que les dévots aient soin d’entretenir d’huile les lampes de leur céleste patrone, et que le sereno (guet) ne la vole pas pour son usage. Aux lieux où ces trois conditions se trouvent réunies, et là seulement, on peut espérer de voir à se conduire ; mais n’y vît-on pas du tout, il faudrait encore tenter l’aventure ; une excursion nocturne dans le cœur de Tolède est une excursion en plein moyen-âge, et rien n’est plus propre à initier à la vie intérieure de nos pères ; on la comprend là d’intuition ; on la respire pour ainsi dire, on s’en pénètre, et pas un livre, pas une chronique n’en sauraient donner une idée aussi complète, un sentiment aussi vif.

Ces lourdes portes, si scrupuleusement verrouillées, redoutent encore les surprises violentes et les hostilités audacieuses d’une maison rivale ; ces balcons de fer attendent l’échelle de soie qu’y attacha la main blanche des jeunes filles ; et là-bas, au bout de cette longue rue tortueuse, ne voyez-vous pas poindre une compagnie d’hommes d’armes qui partent l’armet au front, la lance au poing, pour quelque mystérieuse expédition ? Voici, plus près de nous, les familiers du saint-office qui viennent enlever un juif relaps dans cette maison basse et suspecte, et la Sainte-Hermandad, qui épie pour en faire justice quelque insolent chevalier de Saint-Jacques dont les mœurs dissolues et oppressives déshonorent l’ordre et violentent les fidèles sujets du roi… Chut ! la cloche des couvens sonne l’office, la lourde horloge de la cathédrale retentit sourdement sous les pas du temps ; puis tout se tait, et le silence n’est plus troublé que par le dernier soupir d’une guitare dont la voix expire au loin, ou le chant monotone et tendre d’une jeune mère qui endort son nouveau-né. Il y a tout cela dans les nuits de Tolède, et bien d’autres souvenirs, bien d’autres émotions, car ces nuits sont longues ; dès que les premières ombres sont descendues sur les places, chacun rentre sous son toit, toutes les portes se ferment, la vie cesse sur tous les points à la fois comme par enchantement, le génie de la solitude s’empare de la cité ténébreuse pour ne lâcher sa proie qu’au matin.

Si la nuit a ses prestiges, le jour aussi a les siens ; Tolède doit à sa situation une inépuisable richesse de sites et de vues. La montagne escarpée dont elle couvre les flancs et la crête, est séparée par le Tage d’une autre montagne non moins escarpée, mais nue, déserte, abandonnée à la stérilité et tombant à pic dans le fleuve. Un petit ermitage, la Virgen del Valle, est égaré au sommet ; mais, bâti au milieu des rochers, il s’en détache à peine, et se confond avec eux : des troupeaux de chèvres sauvages errent à l’entour, et presque aussi sauvage qu’elles, le pâtre, vêtu de peaux, apporte au seuil de la ville les mœurs de la sierra. Ces contrastes sont piquans, mais ce sont les vues surtout qui captivent ; quoique borné, le spectacle est varié ; les masses granitiques dont la montagne est formée s’adoucissent au-dessus du pont Saint-Martin, et des villas appelées dans le pays cigarrales étendent sur la pierre nue et grisâtre de frais tapis de verdure ; c’est le seul point champêtre du paysage, tout le reste est sec et dépouillé ; la ville n’a pas un jardin dans son enceinte, pas un arbre, et la montagne opposée n’en a pas davantage. La variété naît des mouvemens du sol et des anfractuosités du rocher ; les perspectives sont courtes, mais frappantes : tantôt l’œil plonge sur le Tage qui serpente en méandres verdâtres entre les deux collines ; tantôt la ville apparaît hérissée de ses innombrables clochers, puis le rideau retombe, et enfermé dans une gorge déserte et muette, on pourrait se croire tout d’un coup transporté dans quelque solitude primitive. Ces brusques alternatives ont un grand charme, elles impriment à ce paysage austère et mélancolique un singulier cachet d’originalité.

Si l’on veut prendre la ville pour point de départ, c’est à l’Alcazar qu’il faut monter ; bâti au lieu le plus éminent de la cité, il en est le belvéder naturel ; l’œil la saisit de là par toutes ses faces ; d’un côté on la domine à vol d’oiseau, de l’autre on la prend en flanc. C’est vue ainsi, de profil, qu’elle est le plus pittoresque, car du même regard on embrasse elle d’abord, puis le fleuve et ses deux ponts, la montagne de la Virgen avec ses roches brisées et bouleversées, comme si la main des fabuleux Titans eût tenté de s’en faire un marchepied vers le ciel. Les cigarrales couronnent le tableau d’un bandeau d’oliviers.

