L’Epopée des animaux
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 1126-1152).
◄  I
III  ►

L'EPOPEE


DES ANIMAUX.




II.


CYCLE RELIGIEUX ET MORAL.[1]




I. – LES ANIMAUX REELS DANS LES RECITS LEGENDAIRES.

L’épopée des animaux a, nous l’avons dit, son cycle religieux et son cycle profane. La partie religieuse du vaste poème dont nous recueillons les fragmens épars commence dans les solitudes pour s’achever dans les cathédrales. Les pères du désert adoucissent d’abord les animaux ; les moines viennent ensuite, et cherchent dans la création un reflet du monde surnaturel où les transportent leurs visions. Enfin la littérature fait servir les légendes léguées par les pères et les moines à l’enseignement moral ; les artistes chrétiens les traduisent et les fixent dans la pierre des églises. Le monument épique est alors complet. L’unité d’action ne manque pas aux légendes si variées dont nous voudrions marquer ici l’enchaînement, C’est la conversion de l’animal, observée à ses différens degrés, qu’on y retrouve partout comme sujet principal. L’animal traverse les phases mêmes qu’on peut remarquer dans l’histoire des populations soumises à l’influence du christianisme ; il subit tour à tour cette influence et se révolte contre elle. Enfin il est dompté, transfiguré par la fantaisie chrétienne, et sert à notre enseignement. De là dans cette histoire religieuse des animaux trois parties qui marqueront les divisions mêmes de notre travail.

Les ermites et les moines des vieux âges chrétiens, en s’éloignant des hommes pour se rapprocher du Dieu, en s’isolant dans les sables de la Thébaïde ou les vieilles forêts de la Gaule, se trouvaient perdus, comme les hommes primitifs dans la jeunesse du monde, au milieu des hôtes de la solitude. La nature étalait sous leurs yeux ses beautés éternelles, et ils en subissaient l’impression profonde. Les chevreuils et les cerfs bondissaient autour d’eux, sous les ombrages des bois celtiques. Les rugissemens des lions se mêlaient dans les déserts aux accens de leurs prières, et les voix mystérieuses de la création semblaient s’unir à leur voix pour célébrer les louanges de son auteur. En portant pour la première fois la hache au sein des forêts inaccessibles, ils assuraient l’empire de l’homme dans des lieux où les bêtes fauves avaient jusqu’alors régné sans partage. Les races paisibles et douces vivaient sans crainte auprès d’eux, parce que l’église leur avait appris à respecter la vie de tous les êtres ; seuls, parmi les populations barbares qui les entouraient, ils ne se livraient point au plaisir cruel de la destruction, et, par leur charité qui s’étendait jusqu’aux bêtes, ils semblaient réaliser une fois encore les miracles de l’âge d’or. L’imagination des peuples fut vivement frappée de leur vie solitaire et sereine, de leur douceur, de leurs conquêtes sur la nature encore sauvage ; elle les investit d’une autorité souveraine sur les animaux au milieu desquels ils vivaient, en donnant en même temps à ces animaux le sentiment de la soumission pour leurs personnes et du respect pour leurs vertus.

Les légendes de l’église d’Orient constatent ce premier travail de l’imagination populaire. Dans ces légendes, où brille du plus vif éclat la poésie du génie grec, le lion, le corbeau, l’onagre, la hyène, le crocodile, retrouvent la douceur du paradis terrestre. Les solitaires leur parlent, et les animaux les comprennent ; ils leur reprochent des actions blâmables, et les animaux se corrigent. Il semble que les révélations de la conscience aient touché jusqu’aux monstres des déserts et qu’ils aient appris à discerner le mal et le bien.

Un jour que saint Macaire d’Alexandrie était assis à l’entrée de sa cellule, et qu’il s’entretenait avec Dieu, une hyène vint frapper de la tête contre sa porte, en tenant dans sa gueule son petit qui était aveugle. Le saint, devinant le motif de cette visite, étendit les mains sur le jeune animal et lui rendit la vue. La mère, après avoir témoigné sa reconnaissance par les mouvemens les plus expressifs, allaita son faon et l’emporta dans le désert. Le lendemain, à la même heure, le saint entendit encore frapper à sa porte et de la même manière que la veille ; c’était la hyène qui cette fois apportait une grande peau de brebis qu’elle déposa aux pieds du solitaire, en exprimant par son attitude qu’elle le priait d’accepter cette peau à titre de présent. « Je refuse ton présent, lui dit le saint d’un ton sévère, parce qu’il est le produit du vol. Pour avoir cette peau, il a fallu que tu la dérobes, et tu dois savoir que je ne m’enrichis pas du bien d’autrui. » Alors la hyène, baissant la tête et pliant les genoux, s’humilia profondément, et, tout en continuant de présenter la peau, elle marquait par son air qu’elle était touchée de ces reproches, et qu’à l’avenir elle se souviendrait de cette admonition. « Je vois que tu me comprends, dit saint Macaire, et je consens à recevoir ce que tu m’offres, pourvu que tu me promettes de ne plus retomber dans la même faute. » À ces mots, la hyène fit signe de la tête pour exprimer qu’elle prenait l’engagement de ne plus voler et d’obéir aux ordres du saint. Elle tint en effet sa promesse ; plus sage que ne le sont ordinairement les hommes, qui ne s’amendent que par impuissance de mal faire, elle dompta ses instincts, et depuis ce temps elle ne déroba jamais la brebis du pauvre.

Il en fut de même des ânes sauvages qui ravageaient le jardin de saint Antoine. Ce grand cénobite avait placé sa cellule dans une petite oasis auprès d’une fontaine, et les onagres qui venaient boire à cette source foulaient aux pieds les légumes qu’il cultivait pour se nourrir. Antoine, en les voyant un jour arriver par bandes, s’approcha d’eux et leur dit : « Pourquoi me faites-vous du mal, à moi, qui ne vous en ai jamais fait ? Éloignez-vous et ne revenez plus. » Les onagres, qui l’avaient écouté attentivement, témoignèrent par leur attitude les regrets qu’ils avaient de lui avoir déplu, et, craignant de l’affliger, ils ne revinrent jamais, à dater de ce jour, boire à la fontaine.

Lorsque Orphée, dans la fable païenne, apprivoise les lions et les tigres aux accords de sa lyre, il ne s’adresse qu’à leurs sens, et la fascination est toute matérielle. Dans les légendes chrétiennes, au contraire, les solitaires et les saints les apprivoisent par le sentiment moral et l’ascendant de la douceur et de la vertu : ils leur enseignent qu’il ne faut jamais faire le mal, que quand par malheur on a commis quelque dommage, causé quelque tort aux autres, on doit toujours une réparation. Aussi l’on peut dire, sans exagérer, que chaque maxime de la morale religieuse est confirmée par un apologue légendaire. Evagre, au livre M de son Histoire ecclésiastique, raconte que le solitaire Zosimas, se rendant un jour à Césarée avec un âne qui portait son bagage, fit la rencontre d’un lion qui se jeta sur son âne et le traîna dans la forêt voisine. Le saint le suivit sans s’effrayer, et, quand il eut dévoré sa proie, il l’interpella en ces termes : « Comment veux-tu que je puisse continuer ma route ? Je ne suis ni assez jeune ni assez fort pour porter mon bagage ; il faut donc que tu t’en charges, et certes tu me dois bien ce dédommagement après m’avoir privé d’un serviteur fidèle qui m’accompagnait partout et allégeait mes fatigues. Crois-moi, renonce à tes instincts féroces, et viens avec moi jusqu’à la ville prochaine. » Le lion dressa la tête, ouvrit sa gueule souillée de sang, secoua sa crinière, fit résonner ses flancs sous le fouet terrible de sa queue, et, se traînant aux pieds de Zosimas comme un chien devant son maître, il lui montra qu’il était prêt à lui obéir. Le saint plaça ses bagages sur son dos, lui fit signe de le suivre, et arriva ainsi jusqu’aux portes de Césarée.

Les animaux n’attendaient pas toujours les remontrances des solitaires pour se montrer à leur égard complaisans et dociles. Vaincus comme les païens et les barbares par leur charité surhumaine, attendris par leur inaltérable douceur, ils se font les compagnons dévoués de leur solitude : ils les protègent, les nourrissent, les consolent dans leurs maladies, et leur rendent après leur mort les devoirs de la sépulture. Les corbeaux, qui nourrissaient le prophète Elie, apportent chaque jour à saint Paul pendant soixante ans le pain qui le fait vivre. Quand ce pieux ermite fut entré, suivant l’expression des hagiographes, dans la voie de la chair universelle, saint Antoine, son meilleur ami après Dieu, s’agenouilla près de son cadavre et versa des larmes plus amères que l’absinthe, parce qu’il n’avait point de bêche pour lui creuser une fosse. Deux lions qui passaient dans le désert virent cette grande douleur, et, s’approchant de lui aussi doucement que des colombes, ils se mirent à creuser la terre avec leurs ongles. Lorsque Antoine eut déposé le corps de son compagnon dans la fosse qu’ils venaient d’ouvrir, les lions rejetèrent doucement le sable sur le cadavre, et, leur besogne terminée, ils s’inclinèrent devant le saint pour lui demander sa bénédiction. Quand les chrétiens sont livrés en pâture aux bêtes du cirque, les lions se couchent à leurs pieds et les caressent, comme pour faire honte aux hommes de leur férocité. Clément d’Ancyre, Néophyte, Emilien, Sature, Perpétue, Félicité, voient expirer devant eux la cruauté des animaux les plus redoutables. « Ainsi, dit saint Bûcher, les monstres des déserts et des forêts, qui devaient être les exécuteurs elles instrumens du supplice des chrétiens, devenaient par un prodige admirable les témoins de l’innocence des condamnés, et en portant respect à la piété de ces justes, ils prononçaient dans leur silence un arrêt contre l’impiété des méchans. »

