L’Entrevue de Stuttgart/01
Après cinq années passées à Berlin sans congé, dans une intime collaboration avec deux ministres, dont l’un, le baron de Varenne, vieux et podagre, était au déclin de sa carrière, et le second, le marquis de Moustier, jeune et élégant, à ses débuts, je fus nommé secrétaire de notre légation en Wurtemberg. On passait, à cette époque, par le grade intermédiaire de secrétaire de légation, avant d’être nommé premier.
Les avancemens dans la diplomatie, jadis, étaient lents, réguliers, et lorsque la faveur y présidait, ce n’était que dans une étroite mesure. On n’arrivait pas de primesaut aux situations les plus hautes sans avoir fait ses preuves, sans une laborieuse initiation. Les agens les plus méritans mettaient en moyenne, sans maugréer contre le destin, une vingtaine d’années à franchir les échelons, à conquérir le titre. de ministre plénipotentiaire, dont on est si prodigue aujourd’hui. On n’était ministre qu’en possession d’une légation; on ne l’était pas in partibus. La diplomatie, depuis 1815, était en quelque sorte une carrière fermée, hiérarchique, régie par les traditions, dominée par l’esprit de corps. Elle ne s’ouvrait que par exception, pour des missions extraordinaires et temporaires, à des hommes marquans dans la politique, choisis en dehors des cadres du département des affaires étrangères, tels que M. de Chateaubriand, M. Guizot, le maréchal Sébastiani, M. de Persigny, le maréchal Pélissier, le duc de Morny, et, à la fin du second empire, le général Fleury et M. de La Guéronnière[3].
Les ministres défendaient leurs subordonnés ; ils ne craignaient pas de faire des observations au chef de l’état lorsque, accidentellement, il leur demandait de sanctionner des nominations irrégulières. C’est ainsi que le comte Walewski refusa à Napoléon III de nommer un de ses officiers d’ordonnance, le marquis de Cadore, ministre plénipotentiaire auprès d’une petite cour d’Allemagne[4]. M. de Cadore, cependant, n’était pas le premier venu; il était le petit-fils de Champagny, le ministre des affaires étrangères de Napoléon Ier ; il occupait dans la marine le rang de capitaine de frégate et passait pour un esprit distingué. Il n’en dut pas moins, malgré sa haute faveur aux Tuileries, faire un assez long stage de secrétaire d’ambassade à Rome, à Londres et à Berlin, avant d’être nommé envoyé à Carlsruhe. Si l’empereur, dominé par des idées préconçues, négligeait d’initier sa diplomatie aux secrets de sa politique, du moins il ne méconnaissait pas ses titres.
Les gouvernemens soucieux du bien de l’état ont le respect des droits acquis ; ils ne désorganisent pas les administrations ; ils ne procèdent pas, sur les dénonciations d’ambitieux subalternes, à des épurations systématiques, pour satisfaire des passions ou des appétits. Ils conservent au pays de précieuses ressources, ils ne coupent pas le blé en herbe. Une génération peut passer pour féconde lorsqu’elle met au service de notre politique extérieure une dizaine de diplomates, bien posés dans les chancelleries européennes, aptes à bien comprendre, à bien défendre notre influence et nos droits. Les sacrifier est une atteinte portée à nos intérêts les plus sacrés. Aussi la restauration, la monarchie de Juillet et le second empire, au lieu de proscrire les hommes de valeur, s’appliquaient-ils à se les rattacher. Le fait d’appartenir à une famille opposante n’était pas une cause d’ostracisme. On voyait au quai d’Orsay, sous le dernier régime, jusque dans le cabinet du ministre où aboutissent tous les secrets de notre politique extérieure, chargés des travaux les plus confidentiels, et avancer rapidement, des secrétaires qui avaient d’intimes attaches dans les partis hostiles. Le gouvernement impérial plaçait son personnel diplomatique au-dessus de basses suspicions; il estimait que la diplomatie, comme l’armée, doit rester en dehors des dissensions intérieures, qu’elle a pour mission de défendre les intérêts supérieurs et permanens du pays, et non les passions étroites et changeantes des partis. Il n’admettait pas qu’un galant homme pût médire, à l’étranger, du gouvernement qu’il représente, trahir les intérêts de son pays et subordonner à ses préférences personnelles ses devoirs professionnels. « Sans un système de promotion sagement et invariablement exécuté, disait M. de Talleyrand dans le projet de réorganisation diplomatique qu’il soumit au premier consul, il ne se forme aucun esprit, aucun honneur de profession. La seule manière d’aimer utilement le gouvernement de la république est de s’attacher à la position dans laquelle on sert, et comme, sans principe de promotion, on ne peut pas être assuré de la position dans laquelle on se trouve, il n’est pas possible qu’on s’y attache. » Tous les anciens ont connu cet esprit, cet honneur de profession qui faisait des membres de notre diplomatie, élevés à la même école, grandis sous la même discipline, une famille compacte, patiente, laborieuse, imprégnée des leçons du passé, ainsi que le comprenait le prince de Talleyrand, lorsqu’à la veille de sa mort, dans une étude consacrée à un vieux serviteur, il passait en revue, devant l’Académie des Sciences morales et politiques, les rouages du département dont il était le représentant le plus illustre.