L’Alcazar lui-même est un monument grandiose, quoique à demi ruiné ; incendié au siècle dernier par les troupes portugaises, il ne s’est jamais relevé entièrement de ses décombres ; l’intérieur est inhabitable, mais la coque extérieure est intacte ; c’est un édifice rectiligne d’une simplicité tout-à-fait bramantesque ; la sévère ligne vitruvienne y triomphe dans toute sa majesté. L’escalier est magnifique et la colonnade de la cour digne de lui servir de vestibule ; les colonnes sont de granit, taillées d’un seul bloc, et hautes de vingt pieds. Du reste, ce luxe de granit est commun à tous les édifices de Tolède ; colonnes ou pilastres, il affecte toutes les formes et orne toutes les cours, celles même des plus humbles maisons. Il règne dans les édifices publics de Tolède une variété de style attachante ; passant de l’un à l’autre, on peut faire un cours complet d’architecture ; chaque école, chaque siècle a là son modèle, depuis le rococo du xviiie siècle et le grec bâtard du xixe jusqu’au goth pur et au romain, en passant par le vitruvien restauré de l’Alcazar, par la renaissance et le moresque. La renaissance est représentée par un bijou qu’on voudrait mettre sous verre, comme le célèbre Campanile du Giotto ; c’est l’Hospice des enfans trouvés, Casa de los niños expositos. La façade est de marbre blanc et d’une grace parfaite, mais l’escalier surtout, quoique mal tenu et mutilé, est un chef-d’œuvre d’élégance et de bon goût ; le cloître rivalise avec lui de délicatesse et de légèreté. À l’autre extrémité de la ville est un monument non moins précieux à étudier, pour l’histoire de l’art ; c’est l’église de Saint-Jean-des-Rois, San-Juan-de-los-Reyes. Bâtie en ex-voto par le roi Ferdinand et la reine Isabelle, quelque temps avant la conquête de Grenade, c’est-à-dire dans les quinze ou vingt dernières années du xve siècle, elle marque le point fixe où l’art gothique abdique aux mains de la renaissance ; la fusion des deux styles est sensible surtout dans le cloître attenant à l’église ; sans être tout-à-fait encore le nouveau mode, ce n’est pourtant déjà plus l’ancien ; l’ogive règne bien encore, mais la ligne s’arrondit et aspire au cercle ; on assiste à la transformation, on la voit s’opérer insensiblement, et ce passage lent et graduel est plein d’intérêt. Pris en lui-même, le cloître est d’un travail exquis ; malheureusement il est à demi ruiné, mais les outrages du temps et le vandalisme des hommes ont respecté des détails dignes d’une éternelle admiration. L’extérieur de l’église offre les mêmes caractères, malgré les honteuses mutilations qu’elle a souffertes, et les additions barbares qu’on lui a imposées. Les chaînes suspendues tout autour sont les fers des captifs chrétiens trouvés lors de la conquête de Grenade dans les prisons de l’Infidèle.

L’Infidèle, lui aussi, a laissé sa pensée et son œuvre au sein de la cité chrétienne ; la Porte du Soleil est là telle qu’il l’a bâtie avec ses arabesques et son arc en trois quarts de cercle ; du reste, la courbure sacramentelle de la ligne moresque se retrouve en mille lieux ; plus d’un minaret a été transformé en clocher, et la petite église de Saint-Roman n’est elle-même qu’une ancienne mosquée convertie telle quelle en temple chrétien ; elle n’a fait que changer de Dieu, elle n’a pas changé de forme. Il n’est pas jusqu’aux Juifs, qui n’aient payé leur tribut à la grande galerie architecturale de Tolède ; j’y connais pour ma part deux synagogues christianisées : l’une s’appelle aujourd’hui l’église del Transito, l’autre est Santa-Maria-la-Blanca ; malgré leur changement de culte, la figure primitive, qui est un carré long, a été conservée intacte, ainsi que les inscriptions hébraïques qui décorent le pourtour intérieur.

Quant aux Romains, on voit d’eux, près du pont d’Alcantara, un débris d’aqueduc où leur grandeur est empreinte, et l’on reconnaît encore, sous les remparts, la place d’un cirque dont l’intolérance du moyen-âge avait fait un bûcher pour les Juifs ; de là son nom actuel de brasero. Et, pour ce qui est de l’architecture gothe, — qu’il ne faut pas confondre avec l’architecture gothique, — les traces en sont visibles en plus d’un lieu ; cependant elles sont rares, et il faut les chercher. Quelques lourds et courts pilastres, et aussi quelques tombeaux, attestent encore çà et là la force sans grâce qui en était le caractère principal. Il est à regretter que la destruction n’ait pas épargné de plus amples monumens de ces premiers jours de la monarchie ; ce n’est pas l’époque la moins glorieuse de Tolède, car alors déjà elle était le siége des rois et la capitale de l’empire. Le premier concile s’y célébra en 589, et il s’en célébra depuis beaucoup d’autres. Concile voulait dire alors ce qu’on a plus tard appelé cortès ou états-généraux ; c’étaient des assemblées nationales où l’on traitait les affaires de l’état. Elles ne furent d’abord composées que des prélats et des grands, et ne s’ouvrirent guère pour les communes que vers le treizième siècle. Leurs attributions supposaient la souveraineté, leurs droits en ressortaient directement. On les voit, dès l’origine, élire et déposer les rois, ainsi que cela arriva en 680, alors que Vamba, déclaré par le concile inhabile au trône après un règne glorieux, fut remplacé par Ervige. Les statues de ces vieux rois goths sont dispersées devant l’Alcazar et aux portes de la ville ; à la vue de ces marbres muets, je me reportais avec un attrait singulier vers ces premiers jours ; je me plaisais à suivre la pensée nationale dans ses premiers efforts ; j’aimais à l’entendre bégayer, pour la première fois, ces mots enivrans de droit, de liberté, et ces tâtonnemens encore si vagues, si confus, de la science politique m’inspiraient un intérêt si profond, une sympathie si vive, que j’en étais surpris moi-même.

