L’Escalier d’or/Chapitre I


I


J’ai toujours été curieux. La curiosité est, depuis mon plus jeune âge, la passion dominante de ma vie. Je l’avoue ici, parce qu’il me faut bien expliquer comment j’ai été mêlé aux événements dont j’ai résolu de faire le récit ; mais je l’avoue sans honte, ni complaisance. Je ne peux voir dans ce trait essentiel de mon caractère ni un travers, ni une qualité, et les moralistes perdraient leur temps avec moi, soit qu’ils eussent l’intention de me blâmer, soit de me donner en exemple à autrui.

Je dois ajouter cependant, par égard pour certains esprits scrupuleux, que cette curiosité est absolument désintéressée. Mes amis goûtent mon silence, et ce que je sais ne court pas les routes. Elle n’a pas non plus ce caractère douteux ou équivoque qu’elle prend volontiers chez eux qui la pratiquent exclusivement. Aucune malveillance, aucune bassesse d’esprit ne se mêlent à elle. Je crois qu’elle provient uniquement du goût que j’ai pour la vie humaine. Une sorte de sympathie irrésistible m’a toujours entraîné vers tous ceux que le hasard des circonstances me faisait rencontrer. Chez la plupart des êtres, cette sympathie repose sur des affinités intellectuelles ou morales, des parentés de goût ou de nature. Pour moi, rien de tout cela ne compte. Je me plais avec les gens que je rencontre parce qu’ils sont là, en face de moi, eux-mêmes et personne d’autre, et que ce qui me paraît alors le plus passionnant, c’est justement ce qu’ils possèdent d’essentiel, d’unique, la forme spéciale de leur esprit, de leur caractère et de leur destinée.

Au fond, c’est pour moi un véritable plaisir que de m’introduire dans la vie d’autrui. Je le fais spontanément et sans le vouloir. Il me serait agréable d’aider de mon expérience ou de mon appui ces inconnus qui deviennent si vite mes amis, de travailler à leur bonheur. J’oublie mes soucis, mes chagrins, je partage leurs joies, leurs peines, je les aime en un mot, et je vis ainsi mille vies, toutes plus belles, plus variées, plus émouvantes les unes que les autres !

Cette étrange passion m’a donné de curieuses relations, des amitiés précieuses et bizarres, et j’aurais un fort gros volume à écrire si je voulais en faire un récit complet, mais mon ambition ne s’élève pas si haut, et il me suffira de relater ici aussi rapidement que possible ce que j’ai appris des mœurs et du caractère de M. Valère Bouldouyr, afin d’aider les chroniqueurs, si jamais il s’en trouve un qui, à l’exemple de Paul de Musset ou de Charles Monselet, veuille écrire une galerie de portraits avec les excentriques de notre temps.

À l’époque où je fis sa connaissance, je venais de quitter l’appartement que j’habitais dans l’île Saint-Louis pour me fixer au Palais-Royal. Ce quartier me plaisait par ce qu’il a, à la fois, d’isolé et de populaire. Les maisons qui encadrent le jardin ont belle apparence, avec leurs façades régulières, leurs pilastres et ce balcon qui court sur trois côtés, exhaussant, à intervalles égaux, un vase noirci par le temps ; mais tout autour, ce ne sont encore que rues étroites et tournantes, places provinciales, passages vitrés aux boutiques vieillottes, recoins bizarres, professions inattendues. Les gens du quartier semblent y vivre, comme ils le feraient à Castres ou à Langres, sans rien savoir de l’énorme vie qui grouille à deux pas d’eux, à laquelle ils ne s’intéressent guère. Ils ont tous, plus ou moins, des choses de ce monde la même opinion que mon coiffeur, M. Delavigne, qui, un matin où un ministre de la Guerre, alors fameux, fut tué en assistant à un départ d’aéroplanes, se pencha vers moi et me dit, tout ému, tandis qu’il me barbouillait le menton de mousse :

— Quand on pense, monsieur, que cela aurait pu arriver à quelqu’un du quartier !

M. Delavigne fut le premier d’ailleurs à me faire apprécier les charmes du mien. Il tenait boutique dans un de ces passages que j’ai cités tantôt et que beaucoup de Parisiens ne connaissent même pas. Sa devanture attirait les regards par une grande assemblée de ces têtes de cire au visage si inexpressif qu’on peut les coiffer de n’importe quelle perruque sans modifier en rien leur physionomie. Quand on entrait dans le magasin, il était généralement vide. M. Delavigne se souciait peu d’attendre des heures entières des chalands incertains. Lorsqu’il sortait, il ne fermait même pas sa porte, tant il avait confiance dans l’honnêteté de ses voisins. D’ailleurs, qu’eût-on volé à M. Delavigne ? Trois pièces, qui se suivaient et qui étaient fort exiguës, composaient tout son domaine. La première contenait les lavabos ; la seconde, des armoires où j’appris plus tard qu’il enfermait ses postiches ; pour la troisième, je n’ai jamais su à quoi elle pouvait servir.

