L’Espagne en 1835/01
ALBOROTO DE VALENCE.
— Frappez ! frappez ! — C’est un factieux ! — Tuez-le ! tuez-le ! — Et en fulminant ces violens anathèmes, une troupe d’urbanos en uniforme bleu, revers jaunes, traînaient, par le collet, un homme d’assez mauvaise mine, qu’ils accablaient de coups.
Cette scène se passait à la porte de Valence au milieu d’un combat de taureaux ; c’était un dimanche, le 2 août de l’année dernière, en pleine canicule, et malgré une effroyable chaleur de trente-trois degrés, le cirque était comble. Mais la fête avait mal répondu à tant d’empressement ; la corrida était détestable ; les taureaux n’étaient que des novices, de véritables novillos ; les toréadors et les picadores avaient mal travaillé, et le matador porté si gauchement ses coups, que la foule indignée avait crié à l’assassinat. C’est au milieu de cette confusion, de ces murmures, que les cris de Mort aux factieux ! avaient tout à coup retenti ; l’attention populaire avait changé d’objet : au lieu d’un taureau, on vit un homme au milieu de l’arène, au lieu de toréadors des urbanos, et un grand drôle à moustaches était tout prêt à jouer sur la victime humaine le rôle de matador. Il agitait d’une main son sabre et de l’autre un ruban rouge, qu’il disait avoir trouvé sur l’accusé ; c’étaient la pièce de conviction et l’instrument du crime, car le rouge est la couleur des absolutistes, comme le vert est celle des constitutionnels ; et les cris : — Tuez ! tuez ! mort au factieux ! — continuaient à gronder dans l’amphithéâtre.
Toutefois, le peuple était fort tiède et paraissait, à vrai dire, moins sympathique aux sacrificateurs qu’à la victime ; or, la victime était un boulanger, un ancien royaliste, à ce que je compris, dont on voulait faire justice. Les urbanos l’avaient traîné jusque sous la loge de l’ayuntamiento (municipalité), et ils demandaient à grands cris sa tête au corrégidor qui présidait la cérémonie. C’était de leur part une singulière condescendance ; la vie d’un homme est tenue pour si peu de chose de l’autre côté des Pyrénées, qu’aujourd’hui même encore, je m’étonne qu’on n’en ait pas fini du premier coup avec le patient. Le corrégidor refusait par signes, car sa voix était couverte par les clameurs ; mais son refus, qui l’honore, avait peu de force, n’ayant pour auxiliaires qu’une poignée d’escopeteros drapés silencieusement dans leurs manteaux bruns et rouges, et une vingtaine de dragons tout au plus, cloués sur leur selle, à la porte du cirque.
Cette porte, et il n’y en avait pas d’autres, était assiégée par le torrent des fuyards ; les femmes et toute la partie neutre de l’assemblée s’y ruaient pour gagner le large. Plus d’un banc déjà avait cédé sous le poids, l’édifice craquait de toutes parts, et le désastre de Fidènes était imminent, car ce cirque n’était qu’un échafaudage de planches grossièrement improvisé ; mais le bataillon des fuyards fonçait toujours : les cris d’effroi sortis de ses rangs ajoutaient au tumulte de l’arène.
Cependant la scène de l’intérieur avait changé brusquement. L’affiche du jour avait promis une vache au peuple pour couronner la fête ; ce barbare usage est stupide encore plus qu’atroce : on livre en effet une vache au peuple, et le peuple alors se fait toréador en masse, il prend possession du cirque et se met à torturer la malheureuse bête, jusqu’à ce qu’elle tombe épuisée. Alors la joie est au comble ; elle monte au ciel en hurlemens d’allégresse. Soit hasard, soit préméditation, le pauvre animal dévoué à l’ignoble sacrifice s’était élancé tout d’un coup dans l’arène et l’avait balayée. Les urbanos surpris avaient lâché prise, et cette diversion inespérée avait délivré le prisonnier, il s’était perdu dans la foule ; mais son arrêt de mort était prononcé, l’exécution n’était qu’ajournée. Ce jour-là du moins, et c’est rare en Espagne, le sang humain ne coula pas, et cette scène qui menaçait d’un dénouement tragique, eut une issue grotesque.
Avant de passer outre, je dois déclarer ici que je n’invente pas ; je raconte ce que j’ai vu, je répète ce que j’ai entendu. Aussi bien n’est-ce que par la véracité, et une véracité scrupuleuse, que ce simple récit peut offrir de l’intérêt et quelques enseignemens utiles. Je montre l’Espagne comme elle est, sans flatterie, sans aigreur ; et j’ai mis mon devoir de chroniqueur à me renfermer dans les limites d’une fidélité rigoureuse. Le charlatanisme du pittoresque, le puéril amour de l’effet, ne m’ont fait broder ni fleurs étrangères ni ornemens factices sur le canevas sévère de la vérité.
Ce petit épisode de la place des Taureaux n’était rien en soi, mais la circonstance lui donnait de la gravité ; c’était un commencement d’émeute, ou, comme disent les Espagnols, d’alboroto. La veille, on avait appris à Valence le massacre des moines de Catalogne, et le jour même l’incendie de quatre ou cinq couvens de Murcie. C’est moi-même qui avais apporté cette dernière nouvelle. Or, le massacre de Barcelone avait eu lieu à la suite d’un combat de taureaux, et les turbulens de Valence en avaient, sans doute, voulu faire autant.
Le parti exaltado était fort échauffé, et l’irritation n’était malheureusement que trop justifiée par l’audace des bandes carlistes dispersées autour de la ville, et par un récent désastre de la milice urbaine envoyée contre elles. Engagé dans les gorges de la Yesa et attiré par l’ennemi dans une embuscade, un détachement de trente urbains avait été pris et massacré de sang-froid, jusqu’au dernier. Un capitaine, surpris isolément, venait encore d’être martyrisé par les facciosos ; il était mort au milieu des tourmens. La férocité est le caractère de toute guerre civile, mais en Espagne elle a passé toute borne, non pas seulement d’un côté, mais dans les deux camps. Les vengeances sont implacables ; de part et d’autre, on invente des supplices dont les siècles de barbarie ne se seraient pas avisés ; la civilisation ne sert qu’à raffiner la mort. Aujourd’hui même encore, n’apprenons-nous pas que la vieille mère de Cabrera vient d’être fusillée à Saragosse, en expiation des victoires de son fils ? Déjà emprisonnées, les trois sœurs du partisan sont menacées du même sort. Quelles affreuses représailles ne préparent pas de pareilles vengeances !
Ce Cabrera est un chef carliste dont la bande est, en ce moment, la terreur de l’Aragon ; il était alors dans le royaume de Valence, presque à la porte de la ville, dans les environs de Chelva et coupait la route de Cuença. Quilez, un autre chef de guerilla, occupait les frontières du Bas-Aragon et coupait toute communication avec la province de Teruel. Retranché dans les inexpugnables gorges du Maestrazgo, déserts inaccessibles et tourmentés, il était insaisissable, et faisait de là des descentes jusque sur la route de Barcelone. Il avait, quelques jours auparavant, volé les chevaux de la diligence, et la veille brûlé les dépêches du courrier. Les routes du midi, vers Alicante et Murcie, n’étaient guère plus sûres, et sans être entièrement fermées, elles étaient inquiétées par Cuesta et d’autres factieux du même ordre. Ainsi Valence se trouvait bloquée de tous les côtés à la fois, excepté vers la Manche ; encore apprit-on un jour que la diligence de Madrid venait d’y être dévalisée. Était-ce par les voleurs ? était-ce par les factieux ? c’est ce qu’il fut impossible de savoir. En Espagne la distinction n’est pas toujours facile à établir.
J’étais bien informé, car je tenais ces détails du capitaine-général ; c’est lui-même qui me mit au fait de la position. Je voulais aller à Ségorbe, il m’en dissuada, car je risquais de tomber aux mains des bandes carlistes ; or je m’en souciais peu. Deux voyageurs anglais qui avaient affronté la rencontre n’avaient pas eu lieu de s’en féliciter ; arrêtés sur la route de Castellon de la Plana, on leur avait pris la bourse et arraché la barbe, poil à poil. Le procédé était peu fait pour me tenter, je me rendis aux raisons du capitaine-général ; et comme je lui demandais s’il n’envoyait pas de troupes contre ces furieux : — Quelles troupes ? me répondit-il, elles sont toutes en Navarre ; je n’ai pas trois cents hommes sous la main. Ce sont les urbains qui font le service. — Je compris alors que la milice urbaine était maîtresse de la ville et que l’autorité était à sa merci.