Les vies des saints de l’église latine sont remplies de faits analogues ; mais en général, dans l’Occident, l’intelligence des bêtes est beaucoup plus ouverte et leur intimité avec l’homme beaucoup plus grande. La plupart des personnages éminens en vertu ont chacun des animaux familiers qui les accompagnent comme des amis inséparables ou les servent comme des domestiques fidèles. Les hirondelles, qui cherchent pour abriter leur couvée le toit hospitalier de ceux qui sont doux et paisibles, demandent, au retour de leurs longs voyages, le repos et la paix à la solitude des cloîtres, et vont annoncer aux anachorètes exilés dans les bois le retour du printemps. Un jour que saint Guthlac recevait la visite de son ami Wilfrid, deux hirondelles entrèrent dans sa cellule en faisant entendre des gazouillemens joyeux. Elles se posèrent sur ses épaules, sur sa tête, elle caressèrent doucement de leurs ailes noires. Wilfrid étonné dit à Guthlac : « O mon frère, comment avez-vous inspiré tant de confiance à ces filles ailées de la solitude ? — Ne savez-vous pas, répondit Guthlac, que celui qui s’unit à Dieu dans la pureté de son cœur voit à son tour les êtres de la création s’unir à lui ? Les oiseaux du ciel connaissent ceux qui ne se montrent pas dans la société des hommes. » Les hirondelles, à ces mots, agitèrent plus vivement leurs ailes, et poussèrent de petits cris si plaintifs et si doux, qu’on eût dit qu’elles voulaient parler et demander quelque chose. Le saint, qui comprenait leur langage, prit une corbeille de joncs et des brins de paille, posa la corbeille sur la terre, et aussitôt les oiseaux commencèrent à bâtir un nid qui fut bientôt achevé. Le saint le plaça sous son toit, et chaque année, le même jour, à la même heure, les hirondelles venaient lui demander une corbeille de joncs pour leur nid et un abri sous le chaume de sa cellule[2].

Tandis que les oiseaux se font les hôtes des ermites, les sangliers et les ours poursuivis par les chasseurs cherchent contre la fureur de l’homme un asile dans les lieux consacrés, et de la sorte se trouve exprimée par de poétiques légendes cette belle pensée du christianisme, que la demeure des saints est le refuge inviolable de la faiblesse contre la force. Pendant une chasse du roi Clotaire, un sanglier lancé par la meute et près d’être forcé vient se cacher dans la cellule d’un ermite ; il se couche aux pieds du saint homme en élevant vers lui des yeux supplians. Touché de compassion en le voyant si doux, l’ermite étendit les mains en prononçant ces mots : « Prends courage. Tu as eu recours à ma charité, et tu ne mourras pas aujourd’hui. » Les chasseurs entrèrent bientôt : à la vue de cette bête fauve coucher tranquillement devant l’autel de la cellule, ils restèrent frappés d’admiration et allèrent chercher le roi Clotaire pour le faire jouir de ce spectacle merveilleux. Le roi, non moins surpris que ses compagnons, fit de grands présens à l’ermite et laissa le sanglier regagner paisiblement ses bois[3].

Non-seulement les saints et les moines apprivoisent, nourrissent et protègent les animaux, mais encore ils les guérissent de leurs maladies et de leurs blessures, comme saint Blaise en leur imposant les mains, et ils les ressuscitent quelquefois. Ceux-ci, de leur côté, se montrent reconnaissans et rendent service pour service. De même que dans l’antiquité les piverts et les loups guidaient les colonies étrusques ou indiquaient aux fondateurs des villes remplacement qu’ils devaient choisir, de même les faucons, les aigles ou les colombes indiquent aux solitaires ou aux fondateurs des ordres religieux l’endroit que Dieu même a marqué pour leur cellule ou leur cloître. Saint Balderic, voulant se retirer dans la solitude, aperçut au-dessus de sa tête un faucon qui volait doucement et semblait l’inviter à le suivre. Il le suivit avec confiance, s’arrêta lorsqu’il le vit s’abattre, bâtît son ermitage à l’endroit même où il s’était posé, et donna à ce lieu solitaire, en mémoire de l’oiseau, un nom que les siècles ont respecté, celui de Mont faucon. Une colombe trace dans son vol circulaire le plan du monastère de Hautvillers. Enfin un cerf désigne au duc Anségise la place de l’abbaye de Fécamp en décrivant un grand cercle autour d’un arbre. Les animaux jouent un rôle analogue dans la découverte des reliques. C’est encore un cerf qui indique à Dagobert l’endroit où reposent les restes de saint Denis et qui révèle en Irlande le tombeau de saint Kellac.

Saint François d’Assise, qui appelait les poissons mes frères et les hirondelles mes sœurs, n’avait point, après la pratique des œuvres de la charité, d’occupation plus douce que de se trouver dans la compagnie des brebis, des oiseaux, des papillons, et de leur faire entendre de ferventes exhortations. « Ces créatures innocentes, disent les hagiographes, témoignaient par leurs mouvemens la joie qu’elles avaient de l’entendre, et après le sermon elles se servaient des industries que la nature leur avait données pour bénir et louer le Seigneur. » Saint Antoine de Padoue, prêchant à Rimini devant des hérétiques, s’aperçut qu’ils se bouchaient les oreilles pour ne point l’entendre. Il interrompit son discours et pria ses auditeurs de le suivre sur les bords de la mer, à l’embouchure de la rivière de Marecchia : « Poissons de la mer et des fleuves, dit-il en étendant la main sur les flots, sortez des profondeurs de l’abîme, paraissez sur la face des eaux pour écouter la parole de Dieu et confondre par votre attention la malice des impies. » Aussitôt on vit paraître, au-dessus des vagues qui venaient mourir doucement sur le rivage, une multitude innombrable de poissons qui se rangèrent en bel ordre, selon leurs espèces et leur grosseur, les petits en avant et les gros en dernière ligne. Le saint leur représenta les obligations qu’ils avaient à Dieu, dont la toute-puissance les avait tirés du néant : « Savez-vous, leur dit-il, poissons, mes frères, ce qu’il a fait pour vous en vous donnant pour demeure cette mer si tiède et si claire, où les rayons du soleil vous éclairent comme dans un palais de cristal ? C’est lui qui vous a revêtus d’écaillés d’argent et qui veille sur vous lorsque dans vos jeux rapides vous les faites briller comme des perles à la surface des ondes. C’est lui qui vous a préservés du déluge quand les autres créatures étaient anéanties par sa justice et sa colère. Que de fois n’avez-vous point servi à manifester sa puissance ! Poissons, mes frères, vous qui vous souvenez de ses bienfaits, bénissez-le suivant cette parole du prophète : Baleines et autres poissons, bénissez le Seigneur. » Les muets auditeurs du saint témoignèrent par leurs mouvemens que ce discours leur était agréable ; ils baissèrent la tête pour exprimer qu’ils exécuteraient fidèlement ce qu’Antoine leur avait recommandé. « Ils ne voulurent point, dit le père Giry, se replonger dans l’eau qu’ils n’eussent reçu la bénédiction du saint. Alors cet admirable prédicateur, se tournant vers les hommes, leur fit un sanglant reproche de leur insensibilité, que cet exemple venait de confondre, et ils se convertirent. »

On voit dans d’autres légendes des oiseaux accompagner par leur chant les hymnes des saints. Une sauterelle, sur un ordre de saint François d’Assise, entonne un cantique aussi doux que celui de cet oiseau bleu qui répétait sur la terre les concerts qu’il avait entendus dans le ciel. Non contens d’associer leur voix aux hymnes des mystiques, les animaux pratiquent comme eux les œuvres de l’ascétisme le plus pur, et le jour du vendredi saint les oiseaux jeûnent jusqu’au lever des premières étoiles. Les bœufs et les chevaux s’agenouillent devant les reliques. Des abeilles, trouvant une hostie dans le jardin d’un monastère, lui rendent leurs hommages et la portent respectueusement dans leur ruche.

Il faudrait tout un volume, nous ne dirons pas pour analyser, mais seulement pour indiquer par leur titre les innombrables légendes où les animaux figurent comme acteurs à côté des moines et des saints. L’immense collection des Bollandistes en est remplie, et en passant du latin barbare des hagiographes aux vers plus barbares encore des trouvères, ces légendes gardent toujours la même invraisemblance, le même merveilleux et le même caractère d’allégorie morale. Nous citerons comme dernier exemple la naissance de sainte Anne dans le poème de Genesis, écrit au XIIIe siècle par le prêtre Hermann. C’est encore un gracieux symbole de cette charité merveilleuse que les légendaires et les poètes chrétiens prêtaient aux animaux pour corriger les hommes de leurs instincts cruels.