Il montrait, en racontant la vie du comte Reinhardt, qui, du point de départ le plus modeste, était arrivé par son labeur aux plus hautes situations, les services qu’un diplomate pénétré du sentiment du devoir et des traditions peut rendre à son pays. « Le comte Reinhardt, disait-il, exempt de calculs personnels, puisait ses inspirations dans la religion du devoir, et pour lui le devoir consistait en une soumission exacte aux instructions de ses chefs, dans une vigilance de tous les momens jointe à beaucoup de perspicacité ; ne laissant jamais le département dans l’ignorance de ce qu’il lui importait de savoir, en une vigoureuse véracité dans tous ses rapports, qu’ils dussent être agréables ou déplaisans ; dans une discrétion à toute épreuve, dans une régularité de vie qui appelait la confiance et l’estime, dans une représentation décente; enfin, dans un soin constant de donner aux actes de son gouvernement la couleur et les explications que réclamait l’intérêt des affaires qu’il avait à traiter. »
Tels étaient les principes et les idées qui présidaient autrefois à l’organisation du département qui a pour mission de défendre au dehors les intérêts traditionnels de notre politique et de veiller à la sécurité et à l’intégrité de notre territoire. Ce n’est qu’en revenant à ces vieilles et sages coutumes que nous arriverons à mettre au service de la France des agens expérimentés, et non en subordonnant nos ambassades et nos légations aux exigences si variables de notre politique intérieure.
Si, par principe d’éducation, les gouvernemens étrangers font volter leurs attachés et leurs secrétaires à travers le monde pour leur permettre d’amasser des connaissances et d’apprendre leur métier, ils se gardent bien de déplacer sans cesse leurs ambassadeurs ; ils leur laissent le temps de s’orienter, de prendre racine ; ils les immobilisent, en quelque sorte, dans les postes où ils ont réussi, après de longs séjours, à se créer de sérieuses influences, d’utiles relations. Le corps diplomatique accrédité à Paris en est la preuve la plus frappante ; il ne se renouvelle guère que par voie d’extinction[5], tandis que nos chefs de mission, en se succédant sans désemparer, enlèvent à notre politique la force que donnent l’esprit de suite, l’imité d’action. Certes, nos agens, bien que nouveaux-venus, sont toujours accueillis avec courtoisie, car, à défaut d’alliés, ils ont derrière eux deux millions de soldats disciplinés, aguerris, dont l’armement donne à réfléchir aux plus entreprenans. Notre armée, l’œuvre de tous, aucun parti ne lui a marchandé les moyens de grandir, de se perfectionner ; elle est aujourd’hui à la hauteur de toutes les tâches, elle est notre espoir, notre consolation au milieu de nos dissensions; elle sera notre salut au jour des épreuves. C’est elle, à vrai dire, que représente notre diplomatie ; elle donne à son langage l’autorité sans cesse compromise par nos crises ministérielles et nos luttes parlementaires. Qui ne sent combien la tâche de nos représentans à l’étranger est délicate et combien il importe que nos intérêts soient confiés à des hommes rompus aux affaires, d’un jugement sûr, épris de la vérité, plus soucieux de la dignité de leur pays que de la conservation de leur poste ! Mais encore