L’Escalier d’or/Chapitre VII


VII


Cependant les rêveries de mon jeune ami ne me faisaient pas oublier les mystérieuses occupations de mon voisin d’en face. Pendant plusieurs soirs, j’observai sa fenêtre sans y voir autre chose que la lumière de sa petite lampe, mais au bout d’une semaine ou deux, un éclat inaccoutumé me révéla un nouveau bal. Je donne le nom de bal à cette sorte de divertissement, parce qu’il ne s’en trouve aucun autre qui le désigne mieux, mais il y a un certain ridicule à appeler ainsi la réunion de quelques rares personnes dans un appartement de trois ou quatre pièces !

Je remarquai d’abord une profusion plus grande de clartés ; par contre, le nombre des invités ne semblait pas avoir augmenté. Au bout d’un moment, on ouvrit une des fenêtres et j’entendis alors distinctement les accents d’un violon. Il jouait avec un sentiment délicat et triste des pièces du XVIIIe siècle, des airs de Mozart, de Rameau et de Scarlatti. Puis, après un assez long silence, j’ouïs de vulgaires valses et des polkas surannées. Et je vis passer les couples dansants. Je les distinguais mal à cause des rideaux de mousseline blanche derrière lesquels ils évoluaient. J’eus alors le souvenir d’une lorgnette de théâtre oubliée au fond d’un tiroir, et dès que je l’eus appliquée à mes yeux, je faillis la laisser tomber de surprise ! Mon extraordinaire voisin donnait, en effet, un bal costumé !

D’abord, je discernai peu les costumes. Ce ne fut qu’après un long examen que je réussis à isoler chacun des danseurs, à le reconnaître et non point à juger exactement, mais à entrevoir, peut-être même à imaginer, l’attifement dont il était affublé. Il faut dire qu’ils s’approchaient rarement des croisées et que, même avec la lorgnette, je voyais passer et repasser des silhouettes, plutôt que des êtres ayant la consistance et le relief des gens vivants !

Pourtant, je finis par apercevoir un Pierrot, sans doute à cause de la simplicité de son costume. Il ne semblait pas danser, mais il allait et venait d’un air hésitant, surtout dans les instants où les autres couples se reposaient. Parmi ceux-ci, je démêlai à la longue une jeune femme à perruque blanche, puis une autre, dont une mantille devait couvrir le front. Pour les autres hommes, ils devaient figurer un Incroyable, un Mousquetaire et un Pêcheur napolitain, car j’aperçus un chapeau de feutre à longues plumes, un vaste tricorne aux bords tombants et un bonnet rouge à gland. Quant aux visages, bien entendu, il ne fallait pas penser à les distinguer.

Je passai deux heures derrière la fenêtre, sans voir autre chose que les allées et venues de ces six personnes, qui constituaient évidemment tous les invités de cette fête étrange. Mais j’étais si surexcité que je résolus de les examiner de plus près. Quand la musique s’arrêta, quand les lumières s’éteignirent, je dégringolai en hâte mon escalier et courus me poster au coin de la porte par laquelle je supposai qu’ils devaient sortir. Mais sans doute, arrivai-je trop tard ; la rue était déserte, personne ne parut. Je revins à pas lents, songeant à ces circonstances. La petite place du Palais-Royal dormait dans le silence de la nuit, solitaire et théâtrale, avec les becs de gaz qui n’éclairaient qu’à mi-hauteur ses grandes maisons tranquilles ; le passage Vérité ouvrait son porche béant et vaste où pendait une pâle lanterne ; la rue Montesquieu s’enfonçait au delà dans de molles ténèbres. Comme je tournais le coin de la rue, j’aperçus M. Valère Bouldouyr. Il marchait plus lourdement que d’habitude en pesant sur sa grosse canne. Il ne me remarqua pas et son pas traînant et inégal fit peur à un long chat noir qui jaillit presque d’entre ses pieds et alla se cacher dans un angle du mur. Il disparut au tournant du passage Vérité.

Le lendemain, je le rencontrai de nouveau. Il faisait avec sa jeune amie le tour des charmilles du jardin. L’idiot les accompagnait. Je les suivis tout frémissant du désir d’entendre leur conversation, mais ce fut à peine si de loin en loin une phrase venait jusqu’à moi.

