L’Escalier d’or/Chapitre VIII


VIII


Quelques jours après, je me rendis à l’invitation de M. Valère Bouldouyr. Quelle ne fut pas ma surprise, devant sa porte, de reconnaître qu’il habitait la maison où mon mystérieux voisin donnait d’invraisemblables fêtes ! La pensée, un moment, m’effleura que c’était lui, mais je ris de cette tournure d’esprit qui pousse toujours au roman mon imagination trop logique.

L’escalier de vieille pierre usée, large, doux au pas, se développait entre une muraille peinte en faux marbre et une rampe basse, dont la ferronnerie alerte étirait des entrelacs élégants comme une signature de poète. Mais, au troisième étage, il cessa pour faire place à un palier, sur lequel deux autres escaliers se greffaient, l’un à droite, l’autre à gauche, ceux-ci étroits, incommodes et tournants. Je ne savais où m’orienter, lorsque je m’avisai que l’un d’entre eux grimpait le long d’un mur tendu d’étoffe, ce qui me décida. Je reconnus au passage des lés de damas ancien, d’une belle couleur d’or, autrefois éclatants, maintenant ternis et tachés par places, mais encore magnifiques. On montait, je dus me l’avouer, dans une sorte de rayonnement, qui vous caressait et vous faisait oublier les marches hautes et non cirées, l’humilité mélancolique de l’endroit.

— Ce Bouldouyr, me disais-je, est encore plus fou que je ne croyais. Pourquoi diable accroche-t-il au dehors ces vieux lampas ?

Je m’arrêtai devant une petite porte à laquelle pendait une tresse de soie, terminée par un masque japonais.

Ce fut M. Bouldouyr lui-même qui m’introduisit chez lui. Un étroit corridor franchi, nous entrâmes dans une pièce qui faisait face à la mienne. Plus de doute, cette fois ! C’était bien ici qu’avaient lieu les réunions nocturnes ! Mon bonheur de connaître mon voisin, à cette découverte, devint une sorte de frénésie dont j’eus toutes les peines à cacher à mon hôte l’anormal excès. Lui-même, ignorant de mon caractère, put prendre pour les marques d’une nature exceptionnellement expansive les effusions que je lui prodiguai, — ou peut-être aussi pour le délire d’une admiration longtemps comprimée. Notre conversation se ressentit, bien entendu, de cette équivoque.

— Je suis ému, Monsieur Bouldouyr, plus ému que je ne saurais vous le dire d’entrer chez vous.

— Vous me comblez !

— Non, vous ne pouvez pas me comprendre ! Il y a des mois que j’attends ce moment, cette heure unique pour moi !…

— Ah ! mon ami, vous feriez rougir le vieil homme comme moi !

— Quel merveilleux endroit vous habitez !

— Vous voulez plaisanter… Le gîte bien humble du pauvre diable que je suis !

— Et cet escalier extraordinaire qui vous mène on ne sait où !

Ici, mon voisin sourit tristement :

— Je l’appelle l’escalier d’or. Je voudrais qu’en le prennant on comprît qu’il vous conduit ailleurs, en un lieu où les autres ne vous conduisent guère, dans l’Illusion, peut-être ! Ce n’est pourtant qu’une misérable mansarde, ici, Monsieur, mais quelqu’un habite cette mansarde, qui a failli être un poète et qui n’a jamais cessé, quelque triste et recluse que fût sa vie, d’aimer la poésie plus que tout ! De mon temps, on était ainsi, Monsieur ; je crois que les nouvelles générations sont différentes. « Un homme au rêve habitué », voilà ce que je suis, Monsieur, si j’ose employer, pour mon humble usage, l’expression dont mon maître s’est servi pour qualifier un des plus purs d’entre nous. Peut-être me prendrez-vous pour un vieil imbécile, mais je vous jure que ma foi dans cette déesse n’a jamais faibli !

M. Bouldouyr tint à me faire visiter sa maison et admirer ses trésors, trésors bien modestes pour tout autre que lui, — ou que moi ! La pièce où je venais d’entrer lui servait à la fois de salon et de bureau ; de bons gros meubles commodes et sans grâce y prenaient ces airs tranquilles, accueillants, qu’ont les domestiques qui ont vieilli dans une même maison. Mais, dans un coin, j’avisai un secrétaire vénitien, en marqueterie, avec des tiroirs bombés et une double glace verdie, sous une corniche ornée de fruits et de fleurs.

