L’Envers de la guerre/I/Avant-propos

Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 5-8).


AVANT-PROPOS

Je désire indiquer brièvement pourquoi je publie le journal que j’ai tenu pendant la guerre. Après avoir lu mes premiers romans pacifistes, dont le plan s’appuyait sur ces Notes, Jean de Pierrefeu avait écrit : « Je viens de passer trois jours vraiment bien remplis. J’ai lu d’une haleine, sans pouvoir m’arrêter, et comme frappé d’hallucination, l’œuvre d’un écrivain qui a osé faire revivre le drame immense de la guerre tel qu’il s’est joué à l’arrière, dans les cœurs et dans les consciences… Quoi ? Nous avons des livres de cette trempe et nous les laissons dans une ombre discrète, au lieu d’exalter leur valeur de propagande, de saisir toutes les occasions de les pousser dans le public, d’en garnir les bibliothèques où le peuple peut apprendre la vérité ? » Ces lignes m’ont beaucoup frappé. Et c’est précisément pour en tirer un peu plus de la pénombre « le drame immense de l’arrière », pour aider à le diffuser, que j’ai résolu de publier ces Notes.

Devais-je leur laisser la forme cursive que je leur avais donnée, au jour le jour, dans la guerre même ? J’ai pris, en particulier, l’avis d’un homme dont j’admire également la carrière et l’intelligence, l’illustre H. G. Wells. Je lui ai soumis les Notes de trois mois pris au hasard. Voici son opinion écrite : « Matière merveilleuse pour la publication et d’une valeur extrême au point de vue historique. Le ton, bref, sec, sagace, est complètement nouveau et l’œuvre tout entière excessivement intéressante. Elle doit être publiée telle quelle. »

Je n’ai donc pas modifié la forme de mon journal. Je me suis borné à élaguer, à pratiquer des coupes, à enlever les broussailles et les piquants… Certains me reprocheront peut-être d’avoir laissé des propos de politiciens qui parlaient librement devant moi, au cours d’un repas ou d’une réunion intime. Mais, à mon sens, tout homme public appartient à l’histoire. Ses discours familiers complètent sa physionomie. D’ailleurs, dans les milieux où j’évoluais à cette époque, on savait que je tenais un journal. Des centaines, des milliers de fois, lorsqu’on me signalait un trait, une anecdote, j’ai entendu cette phrase : — Corday, pour vos Notes…

Enfin, au bout de combien de temps convenait-il de publier ce journal ? J’en parlais un jour avec un ancien ministre à qui ces Notes doivent beaucoup. C’était peu après l’Armistice. Il me dit en riant :

— Je vous donne dix-huit mois.

J’ai attendu quatorze ans.