Suivant le prêtre Hermann, l’empereur Fanouel, qui possédait dans ses jardins l’arbre de vie, voulut un jour goûter les fruits de cet arbre. Il coupa l’un de ces fruits avec le couteau qu’il portait à sa ceinture, et il en essuya la lame sur sa cuisse. Au bout de quelques mois, il s’aperçut que cette cuisse était enceinte du couteau avec lequel il avait coupé le fruit, et, dans le délai prescrit par les lois de la nature, il donna le jour à une petite fille charmante, Peu satisfait d’être mère, Fanouel ordonna à un chevalier de porter l’enfant dans un bois et de le destrancher d’un coup d’épée. Au moment même où le chevalier se disposait à exécuter cet ordre cruel, une colombe descendit du ciel et lui dit : » Frère, retiens ton bras et respecte cette enfant, car elle donnera le jour à la vierge au sein de laquelle s’incarnera le sauveur des hommes. » Émerveillé de ces paroles de la colombe, le chevalier remit son épée dans le fourreau, et, prenant l’enfant entre ses bras, il la déposa dans un nid de cygnes, ombragé de joncs et de roseaux. Un cerf qui errait dans les landes voisines prit l’innocente créature sous sa protection, et il la nourrit comme la biche qui, dans la légende de sainte Geneviève, sert de seconde mère au jeune prince de Brabant. Ce cerf portait sur ses ardillons des bouquets de fleurs, et aussitôt qu’il entendait l’enfant pleurer, il s’agenouillait près d’elle, baissait sa tête sur le nid, et la repaissoit d’une flor jusqu’à ce qu’elle se fût endormie. La jeune fille atteignit ainsi l’âge de dix ans sans sortir de son nid de cygnes et ne se nourrissant que de fleurs. Un jour que l’empereur Fanouel était en chasse, le cerf miraculeux passa devant lui, et il le blessa d’un coup de flèche. Le pauvre animal se réfugia en pleurant auprès du nid, et comme les chasseurs s’avançaient pour le tuer, l’enfant se dressa debout au milieu des touffes de joncs et leur ordonna de respecter celui qui avait protégé et nourri son enfance. « Qui donc êtes-vous, dit Fanouel étonné, vous qui habitez le nid des cygnes et vous nourrissez des fleurs qui poussent aux cornes des cerfs ? — Je suis, répondit la jeune fille, celle que vous avez portée dans votre cuisse. Le chevalier à qui vous aviez donné l’ordre de me tuer m’a déposée dans ce lieu, et, moins cruels que vous, les hôtes de la solitude ont pris soin de ma faiblesse et de ma misère. » Fanouel, attendri jusqu’aux larmes, emmena sa fille dans son palais ; il la maria à l’un des plus puissans chevaliers de son empire, après l’avoir fait baptiser sous le nom d’Anne, nom sous lequel elle donna le jour à la vierge Marie.

Les écrivains légendaires et les poètes, dans ces récits merveilleux, donnent, on le voit, une libre carrière à leur imagination. Ils s’inquiètent peu de la vraisemblance et des traditions orthodoxes, mais du moins ils restent toujours fidèles aux grandes traditions morales. L’apologue, tel que nous l’a légué l’antiquité, n’est souvent qu’une satire ingénieuse ; la légende, telle que nous l’a léguée le moyen âge, est presque toujours le code d’une perfection idéale, et, n’en déplaise à notre civilisation tant vantée, à notre science et à notre orgueil, ce qu’on peut encore aujourd’hui souhaiter de plus heureux, c’est que les hommes dans la vie sociale se conduisent comme les animaux dans les légendes dont nous venons de parler, car la poétique utopie de l’âge d’or serait réalisée. Le pauvre ne craindrait plus qu’on lui dérobât sa brebis ; chacun, comme le lion de Zosimas, s’humilierait pour réparer ses torts. L’homme fatigué par le voyage de la vie, comme les hirondelles de saint Guthlac par leurs migrations lointaines, trouverait partout sur sa route l’abri du toit de chaume, et comme la jeune vierge au nid de cygnes, l’orphelin trouverait un père.


II. – LES ANIMAUX FABULEUX ET LES BETES DE L’ENFER.

Les êtres que nous avons vus jusqu’ici figurer dans les récits des hagiographes appartiennent tous au monde réel : ce sont des lions, des hyènes, des aigles, des corbeaux, des cerfs, des hirondelles, des chiens ; seulement ils sont transfigurés par les écrivains qui les mettent en scène, et malgré la variété de leurs espèces et leurs instincts sauvages, ils représentent tous, en s’humiliant devant les hommes éminens en vertus, ce qu’on pourrait appeler les enfans régénérés d’un nouvel âge d’or ; ils sont les amis des saints et les modèles des hommes. Il en est d’autres au contraire, qui, loin de s’adoucir, restent, comme Satan, endurcis dans le mal, et déclarent aux hommes et aux saints une guerre à outrance ; ceux-là ne sont en général que des êtres de pure fantaisie, enfans des monstres païens défigurés par le moyen âge, et dont l’imagination des mystiques et des poètes peuple au gré de sa fantaisie la terre et l’enfer. Eclos du rêve et de la vision, ces êtres redoutables ne servent plus, comme la hyène de saint Macaire, les onagres de saint Antoine, les hirondelles de saint Gutlac, à instruire, à édifier les hommes, mais à les combattre, à les épouvanter dans ce monde et à les punir dans l’autre.

Au premier rang de ces bêtes terribles et fabuleuses apparaît le dragon, dont l’histoire forme dans la plupart des légendes un épisode inévitable, et qui représente, comme Satan, la cruauté, la haine de l’homme et l’endurcissement dans le mal. En reparaissant dans les traditions des temps chrétiens, les dragons conservent quelques-uns des attributs qui les distinguent dans les récits fabuleux de l’antiquité ; ce sont des êtres d’une force prodigieuse, cruels, implacables, qui font le mal pour le seul plaisir de le commettre. La plupart du temps les écrivains les mentionnent sans les décrire : mais les vignettes des manuscrits, les sculptures des églises suppléent à leur silence, et dans les traditions religieuses les dragons se présentent presque toujours sous la forme du serpent combinée avec celle du quadrupède et de l’oiseau. Leur corps est allongé comme celui des reptiles, couvert d’écailles et terminé par un dard ou une queue fourchue ; deux pattes courtes et armées de griffes le supportent dans sa partie antérieure ; deux ailes, disposées comme celles des chauves-souris et armées de griffes comme les pattes, sont placées derrière la tête à la hauteur des épaules. Cette tête, d’une grosseur démesurée, présente dans son ensemble le caractère de la férocité : elle est quelquefois garnie de cornes. La gueule, toujours béante, est armée de plusieurs rangées de dents, et lance des tourbillons de flamme et de fumée. Enfin l’imagination a réuni sur cette bote redoutable ce qu’elle a pu rêver de plus terrible, et le rôle qu’elle lui prête répond à cette physionomie menaçante. Le dragon habite ordinairement des cavernes inaccessibles, des forêts impénétrables ; il rôde la nuit comme les loups pour surprendre et dévorer les troupeaux. Il ravage les moissons, empoisonne les fontaines, et se met en embuscade le long des chemins pour enlever les voyageurs et les emporter dans son repaire. Les hommes n’osent point le combattre, et la gloire de le vaincre est exclusivement réservée aux personnages éminens en vertu. Placés en présence de ce monstre, les saints perdent leur mansuétude ; ils ne cherchent point à l’apprivoiser ; ils le tuent, parce qu’en effet le dragon est l’incarnation vivante du génie du mal, et que rien ne peut toucher cette nature endurcie, image du pécheur rebelle à la grâce, emblème du paganisme ou emblème de Satan. À part saint George, qui employa contre le dragon de Beyrouth les armes des chevaliers, la lance, le bouclier et l’épée, les saints ne se servent d’ordinaire contre ces monstres que des armes spirituelles, et leur victoire n’en est pas moins assurée.