— C’est mon ami Justin Nérac qui me l’a laissé, me dit modestement Bouldouyr.

La salle à manger était à peu près vide, mais, dans la chambre, à côté d’un divan bas, qui servait de lit, une belle commode Louis XVI étalait ses formes élégantes et solides à la fois et les riches rosaces de ses bronzes dorés.

— Mâtin ! dis-je avec admiration.

— C’est mon ami, Justin Nérac, qui me l’a laissée, répéta Bouldouyr avec la même modestie. Tout ce qu’il y a de bien dans cette maison me vient de lui.

Je distinguai au-dessus du divan de petits cadres ; je m’approchai, c’étaient deux billets ornés des caractères admirables d’une écriture unique au monde.

— Stéphane Mallarmé m’a fait l’honneur de m’écrire deux fois, Monsieur. Ce sont là mes titres de gloire, à moi !

— L’avez-vous connu ? lui dis-je.

Il ne répondit pas tout de suite.

— Oui, dit-il enfin ; il a daigné me recevoir. J’ai entendu plusieurs fois le plus grand artiste de tous les temps créer avec de simples paroles, les mêmes qui servent à tous, ces images divines et raconter ces histoires enchanteresses dans lesquelles l’univers prenait sa vérité éternelle. Ma vie n’a pas été vaine. Je n’ai rien obtenu de ce qu’ont possédé les autres hommes, non rien, mais cette dignité suprême, du moins, m’aura été conférée…

Et ouvrant les tiroirs de son bureau vénitien, il me désigna des monceaux de lettres.

— Et voici toute la correspondance de mon ami Justin Nérac, que personne ne connaît plus et qui avait l’intelligence, la grâce et l’esprit d’un homme qui, en songe, aurait été chaque nuit l’hôte de Titania… Il est mort dans un asile de fous, Monsieur !

Je vis bien autre chose dans le logis de mon nouvel ami, je vis des plaquettes rarissimes et les premières éditions d’écrivains aujourd’hui illustres et naguère encore inconnus, — ai-je laissé comprendre que ma seule passion en ce monde est la bibliophilie ? — je vis une curieuse vue d’optique où un palais qui semblait bâti par un architecte cafre pour jouer Racine aux îles Haïti laissait voir la perspective d’une mer démontée, — et peut-être démontable, — je vis une frégate avec toute sa voilure, à jamais captive dans les pôles verdâtres d’une bouteille, où un marin l’avait carénée et mâtée, je vis ces boules de verre à cœur multicolore, où il semble toujours neiger des confettis, je vis des coffrets de coquillages, une statuette nègre, des affiches représentant Anna Held, la Goulue ou Mévisto, — touchants témoignages d’une époque perdue ! — je vis un bâton qui avait appartenu à Verlaine et un vieux chapeau de Petrus Borel, je vis mille objets excentriques, charmants ou saugrenus qui composaient à mon vieil ami le plus bizarre musée que l’on pût visiter…

Je vis une mauvaise photographie d’amateur dans un joli cadre rococo. Je la regardai mieux : ce pâle visage aux yeux clairs…

— Vous la reconnaissez, me dit Bouldouyr, c’est Françoise… Et ici encore, je ne me plaindrai pas de la vie, j’ai connu, Monsieur, la royauté de l’esprit, j’ai connu la beauté d’une amitié inaltérable, et je connais maintenant le miracle de ce monde : la tendresse unie à la pureté !

… Je ne sais pas s’il y a, de ci, de là, Monsieur Bouldouyr, un seul vers dans votre œuvre qui soit digne d’aller à la postérité, je ne sais même pas si quelque chose de vivant les a animés au jour de leur naissance, mais la poésie qui est dans votre cœur, ah ! celle-là, je la sens profondément et elle me touche jusqu’aux larmes ; celle-là, aucune déconvenance, aucune déception, ni l’âge, ne l’ont détruite, et jamais je n’ai mieux compris à quel point vous êtes un poète véritable qu’en vous entendant parler d’un grand écrivain, d’un ami mort ou d’une petite fille vivante et que vous aimez !