L’Epopée des animaux
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 308-340).
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L’ÉPOPÉE


DES ANIMAUX





III.


CYCLE CHEVALERESQUE ET SATIRIQUE.




I. — LES ANIMAUX DANS LES POEMES ET LES ROMANS CHEVALERESQUES.

L’épopée des animaux a son cycle profane, qui ne le cède pas en intérêt au cycle religieux[1]. On peut même dire, à certains égards, que ce cycle se continue encore. La langue symbolique que l’épopée religieuse s’était créée dans les sculptures des cathédrales, l’épopée profane l’a trouvée dans les figures du blason. La fantaisie du moyen âge, une fois lancée dans le domaine des réalités mondaines, ne s’en est pas tenue à ces bizarres applications : non contente de s’imposer aux mœurs, de régner dans la vie sociale, elle a inspiré la satire politique, puis elle a exercé sur la science et la philosophie elles-mêmes une influence que nous aurons à caractériser au terme de cette étude.

Le cycle profane de l’épopée des animaux s’ouvre dans les romans chevaleresques, et c’est le cheval qui figure cette fois au premier plan. Il est le type idéal du courage, du dévouement et de l’honneur. Ce n’était point seulement par simple caprice que les romanciers et les poètes assignaient à ce puissant quadrupède un rang supérieur, et qu’ils l’associaient à tous les exploits des paladins, en lui prêtant une intelligence et des vertus qui pourraient faire envie à la plupart des hommes : c’était aussi pour rendre témoignage de ce qui se passait sous leurs yeux. En effet, dans un temps de luttes incessantes, où la force individuelle décidait du sort des batailles, le cheval était, sans aucun doute, la plus redoutable machine de guerre. Il avait assuré la domination des classes féodales sur les serfs et les vilains ; il avait donné son nom à la chevalerie en lui prêtant sa force, et il était naturel qu’il fût complètement assimilé à son maître. Cette assimilation était même si complète, que les chevaux comme les hommes du moyen âge sont partagés en deux classes distinctes. Ceux qui vont à la guerre, bardés de fer et couverts de housses blasonnées, ou qui figurent avec des panaches dans les chasses et les tournois, s’appellent des palefrois, des destriers, des haquenées ; ce sont les nobles. Ceux qui travaillent, qui labourent, qui traînent la charrette, acquittent la dîme et la corvée et paient l’impôt féodal, s’appellent des ronsins ou des sommiers; ce sont les vilains et les serfs. Ils font, ainsi que le dit un vieux poète, pousser l’avoine, mais ils ne la mangent pas, et, comme tous ceux dont le rôle dans ce monde est simple, modeste et utile, ils sont oubliés par la poésie et par l’histoire ; le destrier seul figure dans les romans chevaleresques.

Comme son maître et plus que lui peut-être, le destrier a l’ambition de faire de grandes choses ; il est adroit, docile, sensible, fidèle en amitié, respectueux envers les femmes ; dans la bataille, il ne compte jamais le nombre de ses ennemis ; il avance sur la pique qui le perce, et renverse en mourant celui qui l’a frappé. Tacticien habile, il répare souvent par ses manœuvres savantes les fautes des généraux ; sensible autant que brave, il pleure la mort de son seigneur et lui survit rarement. Il connaît la vertu des simples, quelquefois même les secrets de la magie. Ce qui le distingue surtout au point de vue des qualités morales, c’est une fidélité inviolable à la cause qu’il sert ; il ne déshonore jamais son blason par des actes de félonie. Ganélon n’existe que parmi les hommes ; jamais cheval n’a trahi son pays, ou passé de l’armée des chrétiens dans l’armée des Sarrasins.

Aimer et combattre, c’était la vie du chevalier, mais pour aimer il fallait avoir une bonne dame ; pour combattre, il fallait avoir un bon cheval, et ces deux choses, disent les romanciers, sont aussi rares l’une que l’autre. Aussi, quand le paladin, à force de recherches, d’épreuves et de luttes, avait trouvé la dame de son cœur et le cheval de ses rêves, il les confondait dans un égal amour. Qui sait ? don Quichotte, forcé de choisir, eût hésité peut-être entre Rossinante et Dulcinée. Heureux le guerrier dont le cheval, comme celui d’Arnaud de Gascogne, pouvait, à l’âge de cent ans, faire cent lieues en un jour sans se reposer et sans battre des flancs ! L’homme et la bête, s’unissaient par les liens indissolubles d’une sympathie mystérieuse; ils couraient les mêmes aventures, affrontaient les mêmes dangers et jouissaient de la même gloire.

Vaillentin, Broiefort, Ferrant, Moriel, Marchegay, Liart, Fauviel, Beaucent, Bayard, Bibieça, sont aussi populaires au moyen âge que Guillaume au Court-Nez, Roland, Ogier le Danois, Perceforest, Lancelot, le Cid, les quatre fils Aymon. Si brillantes que soient les qualités dont l’imagination des trouvères ou des troubadours orne les héros du cycle carlovingien ou du cycle de la table ronde, il arrive souvent que les chevaux, en fait de vertus chevaleresques et surtout de bon sens et d’esprit de conduite, sont beaucoup mieux partagés que ceux qui les montent. Les guerriers, qui connaissent leurs grandes qualités, les traitent avec la plus grande douceur; ils n’usent jamais à leur égard du fouet ni de l’éperon, et s’adressent toujours à leur courage et à leur amitié.

Dans le poème de la Bataille d’Aleschans, Guillaume, abandonné des siens, est sur le point de tomber entre les mains des Sarrasins; il met pied à terre tout pensif, et s’adressant à sa monture : « Cheval, lui dit-il, vous êtes bien fatigué; si vous aviez pris seulement quatre jours de repos,. j’irais me précipiter au milieu des Sarrasins; mais, je le vois, vous êtes fourbu, et cependant je ne vous gronderai pas, car vous m’avez trop bien servi. Donnez-moi, je vous en prie, une nouvelle preuve d’amitié, et je ferai tout pour vous montrer que je ne suis point ingrat. Si vous voulez me conduire jusqu’à Orange, de quatre mois d’ici vous ne porterez la selle; vous vous reposerez tout à votre aise, vous serez étrillé quatre fois le jour, et ne boirez que dans des vases d’or. » Le cheval, après avoir attentivement écouté ce discours, hennit avec force, agite la tête, gratte la terre avec son pied et reprend vivement sa course vers Orange.

Le coursier du chevalier Graëlent n’était pas moins dévoué. Un jour que cet illustre Breton courait après une fée qu’il aimait, en la priant de le recevoir en grâce, celle-ci, pour échapper à sa poursuite, s’élança dans une rivière rapide et profonde. Graëlent, à qui l’amour fit oublier le danger, s’y jeta lui-même après elle à cheval et tout armé. Touchée de tant de courage et de tendresse, la fée lui tendit la main au moment où il allait périr, et le recevant à merci, elle le conduisit au pays d’Avallon. Le cheval, pendant ce temps, luttait de son mieux contre le flot qui l’entraînait, et, après bien des efforts, il parvint à gagner la rive. Son premier soin, quand il eut secoué sa crinière humide, fut de chercher son maître. Il l’appela par des hennissemens répétés, courut sur les bords du fleuve, dans les plaines, sur les coteaux, dans les clairières îles forêts; comme Orphée à la recherche d’Eurydice, il ne se reposait ni le jour ni la nuit : on le voyait sans cesse inquiet, frémissant, battre la terre du pied, courir çà et là en donnant tous les signes d’une douleur inconsolable. Les habitans du pays essayaient en vain de s’approcher et de le saisir. Plusieurs siècles s’écoulèrent, et chaque année, le jour même où il avait perdu son maître, le destrier fidèle revenait à l’endroit où s’était passée l’aventure pour appeler Graëlent, qui l’oubliait dans le paradis d’Avallon.

On trouve dans les épopées chevaleresques une foule de récits analogues; mais comme les écrivains du moyen âge ne brillent point par la variété de l’invention, les mêmes aventures se reproduisent souvent. La plupart des poètes d’ailleurs décrivent de préférence des exploits guerriers, et, pour les suivre à travers leurs interminables récits, il faudrait un courage égal à celui des preux de la table ronde. Quand ils passent en revue les armées. Ils ne séparent jamais les chevaux des hommes. Roland figure toujours monté sur Vaillentin. et Charlemagne sur Tencedor, qu’il avait enlevé à Maupalin de Narbonne. Les Sarrasins, comme les chrétiens, sont associés à leurs coursiers. Climborin, dans la Chanson de Roland, paraît toujours en compagnie de Barbamouche, qui dépassait dans sa course le vol de l’épervier et de l’hirondelle; le farouche Valdabron, qui saccagea le temple de Salomon et massacra le patriarche de Jérusalem, écrase, sous le galop de Gramimond, des bataillons entiers. Le cheval de Marculfe franchit d’un seul bond des fossés de cinquante pieds. A part leur vitesse et leur légèreté, les chevaux sarrasins n’ont cependant aucune des qualités brillantes qui distinguent ceux des chrétiens; ils se mettent volontiers au service des enchanteurs, enlèvent les femmes et les filles, et se conduisent, comme ceux qu’ils servent, en véritables suppôts de Satan.

Le type du coursier chevaleresque dans les poèmes du moyen âge, c’est le cheval de Renaud de Montauban, Bayard, qui réunit à la vitesse du sarrasin Barbamouche l’intelligence de Beaucent, et se montre toujours sans peur et sans reproche, comme le chevalier qui plus tard s’illustra sous le même nom. Brave comme Achille, prudent comme Ulysse, Bayard ne se signala point seulement par ses vertus et ses exploits; il eut encore le mérite, très grand pour un quadrupède, de mystifier Charlemagne, le maître du monde. Les rois les plus puissans, jaloux de le posséder, mirent sur pied des armées de cent cinquante mille hommes pour se disputer sa conquête; ils cherchaient à le séduire par les offres les plus brillantes; mais Bayard resta toujours fidèle à son affection pour Renaud, et il ne servit jamais qu’un seul maître. Il y a dans l’histoire de ce cheval sans pareil tout un épisode singulièrement curieux qui mérite de nous arrêter, parce qu’il précise plus vivement qu’aucun autre l’importance attribuée au coursier de guerre. Roland, qui fut, disent les romanciers, le neveu de Charlemagne, n’avait pu réussir, malgré cette illustre parenté, à se procurer un cheval parfait, et comme il connaissait les grandes qualités de Bayard, il n’avait rien de plus à cœur, pour s’en emparer, que de combattre et de vaincre son propriétaire, Renaud de Montauban, l’un des quatre fils Aymon, et par cela même l’ennemi de l’empereur Charles. Roland confia son désir à son oncle, et Charlemagne, qui ne savait rien lui refuser, fit annoncer qu’il donnerait une course de chevaux à Paris, en promettant au vainqueur sa couronne impériale, des manteaux d’hermine et des joyaux sans nombre; mais il déclara qu’en échange de ces trésors il garderait le cheval qui remporterait le prix. C’était, on le voit, un piège assez habilement tendu pour s’emparer de Bayard, car il savait que cet incomparable coureur, s’il entrait en lice, ne pouvait manquer de battre ses rivaux. Renaud de Montauban, qui suivait les courses en gentilhomme de bonne maison, se rendit à Paris au jour fixé. En arrivant sur le turf avec son coursier fidèle, il le prit à part et lui adressa cette exhortation : — Bayard, si vous connaissez bien tout votre mérite, faites-le voir aujourd’hui. Vous m’avez été souvent d’un grand secours; gardez-vous bien de me faire défaut, car je serais dans l’embarras. — Cette harangue, toute simple qu’elle fût, produisit un grand effet sur le cheval, qui n’avait pas besoin du reste de longs discours, parce qu’il comprenait son maître comme s’il avait été son fils. Il répondit par un hennissement joyeux, rapprocha ses oreilles, fit un signe de tête, se replia sur lui-même, plissa ses naseaux, et frappa la terre de ses pieds de devant, comme s’il eût joué de la harpe. En le voyant si bien disposé, Renaud entre dans la lice. Bayard part comme la flèche; il semble rebondir sur la terre; le vent bruit autour de lui, et les spectateurs émerveillés s’écrient de toutes parts : Quel cheval! quel jarret! quels élans ! — Dans cette course à fond de train, les concurrens sont bientôt distancés : Renaud est proclamé vainqueur-; il prend la couronne, les joyaux, les manteaux d’hermine, remonte sur Bayard, et part au galop pour Montauban, en laissant Charlemagne crier et se morfondre.