En quittant le palais, je passai par la rue de Saragosse, la plus animée et la plus brillante de Valence ; c’est là qu’est le café du Soleil, rendez-vous ordinaire des exaltados. Il y avait un nombreux rassemblement ; on y parlait avec véhémence.
— Est-ce un état social cela ? s’écriait un des orateurs les plus ardens. On nous ramène à l’état sauvage ; usons donc du droit de nature. Puisque le gouvernement ne peut ou ne veut pas nous faire justice de ces bandits, c’est à nous de nous la faire de nos propres mains. Les prisons en sont pleines, c’est à ceux que nous tenons, n’est-ce pas ? de payer pour les autres. Au lieu de cela, on n’a pas même songé à leur faire leur procès. Si on m’en croyait !… — Un geste significatif et le jurement classique des Espagnols achevèrent la phrase de l’orateur.
Il ne poussa pas plus loin son argumentation, et je vis bien, au murmure approbateur qui accueillit sa harangue, que la logique des auditeurs n’allait pas au-delà. Œil pour œil, dent pour dent, les partis en Espagne ne comprennent pas d’autre loi que la loi du talion. Ce soir-là cependant elle ne fut pas appliquée, et la nuit se passa sans évènement. L’alboroto de la place des Taureaux manqué, il s’agissait d’en organiser un autre, et c’est à quoi on travaillait presque publiquement. Qui aurait pu l’empêcher ? Trois jours entiers se passèrent en préparatifs. Les moines y assistaient, comme le condamné qui voit dresser son échafaud ; frappés de terreur, il y avait bien des nuits qu’ils ne dormaient pas dans leurs couvens et qu’ils se tenaient cachés dans des maisons amies. Toutefois l’évènement ne justifia pas leur épouvante : la foudre, long-temps balancée sur eux, alla tomber sur d’autres têtes.
Pendant que ce drame se préparait dans la coulisse, rien n’était changé sur la scène : on était alors dans la saison des bains de mer, et des nuées de tartanes (voitures du pays) ne cessaient de se croiser de la ville au Grao, du Grao à la ville. Le Grao est le port ou plutôt l’abordage de Valence, qui est à une demi-lieue dans les terres ; c’est là qu’on va prendre les bains. L’appareil est fort simple et quelque peu grossier ; car l’Espagnol ne tient point aux aises de la vie. Une mauvaise barraque de bois, bâtie sur la grève, sert de cabinet de toilette aux baigneuses ; elles se revêtent là d’un long sac de toile qui les couvre des épaules aux pieds, et c’est dans cette ingrate parure que les femmes les plus élégantes, les plus délicates, vont se jeter à la mer pêle-mêle et aux yeux de tout le monde. Elles sortent des eaux comme Vénus ; la toile mouillée et collante accuse des formes que rien ne voile plus. Don Francisco de Paula, le seul des trois infans qui soit resté fidèle à la reine Isabelle, partageait alors avec sa famille ces innocens plaisirs ; mais là, comme à Madrid, il restait en dehors de toutes préoccupations politiques, car c’est un homme éminemment pacifique ; les affaires lui font peur, il n’a qu’une ambition, celle du repos.
Cependant l’alboroto mûrissait tout à son aise. Tandis que la passion des bains absorbait une partie de la population, l’autre conspirait, ou plutôt les deux choses allaient de front ; car les conjurés ne se gênaient guère : ils allaient au Grao comme les autres ; on conspirait tout en lorgnant les baigneuses. Un des meneurs du complot, auquel j’étais adressé, et qui était officier dans la milice urbaine, me fit tranquillement les honneurs de la ville tout le jour qui précéda l’explosion. Le soir, il me conduisit au théâtre ; il y avait une représentation extraordinaire, mais la véritable représentation pour moi n’était pas sur la scène, elle était au parterre et dans les loges : c’est là que se jouait le drame. On parlait de l’alboroto qui allait éclater, comme on aurait parlé d’une pièce en répétition ; et en me quittant pour aller au rendez-vous, mon ami l’officier me serra la main comme un homme qui part pour le bal ; il me recommanda la prudence, comme on dit à un danseur : Ne vous fatiguez pas trop. À peine étais-je rentré, que j’entendis battre la générale. À minuit, la milice urbaine était rendue à ses places d’armes ; car le coup avait été concerté et préparé par elle : c’est par elle seule qu’il fut exécuté. Le peu de troupes qui formaient la garnison ne parut pas ; la ville était au pouvoir de la milice ; sa victoire ne lui avait pas coûté cher.
Quel usage en allait-elle faire ? Allait-elle massacrer les moines, comme à Barcelone, ou seulement incendier les couvens, comme à Murcie ? allait-elle prononcer la chute du ministère Toreno et celle de la reine régente ? proclamer la constitution de 1812 ? rompre avec Madrid, et rendre le royaume de Valence à son antique indépendance ? Telles sont les questions que je m’adressais à moi-même ; pour la république, je savais bien que son nom ne serait pas même prononcé. La notion de république n’existe pas en Espagne ; on y peut rêver une nouvelle régence, une constitution plus démocratique, de larges libertés municipales ; mais on accepte encore le lien monarchique comme une nécessité et une garantie de l’unité politique. C’est là du moins le point où en était la Péninsule de 1835. Celle de 1836 n’est guère, que je sache, plus avancée. Comme je m’adressais ces questions diverses, un mot de l’orateur de la rue de Saragosse me revint en mémoire : — Si l’on m’en croyait !… — avait-il dit en parlant des carlistes enfermés dans les prisons ; et l’idée d’un 2 septembre me traversa l’esprit comme une flèche ardente. J’avais deviné juste : on marcha sur les prisons.
Un certain ordre régnait dans cette marche nocturne, et je remarquai là moins d’exaspération qu’au café du Soleil ; mais ce calme était effrayant : il annonçait un parti pris, et faisait présager l’effroyable spectacle d’un carnage à froid. C’était déjà quelque chose de lugubre que ces flots d’hommes inondant, à la clarté des torches, les mille sinuosités, les mille dédales des rues sombres et silencieuses, véritables rues du moyen-âge. Fort peu de curieux paraissaient aux balcons ; les lampes des madones projetaient sur les murailles des ombres sépulcrales, et les lames nues de sinistres reflets.
La première prison assiégée fut la Tour du Quarte. On somma le gouverneur d’ouvrir les portes ; elles le furent, et le registre des écrous fut remis aux assiégeans. L’appel nominal commença. Je ne respirais plus ; mon sang était glacé ; l’heure du massacre approchait. Le prisonnier qu’on amena le premier était un vieillard à cheveux blancs, que la terreur avait jeté presque en démence ; il vint l’œil hagard et fixe, la bouche entr’ouverte, les bras raides : tout son corps semblait paralysé. Pendant ce temps, le nom des autres retentissait dans les longs corridors, et roulait d’échos en échos comme une voix du jugement dernier. Vingt-cinq à trente prisonniers furent amenés ainsi l’un après l’autre au pied du terrible aréopage. Ma poitrine se dilata, lorsqu’au lieu de les voir égorger sur place, je les vis pacifiquement conduire au quartier-général de la milice urbaine. Les captifs, et non-seulement ceux-là, mais tous ceux qu’on avait enlevés successivement de la citadelle, de la tour des Serranos et des autres prisons de la ville, furent enfermés dans une chambre commune, sous la garde des urbains. C’est ainsi que se passa la nuit du 5, et ce fut pour moi une heureuse surprise que tant de modération où tant de rigueur était si facile. Il n’y eut pas d’excès privés ; à peine parla-t-on de deux ou trois personnes tuées par erreur ou par imprudence.
