L’Espagne depuis la révolution de février/01

L’ESPAGNE


DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER




I. – SITUATION EXTÉRIEURE.
España y et vizceonde Palmerston, o sea defensa de la dignidad nacional en la cuestion de los pasaportes a sir H. Lytton Bulwer, par don Adrian Garcia Hernandez, docteur de l’université de Salamanque.[1]




Supposons que, le 23 février 1848, un homme fût venu dire : « Il arrivera un temps où le pays extérieurement le plus passif, intérieurement le plus désorganisé de l’Europe, et un autre pays qui, sous le double rapport de la prospérité intérieure et de l’ascendant extérieur, n’a en quelque sorte plus rien à désirer, échangeront leurs rôles. Le premier tombera dans le chaos juste à l’époque où il croira avoir épuisé et surmonté tous les genres d’épreuves ; le second, pour se régénérer et s’affermir, profitera précisément de l’heure où tous les dangers seront venus l’assaillir à la fois. L’un, qui ne compte politiquement aujourd’hui dans le monde que par l’appui de deux grandes puissances, ne paraîtra jamais si fort que le jour où ce double appui lui fera défaut, et, par un contraste plus bizarre encore, l’autre ne se sera jamais trouvé plus isolé que le jour où dix peuples se soulèveront à sa voix. La société de celui-ci enfin, comme si Dieu voulait punir en elle l’abus de la science sociale, reculera d’un bond vers les luttes de l’état sauvage, tandis que le gouvernement de celui-là verra simultanément disparaître jusqu’aux factions politiques qui sont l’inévitable cortège des situations les mieux organisées… » Je le demande : qu’aurait-on répondu à l’homme qui aurait tenu ce langage ? Qu’il était prophète à bon marché. L’histoire de l’humanité n’abonde-t-elle pas en retours aussi étranges ? Mais si cet homme eût ajouté soudain : « Ce déplacement de rôles, qui semble supposer le lent travail de plusieurs siècles, s’accomplira avec la rapidité d’un coup de théâtre ; ce pays qui fera envie, c’est l’Espagne ; ce pays qui fera pitié, c’est la France, et l’été de 1848 se lèvera sur ces horizons déplacés !… » On n’aurait vu dans cette prédiction que le rêve maladif d’un fou. Le rêve se serait pourtant réalisé mot pour mot. Cette extravagante imagination qui nous eût fait sourire, c’est toute l’histoire des six premiers mois de 1818.

Ai-je besoin de justifier un seul trait de ce tableau en ce qui concerne la France telle qu’elle s’offrait à l’observateur vers le milieu de 1848 ? L’état en déficit, les particuliers en faillite, la progression des charges égalant presque en rapidité, pour les particuliers comme pour l’état, l’effrayante décroissance des revenus, voilà pour notre situation matérielle. Un peuple jusqu’ici admiré, même dans ses emportemens les plus désordonnés, pour la générosité de ses passions, et qui en vient tout à coup à préméditer contre le reste de la société une attaque de grand chemin ; une classe moyenne qui assiste, quatre mois durant, avec une froide curiosité à la violation des principes les plus tutélaires, et ne retrouve son héroïsme perdu que le jour où la question de civilisation ou de barbarie qui s’agite est devenue, pour elle, une question de comptoir et de mobilier, voilà pour notre situation morale. Des rois qui nous rendaient responsables de la révolution européenne, des peuples empressés à s’armer contre nous de l’idée de nationalité que nous leur avions lancée, voilà pour notre situation diplomatique. Eh bien ! dans cette terrible période que limitent pour nous février et juillet, l’Espagne s’est relevée presque autant que nous nous abaissions. Brusquement isolé de la France par la chute de la famille qui personnifiait l’alliance des deux pays, le gouvernement espagnol, disait-on, n’avait plus qu’à se livrer à discrétion à l’Angleterre, qui ne manquerait pas de lui faire payer cher les mécomptes diplomatiques de 1846. Qu’a gagné cependant l’Angleterre à formuler ses prétentions ? L’expulsion de son ambassadeur. La faction radicale et la faction absolutiste, qui, jusque-là, se relayaient pour attaquer la monarchie d’Isabelle, ont combiné tout à coup leurs efforts ; l’Angleterre les a ostensiblement patronés, et qu’a produit ce triple assaut ? Pas même l’ébranlement du ministère Narvaez. Pour la première fois, depuis cinquante ans, l’Espagne s’est montrée indépendante au dehors, calme et homogène au dedans. L’Angleterre dévore son humiliation méritée dans un silence plus boudeur que menaçant ; les bandes républicaines et montémolinistes ne semblent parcourir encore la Péninsule que pour mieux constater aux yeux de l’Europe l’indifférent dédain qu’elles rencontrent désormais dans les populations, et, au sein de la plus formidable épreuve que l’Espagne constitutionnelle ait traversée, le cabinet Narvaez a su trouver la sécurité et la liberté d’action nécessaires pour entreprendre des réformes devant lesquelles avaient dû reculer tous ses prédécesseurs. D’où lui vient cette double force ? comment a-t-il déjoué les intrigues de l’extérieur ? quel a été son point d’appui à l’intérieur ? C’est ce que j’essaierai successivement d’expliquer, en m’étendant pour cette fois de préférence sur la question extérieure, qui, en Espagne, domine et régit tout, enraie ou précipite tout.

L’Espagne était, de tous les états du continent, celui que menaçait le plus directement l’influence de notre révolution. La Belgique, qui venait d’effectuer sa réaction libérale, l’Allemagne rhénane et l’Italie, encore dans le premier enthousiasme de leur avènement constitutionnel, marchaient déjà plus ou moins dans le lit où venait de se précipiter le torrent de février. Cette impulsion soudaine allait tout au plus accélérer leur mouvement. Mais c’est dans le sens opposé que marchait l’Espagne. Au moment même où le juste-milieu succombait à Paris, c’est le juste-milieu qui venait de triompher à Madrid. Le choc semblait d’autant plus inévitable, que le parti qui s’emparait chez nous des affaires s’était fait, tout récemment encore, une machine de guerre de l’appui donné par le gouvernement de Louis-Philippe aux modérés espagnols. Ce souvenir, joint aux menaces de propagande armée que nos clubs lançaient, dès le lendemain de février, aux monarchies européennes, devait inspirer au ministère espagnol de graves inquiétudes sur sa sûreté tant extérieure qu’intérieure. Le premier devoir de tout gouvernement sérieux, c’est de pourvoir à sa propre conservation. Le cabinet Narvaez sollicita et obtint des chambres l’autorisation de décréter tout à la fois la suspension des garanties constitutionnelles et un emprunt extraordinaire pour le cas où les circonstances l’exigeraient, J’insiste d’avance sur le caractère éventuel de cette double autorisation.

S’il prévoyait l’orage, le cabinet Narvaez était loin, je crois, d’en deviner la direction. Ce n’était ni de France, ni d’Espagne, que devait venir l’impulsion insurrectionnelle, c’était du palais de Saint-James.

Quel intérêt avait l’Angleterre à fomenter la révolution en Espagne ? Au premier abord, aucun. L’Angleterre était elle-même trop ébranlée au dedans pour songer à renverser les points d’appui monarchiques qui pouvaient lui rester au dehors. L’incendie républicain, qui menaçait de la cerner, ne marchait déjà que trop vite. Quel était d’ailleurs le grief du gouvernement britannique contre les modérés espagnols Le concours donné par ceux-ci au renouvellement du pacte de famille. Or, ce pacte venait d’être anéanti par la brusque ruine de l’une des parties contractantes ; ce grief avait disparu avec la monarchie de Louis-Philippe dans le gouffre de février. Disons plus : le mariage de M. le duc de Montpensier n’était plus qu’un accident heureux pour l’ambition britannique, Ce mariage, destiné à resserrer les liens qui unissaient les monarchies française et espagnole, ne revêtait-il pas désormais le caractère opposé, et ne devenait-il pas un gage permanent de défiance et de haine entre la France républicaine et l’Espagne monarchique ? Il semblait donc qu’en principe comme en fait l’Angleterre ne pût, sous peine d’inconséquence, favoriser les agitateurs espagnols. Lord Palmerston en jugea autrement.