Le retour des morts aux vivans est assez triste, et les enfans semblent bien tièdes et bien pâles auprès d’aïeux si vigoureusement trempés ; engourdis dans les abjections de la matière, chargés des fers honteux d’un égoïsme rapace, effréné, ils ont perdu le sens des grandes choses ; ils ont laissé volontairement s’éteindre les sacrés flambeaux de l’intelligence, et se complaisaient dans les ténèbres qu’ils se sont créées, ils dorment d’un lâche sommeil sur le tombeau des forts. Espagne ! Espagne ! vieille terre des résistances héroïques et des indomptables fanatismes, ne te réveilleras-tu donc plus ? Persisteras-tu longtemps encore dans tes léthargiques langueurs ? Est-ce que le laborieux sillon creusé par tes ancêtres serait ta fosse mortuaire, le sépulcre de ta gloire et de ta vertu ? Le long et rude apprentissage de tant de siècles serait-il perdu pour toi ? Serais-tu tombée au-dessous des Goths et des Maures, et n’as-tu provoqué l’attention du monde que pour en devenir la risée ? Les nations ont l’œil ouvert sur toi, mais prends garde, elles ont d’autres soins que de te regarder ainsi tournoyer sur toi-même sans faire un pas décisif, sans te rallier à la grande phalange humaine ; prends garde qu’elles ne se lassent de t’attendre, et que, perdant enfin patience, elles ne te jettent à la face, en se détournant de toi, l’anathème insultant que plus d’une a déjà sur les lèvres ! Malheur à toi, si tu les trompes ! malheur ! car alors les vaines fumées de l’orgueil impuissant dont tu t’enivres et qui t’aveuglent, ne te sauveraient pas du mépris des peuples et des calamités sans nombre dont la Providence punirait ta défection.

Agité de ces regrets et de ces inquiétudes, j’allais de rue en rue sans lire sur le visage d’aucun passant une réponse satisfaisante à mes questions muettes ; je ne voyais partout, au contraire, que de nouveaux sujets de doute ; rien ne m’annonçait qu’il y eût des ames dans ces corps que je coudoyais. Je me retrouvais devant la cathédrale, j’y entrai. Siége du primat des Espagnes, la basilique tolédane est, pour la Péninsule, ce que Saint-Pierre de Rome, siége du chef suprême de l’église, est pour la chrétienté ; mais la similitude est toute morale, l’architecture des deux temples est sans analogie ; la cathédrale de Tolède est du plus pur gothique indigène ; c’est un édifice majestueux, quoique tout soit disposé pour en détruire l’effet ; le premier mal est qu’on n’en peut embrasser l’ensemble d’aucun côté, tant il est profondément encaissé dans le cloaque des rues et serré de près par les maisons voisines ; mais ce malheur de position n’est pas le seul qu’on ait à déplorer, on a pris à tâche de gâter le monument lui-même : non content de l’avoir flanqué d’une espèce de coupole lourde et massive qui l’écrase, on a eu la magnifique idée, pour que le bariolage fût plus complet, d’affubler une des entrées latérales d’un portique grec. Autant valait mettre une porte gothique au Parthénon.

L’intérieur n’a pas été plus respecté que l’extérieur, et là, le crime est moins pardonnable encore ; comme si ce n’était pas assez d’avoir rapetissé le vase et détruit l’effet grandiose de la nef en plaçant au milieu, selon la mauvaise coutume du clergé espagnol, le chœur et le maître-autel, on a surchargé le maître-autel d’une épouvantable machine, barbare et confus entassement de marbres de toutes couleurs, monstrum horrendum, ingens, conçu dans une nuit de cauchemar et enfanté dans un jour de démence ; ce honteux bâtard du xviiie siècle qui n’a pas de nom dans la langue du goût, qui n’en saurait avoir, s’appelle là le Transparent, et les desservans du lieu le signalent à l’étranger comme l’inimitable merveille de la basilique. Comment ne serait-ce pas un chef-d’œuvre ? Il a coûté au chapitre deux cent mille ducats. Toutefois, la nef est imposante encore ; sa grandeur et sa majesté triomphent des souillures dont on l’a profanée ; mille beautés de détail rachètent les turpitudes du moderne goût clérical. Le chœur est certainement l’un des plus beaux de l’Europe ; les sculptures en bois dont il est décoré sont d’une délicatesse, d’une pureté, qui ne sauraient être dépassées ; elles sont l’ouvrage d’Alonzo Berruguete, un artiste espagnol qui fut élève de Michel-Ange, et qui rapporta dans sa patrie la manière fière et les lignes sévères du maître, avec un génie plus souple et plus sensible à la grace. C’est lui aussi qui a sculpté en bronze la porte des Lions, la plus belle du temple ; mais son chef-d’œuvre est ce chœur inimitable ; sa puissance se manifeste là dans toute sa force, il passe là avec une admirable facilité du sublime idéal des grands sujets évangéliques au style familier des grotesques, cet élément singulier qui se retrouve dans tous les ouvrages du moyen-âge, même les plus sérieux.