Mon premier soin, le matin, fut d’entrer chez une modiste pour me faire faire une cocarde tricolore. C’est un passeport que j’avais jugé nécessaire à mes excursions de la journée, et l’expérience me démontra l’efficacité de ce talisman magique. Il m’ouvrit tous les rangs, toutes les portes, et m’investit, en ces jours de convulsions et d’orages, d’un caractère inviolable et presque sacré. La ville, du reste, était calme ; elle avait à peu près son allure ordinaire ; seulement les portes étaient fermées et restèrent ainsi tout le jour. Le gros de la population semblait s’intéresser assez peu à ce qui s’était passé, à ce qui allait se passer encore. L’indifférence me parut régner au cœur du peuple.
Le Principal, c’est le nom qu’on donne au quartier-général de la milice urbaine, est situé sur la grande place du marché ; cette place était donc devenue le centre de l’alboroto, elle était occupée militairement par les urbains ; quelques compagnies campaient en d’autres lieux ; il pouvait y avoir sous les armes deux mille hommes, et ces deux mille hommes étaient maîtres absolus d’une ville qui ne compte guère moins de cent vingt mille ames. Mais en Espagne, et c’est une remarque que les évènemens m’ont permis de faire bien des fois, les urbains ne savent point user de la victoire ; cela vient de ce qu’ils vivent au jour le jour, sans plan fixe, sans système arrêté ; cela vient surtout de ce qu’il n’y a pas d’opinion publique ; ou du moins s’il en existe une, elle est encore aux langes. Je passai toute cette matinée dans les rangs, allant d’un groupe à l’autre, me mêlant à tous, assistant aux délibérations ; et je ne trouvai là ni ordre, ni accord, ni pensée d’avenir. Un uniforme commun rapprochait les corps, pas une idée commune n’unissait les ames ; c’était un labyrinthe sans issue et sans fil.
Comment en aurait-il été autrement ? Toute cette milice bourgeoise, de quoi se compose-t-elle ? de marchands, de procureurs, de propriétaires, de ce qu’il y a de moins intelligent et de moins dévoué ; à défaut des grandes vertus et des hautes lumières que donne une longue éducation politique, on ne retrouve pas même là ces instincts populaires qui sont quelquefois rudes, violens, mais toujours nobles et forts. La loi du talion était le seul point sur lequel on s’entendît, et certes, il n’y a pas besoin, pour cela, d’un grand effort de compréhension, car cette notion barbare est ce qu’il y a de plus rudimentaire dans l’humanité ; elle préexiste à l’état social, et ce n’est que par abus qu’elle lui survit. Mais l’idée politique était absente, et, quant à un système de gouvernement, on n’en formulait aucun ; à peine quelques voix timides osaient-elles balbutier le nom de la constitution de 1812. On criait dans tous les rangs : Vive la reine ! vive la liberté ! Mais le moyen de mettre d’accord l’une et l’autre ? c’est à quoi personne ne songeait ; on ne se posait pas même le problème.
Tout ce qu’on reprochait alors au pouvoir central, c’était sa tolérance pour les carlistes, et si l’on s’était emparé des prisonniers, c’était pour mettre un terme aux lenteurs, aux ajournemens intéressés des procédures, pour que la justice eût enfin son cours ; bref, on exigeait l’exécution immédiate de six ou sept cabecillas convaincus ; les cabecillas sont les chefs de bande, et l’irritation publique en désignait plusieurs au glaive. À cette condition, on promettait de déposer les armes ; autrement, on ne répondait de rien.
Vain simulacre d’autorité, le capitaine-général ne pouvait ni accorder, ni refuser. Il convoqua dans son palais une junte extraordinaire, composée des hauts fonctionnaires politiques et judiciaires, tous gens fort peu rassurés ; et lui-même, travaillé par la goutte et la peur, il remit ses pouvoirs au comte d’Almodovar, homme à antécédens peu patriotiques, et peu fait, par conséquent, pour inspirer de la confiance dans un pareil moment. Ses précédens, du reste, ne l’empêchent pas d’être aujourd’hui ministre de la guerre. Toute la matinée se passa en pourparlers et en échange de parlementaires.
Mais que devenaient les prisonniers, tandis que leurs noms étaient ainsi agités dans l’urne de la mort ? Je les trouvai réunis au nombre d’environ quatre-vingts dans la salle du Principal. Grace à ma cocarde tricolore et aussi à la protection de mon ami l’officier, qui était ce jour-là un personnage, il me fut permis de pénétrer jusqu’à eux et de contempler à mon aise ce tableau de misère. La chambre était petite, et les quatre-vingts condamnés se pressaient les uns contre les autres sur de longs bancs de corps-de-garde : ils pouvaient voir de la fenêtre les baïonnettes menaçantes dont la place était hérissée. Mon apparition fit sensation : on me prit sans doute pour quelque messager de paix et de pardon ; car j’étais inconnu, et, au milieu de cette foule en uniforme et en armes, je portais seul l’habit civil, et seul j’étais désarmé. Je vis bien des regards d’espérance se tourner vers moi ; je ne pouvais répondre à ces espoirs muets que par de banales consolations.
Un des prisonniers me prit à part ; il était séparé des autres, et occupait un petit cabinet à côté de la salle commune. C’était un nommé Grao, un homme considérable de la ville : il avait été premier régidor de l’ayuntamiento, et, arrêté comme carliste, il attendait son sort en tremblant. Il me dit, avec une hypocrisie mal jouée par la peur, que personne plus que lui n’était dévoué à la cause de la liberté, et il me supplia de le recommander à la clémence du capitaine-général. « Ce n’est pas de lui que dépend votre arrêt, lui répondis-je ; car il n’est pas lui-même beaucoup plus en sûreté que vous. Vos juges, les voilà ! » Et je lui montrai du doigt la foule armée qui couvrait la place. Il tressaillit ; son visage devint cadavéreux. Toutefois, je pus le calmer, et je l’assurai qu’il n’avait pas à craindre pour sa vie. En effet, je n’avais point entendu son nom parmi ceux que la colère publique dévouait à la mort.
Mais celui de tous les détenus dont la vue m’inspira le plus de compassion, c’était un jeune homme de dix-huit ans tout au plus, qu’une passion d’amour avait jeté étourdiment dans le carlisme. Il appartenait à une famille noble, et me parut remarquablement beau, malgré le désordre de ses traits ; sa longue barbe et ses cheveux touffus encadraient d’une sombre auréole sa physionomie renversée, et en faisaient ressortir la pâleur ; ses grands yeux étaient empreints d’une mélancolie résignée. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds : c’était porter bien tôt le deuil de ses beaux jours. Ce douloureux jeune homme me rappela un de nos amis de Paris, une ame tendre et noble que nous aimons tous ; il lui ressemblait de visage, et ce souvenir affectueux me rendit plus intéressante encore l’infortune du prisonnier adolescent. Je ne craignais pas que son nom sortît de l’urne fatale, il n’était pas assez compromis ; mais je craignais toujours un massacre, et c’était bien là aussi la pensée qui dominait l’assemblée.
Il se fit tout à coup sur la place un grand bruit. Je crus que c’était fini, que les négociations étaient rompues, et que le carnage commençait. Les détenus le crurent comme moi ; il y eut un long frémissement d’horreur et d’effroi ; les bancs gémirent sous les muettes convulsions des condamnés ; quelques-uns se levèrent en sursaut ; d’autres cachèrent leur tête dans leurs mains pour ne pas voir le coup qui allait les frapper. Un silence morne et profond régnait dans la salle. C’était une fausse alarme. La rumeur qu’on avait entendue annonçait l’arrivée d’un nouveau prisonnier : c’était un malade qu’on avait été chercher à l’hôpital, et qu’on amenait couché sur un chariot. Il avait l’air d’un mort, tant il était déjà décomposé ; il fallut le porter dans la salle ; on l’y coucha sur un manteau. Il faut dire que ce malheureux fut traité, par les urbains qui l’escortaient, avec humanité, et qu’il fut, de leur part, l’objet de soins empressés et d’attentions presque délicates. Du reste, je ne vis maltraiter aucun détenu ni en action ni en paroles.