Lord Palmerston se dit que l’Espagne, avec les innombrables élémens de désordre qu’elle renfermait, avait peu de chances d’échapper au contre-coup d’une révolution qui bouleversait, dans le reste du continent, les situations les mieux assises. Or, si la Péninsule s’embrasait au seul contact de notre républicanisme, qu’allait-il arriver ? L’échec subi en 1846 par l’influence anglaise allait se reproduire sous une forme plus définitive et plus dangereuse. A la solidarité brisée de deux familles allait se substituer la solidarité plus intime encore de cieux révolutions, et cette fois ce serait le parti exalté lui-même, c’est-à-dire le parti dont s’étayait l’influence anglaise, qui se trouverait conduit à personnifier l’alliance franco-espagnole. Du même coup, l’influence anglaise pouvait ainsi perdre et le bénéfice de la chute de Louis-Philippe et son dernier point d’appui au-delà des Pyrénées. La peur est mauvaise conseillère. De crainte d’être supplanté par notre propagande révolutionnaire, lord Palmerston imagina tout à coup de prendre les devans sur elle. C’est ce qui va ressortir des faits ultérieurs. C’est la seule explication raisonnable de l’étrange note du 16 mars, qui, s’il n’y fallait voir l’expression du calcul que je signale, serait un monument d’imbécillité ou de folie. Les dieux semblaient décidément se mettre du côté des barricades, et le Caton du Foreign-Office jugeait infiniment habile de se mettre du côté des dieux.

Qui ne se souvient de cette fameuse note du 16 mars ? Le long cri d’indignation qu’elle souleva l’été dernier dans la Péninsule trouva un écho jusqu’au sein de nos plus cruelles préoccupations intérieures. Chaque phrase de ce document était un acte de déloyauté ou une insulte. Au mépris des droits les plus imprescriptibles de l’indépendance espagnole, au mépris de cette solidarité qui doit unir de cœur ou de fait, en face d’un danger commun, tous les gouvernemens réguliers, et que j’appellerais la probité internationale, lord Palmerston accusait le gouvernement espagnol d’être en contradiction avec les sentimens et les opinions du pays. Il l’engageait à « prendre conseil de la récente chute du roi des Français et de sa famille, ainsi que de l’expulsion de ses ministres, » et lui prédisait, « pour le cas où il n’adopterait pas une conduite légale et constitutionnelle, » une catastrophe analogue. Il lui conseillait enfin, ou plutôt il le sommait, — car le conseil ne venait qu’après la menace, — « d’élargir les bases de l’administration, en appelant au sein du pouvoir exécutif quelques-uns de ces hommes qui possèdent la confiance du parti libéral ; » lisez : M. Salamanca et les autres notabilités du parti anglo-contrebandier.

Certes, le gouvernement qui offusquait à ce point les scrupules libéraux d’un ministre étranger, et qui lui arrachait une protestation si insolite, devait être coupable du plus scandaleux arbitraire. Quels étaient donc les excès commis par ce gouvernement tyrannique ? Avait-il suspendu l’habeas corpus, ou évoqué contre les étrangers les prescriptions de l’alien-bill ? S’était-il préparé à répondre par la mitraille aux plaintes affamées d’une autre Irlande ? Avait-il condamné les journalistes opposans à montrer à M. Mitchell le chemin de la déportation ? Méconnaissait-il tout au moins les prérogatives parlementaires ? Comme ses deux prédécesseurs, les cabinets Pacheco et Goyena, ouvertement patronés par l’Angleterre, le cabinet Narvaez ne souffrait-il qu’avec une impatience avouée le contrôle des cortès, et les fermait-il, à l’exemple du premier ? Comme M. Salamanca, le fondé de pouvoirs de l’Angleterre dans ces deux cabinets, avait-il profité de l’absence des cortès pour improviser, par voie de décrets, dans la législation, les innovations les plus graves ? Rien de tout cela.

L’avènement du ministère Narvaez était une réaction modérée dans toute la bonne acception du mot. Le nouveau cabinet personnifiait un retour complet et sincère à cette légalité, à ces formes parlementaires que lord Palmerston l’accusait de violer. Son premier soin avait été de rouvrir les chambres et de suspendre jusqu’à l’approbation de celles-ci l’exécution des excentriques mesures arbitrairement décrétées, sous l’influence de M. Bulwer, par l’administration Goyena-Salamanca. Son programme était des plus larges : il promettait la liberté dans les discussions, des réformes dans l’administration, des économies dans le budget ; sa conduite enfin était un modèle de tolérance. Il avait, sinon provoqué, du moins accepté et exécuté l’amnistie la plus large ; il avait fait de nobles avances à Espartero, confié des postes importans à plusieurs notabilités progressistes. La majorité la plus forte et la plus homogène qui eût jamais surgi des cortès appuyait la nouvelle combinaison. L’opposition elle-même disparaissait ou tout au moins se taisait devant une politique qui ne lui laissait aucune prise, et ce calme, dont l’Espagne avait perdu depuis quinze ans l’habitude, se traduisait déjà par une intelligente sollicitude pour des intérêts jusque-là négligés, entre autres l’agriculture, lorsque la catastrophe de février était venue brusquement substituer une question de salut à la question de progrès dont semblait pouvoir exclusivement se préoccuper le ministère Narvaez. Et à ce moment suprême quelle est encore son attitude ? Cède-t-il à l’entraînement de la peur ? Se hâte-t-il de décréter ces mesures violentes que légitime l’intérêt de l’ordre, et que prévoit d’ailleurs la constitution ? S’abrite-t-il derrière cet irrécusable axiome de gouvernement, « qu’il vaut mieux prévenir que réprimer ? » Il tombe plutôt dans l’excès contraire. Le langage, les mouvemens, les menées significatives de l’opposition extrême font pressentir à Madrid une sanglante parodie de notre révolution, et le cabinet Narvaez est le premier à vouloir que les mesures de résistance soient ajournées jusqu’à l’heure de l’attaque. Ces mesures, il n’en veut pas même la responsabilité, si légère qu’elle soit ; il y associe les chambres, il fait sanctionner par celles-ci la suspension éventuelle de la constitution, il s’obstine, en un mot, dans la légalité quand l’illégalité est pour lui un droit, presque un devoir. Voilà la politique que lord Palmerston, le 16 mars, alors que rien encore ne l’avait fait dévier de ces scrupules exagérés de conciliation, accusait d’arbitraire et de violence ! Voilà le gouvernement à qui un ministre de l’Angleterre, l’alliée officielle, sinon l’amie de l’Espagne, osait tenir un langage à peine tolérable vis-à-vis d’un despote ennemi qui se serait rendu coupable d’un attentat contre la civilisation !

Lord Palmerston, disons-le, dût sa probité politique souffrir de ce qui justifie sa perspicacité, comprenait tout le premier l’étrangeté de cette accusation. La note du 16 mars n’était pas adressée directement au cabinet de Madrid, mais bien à M. Bulwer, avec recommandation d’attendre une occasion pour la communiquer. Il ne pouvait s’agir ici de l’occasion matérielle, qui existe chaque jour et à toute heure pour un ambassadeur. Il ne s’agissait donc que de l’à-propos ; de l’aveu de lord Palmerston, cet à-propos n’existait pas encore, puisqu’il fallait l’attendre. M. Bulwer complétait d’ailleurs, peu de jours après, la pensée du Foreign-Office ; il avouait après coup, au duc de Sotomayor, que les conseils comminatoires contenus dans la note du 16 mars avaient pour base, non pas la conduite tenue par le gouvernement espagnol, mais bien la prévision[2] de la conduite qu’il serait amené à tenir. Voilà qui est significatif, et on commence à voir clair dans ces prophétiques nuages. Rapprochez les deux aveux, et nous aurons le droit de traduire ainsi la recommandation faite à M. Bulwer : « L’Espagne, je le sais, monsieur l’ambassadeur, jouit, depuis l’avènement du ministère Narvaez, d’un calme incontestable ; le gouvernement espagnol, je le sais encore, fonctionne régulièrement et dans les limites de la plus stricte légalité ; mais il arrivera indubitablement un moment où l’Espagne, comme l’Angleterre, aura à se défendre de la contagion de février, et où le gouvernement espagnol, aussi bien que le gouvernement britannique, sera forcé d’opposer des mesures exceptionnelles à des dangers exceptionnels. Quand ce moment sera venu, quand la révolte aura éclaté, quand le gouvernement aura plus que jamais besoin de cette force morale sans laquelle la résistance matérielle est moins une sauvegarde qu’un danger de plus, prononcez-vous ouvertement contre lui au nom de l’Angleterre. Cette brusque défection des seuls alliés officiels qui lui restent aujourd’hui en Europe le livrera pieds et poings liés au parti qui représente notre influence, et qui nous paiera ce service par un redoublement de docilité. » Il faut choisir entre cette interprétation ou l’absurde, entre un non-sens ou un guet-apens, et on va voir de quel côté sont les présomptions.