Il faudrait tout un volume pour énumérer les trésors ensevelis dans cette immense église ; c’est un gouffre insatiable où se sont englouties les richesses de Tolède et non-seulement ses richesses, mais sa puissance, sa gloire et sa virilité. L’autel a tout dévoré ; l’archevêque, à lui seul, absorbait, chaque année, un million de piastres (cinq millions de francs), et chacun de ses chanoines jouissait de soixante mille livres de rente. C’était bien certainement le chapitre le plus riche de la chrétienté, et il l’est encore, quoique la marée ait baissé. Plus de la moitié de la ville lui appartient en propriété ; sur deux maisons, une est à lui et porte le nom du propriétaire, el Cabildo, tracé en bleu sur une plaque de faïence incrustée au frontispice. Les capitaux morts, enfouis dans l’écrin de la Vierge dite du Sagrario, sont inappréciables ; sa robe de cérémonie seule vaut des millions ; elle est toute brodée en perles fines, — et quelques-unes sont énormes, — sur un tissu d’or ; il est vrai qu’elle est de fabrication céleste et que c’est un présent des anges. Un autre joyau d’un prix incalculable est le grand tabernacle gothique destiné à l’exposition de l’hostie à la Fête-Dieu ; il est en argent doré et ne pèse pas moins de sept cent quatre-vingt-quinze marcs ; l’ostensoir qu’on place dans le tabernacle est d’or massif et pèse cinquante-sept marcs ; mais ici, du moins, l’art a sanctifié la matière et l’a surpassée. Henri d’Arfé, illustre platero (orfèvre) du xve siècle, est l’auteur de ce chef-d’œuvre ; c’est beau comme Benvenuto Cellini, quoique antérieur à lui, et plus puissant de composition. J’y ai compté jusqu’à deux cent soixante figures, plus les bas-reliefs ; et tout cela est groupé avec un génie merveilleux, tout cela vit sans effort et sans confusion. Il deviendrait trop long d’explorer cette mine inépuisable ; il y a là tant d’or, tant d’argent, tant de pierres précieuses, qu’on aurait l’air, en enregistrant toutes ces richesses, de procéder au fantastique inventaire d’un palais des Mille et une Nuits. Le côté faible de la basilique est la peinture ; Tolède est, sous ce rapport, bien inférieure à Séville, et son école n’a guère produit que des génies de second et même de troisième ordre. En revanche, sa bibliothèque est riche en manuscrits arabes ; mais ce qu’on aura peine à croire, c’est que dans cette Espagne, dont toutes les origines sont maures, il n’y a pas un seul homme en état de les déchiffrer. Quelle incurie et quelle honte !

La ville entière s’est absorbée dans sa cathédrale ; elle a abdiqué, pour ainsi dire, aux mains de ses prêtres : le premier résultat de cette démission volontaire a été une chute effroyable dans la population ; il semble que les sources de la vie se soient tout d’un coup taries dans les flancs de la cité déchue ; des cent cinquante mille habitans dont elle se glorifiait aux jours de sa force, à peine lui en reste-t-il aujourd’hui douze. Pour défrayer cette poignée d’ames, elle a vingt-sept paroisses ; et avant la suppression des corporations religieuses, elle ne comptait pas moins de trente-huit couvens, quinze d’hommes et vingt-trois de femmes. Tolède est un grand cloître dont la cathédrale est l’église.

Les mœurs sacerdotales ont dû s’enraciner dans un sol si bien préparé, et c’est en effet ce qui est arrivé ; il n’y a pas en Espagne de ville plus triste, plus morose, plus inhospitalière ; le rire en paraît à jamais banni, et l’ennui est le dieu qu’on y sert ; on ne se réunit jamais ; jamais de bals, jamais de spectacles ; à peine se visite-t-on de loin en loin, et toujours selon les formes de la plus rigoureuse étiquette. L’intelligence a sombré comme le reste ; Tolède est la ville la plus ignorante peut-être de toute l’Espagne ; or, ce n’est pas dire peu. Les brillantes industries dont l’avait dotée le moyen-âge, ont péri dans le commun naufrage ; plus de ces étoffes de soie, plus de ces brocards fastueux dont la renommée était si grande en Europe ; et quant à la fabrique de ces bonnes lames, avec lesquelles nos romantiques nous égorgent depuis dix ans, ce n’est plus que l’ombre d’une ombre ; je parierais qu’il n’en sort pas, compte fait, vingt briquets de fantassin par mois ; et certes ce n’est pas faute d’administrateurs, car, selon l’usage de cette oisive Espagne, terre de sinécures, il y a là plus de directeurs, sous-directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, qu’il n’y a d’ouvriers. Pour un homme qui obéit et qui travaille, il y en a trois qui commandent et qui ne font rien.

Mais rentrons dans la cathédrale, car c’est notre centre naturel, et tout Tolède est là. Il faut y aller tous les jours, il faut la voir à toute heure, car, tous les jours et à toutes les heures, elle a des effets nouveaux et imprévus. La matinée appartient aux pompes de la messe ; elle s’y célèbre avec un luxe qui sied à la magnificence du lieu ; les robes rouges et blanches des officians tranchent fortement sur les teintes mélancoliques de la nef ; la robe noire des chanoines est plus sévère, plus imposante, et à voir leur longue queue traînante, portée par les enfans de chœur, vrais pages de ces gentilshommes de l’autel, on les prendrait bien plutôt pour des princes de la terre, que pour les humbles serviteurs du Christ, le fils du charpentier. Je sais bien que ce sont là des acteurs qui jouent une pièce étudiée sur un théâtre qui leur est familier ; mais, quoique la vie ait déserté ces fantômes, quoique le froid de la mort leur ait glacé le cœur, ils ont l’esprit de leur rôle, et en portent le costume avec habitude et une tenue qui n’est pas sans dignité.

Le soir, quand les derniers rayons du soleil couchant se jouent à travers les vitraux et les embrasent de leurs splendeurs expirantes, la scène change ; c’est l’heure des recueillemens solitaires et des prières voilées ; à genoux à l’ombre des autels les plus écartés, quelques femmes, cachées dans leur mantille, viennent répandre aux pieds du grand consolateur invisible de secrètes douleurs et des larmes mystérieuses. Ô paix d’en haut, descendez dans l’ame des affligés ! Cependant la nuit gagne, les ténèbres envahissent le temple, la rêverie devient plus profonde, plus inquiète ; l’orgue soupire de vagues et plaintives mélodies, semblables aux échos mystiques des célestes Jérusalems ; un homme en manteau traverse la nef d’un pas étouffé ; un sacristain vêtu de blanc se perd comme une ombre à travers les piliers ; une jeune fille sanglotte au pied d’une niche obscure.