Un tel affront cependant ne pouvait rester impuni. Charlemagne arme les Gaules pour se venger de Renaud et reprendre Bayard, comme Ménélas avait armé la Grèce pour se venger de Pâris et reprendre Hélène. Montauban, bloqué par les troupes de l’empereur, est réduit aux dernières extrémités : les vivres manquent. Exténué par la faim, comme sa femme et ses enfans, Renaud n’a plus qu’une seule ressource : c’est de tuer Bayard et de le manger. Si douloureux que soit un pareil sacrifice, il se résout cependant à l’accomplir. Armé d’un large couteau, il s’apprête à frapper. Bayard, agenouillé comme Iphigénie sous le couteau de Calchas, verse des larmes, non pas de peur, car il ne connaissait point la faiblesse et la lâcheté, mais par regret de mourir de la main même de celui qu’il avait servi si fidèlement. En le voyant dans cette attitude suppliante, Renaud perd courage. Que faire cependant ? Sa femme et ses enfans sont là qui vont mourir de faim. Tout à coup une idée lumineuse traverse son esprit, et, pour concilier ce qu’il doit à son cheval et ce qu’il doit à sa famille, il ouvre une veine à Bayard, et fait boire à sa femme et à ses fils le sang généreux qui en jaillit.

Après bien des péripéties et une foule d’aventures à travers lesquelles nous ne les suivrons pas, les quatre fils Aymon font la paix avec Charlemagne, qui leur accorde de grands privilèges, tout en gardant à Bayard une implacable rancune, et en se promettant bien d’en finir à la première rencontre. L’occasion ne se fait point attendre. Charlemagne, se promenant un jour sur un pont de la Meuse, se trouve face à face avec l’illustre destrier, et donne ordre de le jeter dans la rivière. Les gardes de l’empereur garrottent aussitôt le pauvre Bayard. lui attachent au cou une pierre énorme, et le précipitent du haut du pont. En tombant, il disparaît sous l’eau. — Enfin, dit Charlemagne, le voilà mort. — Charles se trompait. Bayard, dans ce péril suprême, avait gardé toute sa présence d’esprit. En touchant le sable du fleuve, il fait un effort désespéré, se débarrasse de la pierre et des liens, et gagne rapidement la rive, à la grande surprise de l’empereur, qui ne peut en croire ses yeux ; là, il secoue l’eau dont il était trempé, et, présentant la croupe au maître de l’empire des Francs, il lance, comme pour le narguer, trois ruades vigoureuses, puis part avec la rapidité de la flèche, pour se réfugier dans la forêt des Ardennes. Si l’histoire ne ment, ajoute le trouvère, Bayard, fuyant toujours l’approche des hommes, vit paisible et fier depuis plusieurs siècles dans les vastes clairières de la forêt, et chaque année, à la fête de la Saint-Jean-Baptiste, on l’entend hanir moult clerment.

Ainsi, dans les poèmes chevaleresques, tandis que Roland, Charlemagne, Arthur, le Cid donnent aux hommes des leçons d’honneur et de loyauté, les chevaux leur donnent en même temps de beaux exemples de courage, de prudence et de dévouement. Associés par les traditions aux preux dont ils partagent les exploits, ils jouent comme eux les premiers rôles de ce drame splendide qu’on appelle la chevalerie ; ils ont, comme les peuples, leurs temps héroïques, leur histoire idéale, et quand le scepticisme moderne écarte le nuage fatidique qui les avait environnés si longtemps, ils reparaissent, immortalisés dans un type nouveau, sous le nom de Rossinante.

Le lion, qui, dans les traités d’histoire naturelle et les Bestiaires, occupe toujours la première place, se trouve dans les poèmes dont nous venons de parler effacé par le cheval ; mais s’il n’apparaît qu’au second plan, il se montre encore digne de son titre glorieux de roi. Il est vaillant, généreux, reconnaissant ; il aime la guerre, et quoiqu’il ait peur des femmes et des coqs blancs, il la fait du moins avec honneur. Le lion qui figure dans le roman d’Ivains, composé au XIIe siècle par le trouvère Chrestien de Troyes, se montre, en fait d’intelligence et de courage, au niveau de Beaucent, de Bayard ou de la Bibieça. Chevalier de la table ronde, sir Ivains, précurseur de don Quichotte, parcourait la terre pour redresser les torts, secourir les faibles, défendre les opprimés et protéger les femmes contre les enchanteurs et les géans. Il avait marché plusieurs jours sans trouver d’aventures, et chevauchait tout pensif dans une forêt. Tout à coup il entend à quelque distance des gémissemens qui semblaient ceux d’un animal blessé; il s’approche et voit un lion aux prises avec un énorme serpent dont la gueule jetait des flammes. Comme tous les chevaliers, Ivains n’aimait pas les serpens, et les cris de douleur du lion le touchèrent jusqu’au fond du cœur. Par un mouvement aussi prompt que la pensée, il se couvre de son bouclier, s’élance sur le reptile, et d’un seul coup de sa bonne épée il le tranche en deux; les tronçons du monstre, inondés d’un sang noir et fétide, se tordent sur le gazon en essayant vainement de se rejoindre. Délivré de l’étreinte étouffante de son terrible ennemi, le lion s’empresse de témoigner sa reconnaissance à son libérateur. Franc et débonnaire, dit le vieux poète Chrestien de Troyes, il fait, par son attitude, comprendre à sir Ivains qu’il se met entièrement à sa disposition. Debout sur ses pattes de derrière, — comme les lions du blason, — il étend vers lui ses pattes de devant, agite doucement la tête, et mouille sa face de larmes par humilité. Ivains, non moins attendri, accepte ses offres de service, et dès ce moment le chevalier et son terrible ami ne se séparent plus. Ils combattent ensemble les enchanteurs et les géans, et Ivains de Galles, en mémoire de cette liaison merveilleuse, reçoit le nom de chevalier au Lion. — Aussi brave, aussi fidèle que l’ami d’Ivains, le lion de Geoffroy de Latour remporta sur les Sarrasins d’éclatantes victoires, et lorsque après la prise de Jérusalem les croisés s’embarquèrent pour l’Europe, il périt dans les flots en voulant suivre à la nage le vaisseau qui portait son maître. Cette dernière aventure, empruntée par les poèmes chevaleresques à une chanson galloise, a été reproduite par quelques historiens comme un fait authentique, et le père Maimbourg la raconte en la présentant «comme une grande instruction de la nature, qui fait honte aux hommes en leur donnant des lions pour maîtres. »

Les cerfs et les biches, que les hagiographes représentent comme des animaux aimables et doux, doués d’une sagacité extraordinaire et d’une sorte d’esprit prophétique, reparaissent avec ce caractère dans les poèmes et les romans chevaleresques. Ils s’attachent de préférence aux enfans et aux femmes, comme les lions et les chevaux s’attachent aux guerriers; ils prêchent, comme on le voit dans le lai de Gugemer[2], la tendresse et l’amour à des chasseurs endurcis, qui passent leur vie à courir les bois sans s’arrêter pour regarder les femmes, comme Hippolyte avant qu’il eût rencontré Aricie. Ils adoptent les orphelins, ou ramènent sous le toit hospitalier des ermites et des moines, comme les chiens du Saint-Bernard, les voyageurs égarés au milieu des neiges et des bois. Malgré leur nature paisible, ils s’associent aux exploits des guerriers et les guident dans leurs expéditions aventureuses. Dans la Chanson des Saxons, un cerf passe le Rhin à la nage, pour indiquer à l’empereur d’Occident l’endroit où il doit jeter un pont sur le fleuve. C’est un cerf qui dirige la marche de l’armée de Clovis contre Alaric. Enfin, quand les Sarrasins envahissent l’Italie et chassent le pape, qui implore le secours des Français, c’est encore un cerf, conjuré par les prières de Charlemagne, qui révèle aux défenseurs du saint-siège un passage à travers les Alpes.

Les oiseaux, à qui l’antiquité attribuait, ainsi que nous l’avons vu, la connaissance des mystères de l’avenir, gardent dans la tradition chevaleresque quelque chose de leur instinct révélateur. Philippe Mouskes, dans sa chronique rimée, raconte qu’au moment où l’empereur Charles se disposait à partir pour l’Orient, un oiseau qui parlait aussi bien qu’un homme lui apparut et voltigea devant lui en répétant ces mots : Franz, que dis ? Franz, que dis ? Charles le suivit et fut tout étonné d’arriver aux portes de Constantinople sans avoir cessé un seul instant de marcher et sans éprouver cependant la moindre fatigue. Lorsque Arthur disparut de ce monde, sa sœur, soupçonnant qu’il n’était point mort, et qu’il reviendrait un jour affranchir sa patrie, alla cacher ses armes dans une forêt du pays de Galles ; de longs siècles s’écoulèrent sans qu’on eût pu, malgré les plus actives recherches, retrouver ces reliques guerrières[3], mais un jour que le roi d’Angleterre Édouard Ier était venu chasser chez les Gallois, un oiseau se mit à voltiger devant lui comme pour l’inviter à le suivre. Le roi le suivit en effet, et à chaque arbre où se percha l’oiseau, il trouva suspendus avec des chaînes de fer — ici un bouclier, là un casque, plus loin un haubert, et enfin une épée dont la lame portait cette inscription : Moi, maître Rigaudin de Galles, j’ai forgé ce glaive en l’an de Notre-Seigneur 466. C’étaient bien là, on n’en pouvait douter, les armes d’Arthur ; c’était bien là le bois sauvage voisin du champ de bataille où périt Mordret. Émerveillé de cette découverte, le roi Édouard emporta le casque, l’épée, le haubert, et remercia l’oiseau. Celui-ci prit son vol. vers le ciel, et l’on a cru pendant longtemps que c’était l’âme d’Arthur qui s’était montrée sous cette forme. Dans les Niebelungen, un. rossignol révèle de même à Siegfried l’existence de Brunehilde et le conduit à la conquête du château environné d’un cercle de feu, où cette jeune et belle femme est retenue captive.