La note du 16 mars arrive vers le 21 à Madrid. M. Bulwer n’en souffle pas mot au gouvernement espagnol ; mais, par un instinct de divination bien singulier, les groupes d’agitateurs qui stationnent, depuis la nouvelle des événemens de février, à la Puerta-del-Sol sont déjà au fait des sentimens du Foreign-Office. La publication des pièces de l’enquête prouvera plus tard que les agitateurs tenaient leurs renseignemens de bonne source : M. Bulwer assistait dès cette époque aux réunions des sociétés secrètes[3]. Des émissaires parcourent les faubourgs. L’argent a raison du flegme proverbial des manolos, que la promesse des sympathies britanniques ne suffit pas à électriser, et, le 26 au soir, Madrid voit pour la première fois des barricades.

Je n’ai pas à raconter les incidens de cette échauffourrée (jarana c’est ainsi que l’a baptisée le dédain du peuple espagnol) ; l’avortement en fut complet. Au premier cri des insurgés, la population, que la beauté du jour avait jetée tout entière sur les promenades, disparut comme par enchantement. Le mouvement se trouva donc, dès le début, complètement isolé. Ce n’est pas faute d’accointances politiques. Les cris les plus disparates sortaient des groupes d’insurgés ; chaque opinion, depuis le montemolinisme le plus foncé jusqu’à la république la plus écarlate, pouvait y reconnaître son mot d’ordre, et, comme si l’émeute avait pris à tâche de symboliser l’incroyable tohu-bohu de l’opposition espagnole, chacune de ces opinions s’y fractionnait à l’infini. Les exaltés proprement dits formaient à eux seuls quatre écoles bien distinctes : celle qui se contentait de l’expulsion de la reine-mère et du général Narvaez, celle qui redemandait la constitution de 1812, celle qui voulait le suffrage universel, celle enfin qui rêvait la fusion des deux royaumes de la Péninsule avec un prince de Portugal sur le trône. Les républicains, divisés en unitaires et en fédéralistes, se subdivisaient en terroristes, en socialistes et en modérés, sans parler des demi-teintes et des quarts de teinte. Le drapeau montemoliniste, rendons-lui cette justice, tranchait sur les deux autres par la sobriété de ses couleurs ; il ne représentait (le croirait-on ?) que trois programmes : le reyneto, Montemolin avec la constitution de 1812 et Montemolin avec la constitution de 1837. Ces douze partis (n’en ai-je compté que douze ?) s’ébranlaient aux ordres d’un état-major non moins bigarré et où d’anciens officiers carlistes coudoyaient les professeurs de barricades expédiés, dit-on, par nos clubs. L’anarchie est presque aussi impuissante à détruire qu’à fonder ; la défaite des insurgés était inévitable. Peu s’en était fallu cependant qu’une coalition sérieuse ne sortît de ce ridicule fouillis d’opinions. La pensée première du mouvement était parfaitement concertée ; « mais, au dernier moment, il y eut division d’avis entre les chefs de la conspiration. Les personnes à qui obéissait la populace ne donnèrent pas d’ordres généraux ; par conséquent, il ne put pas y avoir d’organisation. » J’ai dû citer textuellement ce témoignage il porte un de ces cachets de certitude qu’on ne simule pas. Qui en était l’auteur ? quel était l’homme qui, le 28 mars (car c’est la date de ces paroles), le 28 mars, c’est-à-dire deux jours après les événemens et alors qu’aucune des révélations de l’enquête n’avait pu encore transpirer, était si bien au fait des détails les plus minutieux de la conspiration ? C’était M. Bulwer écrivant à lord Palmerston !

La victoire de l’ordre avait été facile, elle sut être clémente. Pour la première fois, dans cette Espagne si insoucieuse du sang versé et où il semblait de règle, pour tous les partis, que le bourreau vînt chaque fois remplir le vide laissé par l’interrègne des garanties constitutionnelles, l’état de siége se limita à quelques arrestations préventives. Le vote qui avait d’avance légalisé ce régime exceptionnel, la longanimité imprévue avec laquelle le gouvernement espagnol en usait, le contraste de cette modération avec la gravité des dangers courus, dangers que M. Bulwer s’exagérait à lui-même plutôt qu’il ne se les dissimulait, puisque, de son aveu, l’avortement de l’insurrection provenait d’un simple malentendu, tout semblait conjuré pour donner un démenti minutieux aux scrupules anticipés qu’avait affectés lord Palmerston. M. Bulwer le comprend tout le premier : il guette quatorze jours entiers cette occasion opportune qui, d’après les instructions du Foreign-Office, doit servir de prétexte à la remise de la note ; il espère qu’au bruit croissant de la révolution européenne le gouvernement espagnol cédera à un légitime effroi, usera jusqu’aux dernières limites des pouvoirs extraordinaires que lui ont conférés les cortès. Attente vaine : le ministère espagnol continue à se retrancher dans une quiétude désespérante ; l’occasion n’arrive pas. Eh bien ! M. Bulwer provoquera l’occasion. La rumeur générale implique dans le complot du 26 quelques hommes marquans du parti exalté : M. Bulwer affiche des relations quotidiennes avec ces hommes. Plusieurs insurgés se sont réfugiés à l’ambassade anglaise : M. Bulwer se fait, au vu et su de Madrid, l’entremetteur de leurs relations avec le dehors. Le gouvernement espagnol affecte de ne pas voir ces manœuvres, sans doute pour ne pas trop divulguer l’isolement où le jette la défection de son dernier allié monarchique en Europe : M. Bulwer ne laissera pas l’ombre d’une excuse à cette feinte sécurité ; par un procédé inoui dans les annales diplomatiques, la note comminatoire de lord Palmerston, dont le gouvernement n’a pas encore entendu parler, est livrée presque textuellement par M. Bulwer à un journal, et ce journal, c’est le Clamor publico, l’organe le plus violent de l’opposition révolutionnaire. La provocation est-elle assez claire cette fois ? Les sympathies de l’ambassade anglaise pour les séditieux ne sauraient plus être un doute pour personne. Le cabinet Narvaez n’a plus aucun intérêt à se dissimuler et à dissimuler à la nation qu’il a à Madrid deux adversaires à combattre au lieu d’un ; ce surcroît de dangers lui impose un surcroît de précautions et de mesures rigoureuses qui vont enfin fournir un prétexte à la remise de la fameuse note… Peine perdue ! le gouvernement espagnol persiste dans son apparente impassibilité.