faut-il, pour permettre à notre politique de bénéficier de la confiance et du crédit personnel dont jouissent nos ambassadeurs, leur laisser le temps de prendre racine, de rompre la glace, car les gouvernemens et les diplomates étrangers n’aiment pas les nouveaux visages et ne se soucient pas de livrer leurs secrets à des passans. La diplomatie est une franc-maçonnerie qui n’ouvre ses portes qu’aux initiés ; elle est une science, on l’a dit maintes fois, qui ne s’improvise pas ; il ne suffit pas d’être bien élevé, bien doué, de manier la plume avec dextérité, d’avoir de l’esprit et de l’à-propos; on est incomplet si, à tous ces mérites, on ne joint pas celui de l’expérience. On débute jeune dans chaque poste qu’on occupe, on a l’occasion d’étudier un pays nouveau, hommes et choses, et lorsque, après de longues années de stage, on arrive à la charge et à l’honneur de représenter son gouvernement, on a derrière soi des années d’expérience accumulée. On a de plus, dans une carrière aussi laborieusement remplie, contracté des amitiés, noué de nombreuses relations qui, un jour donné, constituent autant d’élémens d’information et de succès ; parfois même on retrouve un collègue, ami et compagnon de plaisirs des jeunes années, ministre des affaires étrangères de la cour auprès de laquelle on est accrédité. On a acquis enfin le tact que demandent les affaires, on est arrivé à saisir la portée exacte des choses au lieu d’en exagérer ou d’en amoindrir l’importance.
Nommé d’office par la défense nationale ministre en Italie, j’arrivai à Florence au mois de décembre 1870, dans des conditions qui, certes, n’étaient pas favorables au succès de ma mission, à l’heure où la France, écrasée par ses défaites, avait perdu tout prestige. Si dans ces tristes jours je pus rendre quelques services à mon pays, raviver les sympathies de l’Italie, étouffer la question de Nice, défendre les intérêts de l’église et conjurer le départ de la flotte italienne pour la Tunisie[6], je l’ai dû en partie à mes anciennes relations avec la plupart des membres du corps diplomatique et avec les hommes qui détenaient le pouvoir. Je retrouvais à la tête des affaires M. Visconti-Venosta et M. Lanza, qui, lorsque, de 1862 à 1865, je remplissais à Turin les fonctions de premier secrétaire et parfois de chargé d’affaires, étaient déjà, l’un ministre des affaires étrangères, et le second ministre de l’intérieur. Chef de mission, j’avais eu la chance et l’honneur d’accompagner Victor-Emmanuel dans l’émouvant voyage qu’il fit à travers toute la péninsule, au mois de novembre 1863, de Turin à Ancône, et d’Ancône à Naples, pour affirmer sa royauté dans ses nouvelles provinces[7], et je connaissais les hommes les plus marquans du parlement. Rencontrant partout des sympathies et du bon vouloir, je fus à même, dès le lendemain de mon arrivée, de me consacrer avec sûreté à la défense de nos intérêts, sans avoir, comme un agent improvisé, à étudier mon terrain, à me créer péniblement des moyens d’action et d’information. Toute la science et toute l’habileté du monde ne sauraient, je le répète, remplacer les relations qu’on a nouées dans le cours d’une longue carrière et tenir lieu de l’expérience et du tact particulier que donne la pratique des hommes et des affaires.