Voilà bien des prodiges sans doute, et cependant ils ne suffisaient point encore à l’imagination désordonnée des conteurs, à la crédule et naïve curiosité des bonnes gens du moyen âge. Après avoir fait la part de la morale en montrant des chevaux vertueux, des lions sensibles qui se noient par amitié pour leur maître, des cerfs philanthropes et des oiseaux savans qui se font les guides complaisans des héros et des princes, il fallait bien aussi faire la part de la terreur, et rehausser encore les qualités des animaux vraiment chevaleresques par le contraste de la méchanceté et de la perfidie des animaux malfaisans. Êtres indécis entre l’homme et la bête, les géans et les nains, enfans dégénérés des pygmées et des cyclopes, jouent dans les traditions chevaleresques le même rôle que Satan dans les légendes pieuses. Leur mission spéciale est de s’opposer sans cesse aux entreprises des chevaliers, et de les contrarier dans tout ce qu’ils pourraient faire de méritoire aux yeux de Dieu et de profitable à leur salut. Les dragons, qui sont comme eux les ennemis irréconciliables des paladins, les secondent dans cette œuvre d’iniquité, et c’est surtout dans les romans du cycle d’Arthur, c’est-à-dire dans la tradition celtique, qu’ils se montrent avec leur caractère redoutable et leur perversité fantastique. Tantôt devenus les emblèmes des conquérans et des vaincus, dragons rouges ou dragons blancs, ils représentent les Celtes et les Saxons, et, gardant chacun leurs haines nationales, ils se livrent des combats acharnés sous la terre, qu’ils font trembler d’un pôle à l’autre, ou dans les nuages, ce qui cause des ouragans terribles et des pluies de sang. Tantôt ils représentent l’esprit du mal, et alors, comme dans les récits hagiographiques, ils fournissent le sujet d’une foule d’allégories mystiques et morales. Les combats contre les dragons deviennent pour les chevaliers l’épreuve solennelle de leur vertu. Malheur à ceux qui ont trahi les devoirs de leur noble profession ! ils sont croqués tout armés par ces monstres, comme une noisette par un écureuil. Le chevalier loyal et fidèle, au contraire, ne manque jamais de les enferrer du premier coup, fussent-ils magiciens et longs de cent coudées, ce qui prouve que le courage et les bonnes armes ne sont rien sans les bonnes œuvres. Les chats-huans monstrueux, les pores sauvages gros comme des taureaux, les basilics qui portent des émeraudes sur la tête, l’hippogriffe, fils de la jument et du griffon, qui unit au corps du cheval les plumes, les ailes, la tête et les griffes de son père[4], les cerfs ailés, les crabbes gigantesques, les puces armées de cornes, les fourmis-loups, figurent à côté des dragons dans la zoologie fantastique de nos vieux poèmes. Seulement, ici encore comme dans les légendes et les Bestiaires, la fable sert toujours de prétexte à l’enseignement moral. Dans les légendes, en effet, la vie des saints est une lutte perpétuelle contre Satan, et ceux-là seuls sont vaincus qui veulent se laisser vaincre. Il en est de même dans les épopées chevaleresques : la vie des preux est un combat continuel contre les monstres; mais les dragons ne dévorent que ceux qui se laissent prendre aux trompeuses amorces du péché, ou qui dorment quand leurs ennemis veillent pour les surprendre.


II. — LES ANIMAUX DANS LE BLASON.

En étudiant les animaux adoptés par la symbolique chrétienne, nous avons constaté que l’art les avait tous empruntés à la zoologie des Bestiaires, des Hexameron et des encyclopédies du moyen âge. Le blason a cherché ses emblèmes à la même source. Nous ne discuterons point ici la question si souvent débattue de l’origine des armoiries; nous ne rechercherons point, comme nos anciens héraldistes, quel était le blason de Paris, lorsque, après avoir fondé Troie, il vint bâtir sur les bords de la Seine la capitale du royaume de France. Quand on veut toucher aux origines, la certitude échappe constamment. Il nous suffira donc, comme point de départ, de fixer à la fin du XIe siècle la première apparition des emblèmes héraldiques.

Les animaux des armoiries, comme ceux des légendes, des poèmes chevaleresques, des monumens religieux, se divisent en deux classes distinctes, comprenant, — l’une ceux qui existent réellement, — l’autre ceux qui appartiennent aux monstruosités tératologiques ou fabuleuses. Le lion, le loup, le cheval, le lièvre, l’hermine, l’écureuil, le daim, le porc-épic, l’agneau, le chat, le crocodile, le singe, le bélier, le dauphin, la tortue, l’écrevisse, le scorpion, les cloportes, les abeilles, l’aigle, le corbeau, la grue, l’épervier, le coq, le cygne, le paon, la chouette, sont, parmi les types de la nature, ceux qui reparaissent le plus souvent, de même que parmi les types fabuleux, les plus fréquemment reproduits sont le dragon, la licorne, la harpie, le phénix, le griffon, l’amphisbène, la chimère, l’hippogriffe et même Pégase. Considérée au simple point de vue de la représentation matérielle, la zoologie héraldique est une véritable déformation de la nature. Ainsi, comme dans la terre de prestre Jean ou les voyages fabuleux d’Alexandre, les lions dans le blason sont rouges, blancs ou noirs. Ils sont acéphales, ou portent plusieurs têtes sur un seul corps, et se présentent tantôt avec une tête de loup, tantôt avec une tête d’homme, tantôt enfin avec une tête de chien. Leur corps se termine en queue de dragon, et alors ils deviennent des lions dragonnés, en queue de poisson, et ils se nomment des lions marinés; quelquefois ils se combinent avec le renard et lui empruntent sa queue, comme pour montrer, disent les héraldistes, que la ruse ne nuit point au courage, et justifier le proverbe, que, la peau de noble, c’est-à-dire du lion, défaillant, il faut y coudre un morceau de celle de goupil. Tandis que ce dernier, dans les sculptures des églises, se couvre, comme nous l’avons vu, du capuchon des moines, le lion, dans les peintures chevaleresques, se couvre du haume des chevaliers, et souvent il porte une couronne, parce qu’il est le roi des quadrupèdes et non parce qu’il est comte ou marquis, comme le veulent certains écrivains, aussi mal renseignés sur l’histoire de la noblesse que sur la zoologie du moyen âge. L’aigle, roi comme le lion, se montre souvent comme lui avec la couronne, et subit sous le pinceau des peintres les mêmes transformations. Il a tour à tour un seul corps et plusieurs têtes, une seule tête et deux corps, quelquefois même une tête de femme, pour exprimer une maison tombée en quenouille. Il tient une épée ou la boule du monde, et sa queue se contourne en arabesques, ou s’épanouit en trèfle, se bifurque, comme celle du scorpion, en deux pointes aiguës.

Nous avons vu dans l’architecture religieuse les animaux, assimilés à l’homme, imiter quelques-unes de ses actions, tourner le fuseau, jouer des instrumens de musique, se livrer aux travaux du ménage, comme pour justifier une fois de plus cet axiome d’Aristote, que l’homme et la bête ont des facultés analogues. Le même fait se reproduit dans le blason. Les agneaux qui figurent dans les armes de plusieurs villes portent entre leurs pattes, comme des sergens d’armes à la tête de leurs soldats, des lances aux banderoles flottantes ; ils ont l’attitude du commandement, et retournent la tête pour voir si on les suit. Le griffon des Esterhazy agite de la patte droite un large cimeterre, et présente de la gauche un bouquet de roses. Certaines figures zoologiques, dans le blason des abbayes, marchent gravement en s’appuyant sur la crosse abbatiale; d’autres jouent des instrumens de musique, et l’on trouve même un lion en habit de berger, portant la houlette. En étudiant en détail toutes ces bizarreries, on se demande, à part quelques figures dont le sens allégorique est facile à saisir, comment il a pu venir à l’esprit des hommes de faire de ces représentations l’emblème héréditaire des familles et un hochet pour la vanité. A une époque où le blason était l’homme, la question était trop importante pour qu’on n’essayât point de la résoudre. Aussi tous les héraldistes, à partir du XIVe siècle jusqu’au XVIIe en ont-ils cherché la solution, en reproduisant exactement, pour toute la partie zoologique, les écrivains mystiques, les encyclopédistes et les auteurs des Bestiaires. Suivant eux, la présence des animaux dans les armoiries a toujours pour raison, soit un fait historique, soit une allégorie qui renferme une moralité. En ce qui touche les faits historiques, quelques exemples pris au hasard nous montreront comment l’histoire était comprise et traitée par les héraldistes.

La ville de Glasgow et plusieurs de ses évêques portent dans leurs armoiries des saumons avec l’anneau dans la gueule. La présence du saumon pourrait s’expliquer par ce fait très naturel, que ce poisson était très commun dans les eaux de la Clyde, et qu’il offrait aux habitans de Glasgow une précieuse ressource; mais l’anneau, comment l’expliquer ? Les adeptes de la science héroïque n’en sont pas embarrassés, et voici ce qu’ils racontent. Une jeune femme d’une rare beauté et d’une sagesse exemplaire laissa par mégarde tomber dans la Clyde son anneau conjugal. Son mari s’imagina qu’elle l’avait donné, comme gage adultère, à quelque amant inconnu, et il s’emporta contre elle en reproches et en injures, la menaçant des dernières rigueurs, si elle n’avouait point sa faute. La pauvre femme eut beau protester de son innocence. Incrédule parce qu’il était jaloux, il refusa de l’entendre, et la somma de représenter l’anneau, en déclarant qu’il n’admettrait que cette seule preuve de son innocence. L’épouse fidèle, indignement soupçonnée, ne renonça point à se justifier; elle alla se jeter aux pieds de l’évêque saint Kentigern en le suppliant de rendre sa vertu manifeste. Le saint, touché de ses larmes, se rendit sur les bords de la Clyde, se mit en prière, et bientôt on vit paraître au-dessus de l’eau un saumon qui tenait dans sa gueule l’anneau perdu, et qui vint, en nageant doucement, le déposer sur la rive. — La présence de l’aigle blanc dans les armes de la Pologne se rattache à un fait moins dramatique, mais tout aussi extraordinaire. Quand les polonais vinrent, en 550, de l’Esclavonie s’établir, sous la conduite de leur chef Leko, sur les bords de la Vistule, ils creusèrent la terre pour y établir les fondemens d’une ville, et trouvèrent à une grande profondeur une couvée d’aigles d’une espèce inconnue, couverts d’une laine blanche comme celle des agneaux. Ces merveilleux oiseaux vivaient là sans doute depuis des siècles, car il n’existait autour d’eux aucune trace d’un passage souterrain qui leur eût permis de remonter à la surface du sol. L’aigle étant l’emblème de l’empire et de la domination, les compagnons de Leko virent dans cette découverte un heureux présage, et placèrent dans leurs armes l’oiseau à la blanche toison. — Adolphe de Clèves avait adopté le cygne en souvenir d’un chevalier qui avait fait un long voyage dans une petite barque, remorquée par un cygne, pour épouser l’unique héritière de la maison de Clèves, dont il était éperdûment épris. — La truie de sable des porcelets d’Espagne et d’Arles rappelait, comme le saumon de Glasgow, un fait miraculeux. Une dame de cette maison, étant enceinte, rencontra une pauvre femme qui portait dans ses bras deux enfans jumeaux. — Tu as donc, lui dit-elle, deux maris, pour avoir ainsi mis au monde deux fils en même temps ? — Et, toute noble dame qu’elle fût, elle accompagna cette singulière apostrophe des épithètes les plus blessantes, et traita la bonne femme de ribaude. Celle-ci répondit qu’elle priait Dieu de la punir, si jamais elle avait trahi ses devoirs d’épouse, et qu’elle s’en rapportait à sa justice du soin de venger son honneur outragé. — Vous voyez bien, ajouta-t-elle, cette truie qui passe suivie de ses petits ? Comptez-les bien, et aussi vrai que je suis innocente, vous donnerez bientôt le jour à un même nombre d’enfans. — La dame compta douze porcelets, et se mit à rire; mais, au bout de quelques mois, elle mit au monde, le même jour, douze enfans de la plus belle venue. Ces enfans furent tous baptisés, devinrent tous des personnages importans, et prirent pour armes l’image de la truie que la pauvre femme avait montrée à leur mère. Les anecdotes du genre de celles que nous venons de citer sont très nombreuses dans les héraldistes, et ils les rapportent avec la même bonne foi que les auteurs des Bestiaires racontent l’histoire fantastique du crocodile ou de la licorne.