Il faut cependant en finir. Le temps presse. L’insurrection avortée du 26 mars se réorganise à l’ombre même de l’état de siège pour tenter cette fois un vaste coup de main ; ses agens, à Perpignan et à Bayonne, sont déjà en relations suivies avec nos clubs. Si l’Angleterre se laisse devancer, si elle ne se place pas à temps à la tête du mouvement révolutionnaire par une rupture éclatante avec le gouvernement espagnol, c’en est fait des calculs du Foreign-Office. La note sera donc remise, et après tout qu’importe de sauver les apparences ? Moins cette étrange injonction sera motivée, plus on y verra de malveillance systématique, et plus elle sera méritoire aux yeux de la révolution. Ainsi raisonne évidemment M. Bulwer ; car, non content de transmettre, le 9 avril[4], au duc de Sotomayor cette note, déjà si inconvenante en elle-même, et dont la signification se trouvait si profondément aggravée par son inopportunité, par l’attitude de l’ambassade anglaise, par la communication anticipée faite au Clamor publico, M. Bulwer y joint en son propre nom un commentaire encore plus impérieux. Un roi d’Honolulu convaincu de rébellion envers le protectorat britannique n’entendrait pas du résident anglais des injonctions plus dures que celles qu’adressait ici M. Bulwer au gouvernement régulier d’une nation forte et libre. L’agent de lord Palmerston sommait arrogamment le ministère espagnol « de réunir sans délai les cortès ; » et ce n’est pas au ministère seul, c’est au principe monarchique même qu’il s’en prenait : « Le cabinet de Madrid, disait-il, ne doit pas oublier que ce qui a spécialement distingué la cause d’Isabelle II de celle de son royal concurrent, c’est la promesse de liberté constitutionnelle inscrite sur les bannières de sa majesté catholique. » Voilà, certes, qui était catégorique : l’administration Narvaez n’avait plus qu’à choisir entre la levée de l’état de siége, qui allait la livrer pieds et poings liés aux entreprises démagogiques, et l’adhésion de la Grande-Bretagne à la cause carliste, entre la république rouge et le reyneto. Le Foreign-Office trouvait également son compte dans l’une et l’autre solution. M. Bulwer pouvait-il trahir plus naïvement le but caché des scrupules libéraux si bruyamment affichés dans la note du 16 mars ?

Cette fois, c’était trop de moitié. La dignité de la réponse allait dépasser l’audacieuse inconvenance de l’attaque. Si je ne craignais de m’engager dans des citations sans fin, je voudrais traduire en entier cette réponse du duc de Sotomayor. Le ministre des affaires étrangères dédaignait de réfuter les accusations calomnieuses de la note du 16 mars, qui, dans tous les cas, disait-il, n’étaient pas de la compétence de lord Palmerston, et dont la reine et les cortès avaient seuls droit de se saisir. Puis, comblant d’un mot la distance que lord Palmerston avait essayé de mettre entre le gouvernement espagnol et le cabinet britannique, il retournait contre le Foreign-Office lui-même, et cette fois en touchant juste, les récriminations vides et mensongères de la note : « Que dirait lord Palmerston et que dirait votre seigneurie même, si le gouvernement espagnol avait la prétention de qualifier les actes administratifs du cabinet britannique et de lui recommander une modification de politique intérieure ou l’adoption de mesures plus humaines et plus libérales envers la malheureuse Irlande ? Que dirait-il, si le représentant de sa majesté catholique à Londres osait s’exprimer dans des termes aussi durs que ceux qu’emploie votre seigneurie sur les mesures exceptionnelles de répression par lesquelles le gouvernement anglais se prépare à repousser l’agression dont il se voit menacé dans ses propres domaines ? Que dirait-il si le gouvernement espagnol réclamait, au nom de l’humanité, plus de commisération et de justice envers les malheureux Hindous ? Que dirait-il enfin, si nous lui rappelions que les faits récemment survenus dans le continent offrent une leçon salutaire à tous les gouvernemens, sans excepter celui de la Grande-Bretagne, et qu’il serait dès-lors opportun d’appeler aux affaires l’illustre Robert Peel, l’habile homme d’état qui, après avoir conquis dans son pays la faveur générale de l’opinion, a su encore se concilier les sympathies et l’estime de tous les gouvernemens européens ? Il dirait ce que, par les mêmes motifs et non sans moins de raison, dit aujourd’hui le gouvernement espagnol : Qu’il ne reconnaît à aucune puissance ni le droit ni le pouvoir de lui imposer des règles de conduite et de se permettre des récriminations qu’il repousse comme attentatoires à la dignité d’une nation indépendante et libre. Animé donc de ces sentimens, qui sont inséparables du point d’honneur espagnol (hidalguia), inséparables de toute politique qui se respecte, le gouvernement de sa majesté catholique ne peut s’empêcher de protester de la façon la plus énergique contre le contenu des dépêches de lord Palmerston et de votre seigneurie, et, considérant qu’il ne peut les conserver sans détriment pour sa dignité, il les renvoie ci-jointes à votre seigneurie. Il déclare par la même occasion que, s’il arrivait une autre fois que votre seigneurie ne se limitât pas dans ses communications officielles aux points de droit international et prétendît, outrepassant les bornes de sa haute mission, se mêler des affaires particulières du gouvernement espagnol, je me verrais dans la nécessité de lui renvoyer ces communications sans autre réponse. »

La rupture était complète, et M. Bulwer semble effrayé tout le premier d’avoir si bien réussi. Jamais depuis cinquante ans, même aux époques où l’Espagne pouvait se retrancher dans notre alliance, langage plus fièrement explicite n’avait répondu aux exigences anglaises, et c’est au moment où l’incendie républicain lui coupait toute issue sur le continent que le gouvernement espagnol osait ainsi brûler ses vaisseaux. Que dira-t-on au Foreign-Office de cette révolte inouie ? Lord Palmerston ne sera-t-il pas tenté de croire que la force pourrait bien être ici du côté de l’audace, et ne désavouera-t-il pas, pour atténuer l’échec de sa politique, l’agent qui l’avait si profondément engagé ? A tout hasard, M. Bulwer juge prudent de pallier la crudité de sa dépêche du 9. Il adresse au duc de Sotomayor une série d’explications embarrassées et maladroites. Il était trop tard. Le duc de Sotomayor prend acte des aveux de M. Bulwer, en maintenant ses propres déclarations, et, n’ayant plus de motif de persister dans l’attitude du dédain qui ne discute pas vis-à-vis d’un adversaire qui descend lui-même de la menace à la discussion, il saisit cette occasion pour relever point par point l’odieux des procédés, l’étrangeté des prétentions du Foreign-Office.

En même temps qu’il essayait, mais en vain, d’amortir provisoirement l’affaire du côté du gouvernement espagnol, M. Bulwer affectait, vis-à-vis de son gouvernement, un langage qui, dans le cas d’un changement de tactique chez celui-ci, devait mettre à couvert la responsabilité de l’ambassadeur. Fait significatif et qui réfute d’avance l’excuse invoquée après coup en faveur de lord Palmerston, c’est M. Bulwer, accusé plus tard d’avoir compromis le Foreign-Office par sa légèreté et son emportement, qui donnait ici à son chef un conseil implicite, mais éloquent, de modération. C’est lui qui, dans sa dépêche du 10 avril, discutant les résultats probables du triomphe de la révolution à Madrid, écrivait ces paroles : « Il n’est pas douteux que la confusion sera grande, car ceux des personnages de quelque importance que la police a laissés tranquilles se sont rendus suspects à leur propre parti. Il arrivera donc ceci, que les hommes importans du parti, tant ceux qu’on a arrêtés et éloignés que ceux qui sont restés tranquilles dans leurs demeures, seront impuissans à calmer le tumulte et à régulariser le désordre de la victoire populaire. » M. Bulwer ne veut, on le voit, dissimuler à son chef ni l’imminence d’une révolution (ce qui était, par parenthèse, une nouvelle apologie des précautions prises par le gouvernement espagnol), ni les terribles probabilités qu’amènera la victoire populaire. Quoi qu’on lui ordonne, M. Bulwer se lave d’avance les mains du sang versé. Scrupules bien imprévus de la part de M. Bulwer, mais à coup sûr légitimes ! Si l’agent, le simple agent, qui a ici un affront personnel à venger, et qui, dans la manifestation de ses rancunes, peut, à la rigueur, s’appuyer sur la lettre des instructions antérieures du Foreign-Office, hésite ainsi, au moment de frapper le dernier coup, devant les conséquences de sa complicité avec l’émeute républicaine, que fera lord Palmerston, lui, le gardien de l’honneur diplomatique de l’Angleterre, lui, l’organe et le représentant direct du seul pays qui ait su résister à la fièvre révolutionnaire du jour, et que la Providence semble avoir désigné pour remplir, au sein de l’universelle anarchie, le magnifique rôle de modérateur ; lui, enfin, dont l’amour-propre n’est pas visiblement engagé dans le débat, et qui trouve un prétexte honorable de rétractation dans les termes conditionnels de sa note du 16 mars ?

