L’Escalier d’or/Chapitre II


II


J’étais en effet assis dans la boutique de M. Delavigne, ligotté comme un prisonnier par les nœuds d’une serviette si humide qu’elle risquait fort de me donner des rhumatismes, et mon geôlier jouait à faire pousser sur mes joues une mousse de plus en plus légère, quand la sonnette de l’établissement, qui avait je ne sais pourquoi un timbre rustique, tinta doucement. Mon regard plongeait dans la glace qui faisait face à la porte. Je vis entrer un personnage qui me parut curieux, au premier abord, sans que je comprisse exactement pourquoi.

Il était corpulent, de taille moyenne, d’aspect un peu lourd. Son front bombé, ses petits yeux vifs, ses joues rondes et creusées d’une fossette, son nez pointu aux narines vibrantes, une lèvre rasée, un collier de barbe qui grisonnait me rappelèrent très vite un visage bien connu ; mais il y avait dans ses traits quelque chose d’amolli, de lâche, de détendu. L’inconnu ressemblait certainement à Stendhal, mais à un Stendhal en décalcomanie. Il portait un vieux feutre sans fraîcheur et un gros pardessus bourru, de couleur marron, qui laissait voir un col mou et une cravate usée, mais dont les couleurs autrefois vives révélaient d’anciennes prétentions. Il s’assit dans un coin, après avoir échangé avec M. Delavigne un salut cordial. Au bout d’un moment, le voyant désœuvré, le coiffeur lui offrit un journal.

Mais le client refusa majestueusement cette proposition :

— Vous savez bien, dit-il, que je ne lis jamais de journaux, jamais ! Pourquoi faire ? Je n’ignore pas grand’chose des turpitudes qui peuvent se passer dans ce bas-monde. En quoi pourraient-elles m’intéresser ?… Vous, Monsieur Delavigne, voulez-vous me dire ce qui vous intéresse dans un journal ?

— Mais les crimes, par exemple, dit M. Delavigne, décontenancé.

— Les crimes ? Ils sont déjà tous dans la Bible ! Ils ne varient que par le nom de la localité où ils ont été commis.

— La politique…

— La politique ? Parlez-vous sérieusement, Monsieur Delavigne ? La politique ? Vous tenez sincèrement à savoir par quel procédé vous serez tracassé, volé, martyrisé et réduit en esclavage ? Moi, ça m’est égal ! Les moutons ne seront jamais tondus que par les bergers. Maintenant, si vous préférez un berger qui porte un nom de famille à un berger qui porte un numéro, c’est votre affaire. Une affaire purement personnelle, Monsieur Delavigne, ne l’oublions pas !

— Enfin, j’aime à savoir ce qui se passe !

— Moi aussi ! Ou plutôt, j’aimerais à savoir ce qui se passe, s’il se passait quelque chose. Mais il ne se passe rien, vous entendez bien, rien !

Il s’enfonça de nouveau dans sa méditation, et M. Delavigne me fit plusieurs petits signes du coin de l’œil, pour me signaler qu’il avait affaire à un original, un fameux original ! Je m’en apercevais, parbleu ! Bien.

Je clignai de la paupière à mon tour, afin d’engager M. Delavigne à reprendre sa conversation avec le faux Stendhal.

Après quelques instants de silence, le coiffeur débuta ainsi :

— Si vous ne vous intéressez pas aux journaux, ni aux crimes, ni à la politique, Monsieur Bouldouyr, à quoi donc vous intéressez-vous ?

M. Bouldouyr ne répondit pas tout de suite. Il nous regardait alternativement, le coiffeur et moi. Puis un sourire de mépris doucement apitoyé erra sur ses lèvres gourmandes.

— Vous, Monsieur Delavigne, vous aimez à jouer aux dominos à La Promenade de Vénus, vous ne dédaignez pas le cinéma et vous nourrissez, chaque printemps, une passion nouvelle pour quelque aimable nymphe du quartier. Si j’avais n’importe lequel de ces goûts charmants, vous pourriez apprécier ce qui m’intéresse, mais la vérité me force à confesser que tout cela m’est souverainement indifférent. Presque tout d’ailleurs m’est indifférent, et ce qui me passionne, moi, n’a de signification pour personne.

— J’ai connu un philatéliste qui raisonnait à peu près comme vous.