En traitant de la partie purement allégorique des emblèmes du blason, nos vieux écrivains donnent également à leur fantaisie une libre carrière; ils acceptent sans contrôle toutes les traditions fabuleuses, mais ils trouvent du moins parfois des rapprochemens qui semblent justifier la présence de certains animaux dans les armoiries, et qui fournissent toujours une foule de réflexions morales. Le lion, l’aigle, le dauphin, le cheval, la licorne, le phénix, la colombe, investis par la tradition des instincts les plus généreux, des qualités les plus brillantes, et formant parmi les bêtes une véritable aristocratie, puisqu’ils étaient qualifiés de nobles, pouvaient sans déroger servir d’emblèmes à l’aristocratie féodale; aussi les voit-on souvent figurer dans les blasons les plus illustres. Le lion, que Vulson de la Colombière appelle le capitaine général de toute la cohorte des bêtes, le lion, surnommé l’animal solaire, parce qu’il a toujours les yeux ouverts comme le soleil, « qui ne ferme jamais ce bel œil lumineux et chaud dont il éclaire le globe, » sert de symbole et de hiéroglyphe aux plus belles actions de la guerre, de la politique et de la morale. Il personnifie la vigilance, le commandement, la domination souveraine, et c’est pour cela qu’il figure principalement dans les armoiries des rois et des princes. L’aigle, que la tradition du moyen âge, d’accord avec la tradition antique, représente avec les mêmes qualités que le lion, reparaît dans l’art héraldique avec une signification analogue. Il prophétise l’empire, dit Palliot. C’est lui « qui enleva le chapeau de la tête du vieil Tarquin pour lui annoncer qu’il serait roi de la ville fondée par Romulus. Il s’arrêta sur la maison d’OEgon, afin d’induire les Argiens à le choisir pour roi, après que la famille des Héraclides fut éteinte, et il se posa sur la maison de Tibère pendant sa retraite dans l’île de Rhodes, pour lui annoncer l’adoption d’Auguste[5]. » Il est aussi l’emblème de la victoire, et c’est sans doute pour, cela que, parmi les quarante premiers connétables de France, on en compte vingt-deux qui l’avaient placé dans leurs armes. L’aigle, image du triomphe, a son contraire dans la merlette, oiseau sans défense, c’est-à-dire sans bec et sans pattes, et qui représente la défaite. La merlette, dans le blason d’un chevalier, personnifie les ennemis qu’il a vaincus, et c’est pour cela, dit Wulson de la Colombière, qu’on la rencontre plus souvent en France que chez les autres nations. — Le léopard, que les héraldistes du XVIIe siècle, fidèles au souvenir des Bestiaires, font naître du lion et de la panthère, représente ceux «qui exécutent avec légèreté quelque entreprise hardie; » le sanglier, « ceux qui se jettent dans la mêlée, au milieu des épieux et des lances, » sans calculer le danger, et qui font une trouée dans les rangs ennemis, comme le sanglier dans le taillis des bois. L’ours, pesant, solitaire, grossier, mais au fond très courageux et très honnête, est le portrait fidèle des Suisses. Le chien exprime les services rendus par les vassaux à leur suzerain, et, quand il est tenu en laisse, il se rapporte à l’idée de la discipline, de la soumission, et par cela même à l’état militaire. Le phénix, qu’on trouve dans les armoiries de plusieurs grands personnages de l’église, entre autres dans celles de saint François de Paule, garde toujours son caractère mystique, et Palliot se demande s’il était possible de trouver un symbole plus heureux pour ce grand saint, « vrai phénix lui-même, brûlant sur le bûcher de la charité, dans lequel il s’est consumé, pour vivre éternellement dans le ciel et revivre en ce monde dans ses religieux. » Quant à l’hermine, si blanche, si propre, si attentive à ne point souiller sa robe éclatante, elle apprend au chevalier qu’il doit veiller attentivement sur sa pensée et ses actions, et garder son honneur intact et sans taches.

Lorsqu’il s’agit seulement des animaux nobles et généreux, tels que le lion, l’aigle, le phénix, les interprètes de la science héraldique marchent fort à l’aise; mais l’embarras commence quand ils arrivent aux bêtes malfaisantes, lâches ou félonnes. Comment expliquer en effet la présence des cloportes, des serpens les plus dangereux, des harpies, des hydres, des amphisbènes, de l’écrevisse, du scorpion, dans des représentations où, comme ils le disent eux-mêmes, tout doit être héroïque et magnanime ? Malgré la difficulté, ils s’avouent rarement vaincus, et chaque sphinx trouve son Œdipe. On sait le rôle que la violette joue dans les allégories morales et sentimentales : elle est l’image de la modestie, et se cache sous l’herbe pour se dérober à tous les yeux. Eh bien ! le cloporte, d’après les commentateurs du blason, devient, comme la violette, l’emblème des vertus modestes. Il se cache dans les fentes des murs, comme la fleur dans le gazon, et sa timidité est si grande, que, ne pouvant soutenir des regards indiscrets, il se replie sur lui-même et contrefait le mort, d’où il suit que les nobles qui l’ont porté dans leur écu étaient de bonnes gens sans ambition, qui, pouvant vivre à la cour, ont mieux aimé rester tranquillement dans leurs terres. Si les anciens rois et les anciens ducs de Bourgogne ont adopté le chat malgré sa mauvaise réputation, c’est que cet animal ne fait rien par contrainte, et que, comme lui, les Bourguignons «n’ont jamais pu être forcés en leurs actions, » même par les rois de France. Le corbeau, qui présage l’hiver, la saison pluvieuse et les événemens malheureux, ne pouvant figurer à titre d’augure, prend une signification nouvelle lorsqu’il se perche, dans les tempêtes, sur la cime des grands arbres, et se laisse, immobile et calme, bercer par le vent : il apprend alors aux hommes à ne point se laisser emporter par les orages de la vie. Le renard encapuchonné, portant une oie dans sa coule monacale, comme dans les armes de la maison allemande des Schaden, nous apprend que les gens d’esprit finissent toujours par avoir raison des sots. Quant au bouc, qui personnifie la luxure, il donne à connaître que ceux qui le portent ont triomphé de cette passion.

Nous n’insisterons pas plus longtemps sur ces détails, qu’il serait facile de multiplier à l’infini. Ce que nous venons de dire montre nettement que la présence des animaux dans le blason se rattache, comme dans l’architecture religieuse, à la tradition scientifique, allégorique ou morale, consignée dans les livres par les pères, les encyclopédistes ou les poètes, et transmise au peuple par les artistes dans les représentations figurées. Comment la foule n’aurait-elle point cru à l’existence des dragons, des hydres, et d’une foule d’autres monstres, quand elle les trouvait partout, sur le portail des églises et sur les créneaux des forteresses ? Comment pouvait-elle se faire une idée précise des animaux qui ne vivaient point habituellement sous ses yeux, quand elle les voyait peints de cent manières différentes ? Comment enfin ne les aurait-elle pas regardés comme des êtres d’une nature tout à fait supérieure, quand ils étaient dans le blason les emblèmes des rois, des guerriers, et dans l’art architectural les symboles des saints, des vertus, de l’Esprit saint et du Christ ? Toutes les erreurs traditionnelles se trouvaient, on le voit, confirmées l’une par l’autre.

III. — LES ANIMAUX DANS LES POÈMES SATIRIQUES.

La plupart des animaux nous ont été présentés jusqu’ici comme des modèles de fidélité, de courage, ou comme des emblèmes des choses les plus saintes et les plus nobles. Il semble néanmoins qu’à travers le moyen âge tout entier une protestation cynique, impie, burlesque, s’élève sans cesse contre l’idéal; la chair se révolte contre l’esprit, l’incrédulité contre le mysticisme, la sorcellerie se pose en face de la religion comme une parodie sacrilège; elle profane dans le sabbat les rites les plus augustes, dans les conjurations les prières les plus sublimes. L’étole du prêtre revêt dans les églises le dos des ânes. On crée une royauté pour les sots, des fêtes solennelles pour les fous. Il en est de même dans l’épopée des animaux. Tandis que d’un côté la tradition nous montre les lions du désert s’agenouillant sur la tombe des solitaires, les hyènes repentantes se corrigeant du vol, les tourterelles enseignant aux hommes l’inviolable fidélité de l’amour conjugal, une tradition toute contraire se forme, qui rabaisse pour ainsi dire l’animal au-dessous de lui-même, lui prête, en les exagérant, tous les défauts de l’homme, et le présente comme le type fidèle des enfans d’Adam dégradés par le péché. La scène va donc changer entièrement, et nous allons voir le renard, ou plutôt Renart, dans le roman célèbre qui porte son nom, se livrer à l’emportement des instincts les plus grossiers, insulter les prêtres et l’église, voler, blasphémer, trahir ses amis, séduire les femmes, se livrer au mal pour le seul plaisir de le faire, et montrer autant de méchanceté et de perfidie que les bêtes fauves elles-mêmes, dans les récits poétiques ou légendaires, avaient montré de bons sentimens.

Aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, le Roman de Renart fut par excellence le roman populaire. Les principales scènes de cette œuvre bizarre étaient reproduites sur les tapisseries et dans les fresques qui décoraient les appartemens, et le trouvère Gauthier de Coinsi reproche à certains curés d’employer leur argent à orner leurs chambres de ces représentations profanes, au Meu de placer dans leurs églises l’image de la Vierge. Renart, comme Arthur et Charlemagne, est le héros de tout un cycle qui n’appartient pas à tel ou tel peuple, mais au moyen âge tout entier. Trois grands poèmes, le Reinardus Vulpes[6], le Reineke Fuchs et le roman français, en forment les principales branches, et à ces poèmes s’ajoutent encore plusieurs branches accessoires qui en sont les complémens et les variantes, tels que Renart le Nouvel, Renart le Contrefait, Renart le Bestourné. Pris dans leur ensemble, ces divers poèmes se composent de cent mille vers au moins. C’est comme un vaste cadre où des poètes, pour la plupart inconnus, sont venus jeter, chacun à son tour, toute l’amertume, toute la colère et l’ironie que le spectacle des vices des hommes et des misères de leur temps avait amassées au fond de leur âme. Œuvre d’un seul homme, le Roman de Renart ne serait que le caprice isolé d’une imagination railleuse et sceptique, et la valeur historique s’en trouverait singulièrement diminuée; œuvre collective de plusieurs siècles, iliade barbare rimée par des rapsodes inconnus, il représente toute une phase de l’esprit humain, tout un côté de la vieille civilisation européenne, et il acquiert par là un intérêt nouveau. Traduit en bas saxon, en haut allemand, en danois, en hollandais, en anglais, rajeuni de notre temps même par l’auteur de Faust et de Werther, illustré de dessins par Kaulbach, le Roman de Renart a fait le tour de l’Europe, et de toutes les œuvres analogues qui se sont produites dans le moyen âge, il est resté sans aucun doute la plus populaire. La date, l’âge, l’origine, l’histoire et l’interprétation de ses diverses branches ont donné lieu à une foule de commentaires, sans qu’on soit jamais arrivé à un éclaircissement complet. Aussi ne reprendrons-nous pas, après tant d’autres, la discussion au point de vue de l’histoire littéraire et de la philologie; nous n’essaierons pas davantage d’en présenter une analyse complète, car, quoi qu’on en ait dit, ce roman célèbre, malgré quelques détails très brillans, est quelquefois, dans son attristante et cynique gaieté, assez fastidieux. Nous nous renfermerons strictement dans notre sujet, en montrant comment la tradition satirique compléta l’épopée par une mise en scène nouvelle et entièrement distincte de tout ce que nous avons rencontré jusqu’ici, soit dans les légendes, soit dans les poèmes chevaleresques, soit enfin dans la tradition morale des Bestiaires.