Quelques écrivains modernes, égarés par un faux système d’interprétation, ont cru voir dans cette bête fabuleuse l’image du débordement des rivières que l’intercession des prières de l’église faisait rentrer dans leur lit ; mais il était beaucoup plus simple de s’en rapporter aux explications de la légende elle-même, sans obscurcir, par une science prétentieuse, la transparence de l’allégorie. En donnant le dragon pour étendard aux musulmans regardés comme les adorateurs du diable, en le plaçant à côté des hérétiques ou sous les pieds des apôtres qui ont renversé les autels des faux dieux, le moyen âge exprime clairement cette pensée, qu’il est pour lui l’image de l’idolâtrie ; il sait que dans l’antiquité le dragon a prêté ses formes fantastiques aux idoles, que les hommes abusés par Satan l’adoraient à Babylone, à Mélite, en Phrygie, en Béotie et dans l’antre de Trophonius ; et quand dans la Gaule on le fait vivre au bord des fontaines et dans les forêts, on se souvient évidemment des superstitions qui divinisaient les sources et les bois. Aussi trouve-t-on particulièrement les dragons mentionnés dans les vies des saints qui les premiers ont apporté aux diverses peuplades encore païennes les lumières de l’Évangile. L’apôtre, en convertissant les hommes, commence presque toujours par les débarrasser d’un monstre qui ravageait leur pays. Lorsque saint Venne se présenta à Verdun, les magistrats et le peuple vinrent le prier de faire périr un reptile ailé qui vivait dans le creux d’un rocher à la porte de leur ville et répandait dans l’air une telle infection, que les animaux et les hommes qui passaient auprès de son repaire tombaient morts sur la place. Le saint ordonna un jeûne public pendant trois jours ; le quatrième, il rassembla le peuple et le clergé, et se rendit, revêtu de ses habits pontificaux, dans la caverne habitée par le reptile[4] ; il y entra seul, et, passant son étole au cou du serpent, il l’étrangla à la vue du peuple sans éprouver le moindre mal du poison qui se répandit autour de lui. Cette légende se reproduit à peu près dans les mêmes termes sur tous les points de l’Europe. On voit partout le redoutable animal expirant sous l’imposition des mains et le bâton pastoral, ou traîné hors de la caverne par l’étole de l’évêque, et même par un simple ruban. Saint Pol de Léon dans l’île de Batz, saint Patrice en Irlande, saint Marcel à Paris, saint Arnaud à Maastricht, saint Clément à Metz, remportent, comme saint Venne, d’éclatantes victoires sur des monstres dont le nom est resté souvent aussi populaire que celui des saints. À Rouen, c’est la gargouille, vaincue par saint Romain[5] ; à Metz, la graouilly ; à Tarascon, la tarasque, que sainte Marthe étrangla avec sa jarretière ; à Poitiers, c’est la bonne sainte Vermine ou la grande gueule[6] : à Provins, la lézarde. Ce qui n’était à l’origine qu’une allégorie prit avec le temps le caractère de la réalité. Les villes du moyen âge célébrèrent, comme des fêtes solennelles, les jours anniversaires de la victoire des saints, et de même que dans les ovations romaines on traînait les vaincus après le char des triomphateurs, de même dans les processions commémoratives on porta les images de la gargouille, de la tarasque et de la lézarde à côté des reliques et des images des apôtres qui les avaient terrassées. L’art dramatique comme la liturgie s’empara de ces traditions merveilleuses. Après avoir symbolisé le paganisme dans la légende, le dragon, sur la scène barbare où se jouaient les mystères, symbolisa le royaume de Satan. L’enfer, dans les décorations scéniques du moyen âge, fut souvent représenté par une tête de dragon, dont la gueule béante, hérissée de crocs terribles, était peinte en rouge pour figurer le feu vengeur. C’était par cette gueule, au-dessus de laquelle brillaient de gros yeux éclairés par des lanternes, qu’on voyait sortir les diables ; c’était par là que ces diables précipitaient à coups de fourches les damnés dans la vallée de douleur : enfin c’était par là que le Christ ressuscité appelait et tirait du fond des limbes les justes, qui, soumis à une expiation passagère, attendaient sa venue pour monter au ciel.

Comme ces vastes poèmes dramatiques du moyen âge, qui, embrassant la création tout entière, commençaient dans le ciel et finissaient dans l’enfer, les légendes ne s’arrêtaient pas aux limites étroites du monde et de la vie. Après avoir raconté les victoires remportées par les saints sur le monstre de l’idolâtrie, elles nous transportent tout à coup dans les sombres régions de la mort, et par une évocation nouvelle, elles nous montrent les animaux, nés de la terreur et du rêve, devenus dans le monde invisible les bourreaux des méchans.

C’était au moyen âge une croyance universelle que de la décomposition du corps des réprouvés s’engendraient non pas seulement des vers, mais une foule de bêtes malfaisantes, des scorpions, des crapauds, des serpens, qui vivaient dans les cercueils pour ronger les cadavres ; ces cadavres conservaient la faculté de sentir et de souffrir, et ils renaissaient sans cesse sous les morsures éternelles qui les déchiraient, comme le foie de Prométhée sous le bec du vautour. Les damnés subissaient ainsi, dans leur âme et dans leur corps, un double supplice. On disait que Charles Martel, malgré le service qu’il avait rendu à la chrétienté en arrêtant les invasions des Sarrasins, n’avait pu échapper à la colère céleste à cause de ses impiétés et du tort qu’il avait fait aux églises, et qu’il était rongé au fond de son tombeau par un serpent monstrueux. Au XIIIe siècle, on racontait aussi, comme un exemple terrible des peines qui attendaient après la mort les blasphémateurs et les menteurs, qu’un bourgeois, Raoul de Crespi, ayant fait déterrer son père, vit avec terreur un reptile qui lui mangeait la langue. Tandis que l’âme des hommes vertueux quittait leur corps sous la forme d’une colombe blanche, l’âme des méchans, au contraire, se montrait sous la figure d’un animal hideux qu’on retrouvait souvent après de longs siècles au fond de leur tombe, repu et engraissé de leurs débris.

Interprète fidèle des croyances de son temps, Dante s’empara de ces traditions vengeresses, et mêlant dans sa poésie splendide, comme elles étaient mêlées dans la science du moyen âge, les fables antiques et les légendes populaires, il peupla la vallée de douleur des monstres du Tartare païen et des monstres des Bestiaires. Cerbère, les minotaures, les centaures, les harpies, les chelydres, les amphisbènes, deviennent les auxiliaires des démons. Les reptiles surtout jouent un rôle effrayant au milieu de ces monstres. Dante nous montre les damnés les mains liées avec des serpens, qui, pour mieux les assujettir, enfoncent leurs queues et leurs têtes dans les flancs des coupables, et semblent, ne plus former qu’un corps avec eux. Une couleuvre à six pieds s’élance sur un réprouvé, lui troue la poitrine avec ses pieds du milieu, saisit ses bras avec les pieds de devant et lui perce les flancs de sa queue, qu’elle ramène en replis serrés autour de ses reins. Les substances des deux êtres s’incorporent, mêlent leurs couleurs et se fondent l’une dans l’autre, comme si elles avaient été formées toutes deux d’une cire brûlante.

Ce n’est pas seulement l’œil de la vision qui révèle à Dante ces terribles merveilles ; c’est la tradition tout entière et pour ainsi dire la voix de L’humanité. Le poète n’invente pas ; il se souvient, il écoute et il chante. Le moine, le bourgeois, le tailleur d’images, connaissent, comme l’immortel proscrit de Florence, les hôtes redoutables de la vallée de douleur. Ils savent aussi, comme lui, sous quelle forme Satan trône dans l’abîme, sous quelle forme il apparaît sur la terre pour y tenter la faiblesse des hommes, saisir les âmes coupables ou présider les mystères du sabbat. Protée insaisissable, cet ange déchu parcourt l’échelle entière des êtres. C’est un lion, un céraste, un dragon, un hippocentaure, un crapaud couvert de plumes, un corbeau avec un bec d’oie, un bouc fétide ; mais un arrêt terrible le condamne à reprendre toujours la forme sous laquelle il a séduit le genre humain. Écoutons Milton, qui chanta son supplice comme Dante a chanté celui des damnés, « Satan sent son visage s’effiler et s’amaigrir ; ses bras se collent à ses côtés ; ses jambes s’entortillent l’une dans l’autre jusqu’à ce que, privé de ses pieds, il tombe serpent monstrueux sur son ventre rampant. Il résiste, mais en vain : un plus grand pouvoir le domine ; il est puni, selon son arrêt, sous la figure dans laquelle il avait péché. Il veut parler, mais, avec une langue fourchue, à des langues fourchues il rend sifflement pour sifflement, car tous les démons étaient pareillement transformés en serpens, comme complices de sa débauche audacieuse. Terrible fut le bruit du sifflement dans la salle remplie d’une épaisse fourmilière de monstres compliqués de têtes et de queues. »

Ainsi la légende parcourt la création tout entière. Elle nous conduit des déserts de la Thébaïde aux dernières profondeurs de l’abîme infernal, et dans cette longue épopée, elle suit toujours avec la même persistance la même pensée morale. Après nous avoir instruits par l’exemple des animaux, elle nous punit par eux, et l’enseignement, au milieu de ces rêves, jaillit toujours par quelque source inattendue.


III. — LES ANIMAUX DANS LES ALLÉGORIES MYSTIQUES ET MORALES.

Dans les récits des écrivains hagiographiques et des poètes, nous venons de le voir, les animaux réels ou fabuleux sont mis en scène et agissent comme des personnages dans un drame, mais, si important que soit leur rôle, ils n’y paraissent jamais que d’une manière épisodique. Nous allons maintenant, dans un genre de composition tout différent par la forme, mais au fond très identique par la pensée, les retrouver décrits et pour ainsi dire analysés et expliqués, pour adopter les termes consacrés par les théologiens au point de vue historique, allégorique, tropologique et anagogique.

Cette explication, nous devons en convenir tout d’abord, ressemble singulièrement à une énigme ; mais c’est ainsi que le moyen âge expliquait toute chose, car il considérait le monde comme un vaste symbole, et au lieu de s’en tenir aux réalités apparentes, il cherchait sans cesse à s’élever, par la méditation, de la lettre à l’esprit, du fait à la signification, de l’objet matériel à l’enseignement moral. De là cette forme étrange, cet ascétisme ténébreux des singuliers traités de zoologie que le moyen âge nous a légués sous le nom de Bestiaires, œuvres bizarres, où les animaux sont tout à la fois décrits et défigurés avec la plus scrupuleuse attention, et dans lesquelles se confondent les fables les plus absurdes avec les préceptes les plus sages, les traits satiriques les plus vifs et les plus ferventes aspirations du mysticisme. C’est à cet ordre de productions qu’appartiennent le commentaire sur le Physiologus, attribué à saint Épiphane, le poème de saint Avit sur la création, poème composé dans les dernières années du Ve siècle, le poème latin sur les animaux publié sous le nom d’Hildebert, évoque du Mans, et les Institutions monastiques sur les bêtes (Institutiones monasticoe de bestiis), de Hugues de Saint-Victor. Composés par des théologiens ou des moines, les ouvrages dont nous venons de parler s’adressaient exclusivement à ceux qui se livraient à l’étude de l’exégèse religieuse, à ceux qui, suivant les paroles des livres saints, s’absorbaient dans la contemplation des êtres et de la nature pour découvrir Dieu dans ses œuvres et chercher dans ce miracle permanent du monde de grands exemples et de salutaires leçons.

