L’Entrevue de Stuttgart
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 70-101).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

L’ENTREVUE DE STUTTGART[1].


IX. — LES COMMENTAIRES SUR L’ENTREVUE.

L’empereur Alexandre avait quitté Stuttgart le 28 septembre, pour se rencontrer le surlendemain, à Weimar, avec l’empereur François-Joseph[2]. L’entente que poursuivait sa diplomatie avec la France était cimentée, mais il n’en partait pas moins maussade. Malgré les épanchemens de la dernière heure à la villa du prince royal, il n’avait pu vaincre ses préventions contre Napoléon III. Il avait subi le charme fascinateur de son sourire lumineux ; il avait apprécié son esprit, sa bonne grâce ; mais, bien que séduit par sa cordiale aménité, il n’avait pu s’empêcher de voir en lui l’homme funeste qui avait fait perdre à la Russie sa situation prépondérante en Europe. Le souvenir de l’entrevue lui pesait ; j’en eus la preuve peu de semaines après, par un menu fait, sans portée apparente, mais dont la moralité ne pouvait m’échapper. Le tsar renvoya avec dédain au peintre qui lui en faisait hommage de charmantes aquarelles traduisant les scènes principales de l’entrevue, avec de petits portraits d’une grande ressemblance. Il semblait qu’il lui répugnât de reporter sa pensée sur un épisode déplaisant de son existence. Napoléon III, au contraire, fut reconnaissant de l’envoi : les aquarelles lui rappelaient la consécration de sa gloire et de sa puissance.

Les correspondances de Stuttgart causèrent à Pétersbourg un vif désappointement. On était heureux, sans doute, de n’être plus isolé et de s’être assuré une solide alliance. Mais cette satisfaction n’était pas sans mélange ; elle était troublée par un grain de jalousie et surtout par de cuisans regrets. La France n’avait-elle pas pris la place que la Russie occupait la veille encore ! Ce qui ajoutait à l’amertume de ces souvenirs, c’était le contraste si marqué dans l’accueil fait en Allemagne aux deux empereurs. On était froissé du rôle relativement secondaire qu’Alexandre II avait joué à Stuttgart ; il n’avait éveillé ni curiosité ni enthousiasme, tandis que les journaux ne s’étaient occupés que de Napoléon III, et que les populations partout s’étaient jetées sur son passage, pour le voir et souvent pour l’acclamer. On en voulait au tsar d’avoir poussé la déférence envers « un souverain d’hier » jusqu’à lui faire la première visite et à lui céder le pas. Les peuples se sentent atteints dans leur amour-propre lorsque le prince qui représente à l’étranger la grandeur et la dignité du pays transige sur des questions de préséance et n’est pas l’objet de chaleureuses ovations. Ils n’en scrutent pas les motifs, ils s’en tiennent au fait qui les blesse et les irrite.

La correspondance de la légation s’était arrêtée à la veille de l’arrivée de l’empereur et de son ministre ; je ne la repris que quelques jours après leur départ. Je n’avais rien à leur apprendre sur l’entrevue, ils en connaissaient toutes les péripéties, ils y avaient joué le premier rôle ; mais il était de mon devoir de ne pas laisser ignorer au département les impressions qu’elle avait provoquées autour de moi. Je m’y appliquai dans une lettre au comte Walewski ; je crois devoir la reproduire à titre de document, car elle fait allusion à des incidens qui méritent d’être retenus.

« La diplomatie accréditée à Stuttgart, écrivais-je à la date du 5 octobre, a perdu le sommeil ; elle est en campagne, soir et matin, dans l’espoir de percer les mystères de l’entrevue. Elle frappe à toutes les portes, a recours à tous les stratagèmes pour apprendre ce que les empereurs ont bien pu se dire et ce que leurs ministres ont pu concerter. Jusqu’à présent, elle se débat dans d’infructueuses conjectures ; elle croit savoir cependant que le prince Gortchakof aurait dit que, sur la question des principautés danubiennes, la Russie était entièrement d’accord avec la France, et que son maître arriverait à Weimar les mains liées. Le ministre des affaires étrangères, le baron de Hügel, est peu disposé à ajouter foi à ces propos. N’ayant été l’objet d’aucune confidence, il s’imagine que rien d’important n’a été résolu. Il se montre tout aussi sceptique au sujet des versions multiples qui circulent sur les entretiens de Weimar. Il n’admet pas que les deux souverains, dans une aussi courte entrevue, aient eu ni le loisir ni l’intention de débattre et de résoudre des questions politiques. « Il se peut, dit-il, que le désaccord qui règne entre les deux cabinets sur la réorganisation des provinces moldo-valaques ait inspiré des regrets à l’empereur François-Joseph, car c’est pour lui une question brûlante ; mais l’empereur Alexandre, peu enclin aux épanchemens, se sera borné à le payer de bonnes paroles. » —M. de Hügel, longtemps accrédité par son roi à Vienne, est un optimiste ; élevé à l’école du prince de Metternich, il ramène tout à des formules, il interprète les événemens au gré de ses sentimens ou de ses intérêts. Il reconnaît cependant que le but principal de l’entrevue de Weimar est atteint ; les préventions seraient tombées et les rapports personnels rétablis sur leur ancien pied. Les deux empereurs s’en seraient expliqués avec une vive satisfaction, l’un à son passage à Berlin et le second en traversant Dresde. La joie des partisans de l’alliance russe en Allemagne serait complète si ce premier résultat devait en amener un second, plus significatif : la chute du comte de Buol, qu’ils trament depuis si longtemps sans y réussir. Mais ils craignent que la condescendance de l’empereur François-Joseph n’aille pas jusqu’à sacrifier son premier conseiller, de but en blanc, à leurs ressentimens. Ils espèrent néanmoins que, dans un temps donné, on ne refusera pas à la Russie ce dernier gage, indispensable à une franche réconciliation. Déjà le comte de Buol, à l’exemple des ministres qui sentent le pouvoir leur échapper, se plaindrait de sa santé et du fardeau des affaires. On se plaît à en conclure que sa chute n’est plus qu’une affaire de temps.

« On n’est pas resté indifférent à la démarche que M. de Bülow[3], le ministre du Danemark à Francfort, est venu faire à Stuttgart, pendant l’entrevue, pour solliciter l’intervention de la France et de la Russie. Cette démarche, bien naturelle et bien légitime, n’a pas été approuvée, on l’a trouvée déplacée, inopportune, car les Allemands n’admettent pas que le roi de Danemark, menacé dans sa sécurité, ait le droit d’implorer l’appui des grandes puissances. On est rassuré maintenant qu’on croit savoir qu’il est parti d’ici, déçu et mécontent ; on prétend que vous lui auriez dit que l’affaire des duchés de l’Elbe était une question purement germanique et que la France n’interviendrait que lorsqu’elle aurait pris un caractère européen. Si telle a été la réponse de votre Excellence, on conçoit que M. de Bülow ait quitté Stuttgart désenchanté.

« Je ne sais si les agens russes ont reçu de leur cour des instructions identiques à celles que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser, mais je constate que le langage du comte de Benckendorfest entièrement conforme à celui que vous m’avez confidentiellement prescrit. Dans les cercles de la princesse royale, on parle, avec une désinvolture qui me surprend, « des caprices de l’impératrice Marie. » On regrette que, pour la décider à venir à Stuttgart, il ait fallu la croix et la bannière. Je vous cite ces propos frondeurs pour ce qu’ils valent. Qui sait si les caprices de l’impératrice Marie ne sont pas provoqués par des peines intimes, de la nature la plus délicate, plus encore que par ses préventions contre la France !

« Un Français a eu l’idée singulière, et je dirais hardie, de s’adresser au tsar pour lui demander son appui auprès de l’empereur Napoléon. Le général de Benckendorf m’a remis sa requête, vous la trouverez sous ce pli. L’empereur aurait beaucoup ri de cette étrange démarche : « Je voudrais bien, a-t-il dit, avoir le crédit qu’on me prête. »

« La santé du roi de Prusse est la grosse préoccupation du moment. Il y a trois jours, le comte de Seckendorf a reçu du baron Manteuffel une dépêche télégraphique fort alarmante ; elle se terminait par ces mots : « Joignez vos prières aux nôtres, pour la conservation des jours de Sa Majesté. » Depuis, les nouvelles que le roi de Wurtemberg et la reine de Hollande reçoivent plusieurs fois par jour, directement de Sans-Souci, ont pris un caractère un peu moins grave. Mais on a peu d’espoir ; on croit généralement à un ramollissement du cerveau. « Il se peut, médisait M. de Hügel ce matin, que le roi sorte encore une fois de cette crise, mais politiquement il n’en est pas moins mort dès à présent[4]. « On s’attend à de grands changemens à Berlin ; je doute que le prince de Prusse, en montant sur le trône, puisse ou veuille mettre en application les programmes qu’il a pu concerter avec ses amis du parti constitutionnel, et rompre d’une façon radicale avec le système politique de son frère. Le parti de la croix est puissant ; il ne se réduit pas à l’entourage de Frédéric-Guillaume, il se compose de l’aristocratie presque entière, qui réclamera toujours une part privilégiée dans la direction des affaires. La camarilla qui domine en ce moment, avec l’appui de la reine Elisabeth, ne représente que les exagérations de ce parti ; elle disparaîtra. Sera-t-elle remplacée par les chefs du parti de Gotha, dont le prince s’entourait dans ces dernières années ? Il est permis d’en douter. Je crois plutôt qu’arrivé au pouvoir, il s’appuiera de préférence sur les élémens militaires et bureaucratiques, qui forment la clé de voûte de la monarchie prussienne. Le cabinet actuel sera provisoirement maintenu, car, arrêtés par un sentiment de piété, les rois de Prusse n’ont jamais, dès leur avènement, rompu avec les conseillers de leurs prédécesseurs. Le prince Guillaume n’a malheureusement ni goût ni estime pour M. de Manteuffel ; ils ont eu souvent, pendant la guerre de Crimée, des altercations ; il est à craindre qu’il ne se souvienne de ces froissemens et ne le congédie dès que sa politique extérieure sera bien assise.

« L’influence de la Russie, si longtemps prépondérante à Berlin, fera-t-elle place à l’influence exclusive de l’Angleterre ? Ou bien, au lieu de faire de la politique de sentiment comme son frère, le prince ne consultera-t-il que les intérêts permanens de son pays ? On croit généralement qu’il ne se laissera entraîner ni d’un côté ni de l’autre ; il n’est pas hostile à la Russie, bien qu’il l’ait combattue de son influence pendant la guerre d’Orient. — De toutes les grandes puissances, c’est l’Autriche qui se ressentira le plus de la disparition de Frédéric-Guillaume IV. Elle avait à la cour de Potsdam un auxiliaire puissant, c’était la reine Elisabeth, qui porte à François-Joseph, le fils de sa sœur, l’archiduchesse Sophie, une tendresse maternelle. La mort du roi rompra les rapports journaliers, intimes entre les deux cours, pour faire place à leurs rivalités, si marquées depuis Olmutz. Le rôle de la princesse de Prusse ne sera pas sans importance ; elle a de l’esprit et s’intéresse à la politique. Elle ne cache pas volontiers ses sentimens ; on sait qu’ils ne sont pas bienveillans pour la Russie, et que ses préférences se reportent sur l’Angleterre. Sa grande et vieille affection pour Mme la duchesse d’Orléans ne l’empêche pas d’être bien disposée pour l’empereur et l’impératrice. Souvent à Baden, chez Mme la grande-duchesse Stéphanie, et plus tard à Berlin, elle m’a parlé en termes gracieux de Leurs Majestés impériales, et cela dans un temps où Elles ne comptaient guère d’amis à la cour de Prusse.