M. Jules Favre, en prenant possession du ministère des affaires étrangères, le 5 septembre 1870, supplia les chefs de service de ne pas l’abandonner. « Que deviendrais-je sans vous, leur disait-il anxieusement en faisant appel à leur patriotisme, je n’ai aucune expérience des affaires! » Ce ne fut qu’un accès d’humilité. Huit jours après, il écrivait dépêches sur dépêches, au gré de sa brillante imagination, sans consulter personne, et déjà il commençait à procéder à d’étranges nominations, lorsque l’investissement de Paris brusquement arrêta sa plume et le réduisit à l’impuissance. II avait eu le temps cependant d’envoyer un de ses confrères du palais, Me Senard, à Florence. On sait comment cet envoyé réellement extraordinaire s’acquitta de sa mission. Son premier souci fut de débarrasser l’Italie de Garibaldi et de ses pires révolutionnaires, pour nous les mettre sur les bras. La prise de Rome souleva son enthousiasme; il adressa au gouvernement italien une lettre de félicitation, hyperbolique, monumentale, et, dans un accès de lyrisme, enivré par les familiarités du roi, il le remercia avec effusion, au nom de la France, du service qu’il nous avait rendu, en pénétrant à coups de canon dans la Ville éternelle, au mépris de la convention du 15 septembre 1864. Il alla, dit la légende, jusqu’à se jeter dans ses bras. S’il avait dépendu de lui, l’Italie eût repris Nice ; déjà il avait laissé entrevoir à M. Crispi et à ses amis, dans une lettre publiée depuis, sa rétrocession éventuelle. Le comte Chaudordy dut lui adresser une verte admonestation pour le rappeler au respect de nos droits et lui défendre de préjuger, par son langage et ses correspondances, les intérêts de notre politique. — « Vous avez déshonoré la république en baisant les mains d’un roi, » lui dit Gambetta de sa voix solennelle des grands jours, lorsque, au mois de décembre, après son extravagante campagne diplomatique, il revint à Tours, dégrisé des cajoleries savoisiennes de Victor-Emmanuel et des protestations florentines de ses ministres.
Gambetta, dont l’esprit était gouvernemental, comprit qu’il jouerait le jeu de la Prusse et briserait les derniers liens de notre politique extérieure avec les puissances, en substituant des hommes nouveaux, sans attaches, à des serviteurs éprouvés. Bien conseillé par le comte Chaudordy, qu’il écoutait volontiers, il refusa de sacrifier nos cadres aux passions et aux convoitises de son parti ; il trouva sage d’atténuer notre état révolutionnaire auprès des cours étrangères par une représentation correcte, traditionnelle. La délégation de Tours fit appel au dévoûment de l’ancienne carrière ; elle maintint comme chargé d’affaires : M. Tissot à Londres, le marquis de Gabriac à Pétersbourg, le baron Bartholdi à Madrid, le baron Charles de Reinach à Berne, M. Lefèvre de Behaine à Rome, M. Ducros-Aubert à Constantinople ; elle laissa ministres : M. Fournier à Stockholm, le baron Baude à Athènes, le comte Armand à Lisbonne, le comte Treilhard à Washington ; elle m’accrédita auprès du roi d’Italie, nomma le comte de Mosbourg ministre à Vienne, et envoya en Suisse le marquis de Chateaurenard, qui sut régler à notre satisfaction la question du Chablais et du Faucigny. Tous firent respecter le drapeau mutilé de la France, et si la défense nationale, que nos ennemis s’efforçaient de ravaler et de transformer en une horde de révolutionnaires, fut acceptée par l’Europe comme une émanation légitime du patriotisme, elle le dut à leurs efforts, à leur crédit, à l’estime qu’ils inspiraient. Ils luttèrent vaillamment, jusqu’à la dernière minute ; on compta avec eux, même pendant les jours odieux de la commune. Aucun succès militaire, malheureusement, ne vint fortifier l’autorité de leur parole. Le comte de Bismarck surveillait avec anxiété leurs démarches de son quartier-général victorieux; il redoutait leur action. Il a reconnu depuis qu’il eût suffi d’un seul échec de l’armée prussienne pour leur permettre de provoquer une intervention qui eût changé la face des événemens. Si les puissances neutres restèrent insensibles à nos appels, la France, au sortir de ses épreuves, retrouva du moins intacts, grâce à l’énergique vigilance de sa vieille diplomatie, les droits et les privilèges de sa politique extérieure.
Ces réflexions, dégagées de tout esprit de parti, émises sans arrière-pensée personnelle, ces réflexions, dis-je, sur l’urgence de rendre à notre diplomatie décimée « son esprit de profession, » et par sa stabilité son autorité, ne paraîtront ni inopportunes ni déplacées dans ces récits des temps passés, à l’heure où la France, isolée, sans point d’appui certain, en face d’adversaires acharnés, redoutables, peut être appelée d’un instant à l’autre à défendre l’intégrité de son sol.