Quand le calme fut rétabli, je vis un moine qui jetait sur ma cocarde un œil féroce. La vue des trois couleurs ranimait en lui les sanglantes passions de 1808 ; et si cet homme m’eût tenu en son pouvoir, je crois qu’il m’aurait déchiré : c’est là du moins ce que son regard me disait avec sa flamboyante éloquence. Ce moine était le père Lopez, fougueux minime, dont les prédications furibondes avaient agité long-temps la province. Son procès, à lui, était fait par l’opinion, et il l’aurait été de même par les tribunaux, s’il n’eût, à force d’argent, acheté des escribanos délais sur délais. Son sort maintenant était fixé : il ne pouvait plus échapper ; son nom sortait de toutes les bouches avec l’accent de la haine ; il ne pouvait manquer de sortir de l’urne le premier. On venait de saisir sur lui un livre qu’il cachait dans les plis de sa robe c’était le second volume d’un pamphlet monacal, tout-à-fait digne, par ses exagérations, des beaux jours de l’inquisition ; l’auteur, un certain père Vidal, en ressuscitait du moins les doctrines les plus extrêmes ; l’ouvrage avait pour titre : Causes des erreurs révolutionnaires, et de leurs remèdes ; remèdes de moine, et de moine vindicatif ! C’était là le bréviaire où s’inspirait le père Lopez, et l’on comprend que la cocarde française ne fût pas du goût d’un tel homme.
Je le vis se pencher vers un prisonnier assis près de lui : il lui dit quelques mots à l’oreille en me désignant de l’œil. L’autre ne répondit pas ; mais il me regarda, et il me donna ainsi l’occasion de le remarquer, ce que je n’avais pu faire jusque-là, car il était placé sur un des derniers rangs. Il me frappa. C’était une figure maigre et basanée, douée d’une expression énergique et fière : il était calme, ou du moins il le paraissait, et ses yeux n’avaient pas ces éclairs fauves et dévorans dont le père Lopez semblait vouloir me consumer. On me dit que cet homme, dont le nom de guerre était Portambou, — et on ne lui en donnait pas d’autre, — était né à Murviedro, l’ancienne Sagonte, et il ne démentit pas en cette occasion l’indomptable énergie de ses ancêtres. C’est à lui, comme on le verra plus tard, qu’appartiennent les honneurs de la journée : né du peuple, il avait commencé par être muletier ; il avait, en 1821, déclaré la guerre à la constitution et aux constitutionnels ; et, gagnant les montagnes, il s’était bientôt trouvé à la tête d’une bande redoutable. La liberté étouffée, il entra dans l’armée royale : il plia sa sauvage indépendance à la discipline des casernes, et monta en grade. À l’avènement de la reine, et lorsque don Carlos eut déployé le drapeau de l’insurrection, Portambou fut l’un des premiers sur pied, et recommença, à la tête d’une nouvelle bande, dans les mêmes lieux, sa campagne de 1821. Fait prisonnier dans une rencontre, il avait été conduit à Valence comme un captif d’importance, et maintenant il attendait sa dernière heure. Cette heure avait en effet sonné, il ne pouvait pas y avoir de quartier pour lui : il n’en espérait point.
Ce ne sont pas là les seuls portraits de cette longue galerie de douleur qui mériteraient un rayon de lumière : il y en avait de tout âge, de tout état. Prêtres, militaires, paysans, nobles, bourgeois, tous étaient confondus dans la triste fraternité d’un délit commun et d’une commune expiation ; mais on ne saurait ici tous les peindre ; d’ailleurs je fus interrompu. Il était onze heures ; il y en avait six que les prisonniers étaient suspendus entre l’espérance et le désespoir. Ce supplice préliminaire, en se prolongeant, devenait le pire de tous les supplices ; l’inquisition n’avait pas dans ses arsenaux de si cruelle torture. Enfin le doute cessa ; un officier entra tout essoufflé : il venait de chez le capitaine-général, et apportait des nouvelles. La junte avait pris son parti.
Quatre heures sonnaient à tous les clochers de Valence ; une grande foule était rassemblée, non plus sur la place du marché mais sur la place de Saint-Dominique. Les évènemens de la journée n’avaient pas empêché la population de faire la sieste à l’heure accoutumée. Les urbains, chose qu’on aura peine à croire, mais que j’ai vue, les urbains eux-mêmes avaient quitté leurs places d’armes, pour aller dormir. Une faible garde était restée au Principal, et la ville était demeurée déserte pendant plusieurs heures. Telle est la force des habitudes sur cette terre opiniâtre, qu’il faut des miracles pour empêcher l’Espagnol de faire aujourd’hui ce qu’il a fait hier. L’ennemi serait à la porte d’une ville pendant la sieste, que la ville, je crois, se laisserait prendre plutôt que de combattre à l’heure où elle reposait la veille. De là vient que le temps le plus sûr pour voyager dans ce pays est le milieu du jour, car alors les voleurs dorment comme tout le monde. Mais la sieste était finie, la milice avait repris possession de sa facile conquête ; la place de Saint-Dominique étincelait de baïonnettes ; le flot populaire s’y précipitait de toutes les rues ; il allait s’y passer quelque chose d’extraordinaire.
— Les voici ! les voici !
Ce cri, parti de la foule, apaisa le mugissement de cette mer humaine, et l’on vit arriver, du côté de la Glorieta, un groupe d’hommes enchaînés. Ils étaient sept, et marchaient d’un pas lent, mais assez ferme, au milieu d’un fort détachement d’urbains.
— Voilà le père Lopez, dit une voix ; il était bien temps que son tour vînt. Mais il n’a pas l’air d’avoir trop peur ; il marche droit, ma foi !
— La mortalité pleut sur la tonsure, dit une autre voix ; voici à côté de Lopez le curé d’Alcuas et Ostolaza, ce mauvais chanoine de Murcie qui faillit déjà être fusillé du temps de Ferdinand. Quel est ce bel homme qui vient après ?
— Tu ne reconnais donc pas l’ancien carabinier Palmarola ?
— Et ces deux paysans à côté de lui ?
— Ce sont les assassins de l’officier payeur Peniagua.
— Chut ! chut ! Voilà Portambou qui parle. Écoutez, écoutez ! —
Il se fit alors un profond silence, car Portambou parlait en effet ; la foule se dressa sur la pointe des pieds pour mieux entendre.
— Voilà donc votre peuple souverain ! disait-il en ricanant aux urbains qui l’entouraient, et il jetait sur la multitude un regard de mépris. Vous avez beau dire, ajouta-t-il après une pause, vous m’assassinez ; vous ne m’avez pas jugé ; vous faites comme les sauvages, qui égorgent les prisonniers de guerre. —
Cependant le cortége avait dépassé la douane, dont les fenêtres étaient garnies de femmes. Arrivé devant le mur du jardin, il s’arrêta ; on fit agenouiller les sept condamnés, le visage tourné vers la muraille, et une compagnie d’artilleurs de la ligne, commandée pour l’exécution, se rangea en bataille à quelques pas. Portambou se retourna pour voir les préparatifs, et les suivit de l’œil avec sang-froid. Quand il vit les fusils couchés en joue, l’énergique enfant de Sagonte posa une main sur son cœur, éleva l’autre vers le ciel, et cria d’une voix forte :
— Vive la Vierge ! vive Charles v !
— Vive Charles v ! répéta le père Lopez.
— Vive Charles v ! répétèrent les autres condamnés.
Une détonation terrible couvrit toutes les voix, et le cri de : Vive la liberté ! répondit au cri de : Vive Charles v ! Il est à regretter que ce Portambou, homme de caractère, eût forfait à l’idée de son temps, et qu’une si belle mort ne scellât qu’une erreur fanatique.
Le sang appelle le sang ; loin d’être satisfaite pas cette terrible expiation, une partie des urbains murmuraient et demandaient la mort des autres prisonniers. — Tous ! tous ! — criaient les insatiables ; mais la masse ne répondit pas, et l’implacable cri mourut sans écho. Ils avaient pour se distraire le spectacle des cadavres qui gisaient là au pied de la muraille dans des flots de sang. Un des suppliciés remuait encore ; un urbain s’approcha tranquillement et lui plongea, pour l’achever, sa baïonnette dans la poitrine.