« Votre Excellence voudra bien excuser la forme décousue de cette lettre écrite à la hâte, entre l’arrivée du comte de Reculot et l’expédition de la valise ; elle me pardonnera également de m’être permis des appréciations prématurées sur la politique du futur roi de Prusse. »


X. — LES ENTRETIENS DU PRINCE GORTCHAKOF ET DE M. DE BISMARCK APRES L’ENTREVUE.

A l’heure même où j’écrivais cette lettre au comte Walewski, M. de Bismarck appréciait l’entrevue, à sa façon, dans un volumineux rapport adressé à sa cour. Il était resté à Baden aux écoutes. Il recueillait les bruits qui de Stuttgart venaient s’y répercuter. Il se donnait beaucoup de mal pour discerner le vrai du faux ; le faux semblait avoir ses préférences. Les versions qui circulent, disait-il, reflètent les opinions et les vœux de ceux qui les répandent. Les Russes affectent l’enchantement ; les Autrichiens, au contraire, et leurs acolytes, prétendent qu’il y aurait eu des froissemens et des deux côtés de sérieux mécomptes : Weimar aurait troublé Stuttgart. L’empereur Alexandre, au lieu d’accepter l’entrevue cordialement, se serait appliqué à en altérer le caractère et la signification, en cherchant à faire croire qu’il était chez lui, en famille, à Stuttgart, et que l’empereur y était venu tout exprès pour le voir. C’est pour bien faire ressortir la nuance qu’il serait arrivé vingt-quatre heures avant lui dans la capitale du Wurtemberg et se serait installé à la villa de Berg, chez son beau-frère ; mais Napoléon III, pour de jouer ce calcul et remettre les choses en état, au lieu de quitter Stuttgart en même temps que le tsar, serait resté chez le roi vingt-quatre heures de plus. M. de Bismarck faisait aussi de déplaisantes allusions au refus de l’impératrice Marie de se rencontrer avec l’impératrice Eugénie ; et, pour donner du piquant à son rapport, il prétendait que la nuée d’agens secrets arrivés à Stuttgart à la suite de M. Hyrvoix, le chef du service de la sûreté, avait produit le plus détestable effet.

M. de Bismarck ne s’inspirait pas des ambassadeurs vénitiens en se faisant l’interprète de ces commérages. Il fut plus intéressant en rapportant les entretiens qu’il eut, quelques jours après, avec le prince Gortchakof, à son arrivée à Baden : « Le prince, écrivait-il ironiquement, — car il savait qu’il exagérait volontiers lorsque son amour-propre était en éveil, — m’a parlé de l’entrevue sur le ton de la plus complète satisfaction, je dirais presque du triomphe. « Elle a réalisé et dépassé, m’a-t-il dit, toutes nos espérances ; il est permis de la considérer comme un événement historique auquel la rencontre de Weimar ne changera rien. » — « Je dois conclure de ces paroles, ajoutait M. de Bismarck, que des conventions de haute importance ont été conclues à Stuttgart entre la France et la Russie, car le prince, lorsque je l’ai questionné sur l’affaire danoise, sur laquelle les deux gouvernemens différaient d’avis, m’a dit que la France, après avoir hâtivement poursuivi l’énergique intervention des puissances européennes en faveur de la cour de Copenhague, avait fini, en considération de l’entente qui s’était établie sur des questions bien plus considérables, par se départir de sa politique traditionnelle et à ranger l’affaire danoise au nombre des choses « dont le préteur n’a cure. » Toute divergence entre les deux cours aurait disparu à ce sujet, la France ayant adopté les vues de la Russie et reconnu qu’il fallait laisser au cabinet de Copenhague le soin de se débrouiller avec les chefs du parti holsteinois et avec la diète germanique. »

Dans une seconde rencontre, le prince Gortchakof s’était montré plus explicite ; il avait raconté à son interlocuteur l’entretien qu’il avait eu avec M. de Bülow, l’envoyé danois à Francfort, venu tout exprès à Stuttgart pour réclamer son appui. « Je lui ai donné des avis, disait-il, à la façon d’un père qui veut faire entendre raison à des enfans qui se querellent ; je lui ai conseillé de se taire et de céder. »

Le prince Gortchakof se mirait volontiers dans sa politique ; il avait lieu assurément d’être satisfait des arrangemens sanctionnés par les deux souverains, mais il se plaisait à en grossir la portée, afin d’impressionner l’envoyé prussien. Il tenait à lui faire croire que, grâce à son habileté, la Russie n’était plus isolée, qu’elle disposait maintenant d’une solide alliance qui lui permettrait de se relever du traité de Paris, et de reprendre énergiquement, en Orient, sa politique traditionnelle. Aussi répétait-il, en se rengorgeant, que des affaires de haute importance avaient été traitées et résolues à son entière satisfaction, et même à celle de la Prusse, ajoutait-il d’un ton sibyllin. M. de Bismarck dressait l’oreille, sa curiosité était de plus en plus excitée : il avait trop de perspicacité pour ne pas deviner qu’il s’agissait de l’Italie et de l’Orient, mais il aurait voulu savoir dans quel sens et sous quelle forme ces questions de haute portée, auxquelles la Prusse se trouvait intéressée, avaient été discutées et réglées. Rien ne pouvait l’intéresser davantage. Mais sur ce point cardinal, le prince restait muet ; il prétendait qu’il en avait déjà trop dit. Cependant, pressé, harcelé, il avoua que des explications nettes et catégoriques avaient été données sur la rencontre de Weimar, dont les journaux autrichiens exagéraient à plaisir la portée. Le tsar aurait dit à l’empereur Napoléon qu’il pouvait d’avance, en quelque sorte, considérer cette entrevue comme non avenue, qu’elle n’exercerait aucune influence sur sa politique, et que, s’il ne l’avait pas informé dès le début des ouvertures dont il avait été l’objet, c’est que l’Autriche lui avait fait promettre le secret.

M. de Bismarck aurait eu mauvaise grâce de se plaindre ; il était renseigné sur les choses essentielles, il savait que la Prusse, sans être présente à Stuttgart, loin d’être exclue des combinaisons arrêtées entre les deux souverains, y avait sa place marquée ; que le Holstein ne provoquerait aucune intervention de la part des deux puissances, et qu’aucune question politique ne serait débattue à Weimar. L’Autriche resterait donc forcément isolée pour permettre à la France de délivrer l’Italie, à la Russie de reprendre en sous-œuvre ses projets sur l’Orient, et rien n’empêcherait dès lors la Prusse de pêcher en eau trouble. Telle était la moralité des confidences qu’il venait de recueillir. Il n’avait pas perdu son temps, en guettant de Baden l’arrivée du ministre russe ; il était parvenu à pénétrer son secret. Il avait compris que l’empereur Alexandre et l’empereur Napoléon, dont il redoutait l’entente, au lieu de s’inspirer de Tilsitt et des pourparlers de 1829, faisaient au contraire entrer la Prusse dans leur jeu, sans lui demander d’engagemens, l’un en cédant à ses rancunes contre l’Autriche, le second à son faible pour l’Italie. Tout semblait conspirer pour frayer les voies à M. de Bismarck et lui permettre de réaliser le programme qu’il avait adressé à son roi au sortir de la guerre de Crimée. Jamais homme d’état n’a été aussi royalement servi par la fortune.

J’ai raconté l’entrevue des deux empereurs, ses préliminaires, ses fêtes, ses incidens, ses pourparlers ; il me reste à en dégager la philosophie et à retracer rapidement les négociations et les événemens qu’elle a provoqués.


XI. — LES CONSÉQUENCES DE L’ENTREVUE.

La politique d’un grand pays, alors même qu’elle est concentrée dans une main unique, libre de tout contrôle et de tout contrepoids, n’arrive pas du premier coup, sans transition et sans nécessité, à rompre avec un long et glorieux passé pour se jeter dans l’inconnu et s’attacher à des combinaisons hasardeuses. Aussi s’est-on demandé souvent, et j’ai posé moi-même la question dans mes études, à quel moment la politique impériale a dévié pour la première fois de nos vieilles traditions, non pas en pensée, mais par un acte formel. La question est résolue aujourd’hui par la révélation des confidences que le prince Gortchakof a faites à M. de Bismarck dans les derniers jours de septembre 1857 et par une lettre de Napoléon III adressée au comte Walewski, après les entretiens de Plombières, et qu’on lira tout à l’heure. C’est à Stuttgart, pour s’assurer le concours militaire et diplomatique d’Alexandre II et la neutralité sympathique de la Prusse dans l’éventualité d’une guerre avec l’Autriche, que l’empereur a promis à la Russie de la seconder en Orient par une étroite entente, et qu’il s’est désintéressé de la question des duchés de l’Elbe, la cause primordiale de la guerre de 1870. C’est pour affranchir l’Italie qu’il a sacrifié le Danemark, noire plus ancien et plus fidèle allié, aux convoitises de la Prusse, qu’il a fait sortir l’Europe de ses assises. Dix mois après les entretiens de Stuttgart, la guerre contre l’Autriche, depuis longtemps conçue dans la tête de l’empereur, était arrêtée à Plombières. On a attribué à l’habileté et à l’initiative du ministre piémontais les combinaisons qui ont présidé à la campagne de 1859, et au savoir-faire du ministre prussien celles qui ont amené la guerre de Bohême. C’est faire au génie de ces deux hommes d’état la part trop large. Leurs ambitions étaient vastes et leur sagacité était à la hauteur de leurs desseins ; mais c’est Napoléon III, dans un sentiment patriotique, avec l’espoir de rendre à la France ses anciennes délimitations, qui leur a donné le branle, c’est lui qui les a incités, encouragés à précipiter les événemens. M. de Cavour à Plombières et M. de Bismarck à Biarritz n’eurent pas grande éloquence à dépenser pour être autorisés à troubler la paix et à s’agrandir aux dépens de leurs adversaires. Ils prêchaient un converti ; ils n’eurent qu’à se laisser faire ; on leur traçait la voie. L’empereur, avant même d’être appelé au pouvoir, se sentait irrésistiblement attiré vers l’Italie, qu’il voulait affranchir, et vers la Prusse, qu’il tenait à rendre plus homogène au nord pour faire contrepoids à l’Autriche. Il conspirait dans les Romagnes, à une époque où le comte de Cavour, à peine entré dans la vie politique, était loin de voir le Piémont à la tête de l’Italie, et lorsque, en 1850, il envoyait M. de Persigny au roi Frédéric-Guillaume pour stimuler son ambition, et qu’en 1854, pendant la guerre de Crimée, dans ses entretiens avec le duc de Saxe-Cobourg et le prince de Hohenzollern, il souhaitait une Prusse mieux délimitée, avec de bonnes frontières militaires et géographiques, M. de Bismarck, plus Prussien qu’Allemand, en était encore au culte de la sainte-alliance, à la politique surannée de Frédéric-Guillaume III, qui faisait du cabinet de Berlin l’instrument docile de l’empereur Nicolas et du prince de Metternich.