Cependant, M. Bouldouyr et sa compagne causaient avec tant d’animation qu’ils en oublièrent l’idiot qui resta en arrière à considérer le jet d’eau. Or, juste à ce moment, une bande de jeunes galopins, échappée de quelque collège, traversait en criant le Palais-Royal. Ils l’avisèrent et, selon la coutume de leur race, résolurent de le cruellement brimer. Ils firent incontinent une ronde qui se noua autour de lui et l’entoura de son mouvement vertigineux et de ses hurlements répétés. Le pauvre ahuri s’efforçait d’échapper à la ronde et, à chaque élan qu’il prenait pour rompre la chaîne, il recevait une bourrade qui le rejetait en arrière. Il appela au secours, mais ses amis étaient maintenant trop loin pour distinguer ses cris au milieu du tumulte général. Le dessein des garnements était visiblement d’amener leur victime jusqu’au bord du bassin et, en ouvrant brusquement leur cercle, de produire une bousculade au cours de laquelle il tomberait à l’eau.

Ce fut à ce moment que j’intervins. Comme il passait devant moi, je saisis par l’épaule le plus déchaîné de ces énergumènes et je le tirai en arrière. Il était temps. L’innocent venait de rouler à terre et son front, frappant rudement la margelle du bassin, laissait déjà couler un filet rouge. Je giflai violemment le bonhomme que j’avais happé et j’en jetai un autre par terre. Tous reculèrent et commencèrent à me huer. Mais l’arrivée des gardiens du square, qui firent mine de mener deux ou trois de ces forcenés au commissariat de police et le retour de M. Bouldouyr et de sa compagne, protecteurs visibles de la victime, firent évanouir toute la bande. Il ne nous resta plus qu’à conduire le blessé chez le pharmacien, qui lui fit un pansement rapide, la blessure n’ayant aucune gravité.

Comme nous sortions de la boutique, M. Bouldouyr, au nom de son jeune ami, m’offrit ses remerciements, auxquels sa compagne joignit les siens, avec une chaleur qui me fit plaisir. Après quoi, M. Bouldouyr témoigna du désir de me mieux connaître. Je lui dis qui j’étais et ce que je faisais dans la vie, ce qui ne fut pas long. Il voulut aussitôt se faire connaître, mais je le prévins en l’appelant par son nom et en lui récitant une de ses strophes :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre
D’un masque de roses tombé,
Ne saurait rendre un cœur plus sombre
Que ce ciel par vous dérobé.

Jamais je n’ai vu homme à ce point stupéfait ! Il balbutia quelques mots qui exprimaient son impossibilité de croire à une telle fortune.

— J’ai vos livres dans ma bibliothèque, monsieur Bouldouyr, dis-je avec assurance, et je les admire beaucoup.

Il me serra alors les mains avec une grande effusion ; je vis qu’il était bouleversé. Enfin, il reprit ses esprits et il me présenta à la jeune fille qui l’accompagnait et qui était, me dit-il, sa nièce, Françoise Chédigny. Il m’apprit ensuite que l’idiot s’appelait Florentin Muzat et qu’il l’aimait beaucoup. Ledit Florentin exécuta en mon honneur un extraordinaire plongeon et se mit à rire angéliquement.


Il marchait appuyé lourdement sur sa grosse canne, il disparut au tournant du passage Vérité.

— Monsieur, me dit Valère Bouldouyr en me quittant, serait-il indiscret à moi de vous exprimer le désir de vous revoir ? Je ne suis qu’un vieux poète oublié de tous, mais vous m’avez montré tant de sympathie que vous excuserez, j’en suis sûr, mon indiscrétion.

— J’ai les mêmes souhaits à formuler, monsieur !

Il me serra de nouveau la main et nous prîmes rendez-vous. Mlle Chédigny m’adressa un sourire qui me fit frémir de tendresse émue, tant il était amical et presque intime, et Florentin Muzat plongea de nouveau jusqu’à terre, n’ayant pas encore compris, d’ailleurs, de quel fâcheux bain l’avait sauvé ma providentielle intervention.