Le Roman de Renart, dans ses diverses branches, est une véritable pièce à tiroirs, dont les différens actes ne sont liés entre eux que par l’apparition des mêmes personnages. Les acteurs sont tous pris parmi les animaux, et, par une bizarrerie singulière, les êtres fabuleux, qui partout ailleurs tiennent une si grande place, disparaissent complètement. Tous ceux qui figurent dans ce poème appartiennent aux espèces les plus connues, et comme les auteurs en font de véritables hommes, ils commencent par leur donner à tous un nom propre. Le vulpes latin, devenu dans la langue du moyen âge le fjoupil, le gorpil, le gorpiex, se nomme Renart; le loup se nomme Ysamgrin, parce qu’il a la peau grise; l’ours, dom Brun; le lion, Noble; le bœuf, dom Bruiant; le coq, Chante-Cler; la taupe, Courte; le milan, Huart; le chat, Thybert; le corbeau, Tiercelin; le limaçon. Tardif; le singe, Cointeriaus ou Martin, etc. Quant à l’homme, il ne paraît que de loin en loin, toujours sur le second plan, à l’état de comparse, avec le type le plus vulgaire et le plus grossier et dans la condition la plus avilie que le moyen âge ait connue, celle du vilain.

Sous leur peau mouchetée, comme sous leurs plumes, les acteurs du Roman de Renart forment entre eux une société complète avec un roi, des juges, des docteurs, un clergé, des marchands, des rentiers, des paysans, des nobles, des maris trompés, des fripons et des dupes. Tout en gardant chacun les vices particuliers à son espèce, ils nous empruntent, parmi les nôtres, ceux qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature, et comme chaque classe, ainsi que chaque espèce, a des défauts qui lui sont propres, en se trouvant placés tous dans des conditions différentes, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevées, ils offrent une véritable contrefaçon de l’homme, considéré tout à la fois comme être moral et comme membre d’une société hiérarchiquement constituée. Renart, qui domine tout, garde, dans les diverses branches du roman français et dans les romans des diverses langues, les caractères que lui prêtent la fable antique et la tradition universelle du moyen âge. C’est toujours le héros d’Ésope, l’animal rusé qui dans l’allégorie de Philostrate conduit la ronde que dansent les animaux autour du fabuliste, comme pour montrer que ce ne sont point les plus forts, mais les plus fins qui mènent le monde. Renart, en chevalier d’industrie qui compte sur son savoir-faire, n’a pas de profession fixe; il vit au jour le jour, jongleur, médecin, teinturier ou moine, ne s’arrêtant jamais que là où il voit son profit. Menteur, félon, libertin, gourmand, mais toujours plein de ruse et d’esprit, il représente à la fois Gil Blas, Tartufe et don Juan. Il épuise, comme ce dernier, tous les genres de perversités, et, comme lui, quand il se voit à bout de ressources, quand il est pris au piège de ses vices, il essaie d’un vice nouveau qui les résume tous en les masquant, l’hypocrisie. Ysamgrin le loup, l’oncle ou le compère de Renart, l’objet constant de ses mystifications, c’est la force aveugle et brutale unie à la sottise et à la crédulité. Noble, le lion, qui conserve, comme dans les Bestiaires, son caractère de souverain, est une sorte de prince fainéant qui représente d’une manière assez exacte un roi féodal, paralysé dans son action par de grands vassaux indociles et des bourgeois turbulens. Ennemi du travail et de la fatigue, gardant pour lui-même les profits du métier et laissant la besogne aux autres, il règne, mais il ne gouverne pas. Il est fier, hautain, emporté, jaloux de son pouvoir, sans parvenir jamais à se faire obéir. L’âne, représenté par Bernard l’archiprêtre, a toutes les qualités négatives des vieux moines indolens si vertement tancés par l’abbé de Clairvaux, Clémangis et Gerson. Il broute en paix l’herbe tendre, sans s’inquiéter de savoir comment va le monde. Hersent, la louve, femelle d’Ysamgrin, Hermeline, femelle de Renart, et la lionne, épouse de Noble, ont toutes trois la sensualité grossière que la tradition satirique du moyen âge ne manque jamais d’attribuer à leur sexe. Elles sont vaniteuses, coquettes, sensibles à la flatterie; elles trompent leurs époux, qu’elles n’aiment point, avec des amans qu’elles n’aiment pas davantage, tout en se montrant pour les uns et les autres d’une jalousie furieuse. Les animaux qui jouent dans cette vaste épopée les rôles secondaires ont, comme les principaux acteurs, un caractère distinct, toujours parfaitement soutenu, qui se développe au milieu d’une foule d’aventures, uniquement liées entre elles, comme nous l’avons déjà dit, par l’identité des personnages.

Ainsi que la plupart des chroniques du moyen âge, le roman français de Renart commence à la création. L’auteur de la première branche, Pierre de Saint-Cloud, raconte que Dieu, après avoir chassé Adam et Eve du paradis terrestre, conserva cependant pour eux, malgré leur faute, un reste d’affection et de pitié. Ne voulant pas les abandonner sans ressources à leur faiblesse, il leur donna une baguette en disant que, quand ils auraient besoin de quelque chose, il leur suffirait d’en frapper la mer pour obtenir à l’instant ce qu’ils auraient désiré. L’effet de la baguette merveilleuse fut bientôt tenté par Adam, et du premier coup il fit sortir une brebis du sein des flots. Eve frappe la mer à son tour : un loup s’élance, court après la brebis, et l’emporte dans un bois; mais, sur un nouveau coup donné par Adam, un chien paraît, poursuit le loup et rapporte la brebis. Une foule d’animaux sont produits de la sorte, doux et apprivoisés quand ils naissent sous la baguette d’Adam, indomptables, féroces ou pervers quand ils naissent-sous la baguette d’Eve : c’est par elle, on le devine, que Renart est tiré du néant. — Renart, dit le trouvère[7], donne une grande instruction à ceux qui veulent se donner la peine de comprendre : il est l’image des gens, pleins de félonie, qui ne cessent d’épier les moyens de tromper les autres, qui regardent comme perdu le jour où ils ne trompent personne, et qui ne respectent ni parens, ni amis. Renart en effet, pour première victime, choisit son oncle Ysamgrin; il lui vole trois jambons, se permet, à l’égard de ses louveteaux, les plaisanteries les plus indécentes, et à l’égard de sa femelle, Hersent, qui du reste ne s’en fâche pas, les familiarités les plus scandaleuses. Ysamgrin, qui regrette tout à la fois son honneur et ses jambons, jure de se venger, et dès lors il s’engage entre l’oncle et le neveu une guerre acharnée, mêlée de trêves passagères, de feintes réconciliations et de procès qui, portés à la cour de Noble, fournissent à Renart l’occasion de mystifier la justice royale elle-même. Quant à Ysamgrin, mécontent et battu, il paie toujours les frais. Il nous est impossible de suivre ici les nombreux épisodes au milieu desquels Renart déploie les ressources de son esprit inventif et méchant. Les farces telles que pouvaient les comprendre Guillot Gorju et Gautier Garguille, les scènes de comédie telles que pouvaient les produire l’art et le langage du moyen âge, les allégories, les satires, tout se mêle et se confond dans cette œuvre bizarre : le cynisme rend en bien des parties l’analyse impossible, et nous nous bornerons, pour faire apprécier la mise en scène ou les tendances générales du poème, à quelques détails qui nous semblent caractéristiques.

Parmi les branches du roman qui ont joui au moyen âge d’une grande faveur, nous citerons celles qui ont pour titre : Renart mange les poissons du charretier, et Renart fait pêcher des anguilles par Ysamgrin. On est en plein hiver; les champs sont couverts de neige; les chiens font bonne garde, et les vivres sont difficiles à trouver. Imprévoyant comme la cigale, Renart se trouve comme elle fort dépourvu. Sa bonne femme Hermeline, ses deux enfans Malebranche et Percehaie, demandent à manger. Il sort tout pensif pour chercher fortune, quand tout à coup il aperçoit sur un chemin des charretiers conduisant une voiture de marée. Aussitôt il s’étend par terre, allonge les pattes, se raidit et fait le mort. Tentés par sa peau, les charretiers le ramassent et le jettent dans leur voiture, se promettant bien de l’écorcher en arrivant chez eux. On devine aisément ce qu’il fit au milieu des paniers de poisson frais. Après s’être bien repu de harengs, il choisit les plus belles anguilles, les roule comme une écharpe autour de son cou, et, sautant lestement en bas de la charrette, il s’en va tout droit à Malpertuis, sa tanière. Sa femelle Hermeline,

Qui moult estoit cortoise et franche,

ses enfans Malebranche et Percehaie, en le voyant chargé d’une proie si friande, le comblent de caresses et gambadent autour de lui. Renart, toujours prudent, fait mettre les anguilles à la broche, et dîne gaiement en famille. Son oncle Ysamgrin, qui rôdait aux environs de Malpertuis, s’arrête alléché par l’odeur et demande à prendre part au festin. « Attendez, s’il vous plaît, lui dit Renart, que les moines aient mangé. — Quels moines ? répond Ysamgrin. — Les moines de Saint-Benoît, mon compère. Vous ne savez donc pas que je suis entré dans leur ordre, et que comme eux je me nourris de poisson, car ainsi le veut la règle ? — Qu’à cela ne tienne, dit Ysamgrin : je vais comme vous me faire moine. » Renart alors ouvre la porte, et, sous prétexte que les bénédictins ont la tête rasée, il verse sur la nuque de son oncle un chaudron d’eau bouillante qui lui enlève la peau, et comme dédommagement il lui donne un tronçon d’anguille. en ajoutant qu’il pourra, s’il le désire, le conduire à la pêche dans l’étang voisin. Ysamgrin accepte la proposition, et, la nuit venue, son perfide neveu le conduit sur un étang glacé au milieu duquel des villageois avaient pratiqué une ouverture pour faire boire leurs bestiaux. « Il faut, dit Renart, vous attacher à la queue le seau que voici; nous le plongerons dans l’eau, et quand vous sentirez à son poids qu’il est rempli d’anguilles, vous le retirerez vivement. » Ysamgrin se conforme aux instructions de Renart et se met à pêcher; mais bientôt l’eau se congèle. Il veut en vain se dégager, et reste pris par la queue dans la glace. Un seigneur du voisinage arrive suivi de ses piqueurs et de sa meute. Il tire son épée pour tuer le pauvre loup; heureusement celui-ci s’échappe, et le seigneur n’attrape que la queue, qui reste sur le champ de bataille.

A part les plaisanteries sur les moines et la tonsure, cette branche n’est en réalité qu’une débauche d’esprit tout à fait inoffensive; mais en bien d’autres passages le cynisme ou l’impiété éclate à chaque ligne. Nous citerons entre autres la branche IX, intitulée : Si comme Renart fist Primaut, le frère Ysamgrin, prestre. Renart, pendant la nuit, conduit Primaut dans une église. Il lui fait manger les oublies et boire le vin qu’il trouve dans une armoire, et lui verse force rasades pour s’amuser de son ivresse. Primaut, qui ne se ménage pas, a bientôt perdu la raison, et il veut dire la messe. Renart le tonsure, le revêt des habits sacerdotaux, et dans cet attirail Primaut sonne les cloches à toute volée et se met à chanter au lutrin, tandis que Renart s’esquive en bouchant le trou par lequel il est entré. Le curé se réveille à ce vacarme, il accourt avec son sacristain, et reste stupéfait en voyant ce loup revêtu d’une étole comme le diable au sabbat. Les habitans du village, au nombre de plus de cinq cents, accourent de leur côté et tombent à grands coups de bâton sur Primaut, qui réussit cependant à s’esquiver en emportant les habits, qu’il va vendre à un prêtre.