Je fais grace au lecteur des autres quolibets provoqués par la vue de ces tristes dépouilles. Il y a d’étranges instincts dans l’ame humaine. Je me rappelle une femme qui riait aux éclats en foulant du pied la robe du père Lopez. Une autre, et celle-ci était belle et n’avait pas dix-huit ans, s’acharnait de l’œil sur cette proie sanglante. Ses yeux étincelaient d’une rage muette ; un sourire féroce contractait ses lèvres ; son sein battait convulsivement sous son corset de soie ; on eût dit une des bacchantes de Thrace acharnées sur le corps d’Orphée ; et si un reste de pudeur ne l’avait retenue, nul doute qu’elle n’eût avec joie trépigné sur ces cadavres. J’aime à croire, pour l’honneur de cette pauvre insensée, qu’elle avait perdu son amant ou son frère dans le récent désastre de la Yesa. Mais n’admirez-vous pas combien la peine de mort, infligée comme exemple, est efficace et salutaire ; n’admirez-vous pas surtout quelles hautes leçons de moralité elle donne au peuple ! C’est une école de vengeance et de meurtre, et l’adage a raison : Barbaræ leges, barbari mores.
En ce moment, mon ami l’officier passa près de moi à la tête de sa compagnie ; il me salua gracieusement de son épée ; il avait l’air d’un triomphateur ; il commandait sur le lieu du supplice, et une nouvelle mission allait lui être confiée. C’est lui qui fut chargé d’escorter le reste des prisonniers jusqu’au Grao d’où ils devaient être déportés à Ceuta. Ils partirent deux heures après l’exécution, mais ils ne purent être embarqués que le lendemain.
Le fait qui me frappa et me préoccupa le plus fortement durant cette longue journée d’alarmes, ce fut l’indifférence du peuple et son inertie. Tout fut l’œuvre de la milice urbaine ; or, j’ai dit plus haut ce qu’elle représente ; le peuple, le vrai peuple, celui qui soutint si glorieusement la croisade de 1808, n’intervint point dans l’action ; excepté à la place de Saint-Dominique, où la solennité du spectacle l’avait attiré, il ne joua pas même le rôle de spectateur ; mais il en était de lui comme des images absentes de Brutus et Cassius, il était d’autant plus présent à ma pensée que mes yeux le cherchaient en vain.
Sur le soir, quand, lasse et affamée, la milice rentrait déjà dans ses foyers, une troupe d’hommes sans uniforme parut sur la place du marché, et se glissa mystérieusement le long des portiques ; des chapeaux à larges bords couvraient la moitié de leur visage, et ils cachaient de longues escopettes sous les couvertures de laines qui leur servaient de manteaux. Ces apparitions suspectes, et il y avait là des physionomies horriblement sinistres, jetèrent la terreur dans le camp. Les urbains restés sous les armes pour veiller à la sûreté des rues prirent peur tout les premiers ; ils dispersèrent ces auxiliaires de mauvais augure ; et, refoulées violemment dans les ténèbres d’où elles sortaient, ces légions de l’ombre s’évanouirent dans l’espace comme des fantômes.
Mais la peur ne s’évanouit pas avec elles. Les imaginations étaient frappées ; les bourgeois commencèrent à craindre pour la nuit un soulèvement du peuple, et l’intervention subite de ce nouvel acteur frappait d’épouvante les héros de la journée. Rues et places furent en un instant désertes ; chacun regagnait son gîte, et l’on se barricadait dans les maisons. On n’entendait que portes qui se fermaient, verroux qui se tiraient ; on eût dit une ville assiégée au moment d’être prise d’assaut.
Quand je rentrai, je trouvai mon hôte et ses deux fils, tous urbains, occupés à charger leurs armes.
— Caballero, me dirent-ils, il y aura du nouveau cette nuit ; il faut être sur ses gardes ; si le peuple se soulève, c’est à nous autres qu’il s’attaquera, mais les munitions ne manquent pas, et la porte de la rue n’est pas facile à enfoncer. — Tout était prêt en effet pour soutenir un siége ; ce qui se passait dans cette maison-là se passait dans toutes les autres.
Un voisin entra ; il était fort troublé :
— Caballeros, s’écria-t-il d’une voix altérée, la Huerta se soulève, on a entendu le caracol dans la soirée.
Ceci exige quelques explications. Huerta veut dire jardin ; mais à Valence on donne ce nom aux campagnes qui entourent la ville dans un rayon de trois à quatre lieues. C’est un véritable jardin ; l’Espagne n’a pas de terre plus riche ni mieux cultivée ; l’irrigation surtout y est merveilleusement entendue. La fertilité de ce paradis terrestre remonte aux Arabes ; les chrétiens après leur conquête n’ont eu qu’à conserver l’ouvrage des vaincus ; ils n’y ont rien changé. Il y a même à Valence un tribunal spécial pour tous les cas relatifs à la distribution des eaux de la Huerta. Il se tient tous les jeudis sur la place de la cathédrale ; il siège en plein air et prononce sans appel. Toutes les causes se traitent verbalement ; les écritures ne sont pas admises. Or, c’est là évidemment une institution arabe ; c’est ainsi que le cadi maure rend la justice.
La Huerta de Valence est très peuplée ; on y compte jusqu’à trois mille habitans par lieue carrée. C’est un peuple inculte et sauvage, et il porte à la ville une haine invétérée ; ce sont d’ailleurs deux races bien tranchées, et cette diversité d’origine explique l’antipathie héréditaire que les deux populations ont l’une pour l’autre. Le royaume de Valence fut maure jusqu’au xiiie siècle. Jacques d’Aragon, celui que les Espagnols appellent Don Jayme Ier, en fit la conquête sur le roi musulman Zaen l’an 1238, et l’on garde soigneusement son héroïque épée dans le palais de l’ayuntamiento ; la plupart de ses compagnons étaient Limousins ; ils s’établirent dans la ville et lui imposèrent à la longue leur physionomie. Sans parler des noms de famille dont beaucoup appartiennent à la France, et des formes françaises dont l’idiome populaire est tout marqueté, les descendans des conquérans ont conservé le type physique de leurs ancêtres ; il est sensible surtout chez les femmes ; les Valenciennes ne ressemblent point aux autres Espagnoles. D’abord elles sont plus grandes ; ensuite elles ont le visage plutôt rond, et la peau remarquablement blanche ; beaucoup sont blondes, et les yeux bleus sont aussi communs que les yeux noirs.
La Huerta, au contraire, est restée maure, et j’affirme, après examen, qu’elle est plus maure que les fameuses Alpujarras du royaume de Grenade. Rien ne rappelle plus un paysan de Fez ou de Tétuan qu’un paysan valencien ; la ressemblance est frappante ; c’est à s’y méprendre ; et certes, le Maure d’outre-mer ne hait pas plus son voisin d’Europe que le Maure de la Huerta ne hait son voisin de Valence. Il y a toujours guerre entre eux, et les escarmouches sont fréquentes ; quand les habitans de la Huerta préméditent un coup contre la ville, ils se convoquent au son d’une conque marine qui est la terreur du citadin, c’est ce qu’on appelle le caracol, et il est tellement redouté, qu’il y a peine de mort pour quiconque est surpris donnant de ce cor de malédiction. C’est, comme on le voit, une espèce de landsturm, et c’est au son du caracol que les Français de 1808 furent massacrés par milliers.
Qu’on juge de l’effroi de l’assistance quand le voisin vint annoncer que la Huerta se levait, et que le caracol avait sonné.
— Le caracol ! fit le père en pâlissant.
— Le caracol ! dit la mère en se signant.
— Le caracol ! répéta chacun des fils en étreignant son fusil. Je ne vis jamais une pareille épouvante.