— Un philatéliste ! s’écria M. Bouldouyr, qui devint soudain rouge de colère, je vous prie, n’est-ce pas, de ne pas me confondre avec un imbécile de cette sorte ! Un philatéliste ! Pourquoi pas un conchyliologue, puisque vous y êtes ?

— Je vous demande pardon, Monsieur, je ne croyais pas vous fâcher…

— C’est bon, c’est bon, dit M. Bouldouyr, en se levant. Je vais prendre l’air, je reviendrai tantôt.

Et il sortit en faisant claquer la porte.

— Il est un petit peu piqué, dit M. Delavigne, en souriant. Mais ce n’est pas un méchant homme. Il s’appelle Valère Bouldouyr. Un drôle de nom, n’est-ce pas ? Et puis, vous savez quand il dit que rien ne l’intéresse, il se moque de nous. Il se promène souvent au Palais-Royal avec une jeunesse, qui a l’air joliment agréable. Et vous savez, ajouta indiscrètement M. Delavigne, en se penchant vers mon oreille, il est plus vieux qu’il n’en a l’air. C’est moi qui lui ai fourni son postiche et la lotion avec laquelle il noircit à demi sa barbe, qui est toute blanche…

Ces détails me gênèrent un peu. Je demandai à M. Delavigne à quoi M. Bouldouyr était occupé.

— À rien, c’est un ancien employé du ministère de la Marine. Maintenant il est à la retraite.

Je quittai la boutique de M. Delavigne. Je croisai M. Bouldouyr qui s’acheminait de nouveau vers elle. Il marchait lourdement et il me parut voûté, mais peut-être était-ce l’influence du coiffeur qui me le faisait voir ainsi.

Je gagnai le Palais-Royal et je traversai le jardin. C’était un jour de printemps. Le paulownia noir et tordu portait comme un madrépore ses fleurs vivantes et qui durent si peu. Un gros pigeon gris reposait sur la tête de l’éphèbe qui joue de la flûte. Camille Desmoulins, vêtu de sa redingote de bronze, commençait la Révolution en s’attaquant d’abord aux chaises.

En regardant machinalement ces choses habituelles, je songeais à Valère Bouldouyr. Son nom ne m’était pas inconnu, mais où l’avais-je entendu déjà ? J’eus soudain un souvenir précis et montant aussitôt chez moi, je fouillai dans une vieille armoire, pleine de livres oubliés ; j’en tirai bientôt deux minces plaquettes : l’une s’appelait l’Embarquement pour Thulé, l’autre, le Jardin des Cent Iris. Toutes deux, signées Valère Bouldouyr. La première avait paru en 1887, la seconde en 1890. Il était évident qu’après cette double promesse, M. Bouldouyr avait renoncé aux Muses. J’ouvris un de ces livrets poussiéreux. Je lus au hasard ces quelques vers :


Sous un ciel qui se meurt comme l’oiseau Phénix
La barque d’or éveille un chagrin de vitrail,
Sur l’eau noire qui glisse et qui coule à son Styx,
Et Watteau, tout argent, se tient au gouvernail.


Plus loin, je lis ceci :


Rien, Madame, si ce n’est l’ombre
D’un masque de roses tombé
Ne saurait rendre un cœur plus sombre
Que ce ciel par vous dérobé !


Je souris avec mélancolie. Quelque chose de charmant, la jeunesse d’un poète, s’était donc jouée jadis autour de ce vieil homme à perruque. Qu’en restait-il aujourd’hui chez ce roquentin coléreux, qui s’offusquait des railleries de son coiffeur ? Hélas ! Je le voyais bien, M. Bouldouyr n’avait pas eu cette force dans l’expression qui permet seule aux poètes de durer, ni ce pouvoir de mûrir sa pensée qui transforme un jour en écrivain le délicieux joueur de flûte qui accordait son instrument aux oiseaux du matin. Midi était venu, puis le soir. Et j’étais sans doute aujourd’hui le seul lecteur qui cherchât à deviner une pensée confuse dans les rythmes incertains de L’Embarquement pour Thulé.

Pauvre Valère Bouldouyr ! J’aurais bien voulu savoir ce qu’il pensait lui-même aujourd’hui de sa grandeur passée et de sa décadence actuelle. Mais il était peu probable que je dusse le rencontrer jamais, sinon peut-être de loin en loin dans l’antre bizarre de M. Delavigne, et cela n’était pas suffisant pour créer une intimité entre nous.