Mêlant la politique de l’ancienne France avec les idées napoléoniennes, l’empereur confondait la maison de Lorraine avec celle des Habsbourg ; il n’était malheureusement pas seul à considérer l’Autriche comme l’âme de toutes les coalitions, bien qu’elle eût révélé son impuissance en 1849, lors de l’insurrection hongroise et pendant la guerre d’Orient. Il croyait consolider sa prépondérance en l’affaiblissant ; il n’entendait pas fonder l’unité italienne et encore moins l’unité allemande, mais il s’imaginait que la Prusse et l’Italie, agrandies dans de sages limites, et liées par les liens de la reconnaissance, seraient les instrumens dévoués de son système et serviraient d’appoint à sa politique, soit dans les congrès, soit sur les champs de bataille. Il ne comptait ni avec la révolution, ni avec les appétits de la maison de Savoie et de la maison de Hohenzollern, qui spéculaient sur son esprit chevaleresque et sur les faiblesses de son caractère, pour le jouer et l’accabler.

Victor-Emmanuel et le roi Guillaume surent tirer un merveilleux parti des chances qui s’offrirent à eux, mais il fallut la conviction et l’énergie de leurs conseillers pour les entraîner, tant il leur en coûtait de croire qu’un souverain français se prêterait bénévolement à servir de marchepied à leurs ambitions. « Tu perds ton pays[5], disait le général de La Marmora au comte de Cavour à son retour de Plombières ; jamais l’empereur, le voudrait-il sincèrement, ne pourra tenir ce qu’il t’a promis ; il ne saurait consentir à la création d’une puissance rivale au pied des Alpes et dans la Méditerranée. — Rassure-toi, lui répondait le ministre, j’ai pris mes précautions, j’ai du noir sur du blanc, tous les atouts sont dans ma main, l’empereur ne peut plus reculer. »

M. de Bismarck, à son retour de Biarritz, se heurta contre les mêmes objections. Ses adversaires prétendaient qu’il serait joué et que la France profiterait de la guerre civile déchaînée en Allemagne pour s’emparer de la rive gauche du Rhin. Leurs appréhensions étaient plus autorisées que celles des amis du comte de Cavour, car l’empereur aimait l’Italie, tandis que la Prusse n’était qu’un atout dans sa politique ; ce qu’ils redoutaient serait arrivé, peut-être, si Napoléon III, au lieu de laisser péricliter son armée, avec une inexplicable incurie de la part d’un souverain décidé à remanier la carte de l’Europe, avait eu 400,000 hommes sous la main, au lendemain de Sadowa. Toujours est-il que, sans consulter ses ministres, Napoléon III, fort des assurances de l’empereur Alexandre, qui, à Stuttgart, lui avait promis son appui diplomatique et la concentration de 150,000 hommes sur les frontières de l’Autriche, avait fait venir le comte de Cavour à Plombières pour lui exposer son plan et lui poser ses conditions. Confiant en son étoile, et se croyant de force à diriger les événemens au gré de sa volonté, il s’était engagé à défendre le Piémont contre les attaques de l’Autriche et à laisser se constituer, au nord de la péninsule, au profit de Victor-Emmanuel, un état de 11 millions d’habitans. L’Italie, affranchie jusqu’à l’Adriatique, devait former une confédération sous la présidence du pape. En échange de nos sacrifices et comme prix de son agrandissement, le roi cédait à la France Nice et la Savoie. Le mariage de la princesse Clotilde avec le prince Jérôme-Napoléon consacrait une indissoluble alliance. Telles étaient les bases du pacte débattu entre Napoléon III et le ministre piémontais que le traité du 18 janvier 1859, bientôt, peu de jours après le mariage du prince Napoléon, allait solennellement sanctionner.

Les appréhensions que le second empire avaient éveillées, à son avènement, devaient se justifier. Les souverains et les ministres, qui hésitaient à le reconnaître, avaient tous prévu qu’il troublerait la paix et se jetterait dans des entreprises[6] irréfléchies, et le prince de Metternich. en 1858, avait été prophète lorsqu’on apprenant l’entrevue de Plombières, il disait : « Napoléon III a encore de belles cartes dans son jeu, mais l’empire révolutionnaire périra sur l’écueil italien. »

L’empereur n’avait pas l’habitude d’initier son cabinet à ses desseins. Cependant, à son retour de Plombières, il crut devoir faire part à son ministre des affaires étrangères des engagemens pris avec le ministre piémontais. Le comte Walewski[7], en voyant notre politique jusque-là si sage, si prudente, irrémédiablement associée aux revendications révolutionnaires de la Sardaigne, fut consterné. Avec le franc parler qu’autorisaient ses origines, — il était le fils de Napoléon Ier, — il se permit d’énergiques représentations. Il fit observer à l’empereur qu’une guerre contre l’Autriche, succédant de si près à celle d’Orient, le mettrait en contradiction avec son discours de Bordeaux ; qu’elle compromettrait la grande situation que lui valaient la sagesse et la modération dont il avait fait preuve au congrès de Paris ; que l’affranchissement de l’Italie ne répondait pas à l’intérêt français, et qu’en cas d’insuccès, nous nous exposerions à un soulèvement de l’Allemagne et peut-être même à une coalition européenne. C’était le langage de la raison et du patriotisme. Que n’a-t-il été écouté !

Piqué au vif par les objections de son ministre, l’empereur prit la plume pour les réfuter. Dans une longue lettre, tout entière écrite de sa main, il développa les idées dont il s’inspirait, moins peut-être pour le convaincre et le rassurer que pour justifier à ses propres yeux la gravité de ses déterminations. Recourant à la plus étrange argumentation, il se plaisait à tenir une guerre avec l’Autriche pour l’événement le plus heureux qui pût advenir à notre politique.

« La France, disait-il, a divisé ses ennemis, elle a séparé les membres de la coalition, mais elle ne s’en est approprié aucun ; elle n’a pas d’alliés véritables, parce qu’il n’y a aucun état dont les intérêts soient directement liés aux siens, dont l’existence dépende de la sienne ; et cependant une grande nation est comme un astre, elle ne peut pas vivre sans satellites. L’ancienne monarchie le comprenait, en cherchant sans cesse à s’appuyer sur l’Espagne et sur l’Italie pour résister à la maison d’Autriche. Aujourd’hui, la France est seule, entourée d’une ceinture de forteresses, élevées jadis pour la défendre, maintenant entretenues à grands frais pour l’attaquer et la contenir. Les jeunes générations, avec leurs passions ardentes, attendent le premier pas décisif que fera la France pour savoir si elles seront pour ou contre elle. L’empire est encore de fraîche date ; il est soumis aux tribulations de l’enfance. D’après la loi de la nature, les êtres qui grandissent doivent jeter leur gourme, et tant qu’ils n’ont pas eu une maladie obligée, on n’est pas sûr de leur vie. On voit bien l’empire florissant, fort, mais on attend qu’il ait subi l’épreuve de sa maladie originelle, héréditaire et fatale, que j’appellerai la réaction des traités de 1815. Tant que la crise européenne prévue depuis quarante ans ne sera pas arrivée, on ne jouira pas du présent, on ne croira pas à l’avenir. La guerre d’Orient pouvait être la révolution attendue, et c’est dans cet espoir que je l’ai entreprise. De grands changemens territoriaux pouvaient en être la conséquence, si l’indécision de l’Autriche, la lenteur des opérations militaires, n’étaient venues réduire à un simple tournoi les germes d’une grande révolution politique[8].

« Le terrain perdu en Crimée peut être regagné en Lombardie ; si la France, tout en chassant les Autrichiens de l’Italie, protège le pouvoir du pape, si elle s’oppose aux excès et déclare que, sauf la Savoie et Nice, elle ne veut faire aucune conquête ; elle aura pour elle l’Europe, elle se créera en Italie des alliés puissans qui lui devront tout et ne vivront que de sa vie, car leurs existences seront liées à la sienne. Un grand succès en Italie donnera un grand ébranlement à l’opinion publique en Europe, qui ne verra pas seulement dans le gouvernement français le Croquemitaine des anarchistes, mais le pouvoir qui a voulu être fort chez lui, pour être à même de briser ses propres chaînes et de délivrer et civiliser les peuples. La maison d’Autriche amoindrie, notre influence s’accroîtra immédiatement en Europe. Les peuples nos voisins sur le Rhin, en Suisse, en Belgique, imploreront notre alliance, par crainte ou par sympathie, au lieu devenir comme aujourd’hui nous mordre les mollets. Alors la France, sans tirer de nouveau un seul coup de canon, pourra obtenir tout ce qu’il est juste qu’elle obtienne, et abolir pour jamais les traités de 1815.

« Enfin, si même l’Europe n’était point satisfaite, la France, assise solidement sur les Alpes et les Pyrénées, et confiante dans l’alliance des deux grands peuples de race latine comme elle, l’Espagne et l’Italie, sera plus en état que jamais de lutter, s’il le fallait, avec les puissances du Nord. »

« L’avantage est patent. — Mais, direz-vous, quelles sont les chances favorables ou défavorables qu’un tel projet présente ? Ne mettez-vous pas à néant le fameux discours de Bordeaux ?

« Il est clair pour tout le monde que lorsque l’empereur a dit à Bordeaux : L’empire, c’est la paix, il voulait par ces paroles rassurer l’Europe et faire comprendre qu’il n’irait pas de gaîté de cœur recommencer les conquêtes de son oncle. Personne cependant n’a pu comprendre par ces paroles que l’empereur s’engageait à ne jamais faire la guerre. Un gouvernement qui ferait une semblable profession de foi serait ridicule et impuissant même à maintenir la paix. Le véritable sens du discours de Bardeaux est donc ceci : « Je ne ferai la guerre que lorsque j’y serai contraint pour défendre l’honneur national et pour atteindre un but, grand, élevé et conforme aux véritables intérêts du pays. »

« Examinons si le moment est favorable et si le danger existe de voir dégénérer une lutte en guerre européenne.

« Pour une guerre quelconque, le moment n’est jamais tout à fait favorable. Tant d’intérêts se trouvent froissés, tant de fantômes sont soulevés par l’inconnu, qu’il suffit d’énumérer toutes les chances défavorables pour faire le tableau le plus sombre et le plus effrayant ; mais, pour mieux apprécier les choses, il faut se reporter à une époque passée afin de juger de la différence.

« Si Louis-Philippe avait voulu faire la guerre, sans même tenir compte des difficultés intérieures, il eût réuni toute l’Europe contre lui. L’Angleterre, habituée à se voir obéir à Paris, ne lui aurait pas pardonné de faire la guerre sans son consentement. La Russie eût fait sans aucun doute cause commune avec la Prusse et l’Autriche, et forcé aussi la confédération du Rhin à marcher à l’avant-garde.