Ce qu’il fera ? Il relèvera l’audace défaillante de M. Bulwer, il revendiquera une solidarité pleine, entière, définitive avec M. Bulwer, avec l’homme qui a osé prêter à la conspiration républicaine le patronage officiel de l’Angleterre. Dans sa réponse du 20, lord Palmerston approuvait sans réserve la conduite de l’agent britannique, et il prenait sur lui, pour rendre cette approbation plus encourageante et plus efficace, de la donner au nom du cabinet tout entier. Ce n’est pas tout : sans même attendre les explications dit gouvernement espagnol, comme s’il craignait de laisser à celui-ci le temps d’enlever tout prétexte d’irritation à l’Angleterre, comme s’il avait hâte de saisir au vol une occasion de rupture laborieusement préparée, il enjoignait à M. Bulwer de notifier au duc de Sotomayor la teneur insultante de cette approbation.

Faut-il cependant l’avouer ? il me répugne tout le premier de croire à la triste préméditation qui ressort de cette série de faits. On a tant abusé dans certaine école des vieilles récriminations contre le machiavélisme de la diplomatie anglaise, contre son inexorable parti pris d’égoïsme, contre son mépris du droit dès que le profit cesse d’être à côté du droit ; il y a, dans ce thème déclamatoire, tant de niaise injustice entre un petit nombre d’assertions motivées, que je crains, malgré moi, d’ajouter ici une page ridicule de plus à cette ridicule histoire des crimes de l’Angleterre. En vain je me dis que la note du 16 mars serait absurde, si elle ne prouvait pas chez lord Palmerston le parti pris de pactiser avec les révolutionnaires espagnols ; que la dépêche annexée, le 9 avril, par M. Bulwer à la note du 16 mars et la communication anticipée de ce document au Clamor publico seraient absurdes, s’il n’y fallait pas voir une adhésion officielle de l’ambassadeur britannique à la cause de l’insurrection ; que le langage tenu, le 20 avril, par lord Palmerston serait enfin absurde, si on refusait de considérer ce langage comme l’aveu brutal, définitif, de cette étrange attitude politique : je ne sais, malgré tout, quel instinct d’incrédule équité se révolte au fond de mon esprit contre cette accumulation de preuves. Comment croire que le Foreign-Office, qui combattait, dès cette époque, en Allemagne, en Italie, en Hongrie, les écarts de l’esprit révolutionnaire, et qui patronait ouvertement, en Portugal, un ministère bien autrement modéré, bien autrement hostile aux radicaux que le gouvernement espagnol, dérogeât systématiquement à cette ligne de conduite vis-à-vis de celui-ci ? J’aime mieux tout attribuer au hasard ou plutôt aux involontaires entraînemens de cet esprit primesautier, de cette irritabilité excessive, qui gâtent parfois les éminentes qualités de lord Palmerston. En écrivant la note du 16 mars, le noble lord songeait sans doute aux bombardemens, aux horribles exécutions militaires ordonnés, six ans auparavant, par son protégé Espartero. Pouvait-il supposer que le gouvernement légitime et normal de 1848 serait de meilleure composition pour la révolte que le gouvernement faible et contesté de 1842 ? Un sentiment d’humanité a donc, admettons-le, dicté seul cette note. L’incorrigible légèreté de M. Bulwer a fait le reste, et, si le Foreign-Office a si vivement épousé les griefs de M. Bulwer, c’est que le procédé un peu sommaire du duc de Sotomayor n’a, dès le premier moment, apparu à lord Palmerston que par son côté blessant. Que le duc de Sotomayor consente à excuser, à expliquer, à légitimer ce procédé, qu’il en appelle des susceptibilités de lord Palmerston à sa loyauté et à sa justice, et celui-ci, heureux qu’on lui offre une occasion honorable de rentrer, vis-à-vis de l’Espagne, dans la ligne de conduite qu’imposent au Foreign-Office l’intérêt bien entendu et la dignité de la politique anglaise, acceptera à coup sûr ces avances, répondra à cet appel conciliant. Je m’arrête. Il était dit que lord Palmerston prendrait lui-même à tâche d’interdire ici toute supposition bienveillante. C’était bien un appel calculé à l’anarchie, un froid guet-apens qu’avait prémédité le chef du Foreign-Office. C’est l’impossible qui a raison.

Les avances du gouvernement espagnol ne se font pas attendre. Dès le 15 avril, le duc de Sotomayor avait recommandé à M. Isturitz, ambassadeur à Londres, d’exposer à lord Palmerston la nécessité et la convenance du remplacement de M. Bulwer, et le ministre espagnol, sans dévier de l’attitude ferme et digne qu’il avait prise dans le débat, basait sa demande sur des raisons de nature à désarmer la susceptibilité la plus ombrageuse. Ce n’est pas au nom de l’honneur espagnol outragé, ce n’est pas comme réparation, c’est au nom des sympathies du cabinet de Madrid pour l’Angleterre et dans l’intérêt des bonnes relations des deux pays que le duc de Sotomayor demandait le rappel de l’envoyé britannique. Le gouvernement espagnol pouvait se faire justice à lui-même ; il la sollicitait. Il pouvait réclamer satisfaction pour le passé, et ne réclamait que sécurité pour l’avenir. Il pouvait tout au moins exiger, et il priait. Il pouvait en appeler au droit des gens, et n’en appelait qu’au bon vouloir du gouvernement anglais, laissant ainsi d’avance à celui-ci tout l’honneur d’une loyale initiative. Il pouvait faire remonter enfin à lord Palmerston la responsabilité entière du guet-apens diplomatique du 9 avril, et donner au chef du Foreign-Office, devant la Grande-Bretagne et l’Europe, le rôle d’accusé : il lui donnait spontanément le rôle de juge, et personnifiait tous les griefs de l’Espagne en M. Bulwer seul… Vains efforts ! l’Espagne se faisait ici l’avocat de lord Palmerston contre lui-même. Pour unique réponse aux avances si conciliantes de MM. de Sotomayor et Isturitz, lord Palmerston renouvelait l’approbation donnée à M. Bulwer et signifiait que la présence de celui-ci était nécessaire en Espagne.

Ne fallait-il pas que l’envoyé anglais achevât son œuvre à Madrid ? L’encouragement[5] si explicite donné à M. Bulwer avait singulièrement ranimé son zèle, un instant indécis ; aussi l’œuvre allait vite : le 7 mai, une partie de la garnison de Madrid donnait, à l’appel de quelques sous-officiers, le signal d’une nouvelle insurrection, et cette fois le, triomphe de l’ordre était chèrement acheté. Le capitaine-général de Madrid était au nombre des morts. D’où étaient sortis les quelques bourgeois qui avaient apparu l’arme au poing au milieu des soldats insurgés ? De l’ambassade anglaise, où ils s’étaient réfugiés depuis le mouvement du 26. D’où étaient sortis les encouragemens donnés aux soldats insurgés ? De l’ambassade anglaise encore, comme l’enquête l’a révélé ; de l’ambassade anglaise, qui leur avait fait distribuer de l’argent et leur avait promis asile en cas d’insuccès.

Dès le lendemain, sans menaces, sans récriminations (car à quoi bon frapper qui n’a plus droit de se défendre ?), le duc de Sotomayor, par une lettre écrasante de froide courtoisie, invitait M. Bulwer, dans l’intérêt de sa propre sûreté, à quitter Madrid dans un délai de vingt-quatre heures. Quelqu’un devait prendre la chose plus froidement encore que M. de Sotomayor : c’était M. Bulwer, lequel répondait, avec une magnifique indifférence, qu’en effet la résidence de Madrid commençait à lui déplaire, et qu’il profiterait tôt ou tard, mais à ses heures, des passeports que voulait bien lui envoyer le duc de Sotomayor. Tant de quiétude et d’audace dans le flagrant délit étaient vraiment inexplicables. Huit jours plus tard, des rapports simultanément adressés au gouvernement espagnol par les autorités des provinces basques, de Valence, de Carthagène, de Murcie, d’Alicante, de Séville, donnèrent le mot de cette énigme.