Longtemps renfermés dans les cloîtres, les traités de zoologie morale et religieuse se popularisèrent au moment même où la littérature commençait à se séculariser par l’usage de la langue vulgaire. Les XIIe et XIIIe siècles nous ont légué quatre Bestiaires qui ont pour auteurs Pierre le Picard, le, trouvère Philippe de Than, le clerc Guillaume, et Richard de Fournival, fils du médecin de Philippe-Auguste et chancelier de l’église d’Amiens vers 1260. Pierre le Picard et Richard de Fourniral ont écrit en prose, les deux autres en vers de huit syllabes, et pour tout ce qui se rattache à la zoologie proprement dite, ils n’ont fait que recueillir les traditions qui avaient cours de leur temps ou traduire en langue vulgaire le commentaire de saint Épiphane, le poème de saint Avit, l’encyclopédie d’Isidore de Séville ou les autres ouvrages du même genre. Pour eux, la science n’est qu’un accessoire, et, comme saint Augustin, ils ne considèrent point la réalité, mais la signification des faits. Dans les Bestiaires en langue vulgaire, ainsi que dans les poèmes et les traités latins, on voit toujours, au Ve comme au XIIIe siècle, figurer les mêmes animaux, réels ou fabuleux, tels que le lion, l’aptalos, la serre, la calandre, le pélican, le hibou, le phénix, le dragon, l’aigle, etc. Chaque bête a un chapitre à part, et ce chapitre lui-même se divise en deux parties distinctes, l’une descriptive, l’autre allégorique et interprétative.

Laissant de côté tout amour-propre littéraire, le trouvère Guillaume, au début de son poème, informe les lecteurs qu’il a tiré du latin le sujet de son livre. » Je vais parler, dit-il, des bêtes, non pas de toutes, mais de plusieurs. Je donnerai de belles moralités, je citerai de bons passages tirés des livres saints, j’enseignerai à chacun la voie qu’il doit suivre pour arriver jusqu’à Dieu, et par mes exemples j’instruirai les hommes qui errent follement ; or écoutez ce que va vous dire le clerc Guillaume, né dans la Normandie. » Comme la plupart des moralistes, des théologiens ou des poètes de son temps, le clerc normand est loin d’être optimiste ; il sait comme eux tout ce qu’il y a d’égoïsme et de dureté dans le cœur humain ; il sait ce qu’il en coûte, même aux plus vertueux, de luttes et d’efforts pour faire un peu de bien, et il n’épargne à ses lecteurs ni les conseils ni les reproches. « O vous, dit-il, hommes et femmes que l’église a unis par les liens éternels du mariage, vous qui avez juré d’être fidèles, et qui tenez si mal vos sermens, instruisez-vous par l’exemple de la tourterelle. Dans les bois épais qu’elle habite, elle aime sans partage et veut être aimée de même. Lorsqu’elle perd sa compagne, il n’est point de saison, point de moment où elle ne gémisse. Elle ne se pose ni sur le gazon ni sous la fouillée, mais elle attend toujours celle qu’elle a perdue, et ne forme jamais de nouveaux liens. Elle n’oublie point son premier ami, et s’il meurt, le reste de la terre lui devient indifférent. O vous qui vivez dans le tourbillon de ce monde, apprenez de cet oiseau l’inviolable fidélité des regrets, et ne faites point comme ces maris qui, en revenant de l’enterrement de leurs femmes, s’occupent dès le soir même de les remplacer[7]. »

Cette leçon que la tourterelle donne aux époux, la huppe la donne aux enfans, et mieux que l’homme elle accomplit un des plus beaux préceptes de la loi divine : Père et mère honoreras. Lorsque ses parens ne peuvent plus ni voir ni voler, et que, glacés par la vieillesse, ils restent immobiles dans leur nid, la huppe prend soin de les nourrir ; elle les débarrasse de leurs vieilles plumes, les réchauffe doucement sous ses ailes, leur apporte une nourriture abondante, et leur dit avec tendresse : « Cher père et chère mère, autrefois vous avez pris soin de nous ; aujourd’hui que vous ne pouvez vous suffire, ne vous inquiétez pas, nous vous rendrons service pour service. — Seigneur, ajoute le trouvère, vous nous donnez par ces miracles de la nature un grand enseignement ; mais hélas ! l’homme est si pervers, qu’il ne profite pas de cette leçon de l’oiseau, et cependant l’homme se vante de son intelligence[8]. »

La salamandre, qui ne craint point l’ardeur des brasiers les plus ardens, et qui passe dans les flammes sans en être brûlée, nous enseigne a éteindre le feu de la luxure. L’autruche, qui oublie ses oeufs dans le sable pour contempler son étoile, nous apprend à tourner vers le ciel toutes nos pensées. Quand les fourmis vont trottant dans les champs pour amasser leurs provisions, elles distinguent avec un instinct merveilleux l’orge, le seigle, l’avoine et le froment, et c’est toujours le froment qu’elles emportent ; puis, avant de l’entasser dans leurs greniers, elles ont soin d’en fendre les grains, d’en enlever toutes les parties gâtées, et par cette sage conduite elles nous montrent que l’homme doit toujours s’appliquer à séparer l’ivraie du bon grain, c’est-à-dire à discerner le mal et le bien, et à retrancher de son âme toutes les parties gâtées, c’est-à-dire les vices qui la corrompent et la perdent pour l’éternité. — Plus rusé que la fourmi, le hérisson, lorsqu’il va chercher sa nourriture dans les vignes, remarque celles qui portent les plus beaux raisins, et il fait si bien, qu’il monte sur les ceps pour faire tomber les grains les plus mûrs. Il descend ensuite avec précaution, se route par terre, pique les raisins avec ses dards, ses brochettes, dit Guillaume, et quand il s’en est chargé au point de ressembler à une grappe énorme, il retourne tout joyeux dans son trou et se repaît à loisir. Ce hérisson maraudeur est l’image du diable, qui vendange dans les âmes lorsque les hommes ne font pas bonne garde autour de leur vigne spirituelle[9].

Les sirènes, qui sont tout à la fois femmes, oiseaux et poissons, chantent si doucement, que les matelots s’endorment à leurs chansons, et lorsqu’ils sont bien endormis, les sirènes montent sur leur bateau et les tuent. Les hommes qui passent dans ce monde sont abusés, de même par des illusions perfides, par la gloire, par le plaisir, le bien-être, la gourmandise. Ils s’endorment dans ces fausses délices, et le diable les tue. Les matelots prudens, quand ils entendent chanter sur les flots les femmes oiseaux et poissons, bouchent leurs oreilles et passent au milieu d’elles sans danger. Ainsi doit faire le sage ; car pour échapper aux séductions du vice, il faut fermer ses yeux pour ne point le voir, et estoupper ses oreilles pour ne point l’entendre. L’enseignement moral et religieux dans les Bestiaires n’est point toujours aussi formel, aussi direct. Il est quelquefois remplacé par une allégorie mystique. Le lion qui efface avec sa queue la trace de ses pas, qui vient au monde les yeux ouverts et qui ressuscite ses petits, c’est le Christ, qui déroba au démon sa venue dans ce monde et fut ressuscité par son père après être resté trois jours dans le tombeau. Le hibou représente les Juifs, parce qu’il vit comme eux dans les ténèbres. Le singe et le renard sont les emblèmes du diable, comme la colombe, d’après Hugues de Saint-Victor, est tout à la fois l’emblème des fidèles, des prédicateurs et des prélats vertueux. — « Trois colombes, dit ce grand écrivain mystique, sont mentionnées dans les saintes Écritures, celle de Noé, c’est-à-dire le repos ; celle de David, c’est-à-dire la force ; celle du Christ, c’est-à-dire le salut. La colombe, c’est l’église ; son bec, divisé en deux parties, sépare dans la prédication les grains d’orge et les grains de froment, c’est-à-dire les préceptes de l’ancienne loi et ceux de la loi nouvelle. De l’œil droit elle se contemple elle-même, de l’œil gauche elle contemple Dieu, en même temps qu’elle saisit de chacun de ces organes le sens moral et le sens mystique caché dans les Écritures. L’amour du prochain et l’amour de Dieu sont exprimés par ses deux ailes : elle étend vers les hommes l’aile de la charité et vers le ciel l’aile de la contemplation. Les vives couleurs qui nuancent son plumage sont l’image du prédicateur. La longueur de ses ailes, c’est la parole divine ; le son de l’argent, la douceur de cette parole ; les plumes blanches expriment la pureté de la doctrine ; les plumes couleur d’or, l’innocence du cœur, et la pâleur de l’or, la mortification des sens. » Rien n’échappe, on le voit, à la mystique imagination des écrivains qui nous occupent. Hugues de Saint-Victor décrit les animaux qui servent de texte à ses allégories avec la même minutie de détails que les naturalistes modernes. Emporté par le rêve de l’extase, il franchit tous les degrés de l’échelle mystique, et la création tout entière est un miroir où le Tout-Puissant reflète son image. L’allégorie cependant ne se maintient pas toujours à cette hauteur, et maître Richard de Fournival nous ramène brusquement sur la terre.