La plupart des aventures consignées dans les diverses branches du roman sont conçues dans le même esprit. Ce sont toujours les mêmes ruses, les mêmes mystifications. Les choses les plus respectables sont travesties et parodiées sans cesse, et l’on a peine à comprendre comment de semblables facéties pouvaient se produire au milieu d’une société dont les croyances étaient si profondes et si sincères, et qui dans sa barbarie n’avait d’autre sauvegarde que sa foi. Nous ne partageons point, nous l’avouerons, l’admiration que le Roman de Renart a inspirée à quelques érudits : il y a, ce nous semble, entre cette œuvre bizarre et les récits des légendes la même distance qu’entre Polyeucte et les drames violens de l’école moderne. D’un côté, la fiction, en idéalisant les êtres inintelligens eux-mêmes, en leur prêtant des vertus qui manquent trop souvent aux hommes, élève l’esprit, l’émeut et le console, tandis que de l’autre elle l’attriste par sa gaieté même en lui présentant sans cesse, comme quelques-uns de nos romans modernes, des types dégradés et flétris, sans que la moindre pensée morale, le moindre retour vers le bien, vienne un seul instant faire trêve à cette longue exhibition de vices et de fourberies. Il faut reconnaître néanmoins que, malgré ce défaut capital, le poème touche en certains points à la véritable comédie. Chaque fois que Renart est cité à la cour du lion pour répondre de ses méfaits, chaque fois que, par hypocrisie et même par regret de mal faire, — car les plus endurcis ont aussi leurs remords, — il veut se justifier, s’amender et faire pénitence, le ton change, le trait s’aiguise, et la vérité humaine apparaît avec une réalité saisissante. Accusé à diverses reprises par les animaux qu’il a tour à tour mystifiés, battus, volés, trahis, Renart se défend avec une finesse, une rouerie, une présence d’esprit remarquables : l’innocence elle-même est moins persuasive. Fier vis-à-vis de ses accusateurs, il les confond par son audace; humble vis-à-vis de ses juges, il les attendrit par ses protestations et ses bons sentimens : on l’a toujours calomnié; puis, lorsque enfin, accablé sous les preuves, il se trouve réduit à tout avouer, il joue, comme dernière ressource, le repentir au pied de la potence, et finit presque toujours par édifier ses juges. Ainsi, dans la vingtième branche, Renart, forcé de comparaître devant le lion, est atteint et convaincu de si grands délits, que Noble ne peut faire autrement que de le condamner; on s’apprête à le pendre, quand il offre à son juge de prendre la croix et de faire le voyage d’outre-mer. Noble consent; la lionne de son côté, touchée de tant de repentir, lui donne son anneau et se recommande à ses prières. Il part en habit de pèlerin; mais, dès qu’il se voit hors de danger, il jette l’écharpe et le bourdon, et regagne Malpertuis. Prévenu de cette félonie nouvelle, le lion se met à sa poursuite à la tête d’une armée nombreuse et va l’assiéger dans sa retraite. Malpertuis est si bien fortifié, qu’on ne peut le prendre que par trahison ou par famine; Renart, qui se sent à l’abri de toute attaque, monte au sommet d’une tour et se vante de tous les crimes dont il s’était défendu avec tant d’insistance quand il y avait pour lui péril à les avouer.

Endurci comme il l’est dans le mal et toujours encouragé par l’impunité, Renart continue sa vie de désordre et de pillage; mais quand ses affaires vont mal, il ne manque jamais de faire un retour sur lui-même. La branche vingt-troisième le montre dans sa retraite de Malpertuis, pleurant les écarts de sa jeunesse et procédant avec la rigidité d’un casuiste à l’examen de sa conscience. « Hélas! dit-il, j’ai vécu toute ma vie du bien des autres, et n’en suis pas plus riche. Après avoir croqué tant de poules, je n’ai pas même aujourd’hui une aile de pinson. Dieu tout-puissant, prenez pitié de moi ! » Un vilain qui survient en ce moment lui conseille d’aller faire l’aveu de ses fautes à un ermite du voisinage. L’ermite lui conseille à son tour de se rendre à Rome et d’implorer son pardon du pape. Bien résolu cette fois à expier son passé par une pénitence sévère, Renart part pour l’Italie. Sa ferveur est si grande, qu’il prêche le long de sa route, et décide Belin le mouton et Bernart l’âne à l’accompagner auprès du souverain pontife. Cependant bientôt Ysamgrin, qui n’a pas oublié ses anciens griefs et qui cherche toujours à s’en venger, paraît suivi d’une bande de loups, et lui donne une chasse des plus vives. Il échappe encore à ce nouveau danger, et sent tout à coup se refroidir son zèle. « Ma foi! dit-il, je vais retourner chez moi, car dans le monde je pourrais être tenté de mal faire. On voit d’ailleurs une foule d’honnêtes gens qui de leur vie n’ont été en pèlerinage à Rome, et tel en est revenu pire qu’il n’était parti. Dans mon château de Malpertuis, je vivrai honnêtement de mon travail, et quand je serai riche, je ferai du bien aux pauvres. » Rentré chez lui, il s’occupe de choisir un métier, et, après les avoir passés tous en revue, il se décide pour l’agriculture. Le voilà qui laboure, qui plante et qui sème. Il se lève avant le jour, travaille comme le plus malheureux des serfs, et ose à peine manger; puis, à la fin de l’année, quand il fait ses comptes, il se trouve avoir dépensé cinq livres et n’en retire que quatre de sa moisson. « J’étais bien sot, se dit-il alors; la culture ne paie pas les peines qu’elle coûte, et le métier d’honnête homme est par trop dispendieux. Je m’en tiens à renardie. » Le voilà donc qui reprend ses vieilles habitudes; mais ses nombreux ennemis se liguent encore pour le perdre, et Ysamgrin l’appelle en combat judiciaire à la cour du lion. Cette fois il est vaincu, et Noble ordonne qu’on le pende. Alors, pour prolonger sa vie de quelques heures, il demande à faire des aveux et à se confesser. Sa prière est accueillie, et Belin le mouton l’exhorte à bien mourir. Un moine qui voit dresser la potence s’informe de ce qui se passe, sollicite sa grâce, et l’emmène dans son couvent. Renart, qui n’est jamais en défaut, se plie merveilleusement aux habitudes de son nouvel état :

Les signes fit del moniage,
Moult le tiennent li moine à sage.

On ne l’appelle plus que Frère Renart. Il édifie toute la communauté, quand, par malheur, un riche bourgeois donne au couvent quatre chapons gras. Renart, pendant les matines, s’esquive adroitement et va tuer les chapons. Le lendemain, le meurtre est découvert, et les moines le chassent comme un bandit. Pressé de remords, il essaie encore une fois de se convertir, et se confesse au milan; mais au moment même où celui-ci se dispose à l’absoudre et lui donne le baiser de réconciliation, Renart le saisit à la gorge et l’étrangle.

Les suites du roman primitif, Renart le Contrefait, Renart le Nouvel, Renart le Bestourné, ne font que développer avec une insistance plus grande encore cette pensée attristante, que l’homme ne se corrige jamais, que le succès appartient non-seulement aux plus habiles, mais même aux plus méchans, et qu’il n’y a point dans ce monde de sanction pénale pour le vice. Renart, qui n’était à l’origine qu’une espèce de truand, un vagabond sans position sociale, devient dans la suite un personnage important. Il ne s’amuse plus à mystifier un pauvre loup. Il s’attaque au lion lui-même, séduit sa femme, et joue auprès de son fils le rôle de professeur d’immoralité. Le lion lui accorde une confiance sans bornes, et au lieu de recevoir le juste châtiment de ses méfaits, Renaît, riche et puissant, jouit de la considération générale. Sa renommée remplit l’univers et arrivé jusqu’en Terre-Sainte. Les hospitaliers demandent au pape qu’il soit admis dans leur ordre ; les templiers adressent à Rome la même requête; le pape répond qu’il ne peut satisfaire tout le monde. Renart, voyant son embarras, offre d’appartenir aux deux ordres en même temps. Du côté droit, il portera l’habit des hospitaliers et se fera raser la tête; du côté gauche, il portera l’habit des templiers et la barbe longue. Cette invention excite l’admiration universelle, et le pape satisfait donne à Renart l’investiture des deux ordres.

Ainsi, dans ce monde du rêve et de la fiction où se jouent les écrivains des vieux âges, on voit les animaux, depuis les pieuses légendes du désert jusqu’au cynique Roman de Renart, apparaître tour à tour comme les amis, les serviteurs, les modèles ou les censeurs impitoyables des hommes. Des actes positifs de la législation du moyen âge vont maintenant marquer le dernier terme de cette assimilation entre l’homme et la bête. Nous avons marché jusqu’à présent à travers les fictions et les symboles, nous allons entrer dans la réalité historique.


IV. — LES ANIMAUX DANS LA JURISPRUDENCE.

Toujours logique, même dans ses rêves, le moyen âge devait tirer les conséquences les plus absolues et les plus étranges des notions qu’il s’était faites sur la nature et l’intelligence des bêtes. Les considérant comme des êtres moraux et perfectibles, il était, par cela même, tout naturel qu’il en fit des êtres responsables. C’est là en effet ce qui arriva. Après les avoir complètement assimilés aux hommes dans la légende, la poésie et les monumens des arts, on les plaça dans la jurisprudence au même niveau; on les soumit, pour les délits qu’ils pouvaient commettre, à l’action de la justice humaine. On les fit arrêter et emprisonner; on instruisit leur procès selon les formes consacrées par l’ancien droit; on leur donna des avocats, on les tua juridiquement, avec le cérémonial usité dans les supplices ordinaires, et on alla même jusqu’à les réhabiliter quand ils avaient été condamnés injustement.

Les procès et les exécutions d’animaux se rencontrent souvent au moyen âge et même à une époque assez rapprochée de nous. Les érudits qui ont soigneusement recueilli les traces de cette coutume en ont cherché une explication rationnelle. Quelques-uns sont remontés jusqu’à la Bible, et ils ont vu l’origine de cette étrange législation dans ce passage de l’Exode, où il est dit : « Si un bœuf tue un homme ou une femme d’un coup de corne, le maître sera jugé innocent, mais le bœuf sera lapidé, et on ne mangera pas sa chair[8]. » D’autres ont cru trouver l’origine des procès d’animaux dans l’usage où étaient les peuples puniques d’attacher à des croix, le long des chemins, les lions qui dévoraient des troupeaux ou des hommes[9] ; mais il nous semble que chez les Carthaginois, aussi bien que dans la Bible, les supplices infligés aux lions ou aux bœufs n’ont point le même caractère qu’à l’époque qui nous occupe. On se débarrasse par la mort d’un animal dangereux; on le tue parce qu’il a tué, et pour prévenir de nouveaux meurtres : c’est la loi du talion, sang pour sang. Au moyen âge, au contraire, on ne punit pas seulement le fait matériel, mais le délit moral, et il semble qu’on veuille encore instruire l’homme par l’exemple de l’animal. On se souvient de la loi de Moïse; mais il n’est pas douteux qu’on n’agisse sous l’impression d’une idée nouvelle et complexe. On ne fait point de lois particulières; on applique seulement les lois existantes, et l’homme et la bête sont égaux devant elles. On agit contre eux de la même manière, on les punit des mêmes supplices, et, selon la nature des crimes, on les bannit, on les mutile, on les pend, on les brûle, on les enterre tout vivans, on les jette à la voirie.