« Aujourd’hui, cela est changé. L’Angleterre a une peur, horrible de la guerre, elle la redoute surtout avec la France et l’Amérique ; si elle se brouillait avec la France, elle sait qu’elle l’aurait peut-être avec les États-Unis. D’ailleurs, elle n’est pas en état de faire la guerre : toute son armée est employée aux Indes, ses finances sont dans un mauvais état, et l’opinion publique est très favorable à un changement en Italie. Il y a donc quatre-vingt-dix chances sur cent pour que l’Angleterre observe une neutralité complète. Il est en effet difficile à croire que l’Angleterre irait faire la guerre à la France pour soutenir l’Autriche, c’est-à-dire pour des intérêts qui ne la touchent nullement. La Prusse est dans un état de transformation qui ne peut qu’accroître le système d’indécision qui préside toujours à sa conduite. Il serait facile, le cas échéant, de l’entraîner dans notre alliance ou au moins de s’assurer de sa neutralité ; elle n’aime pas l’Autriche, et comprendra que toute diminution de la puissance autrichienne profitera à la sienne. La confédération des petits états allemands, qui ne peuvent que perdre à la guerre, contribuera à entretenir la Prusse dans des idées pacifiques. Je crois donc que l’Allemagne restera tranquille.

« Quant à la Russie, elle aura d’abord l’attitude d’une neutralité bienveillante, mais elle réunira une armée de 150,000 hommes sur la frontière de la Gallicie, ce qui opérera une diversion heureuse pour nous, et la force des choses l’amènera probablement à faire la guerre à l’Autriche.

« Ainsi donc, d’après toutes les probabilités, non-seulement la guerre avec l’Autriche n’entraînera pas une guerre générale, mais, au contraire, l’Autriche se trouvera seule en présence de la France agissante, de l’Italie soulevée, de la Hongrie en fermentation et de la Russie menaçante.

« Tout concourt donc à présenter comme favorables les chances que la France peut avoir dans une lutte avec l’Autriche. À l’intérieur, la guerre réveillera d’abord de grandes craintes ; tout ce qui est commerçant et spéculateur jettera les hauts cris, mais le sentiment national fera justice de ces terreurs intérieures, et la nation se retrempera dans une lutte qui fera vibrer bien des cœurs, rappellera le souvenir des temps héroïques et réunira sous le manteau de la gloire des partis qui tendent tous les jours à se séparer de plus en plus. L’empereur Napoléon, dans ses Commentaires sur César, dit qu’après une guerre civile, il fallait à Rome une guerre étrangère pour amalgamer les restes de tous les partis et recouvrer les armées nationales. On peut dire qu’il en est de même après les révolutions.

« J’ai tâché de démontrer qu’une guerre avec l’Autriche serait désirable et que le moment actuel était favorable. Il me reste à déclarer néanmoins que la raison qui doit amener cette guerre doit être légitime et approuvée par l’opinion publique. Le gouvernement français perdrait le prestige auquel il doit tenir avant tout, s’il avait l’air de rechercher les aventures et même de troubler la paix générale par intérêt personnel. Le but constant de sa politique doit donc être de chercher tous les moyens pour avoir raison et le bon droit de son côté. »


XII. — LE SYSTÈME POLITIQUE DE NAPOLÉON III.

« Il y a dans toutes les affaires, a dit Bossuet, ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre et ce qui les fait réussir. » — Les considérations que Napoléon III développait à son ministre, après les entrevues de Stuttgart et de Plombières, mettent en pleine lumière l’idée dominante qui a présidé à sa politique. Plus systématique que positif, il voulait rendre à la France les frontières de 1814 par une série de combinaisons hasardeuses, fondées sur le principe des nationalités. Il ne s’inspirait pas de l’esprit de conquête ; il avait à cœur de relever son pays des stipulations du congrès de Vienne et de lui rendre ce qu’il croyait être une légitime délimitation. Son esprit large et généreux n’admettait pas qu’on pût disposer du sort d’un peuple malgré lui ; il réprouvait les annexions violentes telles qu’on les a pratiquées depuis dans un esprit de domination militaire : il ne les comprenait qu’approuvées par le vote des populations. Devançant l’avenir, qui réalisera peut-être un jour ce que ses desseins ont eu de sage et d’humain, il rêvait une Europe idéale, fédérative, fondée sur l’entente des souverains et les aspirations nationales. Ce n’était pas dans une pensée égoïste, exclusive, qu’il entendait modifier la carte. Loin de méconnaître les intérêts et les désirs des grandes puissances, il comptait les satisfaire ; il ne contrariait pas leurs ambitions, il les encourageait à s’agrandir, dans l’espérance qu’elles reconnaîtraient son bon vouloir par leur concours actif ou par leur bienveillante abstention ; il ne faisait bon marché que des petits états, qu’il tenait pour des rouages inutiles, embarrassans, une entrave au développement du progrès.

S’il y avait du calcul dans sa générosité, on ne peut nier qu’il n’y eût de la générosité dans ses calculs. « Il eut un rêve de grandeur française, a dit George Sand, qui ne fut pas d’un esprit sain, mais qui ne fut pas non plus d’un esprit médiocre. »

L’affranchissement de la péninsule du joug autrichien était son idée fixe ; jeune, il l’avait poursuivi en conspirant avec les carbonari. Arrivé au pouvoir, il faisait de l’Italie le pivot de sa politique ; il croyait répondre au sentiment public français, qui, dans son imprévoyante générosité, bien avant son avènement, réclamait l’émancipation des peuples. Des générations entières n’avaient-elles pas pleuré au récit des souffrances de Silvio Pellico ? La France prenait alors en main la défense des opprimés ; ses portes s’ouvraient à tous les proscrits, aux Lombards, aux Piémontais et aux Napolitains. Elle les adoptait, elle les assistait, heureuse d’adoucir l’amertume de leur exil. Pouvait-elle prévoir qu’un jour viendrait où ceux qui lui sont redevables de leur affranchissement, du droit d’écrire, de parler, d’affirmer la liberté, de revendiquer l’égalité, la poursuivraient, sans vergogne, de leur animosité ? On ne s’explique pas qu’une nation généreuse, courtoise, toujours prête à se sacrifier, à transiger avec les intérêts d’autrui, puisse être l’objet de haines implacables. Ses travers sont grands sans doute, mais ils ne sont pas de nature à faire oublier ses qualités et à justifier un pareil déchaînement. Nous récoltons ce que nous avons semé ; le principe révolutionnaire des nationalités se retourne contre nous, il est devenu l’auxiliaire de politiques habiles et sans scrupules, qui s’en font une arme pour nous affaiblir et nous paralyser. « L’Europe s’est transformée, elle ne sacrifie plus aux aspirations généreuses ; elle a changé de maître, elle a substitué à un empire débonnaire, poursuivant la fraternité universelle, un empire réaliste qui, suivant l’expression de Montesquieu, « ne stipule rien pour le genre humain, » mais subordonne tout, la paix, la liberté et jusqu’aux considérations d’humanité, aux intérêts de sa domination[9]. »

Napoléon III voulait l’affranchissement de l’Italie, mais il ne croyait pas à son unité. « Il suffit de regarder la carte, disait-il au comte Arèse, pour voir que sa configuration géographique ne comporte pas sa centralisation. » Victor-Emmanuel et le comte de Cavour n’entrevoyaient eux-mêmes, au début, qu’une confédération d’états dominée par l’Italie septentrionale, comme le roi Guillaume et son ministre ne songeaient qu’à former une grande Prusse. Ce sont les défaillances de notre politique et notre impuissance militaire, au mois de juillet 1866, qui leur ont permis d’élargir leurs desseins et de les réaliser.

L’Italie constituée, mais divisée en trois groupes confédérés, on dédommageait l’Autriche sur le Danube de la perte de la Lombardie et de la Vénétie ; l’expansion de la Russie était favorisée dans le monde oriental, et la Prusse, en échange de la reconstitution de nos frontières de 1814, comblait les solutions de continuité de son territoire entre ses anciennes et ses nouvelles provinces, aux dépens du Hanovre et de la liesse. L’Allemagne, comme la péninsule, était partagée en trois tronçons ; une union étroite des petits royaumes devait contre-balancer l’influence des deux grandes puissances allemandes au sein de la confédération germanique. Un royaume Scandinave et un royaume ibérique complétaient la transformation de l’Europe[10].

Tel était le système, ou plutôt le rêve de Napoléon III. S’il répondait aux tendances modernes, il ne tenait pas compte de l’ambition sans limites des souverains, ni des jalousies et des rivalités des nations. Pour mener à bonne fin un plan aussi compliqué, il aurait fallu de la promptitude dans les décisions, de la persévérance dans la volonté et ne pas l’aire tour à tour de la politique autrichienne, russe et polonaise, anglaise, prussienne, américaine et mexicaine. Jamais surtout l’empereur n’aurait dû permettre aux Italiens de violer le traité de Zurich, de s’emparer de Naples, de spolier la papauté et de se soustraire à son action en s’alliant à la Prusse. De toutes les fautes de son règne, ce fut la plus grave, celle dont la France ne s’est pas encore relevée.

Un souverain décidé à déchirer les traités de 1815 et à rendre à la France ses anciennes frontières ne se serait pas éparpillé en Chine, en Syrie, au Mexique. Les occasions l’eussent trouvé prêt, ayant sous la main une grande armée, fortement disciplinée, avec des généraux expérimentés, pénétrés de la stratégie moderne et soucieux de notre armement. La fortune ne seconde les ambitieux que lorsqu’ils sont prévoyans. Si Napoléon III avait eu une ligne de conduite nettement tracée et la ferme volonté de n’en pas dévier, il eût peut-être fait triompher sa politique, bien qu’elle ne répondît pas aux intérêts de la France, tels que les ont compris tous nos grands ministres ; il l’eût imposée à l’Europe, comme l’Allemagne lui impose aujourd’hui un joug pesant, ruineux par ses formidables armemens, aux dépens du progrès, dans un dessein d’asservissement. Les grandes entreprises veulent être préparées, et, si fort que l’on soit, il importe de compter avec ses voisins et de les gagner à ses projets, moins par les espérances qu’on leur donne que par la crainte qu’on leur inspire.

Mais le maintien du statu quo, après le congrès de Paris, était de toutes les politiques la plus sage, la plus conforme à nos intérêts. La guerre d’Orient, par le fait de la rupture de la sainte-alliance, ne nous avait-elle pas assuré la prépondérance dans les conseils de l’Europe ? Un esprit sagace, pondéré, réaliste, se serait contenté d’un résultat aussi brillant, aussi inespéré ; il se serait appliqué à consolider son influence morale, si rapidement conquise, par la correction de ses procédés, par la netteté de ses vues et l’affirmation de ses tendances pacifiques. Il se serait attaché surtout, afin de ne permettre à personne de méconnaître nos intérêts ou de porter atteinte à notre dignité, avec une infatigable sollicitude, à réorganiser l’armée, dont les défectuosités et l’insuffisance s’étaient, pendant la campagne de Crimée, si manifestement révélées au grand jour. « Nous ferons de la bonne politique, écrivait Frédéric II à Podewils, car j’ai une bonne armée. » Mais, au lieu de s’en tenir à une suprématie que personne ne contestait, l’empereur inquiétait aussitôt ses alliés de la veille, l’Angleterre par ses coquetteries avec la Russie, et l’Autriche par ses compromissions avec la révolution italienne ; il allait à Stuttgart et à Plombières, et se jetait témérairement dans une formidable aventure, laissant ses frontières de l’Est à découvert, n’ayant pour les protéger que l’armée d’observation de Châlons, composée de deux divisions d’infanterie et d’une division de cavalerie, dont le commandant en chef, le maréchal Pélissier, au lieu d’être à son quartier-général, représentait la France à la cour d’Angleterre.