Malgré sa qualité de chancelier de l’église d’Amiens, maître Richard, on peut le croire en lisant ses œuvres, n’avait point estouppé ses oreilles en entendant le chant des sirènes. Comme les troubadours et les chevaliers, il s’était engagé dans le servage d’amour ; mais au lieu de rimer des tensons pour attendrir la dame de ses pensées, il composa un Bestiaire en lui proposant, comme toujours, les animaux pour modèles. Cependant Richard sait que les filles d’Eve sont nées, comme leur mère, pour la perte du genre humain ; il sait qu’elles sont perfides, cruelles, qu’elles se réjouissent des souffrances qu’elles ont causées ; il ne leur épargne pas les invectives, et certes si l’amour est éternel, il n’en est pas de même de son vocabulaire. Depuis trois siècles environ, dans la littérature classique on compare invariablement la femme à une fleur, à une perle, à un astre ; Richard de Fourniral la compare à un crocodile, à un corbeau, à un loup. Encore donne-t-il la préférence au crocodile, car ce monstre sensible, comme nous l’avons vu, mange l’homme en le pleurant et se repent toute sa vie de l’avoir mangé, tandis que la femme ne fait que rire, de ceux dont elle dévore le cœur et s’en tient rarement à une première victime. « Ne vous émerveillez pas, dit maître Richard, si je compare la femme à un corbeau, car la similitude est frappante. Que fait le corbeau quand il s’abat sur un cadavre ? Il commence par lui ronger les yeux et lui ronge ensuite la cervelle. La femme ne prend-elle pas de même à ses amans la cervelle et les yeux ? » Dans la seconde partie du livre de maître Richard, intitulée Response du Bestiaire, la donnée change complètement. Chaque comparaison est prise dans un sens contraire à celui que l’auteur lui avait donné d’abord, et il en résulte que l’exemple des bêtes, bien loin d’inviter les femmes à se laisser attendrir, doit au contraire les fortifier dans leur résistance et leur vertu.

Ainsi dans les légendes pieuses, dans la poésie et les traités zoologiques dont nous venons de parler, les animaux se montrent toujours comme nos maîtres en fait de moralité et de bons sentimens, et le moyen âge, dans son ignorance et sa crédulité, poursuit et atteint souvent un but plus élevé que celui de la science. En montrant comme fin suprême de l’existence de tous les êtres la pratique des lois éternelles de la justice, de la modération, de la charité, il fait de la création tout entière une école de sagesse, et des mystérieuses harmonies du monde matériel l’exégèse vivante des vérités divines proclamées dans L’Evangile. Nous allons voir enfin ces données supérieures recevoir dans les monumens de l’architecture une consécration nouvelle, et le portail des églises se dérouter comme le commentaire illustré du Physiologus et des Bestiaires, comme l’exégèse monumentale de l’enseignement écrit ; car, ainsi que l’a dit l’auteur des Institutions monastiques sur les Bêtes, « la peinture et la sculpture enseignent à la foule ce que les lettres enseignent aux savans, et l’ignorant se plaît à la simplicité des tableaux comme le sage aux mystères des livres. »


IV. – LES ANIMAUX DANS L’ART CHRETIEN.

Ainsi que la littérature et la science, l’architecture et les arts qui servent à la décorer s’inspirent d’une double tradition : l’une qui prend sa source dans le paganisme, se traduit par une imitation servile et irraisonnée de l’antiquité, et concourt uniquement à l’ornementation matérielle ; l’autre, spiritualiste et symbolique, qui s’inspire, comme les Bestiaires, de la Bible et des pères, et suit pas à pas le développement de la civilisation religieuse. Cette dernière se révèle pour la première fois dans les catacombes et sur les tombeaux des apôtres et des martyrs de la foi nouvelle. Là tout est simple, expressif, rationnel, et il est hors de doute que dans cette première période l’enseignement symbolique était parfaitement compris et tout à fait populaire. Malheureusement, du VIIe au XIe siècle, l’art se dégrade en même temps que l’enseignement religieux se voile et s’obscurcit. Les artistes copient au hasard tous les modèles qu’ils rencontrent, excepté toutefois ceux que leur offre la nature, et en ce point ils procèdent exactement comme l’auteur du Physiologus, Guillaume le Normand, ou maître Richard de Fournival. Ils ont des cartons qui les dispensent d’inventer, de réfléchir, comme plus tard les prédicateurs auront des sommes où ils puiseront leur éloquence toute faite. Dans cette barbarie, la tradition symbolique s’efface ; mais après l’an 1000, après cette année fatale, redoutée longtemps comme le terme de la vie de l’humanité, le monde entier, suivant l’expression du chroniqueur Raoul Glaber, secoua les haillons de son antiquité pour revêtir la robe blanche des églises. Les lettres se ranimèrent comme les arts, et bientôt l’architecture, expression fidèle de la pensée des mystiques, offrit sous une forme sensible un enseignement théologique et moral, complet et profond. La chute et la rédemption, le travail de l’homme sur la terre, la résurrection, le jugement dernier et le monde en adoration devant Dieu, telles sont, à l’apogée de l’art architectural du moyen âge, les idées génératrices des monumens figurés. La porte de l’église métropolitaine de Paris dite porte du Zodiaque en offre un exemple d’autant plus curieux que la pensée chrétienne s’y combine avec un symbole antique. Dieu, sous la figure de Jupiter, le pire des choses, est représenté comme le centre universel, l’alpha et l’oméga, entre le char du soleil, le char de la lune, la terre, la mer et les douze signes du zodiaque. Le triomphe de la Vierge offre dans la même cathédrale une représentation analogue. Marie, la mère immaculée, l’arche d’alliance, écrase la tête du serpent, et le monde, exprimé à la manière antique par les figures de la terre et de la mer, assiste au spectacle de cette grande et sainte victoire. La terre, sous les traits d’une jeune femme, porte des vases d’où sortent des plantes et allaite une jeune fille à genoux. La mer, figurée également par une femme, est à cheval sur un poisson ; elle tient d’une main un navire, de l’autre un vase qui laisse échapper de l’eau. L’art dans ces emblèmes ne fait que traduire sur la pierre l’hymne magnifique : Cœli enarrant gloriam Dei ; il reproduit, comme les auteurs de l’Hexœmeron, l’œuvre des six jours, pour glorifier le Créateur par le spectacle de la création, et s’inspirant tout à la fois de la Bible, des pères, des encyclopédies théologiques, des Bestiaires, il évoque, pour en faire une décoration et un enseignement, tous les êtres du monde visible et invisible tels qu’il les connaît par la science ou par la foi. La basilique chrétienne au XIIIe siècle est tout à la fois une chronique sacrée, un cantique d’actions de grâces et une encyclopédie ; mais déjà, dans le siècle suivant, le mysticisme a replié ses ailes : l’idée symbolique se perd. Ce n’est plus dans les livres saints, mais dans les romans et les fabliaux, que les artistes vont puiser leurs inspirations. Les données profanes se multiplient dans le siècle suivant, et bientôt, sous la double pression de la renaissance classique et du prosaïsme sceptique de la réforme, tout se réduit à une simple ornementation.

Les nombreux travaux dont l’archéologie religieuse a été l’objet dans ces dernières années, l’étude comparée des monumens et des textes, ne laissent aujourd’hui aucun doute sur l’intention des artistes qui décorèrent nos basiliques et sur le sens d’un grand nombre d’emblèmes. Ces artistes n’inventaient pas ; ils ne faisaient que transporter sur la pierre ce qu’ils avaient lu dans les livres, ce que la tradition universelle leur avait appris. Faute de connaissances suffisantes, l’école philosophique s’est scandalisée bien à tort de ce qu’elle appelait les sculptures barbares des monumens gothiques, et les réformés du XVIe siècle montrèrent également leur ignorance en demandant qu’on fit disparaître de tous les lieux où elles se trouvaient les images des bêtes brutes faites par le caprice des peintres[10]. L’art en ce point était complètement indépendant du dogme ; il ne demandait pas, comme le prétendaient à tort les protestans, un « culte de latrie » pour ses images. Pour lui, les représentations figurées étaient un enseignement qui, tout bizarre qu’il fût parfois, n’en exerça pas moins une influence utile. Les fidèles en effet retrouvaient sur le portail des églises, comme dans les drames sacrés connus sous le nom de mystères, le tableau des grandes scènes historiques de leurs croyances ; ils y retrouvaient, exprimés par des images sensibles, le monde du passé et le monde de l’avenir, la chute et la rédemption, et les monumens comme la nature elle-même n’étaient à leurs yeux qu’un microcosme, un abrégé de l’univers où se reflétaient la justice, la puissance et la bonté divines. Les animaux devaient naturellement tenir une grande place dans des représentations où figurait la création tout entière ; aussi les voyons-nous former une partie importante de la symbolique monumentale, et comme tout se touche et s’enchaîne dans le moyen âge avec une logique singulière, malgré les apparences extérieures du désordre et du chaos, ils reparaissent sur les monumens avec les mêmes caractères, les mêmes attributs que dans les légendes, les encyclopédies, les poèmes et les Bestiaires, — non pas comme une conception incohérente de la fantaisie individuelle, mais comme l’expression réfléchie de la tradition générale.