Et comme je passais devant la chapelle de Saint-Jacques, un rayon de la lune, perçant tout à coup l’ogive, vint tomber sur la face blême du grand connétable de Castille, don Alvaro de Luna ; cet altier favori qui gouverna tant d’années les Espagnes, et qui porta sa tête sur l’échafaud, il dort là du sommeil des trépassés ; couché sur son lit de marbre, il attend, les mains jointes et la cuirasse aux flancs, que la trompette annoncée par les prophètes sonne le grand réveil et l’appelle à la barre incorruptible. La lune répandait de vaporeuses lueurs autour du mausolée ; il me sembla voir la statue du connétable se dresser sur son séant, et tendant vers moi sa main de pierre, m’arrêter au passage : — « Regarde, semblait-elle me dire en m’indiquant dans la chapelle voisine la statue du roi Jean II, regarde cet ingrat ; Dieu m’est témoin à cette heure que je l’ai servi quarante ans de ma vie avec honneur et fidélité, que j’ai porté pour lui le faix de la monarchie, et pour prix de mes longs et loyaux services, il m’a fait décapiter. Ma tête resta neuf jours clouée au poteau d’infamie ; mon corps fut enseveli aux frais de la pitié publique. Livrez encore, enfans crédules, livrez votre destinée à la foi des princes ! » — Après avoir ainsi paraphrasé sa propre épitaphe, don Alvaro se recoucha sur son marbre tumulaire, et la mort scella sa lèvre hautaine.

La catastrophe de Luna m’en rappela tout d’un coup une autre non moins tragique, mais dont la victime est plus pure ; il ne s’agit plus de l’orageuse fortune d’un ambitieux favori, c’est un citoyen qui meurt, lui aussi décapité par un prince, mais qui meurt pour la justice et l’éternelle vérité ; ce martyr est don Juan de Padilla, le premier adversaire dont triompha le despotisme de Charles-Quint, le dernier champion des vieilles libertés castillanes.

Quand le jeune fils de Jeanne-la-Folle passa les Pyrénées pour recueillir l’héritage de sa mère encore vivante, une nuée de Flamands s’abattit avec lui sur la Péninsule comme sur un pays conquis ; ils appelaient les Espagnols leurs Indiens, et les traitaient comme les Espagnols eux-mêmes traitaient les Amériques. Les indigènes furent éconduits pour faire place à ces étrangers rapaces ; l’illustre Ximénès, à qui le nouveau roi devait pourtant sa couronne, mourut lui-même en disgrace, et les lourds et cupides enfans de la Flandre furent jetés à tous les emplois. L’orgueil national se révolta, et il était dans son droit, car il y avait usurpation et insulte ; mais il se révolta bien davantage quand don Carlos, qui n’était pas encore Charles-Quint, affectant un mépris hostile pour les antiques formes constitutionnelles de la monarchie, les viola toutes insolemment, et convoquant d’illégitimes cortès, s’efforça de leur extorquer des subsides par la menace et la corruption. Entraînée par la voix de Padilla, la ville de Tolède, la plus considérable alors de toutes les cités d’Espagne et la rivale de Burgos, Tolède donna le signal de la résistance, et s’arma pour la soutenir.

Padilla appartenait à l’une des familles les plus illustres, non-seulement de Tolède, mais de toute la Castille : ses ancêtres avaient été dignitaires et grands-maîtres de l’ordre de Calatrava, et son père, Pedro Lopez, plusieurs fois député aux cortès du royaume. Quand le noble vieillard apprit que son fils avait jeté le gant à l’iniquité — « Juan, lui dit-il en le pressant dans ses bras, tu as agi comme un gentilhomme digne d’une race telle que la nôtre ; je crains seulement que le roi notre seigneur ne te récompense mal du service que tu viens de lui rendre. » — Toutefois, il ne chercha point à le détourner de cette sainte voie du martyre où il venait d’entrer ; il le bénit, et le recommandant à la divine Providence, il l’exhorta à suivre sa destinée. Voilà comment la gloire se perpétue dans les races choisies du ciel pour l’exécution de ses desseins ; c’est ainsi que la vertu des pères fait l’héroïsme des enfans.

Tout à coup, et au moment où l’orage était le plus menaçant, le roi quitta l’Espagne, compromettant, par son absence, une couronne bien mal affermie sur sa tête, pour aller ceindre en Allemagne une nouvelle couronne, la couronne impériale. À peine l’ambitieux monarque avait-il mis le pied hors de la Péninsule, que la révolte éclata d’abord à Ségovie, gagnant de proche en proche, dans toutes les villes de la Castille ; Murcie, Jaen, une partie de l’Andalousie, l’Estramadoure, et plus tard Valence et l’Aragon, suivirent le mouvement ; sur les dix-huit villes qui avaient voix aux cortès, quinze étaient soulevées ; et, enfermé dans les murs de Valladolid, le cardinal Adrien d’Utrecht, nommé régent en l’absence du roi, se trouvait dans une situation tout-à-fait semblable à celle que nous avons vu se reproduire sous nos yeux lors du tête-à-tête de la reine Christine avec les juntes. Charles n’était plus roi d’Espagne que de nom ; mais son ambition était assouvie, il était empereur. Présidées par Tolède, les villes formèrent une ligue offensive et défensive ; et rien n’est plus touchant à lire que les lettres qu’elles s’adressaient l’une à l’autre pour se demander des secours ou s’exhorter à la persévérance. Padilla fut nommé capitaine-général de la Communidad. Sa première démarche fut un coup de génie, il s’empara de la reine Jeanne, et fit publier qu’ayant recouvré sa raison perdue, elle réclamait ses droits au trône d’Espagne ; mais, au lieu de garder son précieux instrument dans une place fortifiée, il fit la faute de choisir, pour résidence, la bourgade ouverte de Tordésillas. Les villes y envoyèrent leurs députés ; une junte fut constituée et rédigea un manifeste au roi où les griefs de la nation espagnole sont longuement énumérés, et ses prétentions courageusement exprimées. Plus de Flamands, y était-il dit ; plus de ces étrangers insatiables qui dévorent la plus pure substance du peuple ; abolition de tous les impôts non consentis par les cortès ; indépendance absolue et organisation des assemblées nationales en trois ordres distincts : bourgeoisie, noblesse et clergé ; convocation obligatoire tous les trois ans ; défense, sous peine de mort, à tout procurador de recevoir aucune faveur de la cour pour lui ou les siens ; défense de publier aucune indulgence sans l’autorisation des cortès. Tels sont les principaux articles de cette mémorable requête. On y demandait encore que les juges eussent un traitement fixe, au lieu de vivre, ainsi que cela se pratiquait, des confiscations infligées par eux, et que la noblesse cessât d’être exempte des taxes et rentrât sous la loi commune.