« Lorsque, en 1850, j’ai fait la guerre à l’Autriche, — disait l’empereur au mois de novembre 1867, après les amers déboires de Sadowa, devant le conseil d’état, auquel il demandait une loi militaire pour lui permettre de maintenir à la France son rang et sa sécurité, — j’ai mis sur le pied de guerre et mobilisé une armée de 150,000 hommes. Nous avons été vainqueurs. Si la Providence avait voulu qu’il en fût autrement, je n’avais pas de seconde ligne[11] ! » Il dut lui en coûter de faire un pareil aveu et de reconnaître, devant les premiers fonctionnaires de l’état, que pour affranchir une nation étrangère, qui déjà alors le payait d’ingratitude, il s’était engagé dans une grande guerre sans avoir sous la main une armée suffisante pour parer à toutes les éventualités !


XIII. — LES ENGAGEMENS DE LA RUSSIE ET SON ATTITUDE PENDANT LA GUERRE D’ITALIE.

Encore si l’empereur était revenu de Stuttgart avec un traité d’alliance offensive et défensive ; mais il n’en avait rapporté qu’un protocole d’entente générale et des protestations échangées dans de fugitives causeries, lui assurant une neutralité sympathique et la concentration d’une armée sur les frontières de la Gallicie. Il n’aimait pas se lier, il préférait se réserver une porte ouverte et s’en remettre à l’arrangement fatal des circonstances. Il compromettait le succès de ses combinaisons par le décousu de ses volontés.

L’empereur Alexandre, heureusement, était un souverain loyal ; son concours diplomatique ne nous fit pas défaut. Si, en 1870, il nous laissa écraser froidement, sans permettre aucune intervention, au mépris de ses intérêts, — la Russie elle-même le reconnaît aujourd’hui, — en 1857, du moins, son attitude nous fut sympathique, secourable.

Dès le début des complications italiennes, le gouvernement russe affirma son intimité avec la cour des Tuileries, il en exagéra même la portée, au point d’autoriser les interpellations de l’Angleterre et de la Prusse. — Au lieu de rassurer sir J. Crampton, l’envoyé britannique, le prince Gortchakof s’étonna de l’indiscrétion de ses demandes. « Un amant passionné, disait-il d’un ton sardonique, pourrait tout au plus adresser pareilles questions à sa maîtresse et, vous le savez, nous n’en sommes pas là. » Le ministre de Prusse à Pétersbourg, M. de Bismarck, qui, en 1805, à Biarritz, devait se donner le mérite d’avoir empêché l’intervention armée de son gouvernement, ne fut pas mieux partagé. Le prince cependant lui confessa que la Russie n’était engagée par aucun traité, bien qu’au lendemain de l’entrevue de Stuttgart il lui eût mis martel en tête, en parlant avec emphase « d’engagemens de haute portée conclus entre les deux souverains. » Cependant, pour ne pas trop le rassurer, il se hâta d’ajouter, en se redressant, que son maître entendait conserver sa liberté d’action et ne consulter que ses intérêts. Il savait que cette réserve serait assez éloquente pour tempérer les velléités belliqueuses du cabinet de Berlin. Elle suffisait alors, comme elle suffit aujourd’hui, pour provoquer ses protestations pacifiques.

La Prusse était fort perplexe, elle suivait les événemens avec anxiété, tiraillée en tous sens, supputant les chances, spéculant sur nos défaites, avec l’arrière-pensée de se ruer, disait-on, comme en 1813, sur nos armées en déroute. L’empereur n’avait cependant rien négligé pour lier partie avec elle. Dès son avènement au pouvoir, il s’était adressé à ses convoitises, et, menacée d’être exclue de la paix au sortir de la guerre de Crimée, il l’avait maintenue au rang de grande puissance en la faisant admettre, malgré l’Angleterre et l’Autriche, au congrès de Paris. Aussi, on l’a vu par sa lettre au comte Walewski, ne mettait-il pas en doute sa neutralité. A la veille de la guerre, il avait chargé le marquis Pepoli[12], cousin du prince de Hohenzollern, le président du conseil, de laisser entrevoir au cabinet de Berlin des compensations territoriales en échange de son concours ; mais son envoyé n’avait rapporté que de vagues protestations de sympathie, sans portée contractuelle. Le prince-régent était ambitieux ; comme Frédéric II, il ne connaissait pas « de plaisir plus grand que celui d’arrondir ses domaines ; » seulement, méfiant et scrupuleux, il cherchait à concilier la foi des traités avec la passion des conquêtes. Il supputait les chances que lui offrait un conflit entre la France et l’Autriche. Il se voyait dans un dilemme : « Laisser écraser l’Autriche, disait-il dans ses épanchemens avec le prince Albert, n’est-ce pas s’exposer à partager son sort plus tard ; et, d’un autre côté, lui assurer la victoire en l’assistant en loyal confédéré, n’est-ce pas travailler, aux dépens de la Prusse, à la consolidation de sa suprématie en Allemagne ? » L’hésitation était permise. « Il éprouvait des scrupules, des frissons que Falstaff appelait les fièvres tierces de la conscience[13]. » Se tenir prêt à tout événement, laisser les belligérans s’affaiblir, et s’assurer au bon moment la gloire et les bénéfices d’une médiation armée lui paraissait le parti le plus sage ; mais, au fond, il était tenté de se jeter, aux premiers revers, sur la France, qu’il savait impuissante. Ce n’était pas le compte de la Russie, qui, elle aussi, supputait les chances de la lutte. Elle tenait à faire payer à l’Autriche son ingratitude, et ne voulait point permettre à la Prusse de lui souffler la vengeance, tout en étant décidée à ne pas intervenir militairement.

« J’ai appliqué à la Prusse une douche d’eau froide, nous disait le prince Gortchakof au début des complications ; j’ai fait passer une note à M. de Schleinitz par Budberg ; elle lui permettra de reprendre son sang-froid, de se défendre contre les entraînemens du parti national qui pousse à la guerre et de résister aux instances passionnées des cours allemandes du Midi, qui invoquent le pacte fédéral pour réclamer une intervention armée en faveur d’un membre de la confédération germanique iniquement attaqué par la France et le Piémont. »

La Russie, en donnant à réfléchir à l’Allemagne, nous rendait, en 1859, moins résolument, il est vrai, on le verra plus loin, le service qu’elle devait rendre à la Prusse en 1870, en paralysant dès le début de la guerre, d’une façon comminatoire, les alliés éventuels de la France. Napoléon III n’eût pas franchi les Alpes sans être certain du concours diplomatique de la Russie, et sans espérer, au besoin, son assistance militaire, et le roi Guillaume n’eût pas franchi le Rhin, si, à Ems, au mois de mai 1870, l’empereur Alexandre ne s’était pas formellement engagé, en présence du comte de Bismarck, à tenir en échec le Danemark, l’Autriche et l’Italie. — En 1859, le cabinet de Pétersbourg faisait payer à l’Autriche son ingratitude pendant la guerre d’Orient, et en 1870, il se vengeait de la Crimée et surtout de la Pologne, dont nous avions encouragé le soulèvement, oublieux de l’entrevue de Stuttgart et des services rendus pendant la guerre d’Italie.

Les événemens engagés, et l’Autriche aux prises avec la France, l’attitude du ministre russe, si nette, presque militante au début, se tempéra insensiblement. La vengeance ne pouvait plus lui échapper. Déjà il avait obtenu satisfaction sur un point essentiel : le comte de Buol lui avait été brusquement sacrifié, et François-Joseph, pour désarmer l’empereur Alexandre, lui avait envoyé le prince Windischgraetz, persona gratissima à la cour de Pétersbourg, car, pendant la guerre de Crimée, il n’avait pas cessé de plaider, dans les conseils de son souverain, la cause de la Russie. « Nous n’aurions, disait le prince Gortchakof d’un ton triomphant, peu fait pour rassurer notre diplomatie, qu’un doigt à remuer, qu’un clignement d’œil à faire pour que l’Autriche se mit à notre discrétion. » Les dépêches du duc de Montebello bientôt allaient devenir presque alarmantes ; le langage du prince Gortchakof n’avait plus rien d’encourageant. L’Allemagne le préoccupait chaque jour davantage, et il n’augurait rien de bon de l’Angleterre. Loin d’impressionner les cours allemandes par une attitude menaçante, il se bornait à leur donner, amicalement, des conseils de modération et de prudence. « Les nouvelles de Francfort sont mauvaises, nous disait-il ; la Prusse résiste encore, mais visiblement elle cède du terrain, et le prince-régent pourrait bien être entraîné. Vous ne sauriez être trop prudens, ajoutait-il, placés comme vous l’êtes entre la neutralité équivoque de l’Angleterre et la neutralité menaçante de l’Allemagne, prête à se transformer, d’un jour à l’autre, en état de guerre ouverte. »

« — Le moyen le plus sûr de calmer les passions des gouvernemens allemands, répondait notre ambassadeur, ne serait-il pas de ne leur laisser aucun doute sur l’intervention éventuelle de la Russie ? — Notre but, répliquait le ministre du tsar, assurément est d’arrêter l’Allemagne et de fortifier la Prusse contre ses entraînemens par nos conseils ; mais aller plus loin serait le dépasser. »

Sorti de son recueillement, le prince Gortchakof se constituait en quelque sorte juge du camp et donnait des conseils à tout le monde ; s’il recommandait l’abstention aux Allemands, il nous engageait vivement, pour ne pas effaroucher son maître et perdre ses sympathies, à ne pas recourir à des moyens révolutionnaires. Il savait fort bien qu’il ne dépendait pas de nous de soustraire notre allié, le Piémont, à ses attaches révolutionnaires. N’était-ce pas pour un peuple en révolution, soulevé contre la domination étrangère, que nous combattions dans les plaines de la Lombardie ?

Il semblait que le jeu de la Russie, libre d’engagemens contractuels, était de laisser les événemens se développer, et, la France et l’Autriche affaiblies, d’intervenir, à titre d’arbitres, comme le Neptune de Virgile, à l’heure psychologique. Elle savourait évidemment le plaisir des dieux en voyant aux prises les deux puissances qui lui avaient fait perdre, l’une par sa perfidie, la seconde par ses armes, en s’alliant à l’Angleterre, la situation prépondérante qu’elle avait occupée dans les conseils de l’Europe depuis 1815.

Le langage de son ministre, en tout cas, n’avait plus rien de réconfortant. Menacé sur le Rhin, sans être certain d’une intervention armée, résolue, de la Russie en notre faveur, — et malheureusement il n’en était pas question, — le gouvernement impérial pouvait être contraint d’un instant à l’autre, au premier échec, à se préoccuper de sa propre sécurité, au lieu de guerroyer au-delà des Alpes pour le compte des Italiens.