Placée sur la limite indécise encore du paganisme et de la foi nouvelle, la zoologie symbolique des catacombes adopte la plupart des représentations matérielles de l’antiquité : l’agneau, le paon, le coq, l’aigle, le phénix, le cerf, le cheval, le dauphin, le scarabée, reparaissent avec la même physionomie que dans les monumens du polythéisme ; mais leur signification est complètement changée, et ils parlent pour ainsi dire une langue nouvelle. La régénération du monde, l’immortalité de l’âme, le triomphe des justes, la gloire des martyrs, la paix, la charité, l’enivrement de l’amour divin, telles sont, dans cet âge d’or du christianisme, les idées génératrices de l’art symbolique. Toutes ces images sont douces et consolantes. L’église, jeune et souriante, ne parle que des joies du ciel, et les animaux inoffensifs sont les seuls qu’elle offre aux yeux des fidèles, comme plus tard elle leur montrera l’enfer et le dragon, pour réveiller par la terreur les croyances attiédies.

Tout en prenant encore pour point de départ quelques-unes des données de la science antique, l’art s’inspire en même temps des livres saints et de l’exégèse des pères, et fait servir les attributs traditionnels à renseignement nouveau. Ainsi le cerf, qui d’après les écrivains païens se rajeunit en mangeant des serpens, devient l’emblème du Christ, qui régénère le monde en écrasant le tentateur. Le phénix qui se brûle, pour renaître, sur son bûcher parfumé, c’est l’âme qui, dégagée par la mort des liens de la chair, s’élève vers le Créateur, éblouissante comme l’oiseau merveilleux et tout embaumée du parfum de ses bonnes œuvres. La colombe, spiritualisée, n’est plus l’oiseau sensuel qui traînait le char de Vénus. Altérée, comme les chrétiens, de ce breuvage divin que le Sauveur a versé aux hommes, elle est représentée sur les sarcophages des catacombes becquetant des raisins ou buvant dans une coupe. Quelquefois aussi elle paraît les ailes étendues et portant dans son bec le rameau d’olivier, gage de la réconciliation et de la nouvelle alliance. Le cerf, altéré comme la colombe de la parole divine, boit dans les eaux du Jourdain, le fleuve du baptême. L’agneau seul avec la croix indique le Sauveur ; combiné avec l’image du bon pasteur, il exprime la communauté des fidèles. Le coq en compagnie de saint Pierre, c’est la vigilance ; avec la palme, c’est le triomphe des chrétiens sur le démon, des martyrs sur la cruauté des bourreaux païens. Le cheval palmé comme le coq, c’est le fidèle qui a combattu vaillamment pour la foi et fourni glorieusement sa carrière. Le griffon, que les dieux dans les fables du polythéisme préposaient à la garde des trésors, reparaît quelquefois sur les tombeaux des catacombes, comme pour écarter ceux qui seraient tentés de les profaner. Le dauphin, l’animal sauveur qui recueillait dans les naufrages les matelots près de périr, et portait les âmes bienheureuses aux Iles Fortunées, exprime encore dans l’art chrétien l’idée de salut et de félicité extra-terrestre. Il en est de même du scarabée, qui peignait la faculté génératrice, toujours agissante et survivant toujours à la mort, et présidait à ce titre à toutes les cérémonies funéraires des hypogées. Dans les catacombes, il exprime la vie spirituelle et le Dieu fait homme, source de cette vie. Quant aux poissons, dans lesquels on a voulu, bien à tort, retrouver un lointain souvenir du culte de Dagon, le dieu phénicien, ils sont tout simplement, par leur nom grec, ἰχθύς, le monogramme du Christ, Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Ὑιὸς Σωτήρ.

On le voit par les exemples que nous venons de citer, le sens allégorique, dans les premiers temps, est toujours transparent et facile à saisir ; mais, en avançant à travers le moyen âge, le symbolisme s’obscurcit et se complique. Les figures se multiplient à l’infini. On s’éloigne des types offerts par la nature pour s’inspirer de préférence des traditions tératologiques et de l’Apocalypse. Comme saint Jean dans sa vision de Pathmos, les artistes évoquent dans leurs rêves des dragons à sept têtes et à dix cornes, des léopards avec des pieds d’ours et des gueules de lions, des sauterelles avec des visages d’hommes, des cheveux de femmes, des queues de scorpions et des couronnes d’or. L’homme et la bête semblent, comme dans le zoomorphisme antique, se confondre et associer les élémens divers qui composent leur nature. Sur un grand nombre d’églises de l’Allemagne, sur la cathédrale de Strasbourg, dans les vignettes de plusieurs manuscrits du Xe, XIe et XIIIe siècle, et sur un tableau de fra Angelico, qui se voit à Florence, les évangélistes sont représentés portant, au lieu de leur tête d’homme, celle de l’animal qu’on leur donne pour attribut ; ainsi saint Marc est un homme à tête de lion, saint Luc un homme à tête de taureau, saint Jean un homme à tête d’aigle. Au temps de saint Bernard, ces étranges décorations se montrent partout ; ce grand homme s’en effraie et veut les proscrire : « Que signifient, dit-il, dans les cloîtres ces monstrueuses figures ? Sont-elles là pour troubler les moines dans leurs prières ? Que nous veulent ces singes, ces lions, ces centaures, ces êtres moitié hommes et moitié bêtes ?… Là ce sont plusieurs corps avec une seule tête, là plusieurs têtes sur un seul corps ; c’est un quadrupède avec une queue de serpent, un serpent avec une tête de quadrupède. Ici c’est un cheval-chèvre, etc.[11]. » Malgré les anathèmes du saint, tous les êtres hybrides du polythéisme et de la barbarie n’en continuèrent pas moins à envahir les monumens, et comme dans ce même temps la zoologie fantastique et symbolique était popularisée tout à la fois par les auteurs des Bestiaires, par les poètes, les encyclopédistes et les théologiens, tous les êtres du monde réel et du monde de la vision se montrèrent dans les églises avec la même physionomie, les mêmes attributs, la même signification que dans les légendes des hagiographes, les écrits des mystiques, les traités des naturalistes.

De même que, dans les écrivains ecclésiastiques, les hommes sont toujours partagés en deux classes distinctes, — les élus et les réprouvés, — de même dans la symbolique chrétienne les animaux peuvent se diviser en deux catégories, exprimant l’une l’idée du bien, de la vertu, de la pureté, l’autre l’idée du vice, de la dégradation, de l’impiété. Ceux qui appartiennent à la première catégorie forment le cortège du Christ et des saints, ceux qui appartiennent à la seconde le cortège de Satan, des infidèles et des impies : mais comme les Bestiaires attribuent souvent au même animal des instincts tout à fait différens, il en résulte que cet animal, dédoublé en quelque sorte, symbolise quelquefois le mal et le bien, les anges de lumière et les anges des ténèbres. Comme il serait impossible, en un sujet aussi vaste et aussi complexe, de nous arrêter à tous les détails, nous nous bornerons à citer ici quelques exemples, on choisissant, comme nous l’avons fait pour les traditions légendaires, ceux qui nous paraîtront les plus caractéristiques.

Dans la littérature mystique, l’un des principaux rôles appartient sans contredit à la colombe, qui intervient sans cesse comme une intermédiaire céleste entre l’homme et Dieu. La colombe se pose sur le berceau de Néophyte encore enfant, et prédit à sa mère les saintes destinées qui l’attendent ; elle vole ceinte du nimbe au-dessus de la tête de saint Polycarpe au moment où le peuple le nomme évêque ; elle apporte du ciel le voile monacal à sainte Aldegonde, la sainte ampoule à Clovis. Quand les confesseurs de la foi meurent dans la flamme des bûchers, c’est sous la forme d’une colombe que leur âme retourne vers le Créateur. Isaïe semble lui attribuer le don de la méditation : Médilabor ut columba. À travers le moyen âge, elle apparaît toujours avec une éblouissante et poétique auréole, et les mystiques endormis par l’extase lisent des noms mystérieux et sacrés sur l’azur changeant de ses ailes, comme on lisait le nom de la Vierge écrit avec de la poudre d’or sur les lis du jardin de Citeaux. Dans les monumens, elle garde exactement ce même caractère ; elle représente la science supérieure, l’illumination divine, l’âme, la mort des justes, la pureté, et par cela même elle personnifie les apôtres, les saints, l’église, la descente de l’Esprit saint, l’Esprit saint lui-même, et le Christ. L’aigle, mysticus ales, l’oiseau de l’apothéose païenne, personnifie l’âme élevée au-dessus des choses terrestres, et comme les Bestiaires enseignent qu’il se rajeunit en montant vers le soleil, bien au-delà des nuages, les artistes en font aussi l’emblème de l’ascension et de la résurrection du Christ, conformément à ces paroles de saint Bonaventure : Christus comparatur aqviloe et resurrectione et ascensione. Il en est de même du pélican : on croyait au moyen âge qu’il se perçait la poitrine, non pour nourrir ses petits, comme le dit encore de nos jours une tradition populaire, mais pour les ressusciter sous l’aspersion de son sang, et à ce titre il est l’image de la charité, de la passion et de la résurrection du Sauveur. Cette signification est formellement exprimée par la légende qui se lit au-dessous de la figure du pélican, dans l’oratoire du château de La Barre :

Je suis d’une dive nature
Car quant je vœus (je vois) mourir les myens,
Vie leur rend par ma morsure ;
Ainsi fit Jésu Christ aux siens.