Le caracol, c’était le pillage, c’était l’incendie, c’était la mort. On annonçait en même temps qu’une tentative avait été faite pour enlever les déportés du Grao, qu’on entendait encore les coups de fusil, et pour combler la mesure des terreurs publiques, on ajoutait que la bande de Cabrera, forte de plus de six cents hommes, six cents forcenés, avait quitté la montagne et marchait sur la ville. Elle n’en était plus, disait-on, qu’à quatre lieues. Ainsi la place se trouvait assiégée de tous les côtés à la fois : dangers au dedans, dangers au dehors, dangers partout. J’avoue que je n’étais pas moi-même très rassuré ; traqué dans cette ville étrangère, perdu seul et si loin des miens, au milieu de ces tempêtes civiles, je me sentais déplacé dans ces luttes, et puis cette cocarde tricolore, qui m’avait tant servi dans la journée, pouvait se tourner maintenant contre moi, car il s’en faut que les souvenirs et les passions de 1808 soient éteintes dans le peuple.
J’étais là en plein moyen âge, car, la ville livrée à elle-même, chaque individu était rentré dans son droit de défense naturelle, chaque maison était une forteresse. Aussi bien, Valence est tout-à-fait une ville du moyen-âge ; les maisons sont hautes et irrégulières ; beaucoup ont conservé, celle-ci une corniche gothique, celle-là une ogive à colonette. Les rues, étroites, tortueuses, ne sont pas encore pavées, et ne sont éclairées la nuit que par les lampes des madones ; il est vrai qu’elles sont innombrables, mais moins nombreuses pourtant que les milagros. Les milagros (miracles) sont les croix de bois qui marquent et recommandent aux prières des passans le lieu où quelque homme a péri, et je ne sais pourquoi on appelle cela un miracle, car il n’y a rien de plus commun en Espagne, surtout à Valence, la ville d’Europe peut-être où il se commet le plus d’homicides. Le meurtre coule dans ce sang africain. Quelques-uns des milagros valenciens sont entourés d’une couronne de lauriers flétris ; ceux-là remontent à la guerre de l’indépendance, et furent décernés alors aux victimes de l’étranger.
La nuit, qui grandit tous les périls, s’écoula lentement dans la stupeur et dans l’attente. Je la passai en partie sur mon balcon ; le silence était lugubre ; on n’entendait pas une voix, pas un souffle dans cette ville en proie à la terreur, et où veillaient alors tant de passions violentes ; de loin en loin seulement, une patrouille d’urbains passait sous ma fenêtre ; les baïonnettes reluisaient à la clarté des lampes des madones ; le cri de : Quien vive ? réveillait tout à coup l’écho des carrefours ; puis tout se taisait, la patrouille se perdait dans l’ombre des rues, et la voix sépulcrale du Sereno, resté maître de la place, criait tranquillement les heures et annonçait (d’où lui est venu son nom) que le temps était serein. Le guet disait vrai, car le ciel était d’une sérénité parfaite ; il rayonnait d’étoiles, et la fraîcheur des brises nocturnes éteignait les feux dévorans de ces ardentes journées caniculaires.
L’évènement ne justifia ni les terreurs, ni les nouvelles de la soirée, la tranquillité de la nuit ne fut pas troublée ; mais au jour, on annonça que la Huerta était aux portes de la ville et demandait à entrer : soit que le caracol eût ou non sonné, il y avait en effet à la porte cinq à six cents paysans armés de sabres et d’escopettes. C’était une véritable troupe de Bédouins, et à leur aspect, je compris l’effroi qu’ils inspirent. Qu’on se figure de larges figures basanées avec des dents blanches et des yeux fauves, de longs cheveux pendans sur les épaules à la manière des guerriers goths, des jambes nues et brûlées du soleil, et l’on aura peine à reconnaître des Européens à ce portrait. Le costume répond à l’homme ; il est fort simple : un chapeau bas de forme et large d’ailes, un caleçon de toile, une ceinture bleue et une chemise en font tous les frais. Quelques-uns y ajoutent un gilet de velours noir ou cramoisi orné de boutons d’argent ; c’est la pièce de luxe de la toilette rustique, et les riches seuls peuvent se la donner ; mais riches ou pauvres, tous portent sur l’épaule, comme leurs voisins les Catalans, une grosse couverture de laine qui leur sert à la fois de lit et de manteau. Quant à la chaussure, ils n’en connaissent pas d’autres que les alpargatas indigènes, sorte de sandales de corde qui s’attachent au pied comme la calandrelle calabraise. Ils aiment de passion les chevaux, sont bons cavaliers, et comme les Maures, ils montent fort court. Quant à leurs femmes, elles sont ardentes et belles ; mais leur costume n’a de remarquable qu’un élégant corset de soie qui serre de fort près la taille, et une grosse épingle d’argent à tête sculptée qu’elles passent dans leurs cheveux, ainsi que les paysannes d’Albano.
Cette tribu est la plus sauvage de toute la Péninsule, et nulle part les meurtres ne sont plus communs, surtout quand souffle un certain vent d’Afrique, qui exerce un tel empire sur ces organisations indomptées, que les tribunaux ont dû l’admettre comme circonstance atténuante. Ici ce n’est pas l’oisiveté qui conseille le crime, car nul homme n’est plus laborieux, nul plus dur à la peine que le paysan valencien. Il passe ses journées dans l’eau des rizières, et la nuit, au lieu de se reposer, il prend son escopette et s’en va, quoique dévot, explorer les grands chemins. Sa rencontre est funeste, car il commence presque toujours par tuer. L’Andalou est plus humain, il se contente de la bourse ; il est bien rare qu’il prenne aussi la vie.
Tels étaient les hommes qui assiégeaient, à l’aurore, les portes de Valence. Les sabres et les escopettes dont ils étaient armés leur donnaient une physionomie encore plus farouche. Mais la politique n’entrait pour rien dans leur expédition : ils ne venaient ni venger les suppliciés de la veille, ni prêter main-forte aux constitutionnels ; ils ne songeaient ni à piller la ville ni à tuer les bourgeois ; leurs prétentions étaient plus modestes : ils demandaient la suppression des droits d’octroi. On parlementa quelques instans ; mais les bourgeois étaient trop heureux de s’en tirer à si bon marché pour ne pas capituler. Les droits furent supprimés, et, après trente-six heures de clôture, les portes furent rouvertes à neuf heures du matin. Il en était temps, car on commençait à manquer de vivres, et la disette approchait.
À peine les portes furent-elles ouvertes, qu’une nuée de maraîchers s’élança dans la ville au grand galop ; on eût dit qu’ils voulaient la courir, ainsi que cela se pratiquait au moyen-âge : ils avaient des vues moins belliqueuses, ils allaient tout simplement au marché, et se pressaient pour avoir les bonnes places. Un spectacle que personne n’avait vu auparavant, que personne ne reverra sans doute de long-temps, et qui était piquant par sa nouveauté même, c’était l’oisiveté inusitée des gabeleurs ; ils se promenaient les bras croisés, et s’étonnaient de leur propre inaction. Ce n’est pas que la besogne eût manqué, car on usait largement de la licence ; chacun voulait introduire quelque chose, ne fût-ce qu’une outre de vin, et c’était un concours incroyable. Les gros négocians, suivant l’usage, exploitèrent la circonstance à leur profit : ils introduisirent tout ce qu’ils purent de marchandises ; et le trésor fut, dit-on, frustré, dans cette seule journée, de onze mille piastres. Le lendemain, cependant, on recommença de payer les droits, mais suivant le tarif de 1808.
Les jours suivans furent tranquilles, quoique inquiets ; on ferma les couvens, ou plutôt ils se fermèrent d’eux-mêmes. Les moines, effrayés s’étaient sécularisés de leur propre mouvement : ils avaient déserté le cloître et revêtu l’habit laïque ; on les reconnaissait à leur gaucherie et à leur embarras. Ils regrettaient leurs grandes robes, et se familiarisaient mal avec le frac et la cravate.
La victoire étant restée aux urbains, il était douteux qu’ils s’en tinssent là, car un premier succès est une amorce ; on y prend goût, on en veut d’autres. Il s’agit, en effet, d’une nouvelle expédition, non plus contre les prisons, puisqu’elles étaient vidées, mais contre les maisons des facciosos. On en avait déjà arrêté plusieurs dans la journée du 6, et ils avaient été déportés à Ceuta avec les prisonniers. La terreur régnait sous le toit des carlistes.