Les nouvelles que nous recevions d’Allemagne confirmaient les appréhensions du cabinet de Pétersbourg. Le gouvernement prussien, qui, au début des complications, enveloppait avec soin sa pensée dans des expressions rassurantes, commençait à donner à ses paroles un caractère d’ambiguïté inquiétant. Après nous avoir promis sa neutralité, sans la proclamer toutefois, il disait que le but de sa politique était le maintien de l’état légal de l’Europe, c’est-à-dire le maintien du statu quo territorial. Il se préoccupait du Mincio et rappelait que déjà, en 1848, le parlement de Francfort, en souvenir sans doute de l’asservissement de l’Italie sous les Hohenstaufen, avait déclaré que cette ligne était pour l’Allemagne d’une importance stratégique de premier ordre. Le passage du Mincio entrait évidemment dans les prévisions des cabinets de la confédération, et tout autorisait à craindre que, le jour où nos armées le franchiraient, l’Allemagne se soulèverait. Tous les gouvernemens confédérés s’y préparaient ; ils faisaient secrètement ce que la Prusse faisait publiquement, ils mettaient sur pied de guerre toutes leurs armées, avec une ardeur fébrile qui contrastait singulièrement avec leurs habitudes nonchalantes et pacifiques. Baden portait spontanément son contingent de 15,000 hommes à 25,000) et la Bavière le sien de 50,000 à 100,000. La Prusse avait déjà mobilisé six corps d’armée, et elle en avait trois sur le pied de préparation, ce qui lui permettait de faire entrer en ligne, en peu de jours, près de 400,000 hommes, sans compter les armées fédérales, dont le commandement lui était réservé. Toutes les places fortes de la confédération étaient approvisionnées, munitionnées, et il entrait dans le plan des états-majors prussiens de porter deux armées, l’une sur le Rhin et l’autre sur le Mein, qui, réunies aux contingens des états du Nord et du Midi, eussent formé un effectif d’environ 500,000 hommes.

La sécurité de notre territoire était gravement en péril ; car, je le répète, nous n’avions que deux divisions d’infanterie et une division de cavalerie à opposer à une invasion allemande déjà secrètement concertée. La Prusse n’entendait pas, assurément, méconnaître brutalement ses promesses de neutralité tant que nous n’aurions pas subi d’échec, mais elle poursuivait une médiation armée qui, en réalité, était une menace pour la France, car la médiation armée suppose la volonté d’imposer la paix, et il était évident qu’en aucun cas, si ses propositions étaient rejetées, le prince-régent ne déclarerait la guerre à l’Autriche ; le cabinet de Vienne en était bien convaincu.

« Je crains, écrivait notre envoyé à Berlin, le marquis de Moustier, au comte Walewski, que vous ne trouviez dans mes dépêches des raisons de penser que nos bons rapports avec l’Allemagne sont dans un état précaire. Il serait difficile de dissimuler que, pour être maintenus tels quels, ils demandent la plus grande prudence et les plus grands ménagemens. Toute la situation est entre les mains du prince-régent, dont les intentions à notre égard sont mélangées de plus de préventions qu’on ne le pense. On s’accorde à le représenter comme très impressionnable et très vacillant dans les idées ; il serait à regretter que cela fût vrai, car jamais un prince n’eut plus besoin de fermeté pour rester maître des événemens. Il y a beaucoup d’agitation dans ses conseils ; en présence de l’état effervescent de l’Allemagne, on hésite entre suivre le mouvement ou le réprimer. M. de Schleinitz et M. d’Auerswald, tout en concédant la mobilisation aux idées du régent, s’efforcent d’en prévenir les conséquences, d’en atténuer les effets. »

La victoire de Magenta arriva, à point nommé, pour remettre nos affaires à flot et redonner du ton à la chancellerie russe, qui en avait grand besoin. Le moindre succès de l’Autriche eût rendu notre situation dangereuse. La Prusse venait de mobiliser, et l’Allemagne, frémissante, n’attendait qu’une défaite de l’armée française pour franchir le Rhin. Que serait-il arrivé si, au lieu d’être victorieux à Magenta, nous avions été battus 1 Heureusement que la fortune, si cruelle depuis, nous protégeait alors.

En voyant la balance pencher de notre côté, le prince Gortchakof secoua son inquiétante torpeur. Il intervint à Berlin auprès du régent d’une voix plus accentuée ; il n’admettait pas que l’Allemagne, après les garanties formelles données par la France aux grandes puissances, pût méconnaître le pacte fédéral. « La confédération germanique, disait-il, est une combinaison exclusivement défensive ; or la France ne s’est permis aucun acte d’hostilité vis-à-vis de la confédération, et si la diète décrétait contre elle des mesures agressives sur des données conjecturales, elle violerait l’esprit des traités[14]. »

Ce n’était pas une menace, mais c’était plus qu’un simple conseil.

Le ministre russe le prit encore de plus haut avec l’envoyé d’Angleterre, qui trouvait que le cabinet de Pétersbourg sortirait d’une stricte neutralité si, en concentrant des troupes sur ses frontières, il obligeait l’Autriche à diviser ses forces. Il lui répondit sèchement qu’il serait temps de discuter cette question quand l’Angleterre, si préoccupée de la neutralité d’autrui, renoncerait à renforcer sa flotte dans la Méditerranée. Il lui déclara aussi que si l’Autriche perdait ses possessions italiennes, la Russie ne ferait aucun effort pour les lui faire rendre.

L’ardente intervention de la diplomatie anglaise à Pétersbourg ne laissait aucun doute sur ses connivences avec l’Autriche, et surtout avec la Prusse. L’empereur s’était mépris, dans sa lettre au comte Walewski, sur l’attitude de l’Angleterre dans l’éventualité d’une guerre, comme il s’était mépris sur la neutralité bienveillante de la Prusse. Il avait cru que, paralysée par le soulèvement des Indes et sympathique à la cause italienne, elle se désintéresserait des événemens. Il lut déçu dès le lendemain de son compliment du jour de l’an au baron de Hübner, à la réception du corps diplomatique aux Tuileries. — « L’empereur peut être certain, écrivait lord Malmesbury à lord Cowley, le 11 janvier, que s’il trouble la paix, l’Angleterre lui sera hostile. Je ne doute pas que cette imprudence ne lui coûte la couronne ; l’Allemagne s’unira certainement contre les races latines. À titre d’ami, je l’engage à réfléchir avant de risquer un pareil coup de dé ! Voyez l’empereur lui-même, et dites-lui, avec toute la solennité possible, que les conséquences de la guerre retomberont sur sa tête, s’il permet à la Sardaigne de la commencer. » — « J’ai vu l’empereur à son bal, répondait lord Cowley ; il m’a paru fort abattu. Il est poussé à la guerre par la pensée qu’en se luisant le champion des révolutionnaires italiens, il les désarmera. Cavour exploite ce sentiment. »

L’Angleterre ne négligea aucun effort pour empêcher la lutte ; elle envoya lord Cowley à Vienne pour chercher les bases d’un accommodement ; aussi, lorsque la guerre éclata malgré ses remontrances, prit-elle diplomatiquement fait et cause contre nous.

La chute du ministère Derby, dont l’accord secret avec le cabinet de Berlin, en vue d’une médiation armée, se révélait chaque jour davantage, arriva fort à propos pour calmer, comme par enchantement, les velléités belliqueuses de la cour de Prusse. L’avènement de lord Palmerston et de lord John Russell changeait la face des choses. La Russie, redoutant un rapprochement intime entre la France et l’Angleterre, accentua de plus en plus son intervention diplomatique en Allemagne, et le cabinet de Berlin, ne pouvant plus compter sur les Anglais, céda à de salutaires réflexions.

Lorsque le 5 juillet, au retour de sa décevante mission à Pétersbourg, le prince Windischgraetz arrivait à Berlin pour mettre la Prusse en demeure de remplir ses devoirs fédéraux et d’opérer une diversion sur le Rhin, il n’était plus temps. Il eut beau annoncer que l’armée autrichienne, renforcée de 60,000 hommes, allait reprendre l’offensive, et faire miroiter aux yeux du prince-régent la parité à la diète et le commandement des armées fédérales, l’occasion était passée. Les alliances ne se contractent pas au lendemain des défaites. D’ailleurs, le prix qu’on offrait à la Prusse pour payer son intervention militaire n’était pas jugé assez rémunérateur. La parité à la diète de Francfort ne suffirait pas au cabinet de Berlin ; il briguait en Allemagne l’hégémonie que l’Autriche ne pouvait lui abandonner. Aussi l’attitude de la Prusse devenait-elle de jour en jour moins menaçante. Elle s’efforçait d’atténuer la portée de ses préparatifs et de nous donner le change sur les arrière-pensées de sa politique ; elle répudiait toute solidarité avec le cabinet de Vienne et se faisait un mérite des refus opposés aux instances de l’envoyé autrichien. — « J’ai eu aujourd’hui, écrivait M. de Moustier, un long entretien avec M. de Schleinitz ; il m’a donné des assurances très explicites sur le caractère purement défensif des arméniens de la Prusse, sur la volonté du gouvernement de Son Altesse royale de ne céder en rien aux insinuations du prince Windischgraetz et sur les garanties que nous devrons trouver, en ce qui concerne le prince-régent, dans l’entente qu’il cherchait à concerter avec la Russie et l’Angleterre. Le gouvernement prussien, m’a-t-il dit, fait tous ses efforts pour ralentir les ardeurs militaires, si bien que le mouvement général des troupes vers le Rhin, fixé au 10 juillet, sera encore reculé ! » L’Autriche subissait le sort des peuples maltraités par le sort des armes : elle était partout éconduite.

Le comte Walewski transmit par le télégraphe le texte de la dépêche de M. de Moustier au quartier-général. On dit que Napoléon III la plaça sous les yeux de François-Joseph pour lui prouver qu’il n’avait rien à attendre de la mission du prince Windischgraetz, que la Prusse était résolue à ne consulter que ses propres intérêts, qu’elle se préoccupait moins des revers de l’Autriche que des moyens de 3’emparer de l’Allemagne. C’était de bonne guerre. Mais la dépêche de M. de Moustier n’était pas, comme l’ont prétendu des diplomates trop bien informés, une dépêche de commande, écrite pour la circonstance ; elle était l’expression fidèle, textuelle, des paroles de M. de Schleinitz.

L’Autriche était vaincue, elle avait perdu deux grandes batailles et une de ses plus belles provinces, mais la Prusse, qui avait spéculé sur ses désastres, sortait, cette fois encore, des événemens, comme en 1848 et comme en 1856 après la guerre d’Orient, les mains vides, déçue, mortifiée, moralement atteinte. Elle en tira cependant, au profit de sa réorganisation militaire, un grand et précieux enseignement. En mobilisant, elle avait constaté l’insuffisance de son armée et l’incohérence qui avait présidé à sa mise sur le pied de guerre. Elle s’appliqua aussitôt, avec une ardeur fébrile, à remanier de fond en comble son système ; elle créa l’instrument qui, bientôt, devait permettre à sa politique, mieux inspirée, de poursuivre et de réaliser les plus audacieux desseins.

L’atmosphère à Berlin s’était visiblement tempérée. — « Je parie, disait M. de Budberg au comte de Bernstorff, l’envoyé du roi à Londres, qui persistait, en enfant terrible, à tenir, malgré l’évolution de son gouvernement, le langage le plus violent contre la France, qu’avant peu d’années la Prusse proposera une alliance à l’empereur Napoléon ? Votre pays, ajoutait-il, est arrivé au moment où il ne peut plus que déchoir ou grandir, et il ne grandira qu’avec le secours de la France et de la Russie. » M. de Budberg disait vrai, mais il ne prévoyait pas, malgré sa perspicacité, que la Prusse, en s’associant à leur politique, grandirait à leurs dépens.