Une chance heureuse m’avait donné en partage, à la fin de 1856, une des plus charmantes résidences d’Allemagne, et à peine installé dans mon poste, j’eus la fortune d’assister à un événement mémorable : l’entrevue de Napoléon III et d’Alexandre II. Je menais à Stuttgart, après avoir été initié à Berlin aux grandes affaires, lors de la reconnaissance de l’empire et pendant la guerre d’Orient, une vie douce et paisible, contemplative plutôt que militante. En peu d’heures je pouvais, sans recourir à l’autorisation du département, entre l’expédition de nos deux courriers mensuels, retrouver sur la terre natale les joies du foyer paternel. L’Alsace, au lieu d’être un sujet de discordes, était alors un trait d’union intellectuel précieux, fécond, entre deux peuples faits pour s’estimer et se comprendre : des deux rives du Rhin on pactisait fraternellement. Qui pouvait prévoir que l’une des plus françaises de nos provinces serait, avant peu d’années, la victime expiatoire des erreurs de notre politique, et que l’Allemagne, à juste titre si fière de sa civilisation, appliquerait implacablement, au lieu d’être patiente el généreuse, la spoliation et la proscription à des populations douces, inoffensives, dont le seul crime est de regretter un passé prospère !
C’étaient d’heureux temps, sans nuages, sans soucis du lendemain. Une ère nouvelle s’annonçait au monde. Le congrès de Paris venait de proclamer de généreux principes ; il avait rompu avec l’esprit de conquête, aboli la course, abaissé les barrières qui s’opposaient à l’expansion commerciale. L’Europe abjurait les haines de race, elle s’en remettait à des arbitrages pour régler les différends, elle consacrait des droits conformes aux aspirations modernes; il semblait que les peuples dorénavant ne connaîtraient plus d’autres rivalités que celles du progrès. « Plus de haines, disait le poète, plus d’intérêts s’entre-dévorant, plus de guerres; une sorte de vie nouvelle, faite de concorde, de lumière, emporte et apaise le monde; la fraternité des peuples traverse les espaces et communie dans l’éternel azur. » Ces rêves, hélas! à peine conçus, ont fait place à la plus accablante réalité. Mais en 1857 ils étaient autorisés, le second empire qui leur avait donné l’essor était à son apogée. Sa diplomatie, fière de représenter un gouvernement fort et pacifique, était recherchée, choyée, écoutée. Les Allemands du Sud, surtout, lui faisaient bon visage ; ils n’avaient pas perdu le souvenir de la confédération du Rhin; ils n’oubliaient pas qu’ils avaient été les protégés de la France, qu’elle les avait émancipés, qu’ils devaient aux principes de 1789 de s’être affranchis d’un passé odieux.
La génération qui avait combattu sous nos drapeaux n’avait pas tout entière disparu. Il se trouvait encore à la cour de Stuttgart de vieux généraux et d’anciens dignitaires qui se rappelaient le grand empereur. S’ils parlaient de nos gloires, ils ne soufflaient mot de nos revers et encore moins de la défection de l’armée wurtembergeoise sur les champs de bataille de 1813. — Le roi, moins que personne, évoquait un passé douloureux; il évitait toute allusion au rôle que, dans ses jeunes années, il avait joué dans la campagne de France. Il est vrai qu’il s’était distingué, dans les rangs de la coalition, par ses exactions et par l’ardeur de sa haine contre Napoléon, bien que sa maison lui dût la royauté et son agrandissement[9].