Ici, on le voit, l’emblème zoologique est complètement d’accord avec la tradition littéraire, et s’applique avec exactitude aux personnifications mystiques. Il en est de même dans la partie qui se rattache à la personnification de Satan, des impies et des réprouvés. En effet, dans les écrivains ecclésiastiques et dans les Bestiaires, le diable est comparé à un aspic, à un loup, à une couleuvre, à un âne, à un hibou, à un crapaud, à un corbeau, à un bouc, et nous le retrouvons sur le portail et les chapiteaux des églises tantôt sous la forme de ces divers animaux, tantôt unissant le type dégénéré de l’homme au type des bêtes dont il a les grossiers instincts. On le voit souvent sous la figure d’un serpent à tête de femme, parce que le visage d’une belle fille, enté sur le corps d’un reptile, paraissait aux artistes l’expression la plus complète de la puissance de séduire, et qu’il rappelait en même temps par une seule image le tentateur et sa première victime. Un bas-relief de l’église de Sainte-Croix de Saint-Lo le montre avec une queue courte et une tête d’âne, occupé à rôtir des damnés qu’il retourne à coups de pioche dans une fournaise ardente, et sur la cathédrale de Fribourg il parait avec une hure de sanglier, représenté par le bouc ou le pourceau, il personnifie la gourmandise, la luxure, tous les plaisirs sensuels, et c’est pour cela qu’on le plaçait auprès de saint Antoine, qui avait vaincu tant et de si pressantes tentations. Le loup et l’ours à cause de leurs instincts féroces, le lion que l’Écriture dépeint rugissant, après sa proie, paraissent aussi dans la sculpture comme des emblèmes secondaires du diable. Il en est de même des gargouilles et de tous les êtres bizarres qui se dessinent dans les parties extérieures des églises et forment un frappant contraste avec les anges elles saints du portail et des contreforts. La sirène dévorant un poisson, c’est le démon victorieux faisant sa proie du pécheur, tandis que le dragon aux pieds des saints, c’est le démon vaincu ou l’idolâtrie terrassée.

Les vices et les passions dans l’art chrétien sont, comme le diable, symbolisés par des animaux. Pris en général, ils sont figurés par des rats, parce qu’ils dévorent l’âme et rongent celui qui leur donne asile en son cœur, comme l’animal ronge-maille dévora et détruit tout ce qu’il touche. L’orgueil est désigné par le cygne, dont le plumage blanc recouvre une peau noire, — l’hypocrisie par l’autruche, que ses larges ailes semblent devoir porter au ciel, et que ses lourdes pattes retiennent sur la terre, — le scandale par le dragon à la tête de femme et aux pieds de cheval, — la rapacité et l’injustice par le griffon, — la prudence dans le mal par le hibou, etc. Après avoir montré par des images sensibles le vice et le péché, l’art exprimait encore par des images nouvelles la rémunération des œuvres et les châtimens, et la croyance qui faisait de certains animaux les bourreaux des damnés était trop générale, trop accréditée, pour ne point fournir de nombreuses inspirations. Ainsi à l’abbaye de Moissac on voit une femme, personnification de la courtisane impénitente, tétée par des crapauds : ailleurs ce sont des serpens qui rongent des moines impudiques. Dans l’église Saint-Sauveur de Dinan, un homme à cornes de bœuf est écartelé par des crocodiles fantastiques. Dans le tableau de l’enfer tel que le présente un chant populaire de la Bretagne, il est dit que la peau des damnés sera écorchée, leur chair déchirée par les dents des serpens et des démons, et l’on retrouve la vignette de cette légende sur les chapiteaux de plusieurs églises, entre autres sur l’un des piliers de Saint-Trophime d’Arles, où l’on voit des réprouvés dévorés par des lions, symbole du diable. Enfin, sur la façade méridionale de la cathédrale de Chartres, on voit reparaître cette large gueule du dragon qui, sur les théâtres du moyen âge, représentait l’entrée de l’enfer, et dans laquelle des démons poussent les damnés à grands coups de fourche.

La décoration des tombeaux comme celle des églises offre de nombreux emblèmes zoologiques. À une époque très reculée et antérieurement au XIIe siècle, pour indiquer que les morts, au moment suprême, s’étaient réconciliés avec Dieu, on suspendait au-dessus de la dalle de pierre qui recouvrait leurs restes une colombe de métal ou de bois argenté ou doré, ce qui signifiait que leur âme s’était envolée vers les régions de l’éternelle béatitude. Sur la sépulture des guerriers qui succombaient dans un combat, on fixait une lance au sommet de laquelle planait une colombe, le bec tourné dans la direction du champ de bataille où ils avaient trouvé la mort. Le lion sur le tombeau d’un chevalier indiquait qu’il avait péri dans une expédition militaire ; un lévrier, qu’il s’était éteint paisiblement en temps de paix. Le lion, pris comme signe du rang suprême, était aussi placé sur les monumens funéraires des rois, et on le retrouve comme image du démon vaincu sur ceux de quelques grands personnages de l’église. Combiné avec le dragon, il se rapporte encore au triomphe de la piété sur l’esprit du mal et le péché.

En rapprochant, les emblèmes zoologiques dispersés sur les monumens du moyen âge, il est impossible de ne pas reconnaître qu’ils sont tout à la fois, comme nous l’avons dit, l’expression des croyances scientifiques, théologiques et populaires ; mais tout en faisant une grande part à la simple fantaisie, il reste encore un ensemble de doctrines assez vaste pour que l’archéologie religieuse se lie d’une manière intime à l’histoire philosophique du passé. Il y a là le cachet original d’une grande civilisation, et comme si le moyen âge avait voulu y laisser l’empreinte complète de son esprit, nous y retrouvons encore, à côté des plus hautes aspirations de l’ascétisme, cette protestation cynique, impie, burlesque, qui, dans les traditions écrites, se révèle par le Roman de Renart. Sur un grand nombre de monumens religieux, les animaux, ainsi que dans ce roman célèbre, sont présentés comme une véritable contrefaçon de l’homme. Ils parodient ses actions, ses vices, ses talens. Le renard cultivateur de l’épopée satirique est remplacé sur la cathédrale de Chartres par une truie occupée à battre le beurre. Des singes grimaçans jouent de la flûte sur les chapiteaux des églises, des ânes pincent de la harpe, et des truies tournent le fuseau. Renart, le héros du roman, parait à son tour, comme si renardie devait être représentée partout, et il se montre tel que nous le verrons dans le poème, habile à engaignier, hypocrite et trompeur, et revêtant même, pour mieux tromper, l’habit du prêtre et du moine. À Amiens, parmi les statues de la cathédrale, il prêche, affublé de la coule monacale, un auditoire de poules qui l’écoutent le bec ouvert. Celle qu’il porte dans son capuchon semble indiquer qu’il en a déjà séduit plusieurs par son éloquence. Dans une église du comté de Somerset, on le voit pendu par une oie avec deux renardeaux qui glapissent au pied du gibet. Les artistes ne se contentent pas d’en faire un orateur, ils l’élèvent aux plus hautes dignités, en lui donnant la mitre et la crosse, comme les trouvères qui l’avaient élevé, à la cour du lion, au rang de premier ministre. Quant au clergé, pour qui l’art, ainsi que nous l’avons dit, fut toujours distinct et séparé du dogme, il ne se scandalisait nullement de ces tableaux bizarres, et il en tolérait même la mise en scène dans les cérémonies pieuses, comme on le voit par la procession qui se célébrait à Paris dans le cours du XIIIe siècle. Dans cette fête célèbre, un homme habillé de peaux de renard, couvert d’une espèce de surplis, se montrait au milieu des ecclésiastiques, la mitre et la tiare sur la tête. Sur le chemin qu’il suivait, on plaçait de la volaille, et de temps en temps il se jetait sur les poules à la grande satisfaction des assistans.

Ainsi, en comparant les monumens sculptés avec les monumens écrits, on trouve entre eux un rapport infime. Le Bestiaire divin du clerc Guillaume, l’Image du monde d’Omons, le Miroir de la nature de Vincent de Béarnais, et les traités du même genre que nous avons mentionnés dans la première partie de cette étude, sont, avec les livres saints, les véritables et les seuls guides de l’archéologue qui veut comprendre dans tous leurs détails les grands monumens de l’art du moyen âge. Les animaux que nous y voyons figurer correspondent exactement à ceux que nous ont fait connaître les récits hagiographiques, les poèmes religieux et les Bestiaires. Nous allons les suivre maintenant dans la littérature profane. Après les avoir vus les amis des saints, nous allons les voir les amis et les compagnons des chevaliers. Ils vont donner, dans l’épopée satirique, des leçons de malice et de bon sens, comme ils ont donné dans l’épopée religieuse des leçons de dévouement et de vertu ; enfin, par une transformation nouvelle, ils serviront, dans le blason, d’emblème à la vanité, comme ils servaient, dans l’architecture, de symbole aux plus hautes abstractions du mysticisme.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voir la livraison du 1er décembre.
  2. Apud Bolland., Vita Sancti Guthlaci.
  3. Ibid., Vita Sancti Deicoli.
  4. Histoire de Verdun, 1745, in-4o, p. 61.
  5. Voir Floquet, Du Privilège de la fierté de saint Romain.
  6. Du dragon de Metz, par Alex. le Noir. Mém. de l’acad. celtique, II. 1 a 20. — Salverte, du Dragon et des Serpens monstrueux, Rev. Encyclop., 1826, mai et juin. — Bottin, traditions des dragons volans, Arch. du nord de la France, 1, 97. — Ladoucette, Du Graouilly de Metz, etc.
  7. Le Bestiaire divin, c. XXXI.
  8. Le Bestiaire divin, c. X, De la Hupe
  9. Ibid., c. XVI, de Hériçon.
  10. Mémoires de Condé, 1743, in-4o, t. III, p. 101.
  11. Bernardi Opéra, Paris, 1642, In-folio, t. III, p. 346.