Trouvait-on M. Delavigne ? Il vous recevait avec un sourire suave et vous priait de l’attendre, car il était en général fort occupé à de copieux bavardages. De curieuses personnes causaient avec lui dans l’arrière-boutique, quelquefois, de bonnes gens qui venaient chercher perruque, mais aussi des marchandes à la toilette, des courtières du Mont-de-Piété, de vieux beaux encore solennels. J’ai souvent soupçonné M. Delavigne de faire un peu tous les métiers ; mais je dois avouer que je n’ai rien surpris de suspect dans ses actes, et je crois qu’il avait seulement l’amour immodéré des dominos, passion à laquelle il se livrait dans un café voisin, qui s’appelait et s’appelle encore : À la Promenade de Vénus. Je n’ai jamais pu passer devant cet endroit sans imaginer que j’allais débarquer à Paphos ou à Amathonte.

— Monsieur, me disait souvent M. Delavigne avec mélancolie, il n’y a vraiment qu’un emploi pour lequel je ne me sente aucune disposition : c’est celui que j’exerce ! Rien ne m’ennuie plus que de faire un « complet », ou même une barbe, et à la seule idée d’un shampoing, sauf votre respect, le cœur me lève de dégoût !

— Aviez-vous une autre vocation, Monsieur Delavigne ?

— Aucune, Monsieur Salerne, mais j’aimerais assez être souffleur à la Comédie-Française, ou, sauf votre respect, greffier du tribunal. Je crois que, dans ce métier-là, on a un costume étonnant, avec de l’hermine qui pend quelque part. Il me plairait aussi beaucoup d’être poète comme cet écrivain dont je porte le nom, paraît-il, et qui était peut-être un de mes ancêtres…

— Poète, Monsieur Delavigne ? Peste ! Vous voici bien ambitieux !

— Monsieur Salerne croit-il que je suis insensible ? Non, non, on peut être coiffeur et avoir ses déceptions, ses désillusions, tout comme un autre. Nous habitons un monde, voyez-vous, où le cœur n’a pas sa récompense !

On le voit, je prenais plaisir aux propos de M. Delavigne. Sous cette fleur de bonne compagnie, qui leur donnait tant de charme, je retrouvais un type en quelque sorte national, sentencieux, aimant à moraliser, vaniteux au moment même qu’il méprisait le plus son caractère et son état ; avec cela, sentimental et toujours déçu par quelque chose. Deux ou trois journaux traînaient dans sa boutique, dont j’ai su depuis qu’il ne lisait que les renseignements mondains.


Je venais de quitter mon appartement de l’île Saint-Louis pour me fixer au Palais-Royal

— Monsieur Salerne, me disait-il, parfois, voyez-vous, ce que j’aurais aimé dans la vie, moi, c’est la société des gens du monde. Je n’étais pas né pour remplir un rôle social aussi infime.

Et il répétait comme un morceau poétique, comme le refrain d’une romance, un écho recueilli dans le Gaulois ou dans Excelsior : « Grand bal hier donné chez la princesse Lannes… »

Ses distractions étaient honnêtes ; il aimait passer la soirée au cinéma ou au café-concert. Et souvent, en me faisant la barbe, me chantait-il quelque couplet tendre ou galant, d’une voix juste, mais un peu chevrotante. Le printemps venu, chaque dimanche, il courait la banlieue, sans doute avec d’aimables personnes, dont il n’osait pas me parler autrement que par des allusions mystérieuses ; et le lundi, je voyais sa boutique toute fleurie de ces grandes branches de lilas, que la poussière et les cahots du chemin de fer ont fripées et qui pendent.

— J’ai la superstition du lilas, me confiait-il alors, celle du muguet aussi. Quand j’en cueille, — et je sais ce que les désillusions ont de plus amer, monsieur, — eh bien ! je ne peux croire que l’amour ne finira pas par me rendre heureux ! J’ai un ami à La Promenade de Vénus qui me raille quand je parle ainsi, mais est-ce un mal que de garder sa pointe d’illusion ? Je peux vous avouer cela, n’est-ce pas ? Monsieur, car je vous connais bien, malgré votre réserve, vous êtes un délicat comme moi !

Avouez-le, comment n’eussé-je pas été flatté par une telle appréciation ?

Le jour même où elle me fut faite, je rencontrai pour la première fois M. Valère Bouldouyr.