Dans les provinces basques venait de se manifester une fermentation inquiétante, et l’influence qui avait suscité les troubles de Madrid était signalée comme dirigeant le mouvement. Sur le littoral du midi et de l’est, l’apparition de deux agens de M. Bulwer avait coïncidé avec des préparatifs non équivoques d’insurrection. Les instructions données à ces agens, je ne parle que des instructions officielles, de celles qui étaient écrites au point de vue d’une publicité possible, étaient significatives. L’un d’eux, le colonel Fitch, recevait, par exemple, de M. Bulwer, à la date du 2 mai, entre autres recommandations, celle-ci : « Vous parcourrez la côte jusqu’à Valence, en recueillant cous les renseignemens propres à m’éclairer sur les dispositions morales de ces provinces. » Quel intérêt légitime, avouable, pouvait avoir l’ambassade anglaise à faire la police de l’esprit public des provinces méridionales ? Le voici. En même temps que le colonel Fitch se dirigeait vers le littoral de l’est, un bateau à vapeur anglais tournait sa proue vers le même point et jetait l’ancre en vue de Torrevieja. Ce vapeur était chargé d’armes, et l’on comprend que l’utilité de cette singulière cargaison dépendait plus ou moins des « dispositions morales » de la population côtière. Derrière le colonel Fitch et le colonel Jordan, son auxiliaire, de petites bandes factieuses sortaient de terre comme par enchantement. Les nombreux contrebandiers du campo de San-Roque et de la Serrania de Rondase livraient à des mouvemens inaccoutumés, s’annonçant l’un à l’autre qu’ils allaient recevoir « des armes et de l’argent, » et que Séville donnerait dans deux jours le signal du pronunciamento. Dans la province d’Alicante, le cabecilla Bas disait aux populations, qu’il cherchait à soulever, que « l’affaire était sûre, puisque M. Bulwer en prenait la direction. » Le cabecilla Carsi annonçait, de son côté, que M. Bulwer « aiderait l’insurrection par mer. » A Alicante même, des hommes connus par leurs relations avec M. Bulwer promettaient à l’insurrection l’appui de la marine anglaise. Dans la province de Valence, le cabecilla Sendra allait annonçant partout que l’Angleterre le soutenait, et qu’un colonel anglais « devait lui faire un envoi d’armes de Gibraltar. » L’apparition d’une croisière espagnole, disons-le en passant, vint déranger les calculs de Sendra, qui aussitôt disparut. Les insurgés n’étaient pas, du reste, ici les plus impatiens. Dès le 10 mai, un navire anglais, venant d’un port de la Grande-Bretagne et passant en vue de Carthagène, hélait une barque espagnole pour demander « si la reine Christine était encore à Madrid, si le général Narvaez continuait d’être à la tête du gouvernement, et si l’insurrection de Barcelone et des autres provinces n’avait pas encore éclaté. » Étrange prescience ! On savait donc d’avarice en Angleterre que la nouvelle de l’insurrection de Madrid pouvait arriver à Carthagène le 10 et que cette insurrection éclaterait par conséquent le 7 ? Le 12 mai enfin, un bataillon de la garnison de Séville faisait écho, mais sans plus de succès, au soulèvement militaire de Madrid, dont l’issue n’était pas encore connue. Ici nous voyons décidément très clair. Ce n’est plus seulement l’influence de M. Bulwer qui va apparaître derrière les révolutionnaires, c’est sa main, son nom, sa propre signature.

Qui commandait le bataillon révolté de Séville ? Une créature de M. Bulwer, comment dirai-je cela ?… son beau-frère par le cœur et l’alcôve. La politique espagnole serait inintelligible, si l’on ne se résignait à soulever parfois un coin de mantille. Aussi bien je n’ai commis cette indiscrétion qu’après les dépêches diplomatiques et les journaux. Cet officier devait son grade à la protection de M. Bulwer. Il se montrait reconnaissant. C’est au nom de M. Bulwer, c’est en montrant les lettres de M. Bulwer, auquel, avait-il eu la franchise de dire dans sa harangue, l’unissaient « les plus intimes relations ; » c’est en protestant enfin que l’Angleterre se chargeait de propager l’insurrection dans le reste de l’Espagne, que le commandant Portal, puisqu’il faut le nommer, était parvenu à soulever le corps placé sous ses ordres. Comme pour mieux symboliser le but éminemment, exclusivement anglais du mouvement, le bataillon de Portal avait dirigé ses premières tentatives contre la demeure du duc et de la duchesse de Montpensier, qui venaient d’arriver à Séville. Les illustres proscrits avaient déjà reçu à Londres, où ils s’étaient réfugiés après février, un accueil indigne. Lord Palmerston leur avait brutalement refusé les moyens de se rendre directement en Espagne. Les rancunes du Foreign-Office devaient, comme on voit, les poursuivre jusqu’au terme du périlleux pèlerinage que cet odieux refus leur avait imposé.

Voilà donc le secret de la mystérieuse confiance de M. Bulwer. Au moment même où le gouvernement espagnol se félicitait d’avoir étouffé la révolution au centre, la révolution, d’après les calculs de M. Bulwer, allait éclater simultanément à toutes les extrémités, et le cabinet Narvaez, emprisonné dans ce cercle menaçant, devait le premier demander grace. La déception fut cruelle pour l’agent britannique ; l’incendie qu’il avait mis deux mois à préparer n’avait duré que le temps nécessaire pour éclairer la main qui tenait la torche. En présence de cet échec décisif, M. Bulwer ne se fit plus trop prier, et quitta enfin Madrid.

M. Bulwer n’était pas plus tôt parti, que tout changeait de face en Espagne. Madrid renaissait, pour ainsi dire, à sa vie normale. La fiévreuse inquiétude, les vagues terreurs qui, depuis le 26 mars, surtout depuis le 7 mai, agitaient les habitans, et qui se traduisaient par l’interruption complète des affaires, avaient disparu avec l’homme qui en était la cause vivante. L’état de siège, la suspension des garanties constitutionnelles, ne se révélaient plus que par la sécurité insolite de la population et par l’absence significative des principaux meneurs progressistes, qui avaient jugé prudent de prendre des passeports anglais en même temps que M. Bulwer prenait ses passeports espagnols. Enfin, comme si tous les succès devaient couronner à la fois la patiente, mais vigoureuse attitude du cabinet de Madrid, les journaux de Londres lui apportaient l’approbation anticipée de l’opinion et du parlement anglais.

J’avais hâte de sortir de ces tristes détails. Non, l’odieuse intrigue élaborée au Foreign-Office n’avait pour complice ni l’Angleterre, ni son gouvernement. Avant même d’en connaître l’issue, sans vouloir prendre conseil du succès ou de la défaite, à la simple révélation des premières dépêches échangées entre M. Bulwer et le duc de Sotomayor, la Grande-Bretagne avait protesté par toutes ses voix contre l’étrange attitude de l’ambassade de Madrid. Aux applaudissemens prolongés de la chambre haute, lord Stanley et lord Aberdeen désavouaient, l’indignation aux lèvres, le rôle que faisaient jouer à l’Angleterre lord Palmerston et M. Bulwer ; ils déclaraient que l’Espagne n’aurait pu, sans se déshonorer, subir les prétentions outrageantes du Foreign-Office, et ils sommaient celui-ci de couvrir l’honneur britannique par une rétractation loyale. Dans la chambre des communes, une enquête était impérieusement exigée et allait être poussée jusqu’aux dernières limites, sans l’empressement généreux de sir Robert Peel à étouffer un débat qui n’aurait écrasé lord Palmerston qu’en faisant jaillir de compromettantes révélations sur tout l’ensemble de la politique anglaise. Au banc ministériel enfin, le marquis de Lansdowne, démentant formellement l’approbation que lord Palmerston avait pris sur lui de donner à M. Bulwer « au nom du gouvernement tout entier, » exprimait le profond regret de celui-ci sur l’usage que cet agent avait fait de ses instructions.