Mais cette fois, ils en furent quittes pour la peur ; la vengeance n’envahit pas leurs foyers : on se contenta de demander, et l’on avait raison, la destitution de tous les employés placés par Calomarde ; le nombre à Valence en était grand, à commencer par le régent de l’audience, carliste affiché, qui fut le premier suspendu de ses fonctions. Malheureusement, les exigences des bourgeois étaient peu désintéressées ; le soir même, plus de cinq cents demandes de places avaient été déposées, par les urbains eux-mêmes, au palais du capitaine-général : j’ai vu les pétitions.
Les choses continuèrent à traîner ainsi pendant plusieurs jours, sans qu’une pareille anarchie étonnât personne : le désordre est l’élément naturel du peuple espagnol ; c’est son milieu. Les nouvelles de Barcelone venaient seules de temps en temps imprimer une secousse à ce char embourbé. On apprit successivement l’expulsion de Llauder, le massacre de Basa et l’installation de la junte. C’est alors seulement que s’associant à la grande campagne entreprise par Saragosse et poursuivie par les Catalans, Valence déclara la guerre au ministère Toreno. L’alboroto se résuma en une junte qui fut une des plus pâles et des moins explicites. Il suffit de dire qu’elle se mit sous la tutelle de ce même comte Almodovar, qui avait inspiré si peu de confiance dans la journée du 6 ; et il y a lieu de croire qu’elle n’a même jamais entièrement rompu avec le gouvernement central. Mais je n’ai pas à m’occuper ici de la junte qui ne s’organisa que plus tard, je n’ai voulu que raconter l’alboroto qui en fut le prélude, et dont je fus le témoin. Cette page d’histoire contemporaine m’apparaît comme une espèce de tragicomédie, dans la manière de Caldéron ; la chute du comte de Toreno en forme le dénouement, et l’alboroto la première journée ; mais le rideau n’est pas encore tombé sur cette première journée, elle se terminera par une scène de meurtre.
Le dimanche suivant, 9 août, comme je revenais de Murviédro, où j’avais été saluer les intrépides mânes de ces Sagontins morts sur le bûcher de la liberté, je vis un rassemblement devant l’église de la Vierge-des-Abandonnés, la Virgen de los Desamparados, patrone de Valence ; un cadavre sanglant était exposé devant la porte, à côté était un plat d’argent où les fidèles venaient déposer leur obole, afin de faire dire des messes pour l’ame du trépassé. Le pauvre homme venait d’être tué à l’improviste ; il avait passé dans l’autre monde sans prêtre, sans confession, et son salut paraissait fort compromis. Je crus reconnaître dans le mort ce boulanger, ancien royaliste qui, le dimanche précédent, avait failli périr au combat de taureaux, sous les coups des urbains. C’était lui en effet, et cette fois la mort ne l’avait pas manqué ; un urbain, le rencontrant dans la rue, lui avait ouvert le ventre d’un coup de sabre, puis était allé tranquillement à ses affaires. Le peuple se souciait peu que le défunt eût été constitutionnel ou carliste ; il ne s’agissait plus de son corps, mais de son ame ; le peuple espagnol prend à cœur la vie éternelle. Les quartos pleuvaient dans le plat d’argent ; la sympathie populaire éclatait en prières, en exclamations de pitié, et je crois que, si le meurtrier eût paru là, la multitude l’aurait lapidé, non point pour avoir retranché la partie temporelle du factieux, mais pour avoir exposé sa partie spirituelle aux flammes du purgatoire, en ne lui donnant pas le temps de se préparer au voyage de l’éternité.
La cathédrale touche à la chapelle des Desamparados ; la haute tour octogone qui lui sert de clocher étant ouverte, j’y montai. J’avais besoin d’air, de solitude ; j’avais besoin de m’arracher à ces scènes de violence. Assez long-temps, passager surpris par la tempête, j’avais été ballotté sur les flots de cette ville orageuse ; il me plaisait de gagner un instant le port, de dominer la tourmente et de juger la manœuvre de l’équipage.
De la plateforme du clocher on domine toute la ville, toute la campagne. Valence n’a pas l’aspect nu et désolé de ces cités de l’Aragon et des Castilles, qu’on dirait bâties au désert par les génies de la solitude. Mollement assise au sein de sa Huerta riante, elle ressemble plutôt à une ville de Lombardie ou de Romagne. C’est la même richesse de verdure, la même végétation forte et puissante, mais aussi, et c’est l’inconvénient des cultures trop soignées, la même monotonie ; le doigt de l’homme s’y voit trop, il a trop plié la nature à la règle. La nature est plus séduisante, plus belle dans ses caprices ; sa fantasque liberté lui sied mieux, au point de vue pittoresque, que ces attitudes savantes et toujours un peu raides que lui impose la main du maître. Mais à Valence, du moins, l’uniformité du paysage est coupée par la variété des fabriques. Les villages se touchent et sont bien groupés ; les couvens et les villas s’élèvent côte à côte et jettent leurs masses blanches au sein de la verdure ; d’innombrables clochers, les uns taillés en aiguilles, les autres équarris à angles droits, percent les épais massifs de feuillage qui les environnent, comme des bois sacrés ; çà et là quelques palmiers s’épanouissent en éventail. La plaine est fermée, à l’orient, par la mer, et de tous les autres côtés, par une chaîne de collines vertes et gracieuses qui l’enlacent avec amour.
Ramené des champs à la ville, l’œil se perd dans un inextricable dédale de rues étroites, tortueuses, flanquées de maisons de toutes formes, de toutes dimensions, de toutes couleurs, jetées pêle-mêle les unes par-dessus les autres comme des rochers tombés d’une montagne écroulée. Ce que l’on peut compter de monastères et d’églises est incroyable ; tous les saints du calendrier ont leur temple, tous les ordres de la chrétienté leur palais. Il y en a d’humbles, il y en a d’immenses. Chacun est surmonté de son campanile ; chaque campanile a plus d’une cloche, et quand toutes ces voix d’airain sont lancées dans l’air, c’est une harmonie à mettre en fuite tous les dieux de l’Olympe espagnol. En cela du moins, l’Espagne n’est pas restée maure, et cet amour des fanfares semble bien plutôt une réaction contre le silence des minarets, contre la voix grave et mélancolique du mouden qui appelle les fidèles à la prière. Mais alors les cloches se taisaient, et toutes les voix, tous les bruits de la ville, se confondaient pour moi dans un bourdonnement sourd et vague, pareil aux derniers murmures d’une mer irritée qui s’apaise.
À la vue de ces hommes que l’œil nu distinguait à peine, de ces places où le sang avait coulé et coulait encore, je me mis à récapituler les évènemens de cette longue semaine de tumulte et d’angoisses, et je fus pris d’une grande tristesse. Non, ce n’était pas là l’Espagne que j’avais rêvée, l’Espagne de Pélage et du Cid, l’Espagne du Romancero ; ce n’était pas davantage l’Espagne de Charles-Quint, ce n’est même plus celle de 1808. Et quant à l’avenir de ce pays déchiré, je venais de passer en revue tous les partis, de sonder tous les rangs ; nobles, bourgeois, peuple, j’avais vu se produire, s’entrechoquer, tous les élémens du corps social, et m’efforçant de tirer des augures de tous ces faits, j’arrivais à des conclusions vagues et contradictoires. L’avenir de l’Espagne est un grand mystère ; lancée dans une révolution qui a toutes nos sympathies et nos vœux, puisqu’elle dégage peu à peu le sol des ronces stériles du passé, elle y marche sans enthousiasme ; on la dirait esclave d’instincts supérieurs qui la poussent malgré elle à l’accomplissement de ses destinées. Mais ces destinées, quelles sont-elles ? Elle les ignore elle-même et va droit devant elle, vivant au jour le jour, sans savoir où elle arrivera.