La fable monstrueuse de Pasiphaë se traduisit souvent en faits réels au milieu de la barbarie des vieilles mœurs. Dans ce cas, l’homme et l’animal sont regardés comme complices, jugés et condamnés ensemble. D’après les capitulaires[10], les bêtes de somme, les vaches, les chèvres devaient être mises à mort et leur chair donnée en pâture aux chiens; mais en rendant cet arrêt, Charlemagne, qui n’oubliait jamais la question économique, recommanda expressément de garder les peaux pour le service de ses métairies, et il fallait certes que le délit qu’il voulait punir fût bien fréquent pour qu’il ait songé à faire cette réserve. Les registres des échevinages et ceux des cours criminelles offrent plusieurs exemples de crimes pareils à ceux que Charlemagne mentionne dans ses lois. En 1546, le parlement de Paris condamna un nommé Guyot Vuide à être pendu et ensuite brûlé sur le même bûcher qu’une vache sa complice. Une semblable exécution eut lieu le 5 janvier 1566. Jean de la Salle fut également brûlé en compagnie d’une ânesse qu’on eut soin d’assommer avant de la jeter dans les flammes. Enfin, en 1606, à Chartres, une chienne subit le même supplice pour le même crime, et une autre, qui était contumace, fut pendue en effigie. Nous sommes loin, on le voit, de ces âges héroïques où les saints, à force de douceur et de vertus, apprivoisaient les hôtes sauvages des déserts et des forêts. Aux édifians et poétiques récits de la légende se sont substitués peu à peu des mystères d’mie hideuse réalité, et l’homme avili par ses vices a dépravé jusqu’aux animaux.

Les faits dont nous venons de parler, et sur lesquels nous n’insisterons pas plus longtemps, sont heureusement assez rares pour l’honneur de notre espèce, et ceux que l’on rencontre le plus fréquemment rentrent dans la catégorie des accidens ordinaires. Le manque absolu de police, l’habitude où l’on était de laisser vaguer les animaux au milieu des rues, rendaient ces accidens nombreux, et au lieu d’en prévoir le retour par de sages mesures, on se bornait à sévir contre les bêtes qui les avaient causés. Ce sont surtout les truies et les vérats qui figurent, comme on dirait de nos jours, sur le banc des prévenus, pour avoir déchiré ou dévoré des enfans. En 1386, le juge ordinaire de Falaise condamna un de ces animaux à être mutilé d’abord à une patte de devant et à la tête, parce que sa victime avait elle-même été blessée au visage et au bras, et ensuite à être pendu au pilori. On couvrit la truie, avant de la conduire au supplice, de vêtemens d’homme, et, suivant l’usage, le bourreau qui l’exécuta reçut pour sa peine et salaire dix sols et une paire de gants. Les procès-verbaux de ces sortes d’exécutions, ainsi que les jugemens qui les avaient motivées, étaient transcrits avec une scrupuleuse exactitude sur les registres criminels. Dans les villes de commune, la cloche du beffroi sonnait à toute volée lorsque le coupable sortait de sa prison, escorté de sergens et d’archers, jusqu’au moment où justice était faite, et on punissait le supplicié jusque dans son cadavre, qu’on traînait à la voirie ou qu’on enterrait dans un fumier.

Quand on se reporte aux croyances du moyen âge, à son formalisme, on comprend jusqu’à un certain point ces étranges exécutions juridiques : le délit était flagrant, irrécusable, car le sang de l’homme avait coulé; mais il est beaucoup plus bizarre encore qu’on ait quelquefois puni des animaux pour des idées, des croyances ou des œuvres regardées comme surnaturelles. Le fait, tout incroyable qu’il paraisse, n’en est pas moins vrai, et, comme on va le voir, il s’explique encore par la tradition générale. Au XVIe siècle, un chien sorcier fut brûlé en Écosse, et en 1474 les magistrats de Bâle condamnaient encore pour sorcellerie un coq au supplice du feu. Il est difficile, on le voit, de pousser plus loin l’absurdité; ici encore pourtant, le fait était la conséquence logique de l’idée. On croyait en effet que la forme du chien était l’une de celles que prenait le plus ordinairement Satan quand il se manifestait sous des apparences sensibles; on croyait aussi que les sorciers, pour échapper à la justice, se métamorphosaient en chiens, et dès lors ce bizarre auto-da-fé n’a plus rien que de très rationnel, puisque c’était non pas un animal, mais le diable ou l’un de ses suppôts que l’on pensait brûler. Il en est de même du coq de Bâle; on l’accusait d’avoir pondu un œuf. Or les œufs de coq étaient fort recherchés pour les préparations magiques, surtout quand ils avaient été couvés par des femmes dans le pays des infidèles; mais ils étaient, on le conçoit, aussi difficiles à trouver que la pierre philosophale, et quand par hasard on s’imaginait en rencontrer un, on ne manquait pas de dire qu’il était produit par le diable : c’est pour cela que le coq de Bâle fut brûlé avec l’œuf qu’il avait pondu.

Les bêtes qui nuisent aux biens de la terre, tels que les limaçons, les mulots, les vers, ou celles qui, comme les chats et les rats, commettent des déprédations ou des larcins, tombaient, comme les truies, les chiens et les coqs, sous le coup de la justice civile ou criminelle. Un jurisconsulte du XVIe siècle, Chassanée, écrivit un traité spécial sur l’instruction et la poursuite de ces sortes d’affaires. Dans ce traité, il examine la formule des assignations, des jugemens ; il recherche si les animaux doivent être cités devant la justice séculière ou la justice ecclésiastique, si l’on peut légalement leur donner des défenseurs, si l’on peut présenter des excuses pour leur non-comparution, des moyens pour établir la non-culpabilité, et même des exceptions d’incompétence. Enfin il décide que le juge peut leur nommer un procureur d’office, et qu’on doit en tout agir à leur égard comme à l’égard des hommes. Chassanée eut personnellement l’occasion de mettre sa science en pratique. Voici à quel propos : les rats commettaient de grands ravages dans la ville d’Autun et les environs; les magistrats chargés de la police de cette ville jugèrent qu’il était urgent de se débarrasser de ces hôtes incommodes, et au lieu de mettre, comme on le fait de nos jours, leur tête à prix, ils les traduisirent en justice. L’affaire fut portée devant un tribunal ecclésiastique. Le promoteur ordonna que les accusés fussent cités devant lui, et Chassanée leur fut donné d’office pour défenseur. Vu le discrédit de ses cliens, il essaya d’abord de moyens dilatoires pour donner à la prévention le temps de se dissiper, et comme ils ne se présentaient point malgré la citation de l’official, il représenta qu’ils étaient dispersés dans un grand nombre de maisons et de villages, qu’évidemment une première assignation n’avait pu les avertir tous. Il demanda en conséquence qu’une seconde assignation leur fût donnée, et comme on ne pouvait les prévenir à domicile, qu’on la leur notifiât dûment et en bonne forme par une publication au prône de chaque paroisse. Les juges accédèrent à cette demande. Chassanée gagna un temps considérable, et à l’expiration du délai, il excusa la non-comparution des parties, en disant que les rats, pour se rendre devant leurs juges, avaient beaucoup de chemin à faire, que les routes étaient mauvaises, enfin que les chats, ayant eu vent de l’affaire, s’étaient mis partout aux aguets. Lorsque les moyens dilatoires furent épuisés, Chassanée motiva sa défense en invoquant les plus hautes considérations de la politique et de l’histoire. Le président de Thou, qui raconte cette bizarre procédure, ne parle malheureusement pas de la sentence qui fut rendue; il se borne à dire que l’affaire fit grand bruit, et qu’elle commença la réputation de Chassanée[11].

Au XVe siècle, un procès du même genre fut intenté aux mouches qui désolaient un des cantons de l’électorat de Mayence. Le juge du lieu devant lequel les cultivateurs les avaient citées leur nomma, vu leur faiblesse et leur éloignement de l’âge de majorité, un tuteur et un avocat qui les défendit avec une grande éloquence, et obtint, en faisant valoir habilement en leur faveur des circonstances atténuantes, qu’en les chassant du pays, on leur réservât un terrain où elles pussent se retirer. — En 1585, les chenilles du diocèse de Valence furent assignées devant le grand vicaire, et condamnées par lui à sortir immédiatement des limites de la juridiction. Enfin, en 1690, les chenilles qui ravageaient les environs de Pont-Château en Auvergne furent excommuniées par un grand vicaire nommé Burin, qui les renvoya devant le juge du lieu. Celui-ci, après avoir scrupuleusement rempli toutes les formalités juridiques, rendit une sentence contre ces insectes, et leur enjoignit, sous peine de dommages et intérêts et de punitions corporelles, de se rendre dans un terrain inculte qu’il leur désigna. Racine, on le voit par ces détails, en faisant plaider L’Intimé pour des chiens, n’a donc point inventé à plaisir, comme l’ont avancé quelques critiques littéraires, une mauvaise farce; il a tout simplement traduit sur la scène des faits qui, de son temps encore, pouvaient se reproduire chaque jour; il a donné tout à la fois une leçon de bon goût aux avocats et une leçon de bon sens aux juges, en raillant l’éloquence ampoulée des uns et l’incroyable naïveté des autres.

Une fois admis devant la justice comme accusés, les animaux pouvaient encore, sans inconséquence, être admis comme témoins. Aussi les voit-on paraître en cette qualité dans les jugemens barbares de plusieurs peuples de l’Europe. En Suisse, quand un homme, vivant seul et sans serviteurs, était attaqué en trahison après l’Ave Maria, et qu’il parvenait à tuer l’agresseur, il devait prouver qu’en donnant la mort il n’avait fait que se défendre, et, pour établir la légitimité du meurtre, il prenait ou son chien, ou sa chatte, ou son coq, se présentait avec eux devant le juge, et, après avoir prêté serment en invoquant leur témoignage, il était déclaré absous. Nous ne parlerons point ici de la célèbre aventure du chien de Montargis, où cet animal paraît tout à la fois comme dénonciateur et comme champion d’un duel judiciaire, parce que cette aventure est très évidemment controuvée; peut-être en trouve-t-on l’origine soit dans l’histoire du chien dont parle Plutarque, qui attaqua, en présence de Pyrrhus, les meurtriers de son maître, et fut la cause première de leur condamnation, soit dans la vie de sainte Hadeloge, où l’on voit pareillement un chien révéler des assassins[12]. Nous ferons remarquer seulement que cette légende ne faisait que consacrer, par un fait saisissant, la croyance généralement accréditée qu’un assassin pouvait trouver dans les animaux eux-mêmes des accusateurs et des juges, croyance utile et respectable, qui inspirait une terreur salutaire, et plaçait pour ainsi dire la vie des hommes sous la sauvegarde des hôtes inintelligens de son foyer.