Loin de faire droit à des prétentions si justes, Charles-Quint, qui était alors à Bruxelles, travailla à détacher la noblesse du parti des communes et à l’attacher au sien. Il n’y réussit que trop ; les intérêts du peuple n’étaient pas ceux de l’aristocratie ; elle se rangea donc tout entière du côté du trône, et la guerre continua avec acharnement. Valladolid était tombée aux mains des communeros, la régence avait été mise en fuite, mais ces succès signalés furent suivis d’irréparables revers. La discorde et la trahison se glissèrent dans le sein des communes ; les secrets de la junte furent vendus par un traître jaloux de Padilla ; il n’y avait plus d’espoir que dans un coup prompt et décisif, Padilla résolut de le tenter.

— « Seigneur, lui dit son chapelain le matin même où il partait pour livrer bataille, j’ai autrefois étudié l’astrologie, et d’après ce que j’ai appris du cours des astres, j’ai vu que la fortune vous est contraire, et je vous supplie de ne pas vous mettre en marche.

— Eh bien ! répondit Padilla en souriant, nous allons donc voir aujourd’hui si l’astrologie est une science véritable. »

En disant ces mots, il passa son armure, fit sonner les trompettes et partit. Il arriva aux plaines de Villalar, où, prévenue de son approche par des transfuges, l’armée royale l’attendait. C’était le 23 avril 1521. À peine eut-il donné l’ordre d’attaque, que la défection se mit dans ses troupes ; la trahison portait ses fruits ; les élémens eux-mêmes se liguèrent contre lui. Il comprit qu’il était perdu ; il n’en combattit pas moins en héros au cri de Santiago ! Libertad ! La cuisse coupée d’un revers d’épée, il tomba de cheval, et comme il était couché sur la terre sanglante, un lâche, nommé Juan de Ulloa, lui porta au visage un coup de lance qui le blessa légèrement, mais qui tua (dit le chroniqueur) l’honneur de celui qui l’avait porté. Désarmé et obligé de se rendre, il fut conduit prisonnier à Villalar. Les célestes présages n’avaient donc pas menti.

Son procès fut bientôt fait. — « Tolède, s’écria une voix du conseil de régence, Tolède ne baissera la crète que lorsque Padilla ne sera plus ! » — Ces paroles étaient un hommage rendu au grand citoyen, elles furent son arrêt de mort ; il fut condamné sans même avoir comparu. Il écouta sa sentence avec calme, et appelant un confesseur, il remplit ses devoirs religieux avec une tranquillité stoïque ; c’est alors, c’est dans les douleurs d’une blessure profonde ; à la vue du couteau qu’on aiguisait pour lui, c’est à cette heure suprême qu’il écrivit à sa femme et à sa ville natale ces deux lettres touchantes que l’histoire a heureusement conservées, et qui respirent un héroïsme si naïf à la fois et si réfléchi, qu’on ne saurait les lire sans respect et sans attendrissement.

« Madame, écrit-il à sa femme, si votre affliction ne me touchait plus que ma mort, je m’estimerais heureux, car la mort étant certaine pour tous, je dois tenir pour une faveur signalée de Dieu, que la mienne, quoique plainte de bien des gens, soit utile et reçue comme telle en sacrifice. Je voudrais avoir plus de temps que je n’en ai pour vous adresser des consolations, mais on ne m’en laisse pas ; et je ne voudrais pas moi-même tarder à recevoir la couronne que j’attends. Vous, madame, pleurez votre malheur, et non ma mort, elle est trop juste pour être pleurée par personne. Je laisse mon ame en vos mains, puisque c’est la seule chose que je possède ; madame, usez-en avec elle comme avec la chose qui vous aima le plus. Je n’écris pas à Pedro Lopez mon seigneur, parce que je n’ose pas, quoique j’aie bien été son fils en osant donner ma vie, je n’ai pas hérité de sa bonne fortune. Je ne veux pas différer davantage pour ne pas causer d’ennui au bourreau qui m’attend, et afin de ne pas laisser soupçonner que, pour prolonger ma vie, je prolonge ma lettre. Mon domestique Sossa, comme témoin oculaire de ma mort et confident de mes secrètes volontés, vous dira tout ce qui manque ici ; et ainsi je demeure, en mettant fin à cette angoisse, dans l’attente du couteau, de votre douleur et de mon repos. »

Voici maintenant sa lettre à Tolède, traduite littéralement comme la première.