Quelques jours après arrivait à Berlin la nouvelle de l’armistice ; aussitôt le gouvernement prussien suspendait ses armemens et retirait ses mesures militaires. Il nous priait de lui rendre la tâche plus facile, en déclarant de notre côté que l’armée d’observation sous les ordres du duc de Malakof était supprimée. Il n’y avait là qu’une question d’amour-propre et non de sécurité, car on savait fort bien à quel chiffre dérisoire se réduisait notre armée de l’Est. On évoluait vers le vainqueur, suivant le précepte florentin ; on rentrait dans le fourreau l’épée dont la pointe, déjà, nous avait menacés. La diplomatie prussienne redevenait aimable, démonstrative ; elle protestait des sentimens pacifiques de sa cour. — « Vous avez moins que jamais, disait le ministre du roi à Paris, le comte de Pourtalès, quelque chose à craindre de la Prusse ; vous verrez que, de jour en jour, la ligne de démarcation entre la politique prussienne et la politique autrichienne deviendra plus tranchée. » Il ajoutait qu’on s’était mépris sur les intentions de son cabinet, qu’à aucun moment il n’avait songé à une médiation isolée, qu’il avait compris le piège de l’Autriche qui la sollicitait, mais qu’il était bien résolu à ne pas s’y laisser prendre. M. de Pourtalès, en se montrant si peu miséricordieux pour l’Autriche, trahie par la fortune, s’inspirait du programme qu’il traçait à ses amis du parti national au lendemain d’Olmütz[15] ; mais il ne traduisait pas les sentimens de sa cour, dont l’hostilité s’était si manifestement révélée par la mobilisation de son armée et sa concentration vers le Rhin. Son langage eût été bien différent si, au lieu de nos victoires, les espérances caressées secrètement à Berlin s’étaient réalisées.

Le prince-régent avait fait, en somme, une mauvaise campagne ; il s’était inutilement compromis en mobilisant tardivement ses corps d’armée et en n’intervenant pas à l’heure voulue. — « On reconnaît aujourd’hui à Berlin, disait le prince Gortchakof au duc de Montebello, qu’on eût mieux fait de suivre nos conseils ; le régent ne se serait pas exposé aux plaintes de ses populations arrachées à leurs travaux, aux reproches de l’Allemagne, qui trouve qu’il a été procédé trop lentement au gré de ses impatiences, et aux rancunes de l’Autriche, qui l’accuse d’avoir perfidement manqué à ses devoirs fédéraux. »

Le prince Gortchakof aurait pu ajouter que le régent s’était bien plus gravement compromis vis-à-vis de la France en lui révélant de haineuses tendances, à peine dissimulées, au mépris des signalés services que l’empereur avait rendus à la Prusse en la faisant admettre au congrès de Paris, contre le gré de l’Autriche et de l’Angleterre, et en s’interposant efficacement dans l’affaire de Neufchâtel.

Si Napoléon III avait su se souvenir et comprendre ses intérêts, jamais il n’eût oublié l’attitude équivoque, menaçante, du cabinet de Berlin pendant la guerre d’Italie. Il eût tiré une moralité de ses calculs, il n’eût pas donné le branle à ses ambitions, et peut-être le règne de Guillaume Ier se fût-il moins glorieusement terminé. S’il fut indulgent pour la Prusse, il poussa la mansuétude envers l’Italie jusqu’à la débonnaireté. Les violences de son ministre, le comte de Cavour, après Villafranca, les invectives de ses journaux, les sifflets qui l’accueillirent à Turin à sa rentrée en France, l’attristèrent, sans dissiper ses illusions.

La paix de Villafranca, véritable coup de théâtre, avait exaspéré l’Italie ; elle fut une vive déception pour la France, tant l’unité italienne lui tenait à cœur. Elle vit dans ce dénoûment imprévu, mais forcé, une atteinte à ses plus chères, à ses plus vieilles espérances. Égarée par les déclamations des journaux inspirés par M. de Cavour, elle fit au gouvernement impérial un crime d’avoir laissé en souffrance le manifeste de Milan. On se refusa de comprendre que la paix, si heureusement conclue, nous sauvait d’une intervention allemande et dégageait notre politique d’un périlleux engrenage. En nous arrêtant, avec le prestige de rapides victoires, nous restions les arbitres de l’Europe ; nous maintenions l’Autriche et le Piémont sous notre coupe, et nous exposions la Prusse, réduite à l’impuissance, à leurs ressentimens. Il suffisait, pour saisir les avantages que nous assurait une paix réellement providentielle, d’écouter la raison et de ne pas sacrifier au sentiment. Mais l’opinion en France, capricieuse, versatile, à moins d’être menée par des esprits supérieurs, n’a jamais su se plier au réalisme de la politique étrangère, discuter à froid ses intérêts et les faire prévaloir. On préféra incriminer l’empereur, s’attaquer à ses défaillances ; on attribua la fin précipitée de la guerre aux motifs les plus invraisemblables. Les plus indulgens prétendaient qu’il avait reculé devant le douloureux spectacle des morts et des blessés sur les champs de bataille ; ceux-là du moins rendaient hommage aux inspirations de son cœur.

Le comte de Cavour, pour conserver sa popularité et se délier de toute gratitude envers la France, manifesta l’indignation la plus véhémente ; si bien que l’empereur, facile à impressionner, demanda à son envoyé à Turin, le prince de La Tour d’Auvergne, de rester en tiers dans l’audience qu’il dut accorder au ministre piémontais avant de rentrer en France. M. de Cavour avait barre sur lui ; il espérait, par la présence de son ambassadeur, atténuer la violence de ses récriminations.

Le courroux du ministre de Victor-Emmanuel n’était qu’une tactique, car il n’ignorait pas notre situation militaire, ni ce qui se tramait à Berlin ; il savait qu’en dehors de nos 150,000 hommes, nous n’avions aucune réserve à mettre en ligne ; que, dans ces conditions, avec la perspective d’une intervention éventuelle de la Prusse et de l’Allemagne, le jour où nous franchirions le Mincio, la continuation de la guerre deviendrait calamiteuse ; il devait craindre que les résultats acquis, — et ils étaient considérables, puisqu’ils lui assuraient la Lombardie, — ne fussent remis en question, surtout si la France en était réduite à ne plus songer qu’à sa propre sécurité. L’armistice, il est vrai, conclu sans sa participation, méconnaissait en un point les stipulations de Plombières, qui, indépendamment de la Lombardie, assuraient les duchés au Piémont. L’empereur, dans l’entrevue de Villafranca, n’avait pu résister à la pathétique éloquence de François-Joseph, qui le suppliait de ménager ses parens, le duc de Modène et le grand-duc de Toscane. Il s’était laissé attendrir, impressionné d’ailleurs par les nouvelles alarmantes qu’il recevait d’Allemagne et par les conseils pacifiques que lui donnait la Russie ; mais, pour dédommager Victor-Emmanuel de ce sacrifice, il renonça spontanément à Nice et à la Savoie. Il ne les revendiqua que lorsque M. de Cavour, après la guerre, en violation du traité du 18 janvier 1859, n’assurant à la Sardaigne qu’un état de 11 millions d’habitans au nord de la péninsule, eut recours aux moyens révolutionnaires pour s’emparer de Naples, de Parme, de Modène, de la Toscane et des états pontificaux[16].

Un souverain prévoyant, soucieux de la sécurité de son pays, eût, après de telles épreuves, compris la portée de sa faute ; il eût rappelé un allié, peu reconnaissant, énergiquement au respect des traités ; mais, bon et généreux, il ne tirait aucun enseignement des expériences les plus troublantes. Il avait pour l’Italie des indulgences paternelles. N’était-elle pas son œuvre ? Il la traitait en enfant prodigue, pensant toujours la ramener à lui à force de soins, de patience et de concessions. Il lui en coûtait d’admettre qu’elle pût jamais oublier les souvenirs de 1859. S’il a été cruellement déçu en 1870, qu’éprouverait-il aujourd’hui ?


XIV. — EPILOGUE.

Si la Russie n’avait pas répondu à toutes nos espérances, elle nous avait du moins rendu de précieux services, d’autant plus méritoires qu’en apparence ils étaient désintéressés. La guerre d’Italie, cependant, lui avait valu plus d’une satisfaction ; elle s’était vengée de l’Autriche, et, après un long effacement, elle avait reparu avec autorité dans les conseils de l’Europe ; elle avait recouvré aussi de l’ascendant à Constantinople. Si elle n’avait pas profité de l’occasion pour reprendre ouvertement ses desseins en Orient, c’était par nécessité ; ses ressources étaient épuisées par la guerre de Crimée, et les questions intérieures, l’émancipation des serfs, entravaient son expansion au dehors. Elle pouvait craindre, d’ailleurs, que des complications intempestivement soulevées en Turquie ne tournassent au profit de l’Angleterre plutôt qu’au sien.

Lorsque la paix fut signée, le prince Gortchakof ne nous ménagea ni les complimens sur notre habileté diplomatique, ni ses félicitations pour nos succès militaires. Il trouvait que la politique de l’empereur Napoléon avait été d’une profonde et d’une admirable sagesse. Il éprouva aussi le besoin, car il parlait volontiers, de stimuler notre reconnaissance, en remémorant, sous la forme d’une profession de foi, tous les services qu’il nous avait rendus, et en s’appliquant à atténuer de son mieux ses passagères défaillances.

« Depuis que l’empereur m’a confié le ministère des affaires étrangères, disait-il, la politique russe repose sur l’alliance de la France ; la Russie veut, en toutes circonstances, se montrer d’accord avec elle : cet accord sera facile dans les grandes choses, parce qu’entre les deux pays les grands intérêts sont les mêmes. Vous trouverez des amis plus souples que nous, vous n’en trouverez pas de plus sûrs. Nous venons de vous le prouver ; le service que nous vous avons rendu a été de contenir et d’arrêter l’Allemagne. Peut-être a-t-on trouvé à Paris que la Russie n’a pas fait assez, mais que pouvait-elle faire de plus ? Rappelez-vous qu’elle n’avait aucun intérêt dans la guerre, et que vous ne lui assuriez aucune compensation pour son concours. Cependant, si la guerre s’était étendue, nous aurions probablement été plus loin ; une intervention plus vive de notre part, avant cela, aurait pu amener une conflagration générale. On reprochera peut-être à la Russie de ne pas avoir mis ses forces en mouvement ; mais il ne faut pas oublier les espaces immenses qu’elle avait à parcourir. L’empereur Alexandre, d’ailleurs, ne vous a jamais laisse ignorer qu’il lui fallait trois mois pour mettre ses corps d’armée sur le pied de guerre et leur faire prendre position. Mais, dira-t-on, il aurait pu s’y préparer plus tôt ; dès le 1er janvier, la guerre paraissait certaine, imminente, et les deux empereurs, à Stuttgart, n’avaient pas attendu ce moment pour se parler avec confiance. A cela je répondrai que la Russie, depuis le moment où elle a proposé un congrès, a dû croire que la paix serait maintenue, d’autant plus que l’empereur Napoléon semblait la désirer et y croyait[17]. Pouvions-nous armer quand il n’armait pas ? Après le coup de tête de l’Autriche, qu’elle a payé cher, nous n’avons pas perdu un instant pour préparer notre attitude militaire, et agir en même temps sur la Prusse et par la Prusse sur l’Allemagne. Nous l’avons fait avec les ménagemens que demandaient les liens de famille, mais nous l’avons fait avec loyauté. On s’est étonné du peu d’effet que notre attitude militaire avait produit sur l’Autriche, qui n’avait pas hésité à dégarnir ses frontières du côté de la Russie pour porter toutes ses forces contre vous en Italie ; je sais qu’on a insinué, non pas chez vous, mais ailleurs, que nous avions rassuré cette puissance contre toute crainte sérieuse de notre part, et que nous lui avions promis la neutralité. — Nous n’avons rien fait de pareil, l’Autriche n’a jamais eu notre dernier mot. Comment expliquer alors qu’elle ait dégarni ses frontières ? Pour un seul motif : elle ne pouvait pas faire face des deux côtés ; le danger qu’elle courait en Italie était certain, imminent ; celui qu’elle pouvait redouter de notre part était sérieux, mais éloigné. »