V. — LES ANIMAUX DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE.

La fin du XVIIe siècle marque dans la science, la littérature et les arts, l’extrême limite du sujet complexe et varié que nous avons essayé de mettre en lumière. À cette date, les traditions du moyen âge sont évoquées pour la dernière fois par les héraldistes. Le rêve s’évanouit, et de tant de récits merveilleux, il ne reste qu’un souvenir presque effacé dans la mémoire des hommes, et quelques pages oubliées dans de vieux livres. Dégagée de tous les faits apocryphes, l’histoire des animaux n’appartient maintenant ni à la poésie, ni à la morale, ni à l’enseignement religieux, mais à la science la plus positive et à l’observation la plus rigoureuse. Le peuple, et surtout le peuple des campagnes, qui reste plus longtemps sous le charme de l’ignorance et se plaît toujours aux merveilles, le peuple seul garde encore quelques-unes des impressions profondes du passé. Il croit aux prophétiques avertissemens de la chouette, aux présages sinistres du corbeau, aux présages heureux de l’hirondelle. Il connaît les antiques cavernes habitées par des dragons, et la nuit de Noël le bouvier du Berri entend encore les bœufs causant entre eux dans ses étables. Quant à la science, elle dissèque, elle empaille, elle classifie, elle écarte impitoyablement la poésie et la légende, et cependant au-dessus de l’observation positive plane le problème éternel de l’intelligence et de la vie. Le moyen âge élevait l’animal au niveau de l’homme : la science moderne a voulu mesurer la distance qui séparait l’homme de l’animal; mais, malgré la recherche et l’effort, l’abîme n’a point été sondé.

La question de l’âme et de l’intelligence des bêtes a été posée nettement pour la première fois par Montaigne et le médecin espagnol George Gomez Pereira. Déjà, avec ces écrivains, se dessinent les deux écoles qui jusqu’à nos jours partageront la philosophie et la science en deux camps opposés. L’une de ces écoles, représentée à l’origine par Gomez Pereira, refuse l’intelligence aux animaux, et va même jusqu’à leur refuser la faculté de sentir; l’autre, représentée par Montaigne, leur accorde non-seulement la sensation, mais l’intelligence, et quelquefois même une âme. Cette contradiction se continue jusqu’à nos jours, et comme elle forme au point de vue philosophique le complément de notre sujet, nous allons la suivre rapidement en commençant par l’école de Pereira, qui soutient ce qu’on peut appeler la théorie matérialiste. Cette école compte parmi ses disciples quelques-uns des penseurs qui, dans les questions relatives à l’homme, ont défendu avec le plus d’ardeur les doctrines spiritualistes, tandis que dans l’école opposée on rencontre, parmi ceux qui donnent une âme aux animaux, quelques-uns des philosophes qui refusent une âme aux hommes.

Suivant Gomez Pereira, les animaux manquent absolument de la faculté de sentir; ce sont de véritables marionnettes dont une main invisible tire constamment les fils; ils jettent des cris de joie et de douleur sans ressentir ni douleur ni joie; ils mangent sans faim, ils boivent sans soif. Ce système trouva de nombreux partisans; Descartes le modifia dans sa théorie sur l’automatisme des bêtes. Suivant ce philosophe, « elles n’agissent point par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. » Il leur accorde la vie, ce qu’il eût été fort difficile, il faut en convenir, de leur refuser; il leur accorde même le sentiment, mais il leur refuse absolument l’intelligence, et il les compare à des horloges qui, n’étant composées que de rouages et de ressorts, peuvent cependant compter les heures et « mesurer le temps plus justement que nous avec notre prudence. » Malebranche est du même avis. «Il n’y a, dit-il, dans les animaux ni intelligence, ni âme, comme on l’entend ordinairement : ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir; ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien, et s’ils agissent d’une manière qui marque intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leurs corps de telle façon qu’ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. » Les opinions de Descartes et de Malebranche eurent un succès prodigieux. l’automatisme fut le credo des cartésiens et des jansénistes, et depuis Descartes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle on vit paraître une foule de livres où la discussion, comme dans la querelle du jansénisme, eut presque toujours pour unique résultat d’embrouiller la question. Les poètes eux-mêmes entrèrent en lice, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ceux qui furent le plus frappés des merveilles de l’instinct, ceux qui célébrèrent le plus heureusement ce qu’on eût appelé au moyen âge les prodiges des bêtes, Racine fils et le cardinal de Polignac entre autres, furent les premiers à déclarer qu’elles n’étaient que de pures machines.

Par cela seul qu’on avait exagéré dans un sens, on exagéra dans un sens contraire. Montaigne, contemporain de Pereira, soutint une thèse complètement opposée. Le sceptique, comme le théologien du moyen âge, humilie l’homme devant la bête : « Nous recognoissons assez, dit-il, à la plus part de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous, et combien nostre art est foible à les imiter. » Il leur accorde la réflexion, la prévoyance, le libre arbitre, le parler et le rire. « Nature, par une douceur maternelle, les accompaigne et guide comme par la main à toutes actions et commodités de leur vie.., tandis qu’elle nous abandonne au hasard et à la fortune, et à quester par art les choses nécessaires à nostre conservation... Les bestes qui savent, aiment et deffendent leurs bienfaicteurs, et qui poursuivent et oultragent les estrangers et ceux qui les offensent, elles représentent en cela quelqu’air de nostre justice, comme aussi en conservant une égualité très équitable en la disposition de leurs biens à leurs petits. Quant à l’amitié, elles l’ont sans comparaison plus vifve et plus constante que n’ont les hommes, etc.[13]. » Montaigne, qui donne aux araignées délibération, pensement et conclusion, range l’homme et les bêtes dans les barrières de la même police, et cette phrase renferme à elle seule l’explication des procès dont nous avons parlé plus haut. Leibnitz, comme Montaigne, établit dans ses Essais sur l’entendement humain une comparaison entre l’homme et la bête, comparaison dans laquelle notre espèce n’a point toujours l’avantage. « Il y a, dit-il, une différence excessive entre certains hommes et certains animaux brutes; mais si nous voulons comparer l’entendement de certains hommes et de certaines bêtes, nous y trouvons si peu de différence, qu’il sera malaisé d’assurer que l’entendement de ces hommes soit plus net et plus étendu que celui des bêtes[14]. » Leibnitz ne s’en tient pas là. Il ne croit pas indigne de la bonté suprême d’accorder aux animaux une part de rémunération dans une autre vie. C’est toujours, on le voit, l’idée du moyen âge sur la responsabilité morale, idée que nous avons vue se traduire dans la jurisprudence par des procès et des supplices, et qui reçut au XVIIe siècle une consécration nouvelle dans l’écrit intitulé : De Peccatis brutorum, où il est traité longuement des péchés que les animaux peuvent commettre, soit par luxure, soit par gourmandise, soit par colère, etc. Le naturaliste Bonnet n’est pas éloigné non plus de leur attribuer des connaissances supérieures, une sorte de conscience et même de responsabilité, puisqu’il dit en termes formels qu’il lui paraît possible qu’un état futur leur soit réservé.

Pascal, Voltaire, Buffon, Locke, Condillac, Cuvier, Broussais, tous ceux en un mot qui ont cherché, par la pensée abstraite ou par l’étude des corps organisés, à pénétrer les mystères de la création, se sont posé, comme Montaigne, Descartes, Malebranche et Leibnitz, le problème de l’intelligence ou de l’automatisme des bêtes, et ici encore la contradiction éclate à chaque pas. Voltaire, qui repousse avec une verve étincelante ce qu’il appelle la chimère de Descartes, dit qu’entre les deux folies, — l’une qui ôte le sentiment aux organes mêmes du sentiment, l’autre qui loge un pur esprit dans une punaise, — on imagine un milieu, l’instinct. — «Mais qu’est-ce que l’instinct ? se demande l’impitoyable railleur; c’est une force substantielle, c’est une forme plastique, c’est je ne sais quoi, c’est de l’instinct[15]. » Depuis Voltaire, on a longuement discuté sur l’instinct, et la définition est toujours restée la même. On ne croit plus à l’automatisme de Descartes; on doute que Bernardin de Saint-Pierre se soit bien compris lui-même quand il a dit que l’âme des animaux était douée d’une faculté bien plus puissante que la sensitive et que l’intellectuelle, c’est-à-dire de la faculté morale, qui réunit trois qualités : — l’instinct, la passion, l’action. — Et quand on se souvient que le sage Malebranche comparait les cris douloureux d’un chien blessé au son d’une cloche, que pour prouver l’automatisme il tuait sa chienne d’un coup de pied, on se demande si le moyen âge n’avait point raison de préférer le rêve de la légende au rêve de la métaphysique, et si, dans ces mystères de l’être et de la vie, où la certitude échappe toujours et dont Dieu seul a le mot, le philosophe du XIXe siècle en sait plus que le solitaire de la Thébaïde, le moine ou le trouvère qui écrivit l’histoire de l’oiseau bleu, la légende de saint Brandan, ou le Roman d’Alexandre ? pour notre part, nous n’hésitons point, en cette question, à donner la préférence au trouvère et au moine sur le philosophe. Dans la philosophie, en effet, c’est la curiosité qui domine et qui cherche sans trouver. Dans la légende, c’est l’ignorance qui ne cherche pas, parce qu’elle croit avoir trouvé; mais du moins cette ignorance naïve ramène tout à l’idée de Dieu et à l’idée morale.

Glorification de Dieu et moralisation de l’homme, tel est donc le but de cette longue épopée des animaux dont nous venons de rapprocher les fragmens épars. C’est cette idée, aujourd’hui disparue de la science et de la philosophie, qui explique, dans le moyen âge, l’influence et la popularité de cette littérature étrange et barbare dont les Bestiaires sont un des côtés les moins connus. Sans doute l’étude positive de la nature n’a rien à tirer aujourd’hui de tous ces rêves, mais il nous a paru intéressant de recueillir, depuis Aristote jusqu’à Vulson de la Colombière, l’histoire idéale des êtres placés près de nous sur cette terre, soumis comme nous aux lois de la douleur et de la mort, et de montrer les animaux proposés à l’homme durant de longs siècles comme des modèles de sagesse et de vertu. Nous nous trompons peut-être, mais il nous semble que jamais la satire de la nature humaine ne s’est produite sous une forme plus amère, et que jamais l’orgueil du roi de la création n’a été plus durement humilié.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 décembre 1853.
  2. Poésies de Marie de France. Paris, 1832, in-8o, t. Ier, p. 57.
  3. Lud. van Veltliem. — Spiegel, Hist. III. B., c. 21-85.
  4. Arioste, Roland furieux, ch. IV, st. 5.
  5. Voir La vraye et parfaite Science des Armoiries, etc., par Pierre Palliot. 1661, un vol. in-folio.
  6. Reinardus Vulpes, carmen epicum, etc., edidit F.-J. Mone. Stuttgart, 1832, in-8o. — Voir le compte-rendu de cette publication par M. Raynouard, Journal des Savans, 1834, p. 405 et suiv.
  7. Vers 171 et suiv.
  8. Exode, chap. XXI, v. 28.
  9. Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XL, p. 68.
  10. Baluze, Capit., t. Ier, p. 959, liv. V.
  11. Voir pour le plaidoyer la Thémis jurisconsulte, t. Ier, p. 194 et suiv.
  12. Bolland, 2 febr., vita sanctœ Hedelogœ, p. 308.
  13. Voir Montaigne, Essais, liv. II, chap. 12.
  14. Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, liv. IV, ch. 10.
  15. Œuvres de Voltaire, édit. Renouard, t. XXXIII, p. 196. — La définition la plus remarquable qui ait été donnée de l’instinct est, à notre avis, celle de Pascal. L’auteur des Pensées dit que c’est traiter indignement la raison de l’homme que de la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, « puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal. Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils ont. Comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver, et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science simplement nécessaire et toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. — Il n’en est pas ainsi de l’homme, etc. » (Pensées de Pascal, Ire part, art. 1er.)