« À toi, couronne d’Espagne et lumière du monde, toi qui fus libre dès le temps des Goths ; à toi, qui, à force de verser le sang étranger et de prodiguer le tien, as conquis la liberté pour toi et pour les villes tes voisines, moi, Juan de Padilla, ton fils légitime, je te fais savoir que le sang de mon corps va rafraîchir tes victoires passées. Si mon destin ne m’a pas permis de placer mes actions parmi les exploits qui t’illustrèrent, la faute en est à ma mauvaise fortune et non à ma bonne volonté. Je te prie donc de recevoir mon sacrifice comme une mère, puisque Dieu ne me donna pas plus à perdre pour toi que ce que j’ai risqué. Je tiens plus à ton souvenir qu’à ma vie. Considère que ce sont là les vicissitudes de la fortune, qui jamais n’a de repos. Seulement, je vois avec une joie pleine de consolation que c’est moi, le moindre de tes enfans, qui meurs pour toi, et que tu en as nourri à ton sein beaucoup d’autres qui pourront réparer mon injure. Bien des langues te raconteront ma mort ; je l’ignore encore, quoiqu’elle soit bien proche ; ma fin te rendra témoignage de moi. Je te recommande mon ame comme patrone de la chrétienté ; je ne dis rien de mon corps, puisqu’il ne m’appartient pas. Je ne puis écrire davantage, parce que j’ai déjà en ce moment le couteau à la gorge ; je crains plus ton mécontentement que le sort qui m’attend[4]. »

Quand Padilla eut écrit ces deux lettres, il se prépara à marcher au supplice. Lui et son ami don Juan Bravo, capitaine de Ségovie, furent placés sur deux mules ; un héraut les précédait en criant « Voici la justice que la régence fait exécuter au nom du roi contre les gentilshommes traîtres et rebelles. — Tu mens, s’écria Bravo bouillant de colère, ce n’est pas pour avoir été traîtres que nous périssons, c’est pour avoir défendu le bien public et la liberté de la patrie. » — L’alcalde le frappa violemment de sa baguette, et comme Bravo se mettait en défense : — « Ami, lui dit Padilla en le contenant, hier nous avons combattu comme des hommes, mourons aujourd’hui comme des chrétiens. » — Bravo demanda à être exécuté le premier pour ne pas voir la mort du meilleur chevalier des Castilles. Quand vint le tour de Padilla, il confia à un gentilhomme ami qui se trouvait là un reliquaire d’or et un chapelet. – « Remettez-les à ma femme, lui dit-il, et recommandez-lui d’avoir plus de soin de mon ame que je n’ai eu soin de mon corps. » — Ensuite il se mit à genoux et livra sa tête au bourreau en s’écriant : « Domine, non secundum peccata nostra facias nobis ! … » Ainsi périt le dernier Castillan, et le parti à jamais vaincu des communeros expira dans le sang des martyrs. Toutes les libertés espagnoles succombèrent du même coup, et un despotisme de trois siècles s’assit sur leurs ruines comme un génie de malédiction.

À quelques mois de là, une femme habillée en paysanne traversait les landes de l’Estramadoure avec un enfant dans ses bras ; elle marchait vers la frontière de Portugal ; quand elle l’eut atteinte, elle se retourna vers l’Espagne, pressa l’enfant sur son cœur et pleura. Or, cette femme était doña Maria Pacheco, la veuve de Padilla ; elle partait pour l’exil. À la nouvelle du désastre de Villalar et de la fin tragique de son époux, elle avait pris des habits de deuil, et parcourant les rues de Tolède sur une mule caparaçonnée de noir, elle avait présenté au peuple l’orphelin de Padilla en l’appelant à la vengeance et à la liberté. Elle faisait porter devant elle, pour animer la multitude, une bannière où était représenté le supplice des victimes ; et, quittant sa maison, elle se retira dans l’Alcazar. Ne songeant plus dès-lors qu’à mettre la ville en état de défense, elle oublia, quoique malade, la faiblesse de son sexe et sa jeunesse pour revêtir les vertus mâles d’un général.

Assiégée par le grand-prieur de Saint-Jean, don Antonio de Zuniga, la place était serrée de près ; elle fit une résistance héroïque ; l’énergie de l’indomptable veuve avait passé dans l’ame des citoyens. Sa présence valait une armée, mais la partie n’était plus égale ; toutes les villes de la Communidad étaient réduites à l’obéissance, Tolède n’était plus de force à lutter seule contre la puissance de Charles-Quint. Le grand-prieur recevait chaque jour de nouveaux renforts, tandis que chaque jour diminuaient les ressources des assiégés. La discorde vint les affaiblir encore : l’archevêque se mit à prêcher la résignation lâche et la soumission aux puissances ; un parti se rangea autour de lui. Les deux partis en vinrent aux mains, celui de doña Maria fut vaincu ; elle-même ne réussit à sortir de la ville qu’à la faveur d’un déguisement ; elle passa en Portugal, et se retira avec son fils chez l’évêque de Braga, son parent ; l’orphelin y mourut bientôt, et usée avant l’âge, la veuve inconsolable suivit de près dans la tombe le dernier rejeton des Padillas.

Il ne resta rien d’eux dans leur ville natale ; l’acharnement du vainqueur poursuivit le couple illustre jusque dans ses amis : tous périrent dans les supplices ; sa maison même fut démolie ; une inscription ignominieuse, gravée sur ses ruines, les dévoua comme infâmes à l’exécration de la postérité, et l’anathème a pesé trois siècles sur ce sanctuaire auguste, digne de tous respects. C’est d’hier seulement que l’interdit est levé ; mais quoique l’infamante inscription ait disparu, les ruines trois fois saintes n’ont point été réhabilitées ; elles sont encore aujourd’hui livrées aux profanations d’une foule impie par ignorance ; dispersées au bord du Tage, près de la porte Saint-Martin, elles servent de bivouac aux muletiers et d’étable aux bêtes de somme.