Le duc de Montebello écouta ce monologue rétrospectif, qu’il n’avait pas provoqué, avec recueillement. Il n’avait pas mission de récriminer. Il se borna simplement à demander au ministre pourquoi il n’avait pas dit à Berlin que si la Prusse déclarait la guerre à la France, la Russie s’y opposerait. — « Je ne l’ai pas fait, répondit le prince, parce que j’ai mieux aimé être accusé par vous de n’avoir pas assez fait, que de vous encourager à pousser plus loin une guerre dont je redoutais l’issue. » — « Quoi qu’il en soit, écrivait M. de Montebello à son gouvernement, on ne peut pas nier que la Russie n’ait loyalement tenu ses engagemens. Elle est la seule puissance dont la neutralité ait été bienveillante pour nous, inquiétante pour nos ennemis, sans se faire valoir et sans rien nous demander en retour. J’ai dit, du reste, ajoutait notre envoyé, à l’empereur Alexandre qu’une des raisons qui avaient déterminé l’empereur Napoléon à faire la paix, c’était la crainte d’être obligé, si la guerre se généralisait, d’agir contre sa politique en soulevant la Gallicie et la Hongrie. Ces assurances l’ont beaucoup touché. »

Les prévisions du comte Walewski, on le voit par ce récit, s’étaient en partie justifiées. En entreprenant une guerre qui ne répondait pas à l’intérêt de la France, l’empereur avait imprudemment exposé son pays. S’il échappa à l’intervention de l’Allemagne, dont son ministre se préoccupait à juste titre, il le dut moins à ses combinaisons diplomatiques et stratégiques qu’à des chances heureuses, inespérées, aux fautes sans nombre de notre adversaire, aux tergiversations de la Prusse, et avant tout à la vaillance de nos soldats plus qu’à leur commandement, plus qu’aux combinaisons savantes de nos états-majors, aux mesures éclairées de notre intendance. M. Maxime Du Camp, dans une étude éloquente sur les calamités de la guerre, a rappelé récemment avec quelle imprévoyance nous sommes descendus en Italie, bien qu’une lutte contre l’Autriche fût de longue date arrêtée dans l’esprit du souverain.

L’entrevue de Stuttgart, si funeste par les complications dont elle a été le point de départ, marque néanmoins l’heure la plus brillante du second empire. Elle aurait pu être féconde, si, dégagée de préoccupations italiennes, elle s’était inspirée de la pensée qui, sous la restauration, en 1829, présida à nos pourparlers avec le cabinet de Pétersbourg. Elle n’a valu que des mécomptes à la France et à la Russie. Elle aurait pu fortifier, consolider la suprématie que nous venions de conquérir si rapidement ; elle ne servit qu’à entretenir les illusions de Napoléon III sur la solidité de son trône ; elle l’encouragea dans la politique aventureuse des nationalités, elle lui permit de faire la guerre néfaste de 1859. Elle ne fut, en réalité, qu’un de ces grands et décevans spectacles qui frappent l’imagination des peuples et servent d’enseignement aux philosophes. Les souverains qui ont présidé à cette éblouissante mise en scène ont disparu avec leurs ministres, victimes de généreuses aspirations ; tous les deux ont eu une fin tragique. L’alliance qu’ils essayèrent de cimenter, au milieu des galas, dans de fugitifs entretiens, avorta tristement, à peine ébauchée. Leur rencontre, dont nos archives n’ont conservé aucune trace, n’en restera pas moins un événement mémorable, marqué de curieux incidens. Il importait de faire revivre cet épisode fatidique de notre histoire et de montrer, en précisant la pensée de l’empereur et en retraçant l’attitude de l’Europe pendant la guerre d’Italie, l’influence qu’il a exercée sur la direction de notre politique extérieure et sur le cours de nos destinées. Peut-être me saura-t-on gré de l’avoir tenté.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août, des 1er et 15 octobre, 1er décembre 1888.
  2. L’empereur d’Autriche, en uniforme russe, arriva à Weimar le 1er octobre et en repartit le lendemain matin, à six heures. L’empereur Alexandre l’attendait au haut de l’escalier du château grand-ducal ; il portait l’uniforme des hussards autrichiens. Ils eurent une longue conversation sans témoins, et, le soir, ils assistèrent à une représentation du Tannhäuser, dirigée par Liszt. Le 4 octobre, après une excursion à Dresde, où il reçut l’électeur de Hesse, les ducs de Nassau et d’Oldenbourg, Alexandre II partit pour Potsdam et le lendemain pour Skierniewice, et de là pour Varsovie. — Cinq entrevues avaient eu lieu dans l’espace d’un mois : 1° celle de Napoléon III avec la reine Victoria, à Osborne ; 2° celle de l’empereur Napoléon avec l’empereur Alexandre et le roi de Wurtemberg à Stuttgart ; 3° l’entrevue de François-Joseph et d’Alexandre II à Weimar ; i° celle d’Alexandre II avec le roi de Saxe, l’électeur de Hesse et le duc de Nassau, à Dresde ; 5° enfin, l’entrevue de l’empereur Alexandre II avec son oncle, le roi de Prusse, à Potsdam. — L’histoire aura de la peine à récapituler et à apprécier celles de l’année 1888.
  3. M. de Bülow a fait les évolutions diplomatiques les plus hardies ; mais il était si rond, si sympathique, si plein de tact, que personne ne les lui a reprochées. Il a été tour à tour sujet danois, sujet mecklembourgeois et sujet prussien. Je l’ai connu à Francfort, en 1850, défendant, au nom du roi de Danemark, qui l’avait nommé son envoyé auprès de la diète, la cause des duchés de l’Elbe contre les convoitises allemandes ; je l’ai retrouvé, lorsqu’en 1868 je fus nommé ministre auprès de la cour de Mechleinbourg-Strelitz, premier conseiller du grand-duc, et il est mort, il y a peu d’années, à Berlin, sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères, sous les ordres du prince de Bismarck, jouissant de son entière confiance et regretté de tous celui qui ont eu des relations avec lui.
  4. J’ai cru devoir reproduire la fin de mon rapport, bien qu’il s’écartât de mon sujet, car ses appréciations sur le nouveau règne qui s’annonçait alors en Prusse ne sont pas sans analogie avec celles que suggérait récemment l’avènement de Frédéric III.
  5. La France et sa politique extérieure en 1867.
  6. Voyez, dans la Revue des 1er et 15 octobre, la Reconnaissance du second empire par les cours du Nord.
  7. Il mourut subitement, en 1869, d’un anévrisme, en traversant Strasbourg, à l’hôtel de la ville de Paris. Il avait protesté contre la confiscation des biens d’Orléans, et dut quitter le ministère, lorsque l’empereur, sous l’influence de la camarilla italienne, qui dominait aux Tuileries, se prêt à la violation des stipulations de Villafranca, consacrées par la paix de Zurich.
  8. voir, dans la Revue du 1er décembre 1888, l’article de Valbert sur les Mémoires du duc de Cobourg.
  9. La France et la politique extérieure en 1867.
  10. Théodore Martin, Lettres du prince Albert, lors de son entrevue avec Napoléon III. — Mémoires du duc Ernest de Saxe-Cobourg., t. II.
  11. D’après la relation de l’état-major, les forces restées en France se composaient, disséminées sur tout le territoire, dépourvues d’artillerie et écrémées pur l’armée d’Italie, de 11 divisions d’infanterie, y compris les 2 divisions du corps d’observations et de 5 divisions de cavalerie sur le pied de paix. La formation de l’armée d’Italie fut des plus laborieuses ; commencée en mars, elle ne put entrer en ligne qu’en juin. L’artillerie, surprise en pleine transformation, dut faire des efforts prodigieux. Sur 60 batteries nécessaires, 25 seulement étaient prêtes au mois de janvier ; il fallut trois mois pour organiser les 35 batteries qui manquaient. On dut acheter à la hâte 24,000 chevaux, rappeler 10,000 artilleurs en congé, demander 4,000 hommes à l’infanterie pour le service des pièces et prendre comme conducteurs des cavaliers. Le grand parc et l’équipage de siège ne furent constitués qu’à la fin de juin. Les approvisionnemens et les munitions furent débarqués pêle-mêle dans le plus grand désordre à Gênes. L’artillerie n’avait pas été exercée au maniement des canons rayés, elle les emmena frais sortis des fonderies ; il en fut de même, en 1867, des chassepots : c’est à Mentana que leur effet foudroyant fut révélé à nos soldats.
  12. « Dans la pensée de l’empereur, disait le marquis Pepoli, l’Autriche représente le passé et la Prusse l’avenir ; elle ne peut se contenter d’un rôle secondaire, elle est appelée à une plus haute fortune ; elle doit accomplir en Allemagne les grandes destinées qui l’attendent et que l’Allemagne attend d’elle. (Massari, Il Conte Cavour.)
  13. Julian Klaczko, Deux Chanceliers.
  14. « Tant que la guerre se trouvera localisée, la Russie n’a aucun motif pour se départir de sa ligne de conduite. Son attitude se modifierait, ajoutait la note du prince Gortchakof, si, sans que le territoire de la confédération germanique fat attaqué, la Prusse et l’Allemagne se rangeaient du côté de l’Autriche pour soutenir cette puissance sur un terrain placé par les traités en dehors de la compétence et de l’influence légitime de la diète. Une pareille éventualité placerait l’empereur dans l’obligation d’examiner à quoi point cette ingérence serait compatible avec les principes sur lesquels est basé l’équilibre de l’Europe, dont elle ébranlerait l’édifice. Plus il tient à la paix, plus il croit de son devoir de s’opposer à toute intervention d’autres puissances, qui ne pourrait avoir pour effet qu’un embrasement général. »
  15. Voir la lettre du comte de Pourtalès dans le volume : la Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée, au chapitre : Olmütz.
  16. Ce fut à une fête de la cour à Milan que notre ministre, le baron de Talleyrand, reçut une dépêche impérieuse, lui intimant l’ordre de mettre le gouvernement piémontais en demeure de s’exécuter sans retard.
  17. L’empereur, en effet, au mois de février 1859, voulut revenir sur ses pas et fit demander secrètement au cabinet de Pétersbourg de proposer, en vue du maintien de la paix, le désarmement des volontaires italiens. J’ai raconté dans mon second volume, la France et sa politique extérieure en 1867, le dramatique entretien que le comte de Cavour eut i ce sujet avec le prince de La Tour d’Auvergne.