L’honneur de l’Angleterre est à peu près sauf, mais non son influence, du moins cette influence absorbante et tracassière qui avait pour but l’isolement politique et commercial de l’Espagne, pour prétexte les services rendus, pour moyen l’alliance des progressistes constitutionnels. La chute de Louis-Philippe, en plaçant le gouvernement espagnol dans l’alternative de subir le protectorat britannique ou de rester seul entre les attaques combinées de l’opposition du dedans et de la propagande républicaine du dehors, semblait offrir à cette influence, jusque-là éludée plutôt que contestée, l’occasion d’un triomphe définitif et sans partage : fait bizarre ! elle aura précisément péri par là. Lord Palmerston s’est cru dispensé de tout ménagement en face de l’isolement subit du gouvernement espagnol, et c’est dans ce surcroît de dangers que l’indépendance péninsulaire a trouvé son salut. Non content de dominer le cabinet de Madrid, lord Palmerston a voulu l’écraser, et celui-ci a puisé dans le sentiment d’un péril suprême l’énergie d’un suprême effort. Non content d’exploiter, comme en 1840, les susceptibilités politiques de l’opposition constitutionnelle, lord Palmerston s’est audacieusement armé du montemolinisme et des idées républicaines, et a condamné par là cette opposition à la neutralité, en lui enlevant tout prétexte honorable d’accepter le concours britannique. Cette abstention forcée des progressistes parlementaires n’a pas peu contribué à l’insuccès des deux insurrections. Non content d’utiliser les circonstances qui asservissaient de fait l’Espagne à l’Angleterre, lord Palmerston a cru frapper un coup décisif en proclamant cet asservissement en droit, et le droit s’est écroulé avec le fait. Pour sauver l’ascendant moral de l’Angleterre en Europe, whigs et tories, parlement et gouvernement, se sont vus réduits à désavouer les brutales prétentions du Foreign-Office, à proclamer la gratuité des services rendus, à constater l’autonomie pleine et entière de la Péninsule. Chaque menace du Foreign-Office se sera donc transformée en garantie. Si la secousse de février n’a servi qu’à équilibrer l’édifice chancelant de la monarchie espagnole, si les principes même qu’invoquait le gros de l’opposition progressiste pour excuse de son anglomanie la rivent désormais à une politique nationale, si l’Espagne a conquis enfin avec son repos intérieur sa liberté d’action à l’extérieur, si le gouvernement d’Isabelle s’est vu délivré du même coup des inconvéniens nouveaux et des inconvéniens anciens de l’alliance anglaise, de ceux qu’il repoussait comme de ceux qu’il était résigné à subir, de prétentions qu’il ne pouvait tolérer et d’une reconnaissance à laquelle il n’aurait pas osé de lui-même se soustraire, c’est aux audacieuses manœuvres de lord Palmerston qu’il faut faire honneur de ce triple résultat.

Je n’ai plus besoin de justifier l’étendue que j’ai donnée ici à l’incident Bulwer. Cet incident, presque inaperçu et déjà oublié, n’est rien moins que le point de départ de la régénération de la Péninsule. Il clôt pour elle tout le passé et domine tout l’avenir, son avenir extérieur surtout. Je m’explique. Il n’y a pour tout pays que deux moyens d’influence extérieure : l’épée ou le comptoir, la force qui impose ou l’intérêt qui lie, un puissant état militaire ou un large système d’alliances douanières qui, en appelant sur le marché national le commerce de tous les pays voisins, provoque ces pays à se surveiller l’un l’autre, à neutraliser leurs visées individuelles de prépondérance, à lutter de complaisance et de ménagemens vis-à-vis de la puissance qui leur a ouvert ce marché. Si l’Espagne est si étrangement déchue en Europe, c’est qu’elle a été privée à la fois de ces deux moyens d’action. Le déplorable état de ses finances lui interdit de relever son armée et sa marine. L’élévation de ses tarifs ne se prête à aucune extension de ses rapports commerciaux. Par une triste connexité, ces deux causes de déchéance dérivent ici l’une de l’autre. Si l’Espagne est pauvre, c’est-à-dire militairement faible, c’est qu’elle est commercialement isolée par son régime douanier. Les tarifs actuels ont, en effet, pour le trésor le triple inconvénient d’anéantir la meilleure partie de son revenu extérieur en offrant des encouragemens énormes à la contrebande, de nécessiter une surveillance très coûteuse et de stériliser le revenu intérieur en arrêtant le progrès de la production nationale, qui, sous l’empire de ces tarifs, ne peut espérer aucun débouché sérieux au dehors. Le mal engendre le mal : la pénurie du trésor, l’impossibilité où se trouve le gouvernement espagnol de rétribuer le personnel administratif, entretiennent, surexcitent chez celui-ci des habitudes de concussion, qui, en dehors de leurs inconvéniens moraux, sont pour les finances publiques une cause nouvelle de dépérissement. Le développement de la contrebande constitue d’autre part l’état en lutte permanente avec une population nombreuse où se recrute le personnel de toutes les guerrillas, autre cause de sacrifices pour le trésor, d’abaissement pour le crédit public, de ralentissement dans les affaires privées, et par suite de décroissance de l’impôt. L’Espagne ne peut donc restaurer son crédit, avec son crédit sa force, avec sa force son ascendant extérieur, que par la réforme douanière.

Les divers ministères modérés qui se sont succédé en Espagne l’ont depuis long-temps compris ; mais toute tentative dans ce sens avait constamment échoué devant les exigences de l’Angleterre, qui ne voulait de réforme douanière qu’à son profit. C’est là le prix que le Foreign-Office n’avait cessé de mettre, depuis 1836, à son bon vouloir. Je pourrais, à cet égard, citer des dépêches de lord Clarendon et de M. Aston qui ne le cèdent guère, sous le rapport de la franchise, à celles de lord Palmerston et de M. Bulwer. Ce que la politique anglaise prétendait en d’autres termes, c’est que l’Espagne s’isolât en sa faveur du reste du continent, de la France surtout, et cela sans compensation sérieuse ; car, en droit comme en fait, par les traités existans comme par la différence de parcours et de frais de transport, les produits portugais se seraient trouvés privilégiés de façon à exclure du marché britannique la plupart des produits espagnols. Ne voulant ni souscrire à ces prétentions, ni indisposer trop ouvertement l’Angleterre, le gouvernement de Madrid en était réduit à s’abstenir, et restait en définitive dans le statu quo démoralisateur et ruineux de l’ancien système douanier.

L’intérêt français aurait pu seul contrebalancer ici les exigences britanniques ; mais la France n’avait pas d’intérêt majeur à faire cesser ce statu quo. Par la nature de nos produits, par les relations forcées qu’une frontière commune d’environ cent lieues établit entre les deux pays, par les facilités qu’offre à la contrebande cette immense ligne de contact, nous trouvions, en dépit des tarifs espagnols, un débouché considérable dans la Péninsule. L’alliance commerciale des deux nations ne pouvait pas sensiblement l’accroître, et le gouvernement de Louis-Philippe, en vue de ces résultats minimes, n’aurait pas voulu hasarder une lutte, qui lui eût jeté sur les bras et la diplomatie anglaise et les protectionnistes français. Le cabinet de Madrid lui-même, en face des susceptibilités anti-françaises des progressistes, n’osait pas réclamer ouvertement notre concours. Deux fois seulement, en 1836 et en 1840, le gouvernement espagnol avait essayé de briser la double entrave que les préjugés du parti exalté et les exigences de l’Angleterre opposaient à l’essor commercial de l’Espagne : deux insurrections anglo-progressistes l’en avaient puni. Aujourd’hui, il peut recommencer l’essai impunément. Grace à lord Palmerston, le charme malfaisant qui pesait su r les destinées péninsulaires est rompu ; cette impasse où l’Espagne semblait condamnée à consommer sa lente agonie est ouverte. Le gouvernement et le parlement britanniques ont trop solennellement rétracté les exigences qui paralysaient la réforme douanière pour qu’elles se reproduisent jamais à l’avenir, et, le cas échéant, ces exigences ne trouveraient plus dans la Péninsule leur ancien point d’appui. La gauche espagnole n’a plus désormais le droit de voir un drapeau progressiste dans le drapeau d’une influence qui a osé tendre à la fois la main à l’absolutisme et à la démagogie. Et d’ailleurs, plaçons-nous au point de vue politique des progressistes : que pourraient-ils aujourd’hui redouter d’un rapprochement plus intime entre l’Espagne et la France, seul danger qui leur fît repousser autrefois la réduction générale des tarifs ? L’extension du pacte de famille ? L’envahissement des doctrines de notre juste-milieu ? Grace au ciel, nous avons un peu marché ! C’est à nous maintenant de traiter les progressistes de rétrogrades.