N’est-il pas temps que le scandale cesse ? N’est-il pas temps que Tolède songe enfin à payer à la mémoire de ses deux plus grands citoyens, le tribut d’honneur qui leur est dû ? Rappelle donc, marâtre au cœur dur ! rappelle dans ton sein ces enfans trop longtemps proscrits ; abrite leurs mânes, errans dans un monument digne d’eux, afin que l’avenir du moins les console des outrages du passé, et que l’Espagne entière puisse venir en pélerinage à leur tombeau. Eh quoi ! saint Laurent et sainte Agathe, tous les martyrs de l’église, auraient des temples, et saint Jean de Padilla, sainte Marie de Pacheco, les martyrs de la liberté, n’en auraient pas ! Ils n’ont pas même une pierre tumulaire ! Que signifient ces exclusions partiales, et pourquoi de si parcimonieuses rémunérations ? La faiblesse seule est exclusive ; la force au contraire attire à soi toute grandeur, toute beauté ; elle concentre dans son sein puissant, comme en un foyer commun, tous les rayons épars de la vérité. Dieu n’a point parqué la pensée humaine en de si étroites limites ; c’est un champ sans bornes, et les travailleurs qui le fécondent de leurs sueurs ou de leur sang, ont tous des droits égaux à la gratitude des hommes, au respect des générations. La justice est impartiale, universelle, comme le Dieu dont elle émane ; toute barrière arbitraire tombe devant elle ; elle repousse toute distinction jalouse ; son sanctuaire est l’asile de l’égalité. Assise sur cette base immuable, éternelle, la religion de l’avenir ouvrira à tous les portes de son panthéon ; elle aura des couronnes pour tous les martyres, elle aura des autels pour tous les grands hommes ; et quiconque aura vécu, souffert ou péri pour une idée vraie, une sympathie généreuse, celui-là sera réputé saint dans la hiérarchie future.

Calmez donc vos légitimes ressentimens et revenez de votre long exil, ombres sacrées des Padillas ! Le jour des réparations approche, et l’heure de votre triomphe déjà commence à sonner. Venez ; — jamais peuple eut-il plus besoin que votre ingrate patrie de vos leçons et de vos vertus ? — venez à son aide ; pardonnez son oubli, ses outrages, tendez-lui une main magnanime ; entraînez-la dans les nouvelles voies où l’appelle la Providence, et puisqu’elle hésite encore, forcez-la par l’autorité de vos exemples à l’accomplissement de ses destinées.


Charles Didier.
  1. Grisettes castillanes
  2. Hommes prudens et nobles qui gouvernez Tolède, déposez sur ces marches affections, cupidité, amour et crainte. Sacrifiez les intérêts privés aux intérêts communs ; et puisque Dieu vous a faits les colonnes d’un si haut édifice, soyez fermes et droits.
  3. Chez les Maures, le Soco est le marché. L’étymologie arabe est visible.
  4. Voici le texte des deux lettres tel qu’il nous a été scrupuleusement conservé par le père Sandoval.

    Carta de Juan de Padilla para su muger.

    Señora, si vuestra pena no me lastimara mas que mi muerte, yo me tuuiera enteramente por bien auenturado. Que siendo a todos tan cierta, señalado bien haze Dios al que la da tal, aunque sea de muchos plañida, y del recibida en algun seruicio. Quisiera tener mas espacio del que tengo para escreuiros algunas cosas para vuestro consuelo : ni a mi me lo dan, ni yo querria mas dilacion en recibir la corona que espero. Vos Señora como cuerda llora vuestra desdicha, y no mi muerte, que siendo ella tan justa, de nadie deue ser llorada. Mi anima pues ya otra cosa no tengo, dexo en vuestras manos. Vos Señora lo hazed con ella, como con la cosa que mas os quiso. A Pero Lopez mi Señor no escrivo, porque no osso, que aunque fuy su hijo en ossar perder la vita, no fuy su heredero en la ventura. No quiero mas dilatar, per no dar pena al verdugo que me espera, y por no dar sospecha, que por alargar la vita alargo la carta. Mi criado Sossa, come testigo de vista, e de lo secreto de mi voluntad, os dira lo demas que aqui falta, y assi quedo dexando esta pena, esperando el cuchillo de vuestro dolor, y de mi descanso.

    Carta de Juan de Padilla a la ciutad de Toledo.

    A ti corona de España, y luz de todo el mundo : desde los altos Godos muy libertada. A ti que por derramamientos de sangres estrañas, como de las tuyas, cobraste libertad para ti, y para tus vezinas ciudades. Tu legitimo hijo Juan de Padilla, te ago saber como con la sangre de mi cuerpo se refrescan tus vitorias antepassadas. Si mi ventura no me dexò poner mis hechos entre tus nombradas hazañas, la culpa fue en mi mala dicha, y no en mi buena voluntad. La qual como a madre te requiero me recibas, pues Dios no me dio mas que perder por ti, de lo que aventure. Mas me pesa de tu sentimiento que de mi vida. Pero mira que son vezes de la fortuna, que jamas tienen sossiego. Solo voy con un consuelo muy alegre, que yo el menor de los tuyos muero por ti : e que tu has criado a tus pechos, aquien podria tomar emiendo de mi agrauio. Muchas lenguas abra que mi muerte contaran, que aun yo no la sè, aunque la tengo bien cerca, mi fin te dara testimonio de mi desseo. Mi anima te encomiendo, como patrona de la Christiandad ; del cuerpo no digo nada, pues ya no es mio, ni puedo mas escrivir, porque al punto que esta acauo, tengo a la garganta el cuchillo, con mas passion de tu enojo, que temor de mi pena.