Il ne s’agit pas ici de jeter des phrases sur la réalité : il faut dire ce qui est ; et si crue que soit la vérité, il faut que les peuples s’accoutument à l’entendre. Remarquons d’abord que la lutte est mal engagée ; au nom de qui l’est-elle ? en vertu de quoi ? Au nom d’une reine au maillot, en vertu du testament d’un mauvais prince. Certes, la question ne pouvait être plus mal posée, et il est heureux que l’insurrection de don Carlos soit venue aider la démocratie espagnole à sortir de ce défilé, et à se dégager des ambages dont la royauté l’avait chargée. La robe constitutionnelle dont on l’a lourdement affublée est de fabrique anglaise ; elle n’est point un produit du sol. Le peuple ne fait que rire de cette mascarade, et il comprendra toujours mieux une unité, quelle qu’elle soit, que cette nouvelle trinité politique ; il n’a pas encore pris de rôle dans la pièce, parce qu’on n’a pas su l’y intéresser, et tant qu’il ne descendra pas enfin de la galerie sur la scène, l’action tournera sur elle-même, et ne fera pas un pas décisif.
La noblesse espagnole est morte, et quand on voit par quels hommes sont portés aujourd’hui tous ces grands noms du moyen-âge, on se prend à rougir pour leurs ancêtres. La race même est dégradée, et les corps sont aussi impotens que les ames. Quant au bourgeois, il ne paraît pas servir d’autre Dieu que Mammon, tant il est âpre au gain. L’avarice est le péché originel des Espagnols ; elle le fut de tout temps, témoin les guerres de Flandre, d’Italie et la conquête de l’Amérique ; on voit qu’il y a du sang maure et du sang juif dans ces veines-là. Mais la passion de l’argent est plus effrénée dans ceux qui font métier d’en gagner, et dont la vie n’a pas d’autre intérêt ni d’autre but ; or, c’est le cas du bourgeois espagnol comme de tous les bourgeois du monde. Il joint à cela une indifférence profonde pour tout ce qui ne touche pas à son négoce ; et quant à la bravoure, il est permis de dire, sans le blesser, qu’il n’est pas dans sa vocation d’en avoir une bien trempée. Le portrait n’est pas flatté, mais il n’est pas non plus chargé ; et que de traits encore n’y faudrait-il pas ajouter, si l’on prétendait à un tableau tant soit peu complet de cette monarchie infirme et caduque ! Voilà pourtant ce que le despotisme fait des nations les plus glorieuses : il les énerve, il les corrompt, et quand enfin son heure sonne, il les jette ainsi dégradées aux mains bienfaisantes de la Liberté.
Certes, si c’était là toute la Péninsule, la Péninsule serait désespérée ; mais, grâce à Dieu, il n’en est pas ainsi. Au-dessous de cette Espagne égoïste, peureuse, épuisée, il y a une Espagne forte, courageuse, dévouée ; cette Espagne-là, c’est le peuple. Le peuple espagnol a de grands défauts ; je ne les ai ni dissimulés, ni atténués. Il est plus prompt au meurtre que nul autre peuple en Europe, et en beaucoup de lieux, l’amour de l’indépendance, la haine du travail, ont faussé chez lui toutes les notions de propriété ; en un mot, il est Hobbiste, mais Hobbiste conséquent, c’est-à-dire que, considérant la société comme un état de guerre, il poursuit le principe jusque dans ses dernières applications. Ceci est le trait distinctif de sa physionomie morale ; c’est la clé du caractère national. Mais descendons au fond des choses, et remarquons d’abord que l’idée d’homicide n’excite pas au-delà des Pyrénées l’horreur qu’elle inspire ailleurs ; ensuite, la constitution politique de la Péninsule étant donnée, il serait impossible que le peuple ne fût pas ce qu’il est ; s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est qu’il ne soit pas pire. Pressuré par un fisc insatiable, qui absorbe ses pauvres sueurs au profit de l’oisiveté opulente ; livré sans garanties à une justice vénale, à des tribunaux où le riche ne saurait perdre sa cause, où le droit c’est l’argent ; en proie à des administrations cupides jusqu’au scandale, cavernes impures d’où l’on ne sort jamais la bourse intacte, le peuple espagnol est toujours sur la défensive, et ses agressions ne sont que des représailles. Et puis, le dirai-je ? ses vices ont de la grandeur : il tue, mais c’est par jalousie, par haine ; et quand l’indigence, le désespoir, le poussent hors des voies légitimes, il ne va pas, larron tremblant, glisser une main furtive dans la poche du passant : il monte à cheval, prend son escopette et gagne la montagne. C’est une déclaration de guerre en règle ; il y a des périls, des combats, et, chose qu’il ne faut pas oublier, l’amour de la gloire n’est pas étranger à ces aventureuses résolutions. Et d’ailleurs, le gouvernement lui-même prend soin de réhabiliter ces professions indisciplinées, en traitant avec elles de puissance à puissance. Ce sont là sans doute des instincts barbares, antisociaux ; mais ce ne sont pas des instincts bas. Ils accusent de l’énergie, de la vitalité, de l’audace ; et, pour ma part, je préfère ces hardis coupables au juge qui puise ses arrêts dans la bourse du plaideur.
Ces vices sont nés d’un état social mauvais ; un état social meilleur doit les corriger, et tourner au bénéfice de l’ordre et du droit ces instrumens de désordre et de violence. Mais la part faite au mal, celle du bien est belle encore. Comme toutes les organisations fortes, le peuple espagnol à de grands défauts unit de grandes vertus. Il est brave, patient, fidèle, sobre comme Cincinnatus, doué d’une indomptable ténacité. Sa fierté a passé en proverbe, et sa délicatesse sur le point d’honneur a trouvé un beau mot (pundonoroso), qui nous manque, et qui exprime brièvement cette chevaleresque idée. La chevalerie est descendue dans le peuple ; elle n’est plus que là. Ne sont-ce pas là les élémens d’une grande nation ? Or, ces élémens existant, il n’y a pas à désespérer de la vieille Espagne ; il y a pour elle encore, dans l’avenir, des jours de gloire et de puissance.
Pour cela, il est nécessaire que l’idée sociale pénètre ces masses inertes et les électrise ; ce miracle ne saurait s’accomplir par les moyens dits parlementaires. Il faut aller au cœur du peuple, lui parler un langage qu’il entende. L’agio, grace au ciel, le touche peu ; l’argot des banquiers n’a pas cours chez lui. Il faudrait, pour l’émouvoir, pour l’entraîner, une espèce de guerrier sacerdotal, un homme moitié soldat, moitié prêtre, qui le menât à la bataille en lui parlant de Dieu, à la liberté par la gloire. Que cet homme-là se présente, il est le dictateur de l’Espagne ; l’Espagne est à lui. Quand le nom de Napoléon eut passé les Pyrénées, les imaginations populaires fermentèrent ; le Corse était leur homme. On l’attendait comme le régénérateur, c’était le grand Veltro de Dante, un nouveau rédempteur. Ici Napoléon manqua d’intelligence ; il ne comprit pas la nation espagnole ; ou s’il la comprit, ce fut trop tard, et quand il n’était plus temps. Du reste, il l’a durement expié, et la France aussi. Mais cette adoration spontanée dont il fut d’abord l’objet est un fait immense, un éclair lumineux qui sillonne les ténèbres encore si épaisses de l’avenir péninsulaire. C’est une leçon donnée par le passé ; hommes du présent, méditez-la.
La révolution espagnole n’a fait jusqu’ici que tourbillonner aux surfaces, et bâtir sur le sable, parce que jusqu’ici on s’est obstiné à lui refuser sa base naturelle et sa véritable assiette. La démocratie est le port des nations. Quand les dynasties ont fini leur œuvre, quand les aristocraties s’éteignent, et que le corps social paraît menacé de dissolution, alors la force de l’état se concentre tout entière au sein du peuple, comme le sang reflue au cœur dans les crises du corps humain ; traditions, vertus, honneur, tous les trésors de la pensée nationale, tous les dogmes sacrés du pays se réfugient à la fois dans ce sanctuaire inviolable. Or, l’Espagne en est aujourd’hui à cette époque de décomposition ; qu’elle obéisse donc, si elle veut renaître, aux lois providentielles ; qu’elle aille puiser la vie où Dieu l’a mise, et retremper sa vieillesse à ces sources viriles ; c’est là qu’elle lavera ses souillures ; c’est là qu’elle peut retrouver encore la vaillante épée de Rodrigue, et quelques débris peut-être du sceptre de Charles-Quint.