Les modérés eux-mêmes n’ont pas plus de motifs que les progressistes de redouter, à l’heure qu’il est, le contact de la France. Étrange revirement ! la république française était l’épouvantail qui devait refouler l’Espagne dans les bras de l’Angleterre, et cet épouvantail est devenu pour l’Espagne un bouclier. A chaque menace qui arrivait de Londres au cabinet espagnol, la France aura fait écho par un acte rassurant ou amical. Ainsi, au moment même où le cabinet de Madrid expulsait M. Bulwer, jetait le gant à l’orgueil britannique et devait s’attendre, du côté de l’Angleterre, à un redoublement de dangers, le suffrage universel protestait chez nous contre la propagande démagogique de l’intérieur et de l’extérieur, proclamait le respect des nationalités, et sur les Pyrénées comme sur le Quiévrain, comme sur le Rhin, comme sur les Alpes, changeait en neutralité bienveillante l’attitude d’abord hostile de la révolution. J’ai fait la part de la loyauté qui dirigea le parlement britannique au début de l’incident Bulwer ; mais, si notre propagande républicaine avait persisté après l’expulsion de cet agent, le parlement, devant l’humiliation publique que venait de subir la diplomatie anglaise, serait-il resté inoffensif ? Aurait-il résisté à la tentation de se prévaloir des dangers qui assaillaient le gouvernement espagnol sur les Pyrénées pour obtenir une réparation éclatante ? C’est douteux. Je ne voudrais pour preuve de la sourde irritation du parlement que sa complaisance à fermer les yeux sur les actes ultérieurs de lord Palmerston ; car lord Palmerston, tout désavoué qu’il est, n’a pas renoncé à son œuvre. Au vu et au su de Londres, il s’est fait, de concert avec un banquier tristement célèbre, l’entremetteur et le pourvoyeur de cette monstrueuse coalition qui a promené, pendant dix mois, dans la Péninsule, le drapeau carlo-républicain. Nouveau mécompte ! la campagne s’ouvrait à peine, que la neutralité de notre révolution vis-à-vis de l’Espagne se transformait en concours. Le gouvernement de juin avait à faire oublier le gouvernement de février, et il a déployé, disons-le, dans ce rôle le zèle un peu outré qui caractérise toute réaction. Mettant au service du gouvernement espagnol les procédés expéditifs de l’état de siège, la police du général Cavaignac a suffi presque à elle seule à dévoiler et à désorganiser la conspiration carlo-républicaine. Par un juste retour des choses d’ici-bas, les hommes du National auront plus contribué peut-être que les hommes de M. Guizot à l’affermissement du trône d’Isabelle II.

J’aime à rencontrer dans le livre de M. Hernandez le témoignage de cette coopération, car la haute impartialité de l’écrivain donne un grand prix à l’éloge. Dans la discussion de cet incident Bulwer, dont chaque détail remue une fibre en tout cœur espagnol, M. Hernandez a constamment su rester maître de lui-même, patriotique sans colère, indigné sans préventions, sincère sans aigreur, polémiste et historien tout à la fois. C’est bien là une habile et courageuse défense de la dignité nationale, de cette dignité bien entendue qui sait au besoin faire parler avant la susceptibilité le droit. Pour mieux caractériser et les procédés inouis de lord Palmerston et la légitimité de la détermination prise par le cabinet Narvaez, l’auteur est allé étudier, dans le dépôt d’archives de Simaucas, les précédens diplomatiques des deux pays : son livre fourmille de documens curieux, et qui suffiraient seuls à lui donner une grande valeur historique. Je voudrais plus de précision et moins de sous-entendus dans la partie actuelle de cet ouvrage. Le lecteur espagnol peut seul comprendre à demi-mot, et le livre de M. Hernandez devrait être européen.

Je ne sais si, pour ma part, j’ai bien fait saisir au lecteur français ce qui, dans l’incident Bulwer, doit influer sur les rapports à venir de l’Espagne et de la France. Pour résumer, tout, dans cet incident, aura procédé par contradictions et par surprises. Février avait anéanti l’alliance franco-espagnole, et, pour avoir voulu, joindre à l’effort des événemens son propre effort, le Foreign-Office a rendu cette alliance plus nécessaire et plus facile que jamais. L’Angleterre monarchique a cru habile de souffler le désordre en Espagne, et elle n’a réussi qu’à fournir à la France républicaine l’occasion d’y protéger l’ordre. La république française, qui était le principal danger du gouvernement espagnol, est devenue son principal point d’appui. Le parti modéré, que la chute de Louis-Philippe mettait à la merci de l’Angleterre, a été soustrait à la fois, et par l’Angleterre elle-même, aux engagemens diplomatiques et aux résistances intérieures qui paralysaient sa liberté d’action. La possibilité de la réforme douanière enfin, ce réveil de l’ascendant espagnol en Europe, est sortie d’une situation qui semblait condamner l’Espagne à devenir la succursale anglaise du Portugal.

L’Espagne saura-t-elle utiliser l’instrument de régénération qu’une succession providentielle de hasards lui a mis à la main ? Tout le fait espérer. M. Mon vient de présenter un projet d’abaissement des tarifs, qui, s’il est accepté, détournera vers la Péninsule une bonne partie du mouvement commercial du continent et appellera forcément sur la production nationale le bénéfice d’une large réciprocité. L’occasion est unique, le champ plus vaste que jamais. Au moment même où l’alliance française et l’alliance anglaise se dégageaient pour l’Espagne, l’une de ses obstacles, l’autre de ses inconvéniens, l’Europe absolutiste rompait vis-à-vis du gouvernement de Madrid sa réserve hostile de treize années. La Prusse et l’Autriche, qui avaient cru devoir jeter entre elles et le libéralisme espagnol le cordon sanitaire de leur diplomatie, se voyaient atteintes et cernées à leur tour par l’épidémie révolutionnaire. Au bruit menaçant des trônes qui, de toutes parts, s’écroulaient, elles cherchaient avec effroi sur le continent les derniers points d’appui du principe monarchique, et s’étonnaient de ne trouver la vieille société intacte, la royauté forte, qu’en cette Espagne pestiférée dont, jusque-là, elles avaient repoussé la main. Vienne et Berlin s’empressaient de faire de cordiales avances à Madrid. Naples a définitivement pactisé avec l’Espagne constitutionnelle, et, pour la première fois depuis trois quarts de siècle, la bannière des Bourbons groupe à l’heure qu’il est sous son ombre les soldats des deux pays. L’hostilité du saint-siège, qui maintenait en Espagne un germe permanent d’insurrections, s’est également évanouie devant les terribles nécessités du moment. L’Espagne est redevenue, de l’aveu de Rome, la terre des rois catholiques, et, parmi ces pontons vermoulus dont la railleuse énumération fait sourire à Londres les amis du Foreign-Office, elle a pu trouver quelques carènes assez dociles pour porter à Gaëte le témoignage armé de sa réconciliation. Tous ses malheurs s’étaient enchaînés, tous ses succès s’enchaînent. Au sein de ce cataclysme effrayant qui, depuis quinze mois, broie ou démoralise en dedans, isole ou fait s’entre-choquer au dehors les nationalités naguère les plus fortes et les mieux équilibrées, l’Espagne, la malheureuse Espagne, qui jouait devant l’orgueil satisfait des nations le rôle de l’ilote ivre, a conquis tout à la fois sa liberté extérieure, son équilibre constitutionnel, son repos moral.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. Madrid, 1818, imprimerie de Royo et compagnie, calle de Silva, 38.
  2. Lettre de M. Bulwer au duc de Sotomayor en date du 12 avril.
  3. Un rapport du chef politique de Madrid dénonçait, dès le 21 mars, au gouvernement ce fait grave.
  4. La date officielle est du 7 ; mais la dépêche de M. Bulwer ne fut adressée en réalité au duc de Sotomayor que le 9. Dans ce délai de quatorze jours, qui s’était écoulé depuis l’insurrection, M. Bulwer et lord Palmerston avaient eu amplement le temps de se concerter, ce qui suffirait à démontrer, à défaut même d’autres preuves, que M. Bulwer n’avait pas agi ici à la légère et de son propre mouvement, comme ont voulu l’insinuer plus tard quelques amis du chef du Foreign-Office.
  5. Par une coïncidence significative, bien qu’on ait voulu la présenter plus tard comme fortuite, M. Bulwer recevait à la même époque la décoration de l’ordre du Bain.