Le roi Guillaume avait succédé à son père Frédéric, dont la corpulence phénoménale consolait, disait-on, Louis XVIII de son obésité, et dont la fin fut marquée d’un burlesque incident[10]. Il était, en 1856, en Allemagne, le Nestor des princes régnans; on appréciait son expérience et son savoir-faire. Il jouait un rôle important dans les affaires si compliquées de la confédération germanique. Son ambition était de constituer, par l’entente intime des quatre royaumes : la Saxe, le Hanovre, la Bavière et le Wurtemberg, une troisième puissance en Allemagne. Tout en protestant de ses sentimens patriotiques à Vienne et à Berlin, il recherchait sous main l’appui moral de la France et de la Russie ; il ne négligeait aucune habileté pour les réunir, au gré de ses intérêts, dans une commune politique. Leur accord, dans sa pensée, était la garantie la plus sûre de l’indépendance des cours de second et de troisième ordre. Son attitude pendant la guerre de Crimée avait révélé toutefois que ses penchans étaient surtout russes[11]. Dans ses entretiens avec M. de Bismarck, qui allait parfois à Stuttgart pour s’assurer son concours à la Diète, il ne dissimulait pas le peu de confiance et de sympathie que lui inspirait le second empire[12]. Il taxait sa politique d’inquiète, de brouillonne ; il croyait que l’empereur, au lieu de se tenir tranquille, soulèverait toutes les questions pour détourner les esprits de l’intérieur et les maintenir en éveil au dehors. Il félicitait la Prusse de son attitude dans les complications orientales ; il voyait en elle le bouclier de l’Allemagne. Le lendemain, tout au contraire, dans ses causeries avec l’envoyé de France, il se moquait du mysticisme de Frédéric-Guillaume IV, du décousu, de l’incohérence de ses idées et de l’ambition immodérée des hobereaux prussiens; il parlait avec animation de la sagesse de Napoléon III et des inappréciables services qu’il rendait à la cause de l’ordre et de la paix en Europe. « Ondoyant et divers, » nul ne se retournait plus vite et plus à propos que lui.
Flairer le vent, pressentir le succès, abandonner les alliances incommodes et se jeter du côté du vainqueur, à l’heure psychologique, pour en tirer gloire et profit, tels étaient les préceptes que l’Italien Guichardin recommandait aux états faibles et que ses compatriotes, depuis, ont transformés en maxime d’état. Peut-être le roi Guillaume n’avait-il étudié ni Guichardin ni Machiavel, mais d’instinct il était de leur école. Il avait du Souabe les qualités et les travers, la bonhomie et la ruse. Il eût marqué sur un grand théâtre ; réduit à un rôle secondaire, il mit sa gloire à bien administrer son pays, à passer pour un prince éclairé, libéral, et surtout à se faire bien venir auprès des grandes puissances. Il s’autorisait de sa vieille expérience et de son apparent désintéressement pour intervenir dans leurs affaires et jouer au besoin le rôle de médiateur. C’est ainsi qu’au sortir de la guerre de Crimée, il consacra toute sa finesse à préparer une rencontre de Napoléon III avec Alexandre II. La tâche n’était pas aisée; écrire à l’empereur sans y être autorisé par le tsar était chose délicate ; paraître aux Tuileries sans motif et sans y être invité ne l’était pas moins. Le problème était difficile, mais le roi en avait résolu de plus scabreux. Il se fit ordonner par ses médecins un changement d’air, un voyage dans le midi de la France. Dans les premiers jours d’octobre, il partait pour Biarritz. La plage de Biarritz était peu renommée alors ; il ne s’y rattachait aucun souvenir fâcheux pour notre patriotisme ; M. de Bismarck, en s’inspirant de l’exemple du roi de Wurtemberg, n’y parut qu’en 1864 et 1865, et malheureusement ce ne fut pas pour rapprocher la France et la Russie, et encore moins pour assurer, par leur entente, aux petites cours allemandes, l’indépendance au sein de la confédération germanique.
Le roi Guillaume, cependant, n’était pas un courtier désintéressé ; il entendait faire payer son intervention par des satisfactions données à son amour-propre; il annonçait que de grandes fêtes auraient lieu à Stuttgart, au mois de septembre 1857, à l’occasion du soixante-seizième anniversaire de sa naissance, et il insinuait qu’il serait profondément touché si les deux empereurs voulaient, à ce moment, se rencontrer dans sa capitale pour y participer. Cet hommage rendu à un parent[13], le doyen des souverains en Europe, ne surprendrait personne et faciliterait, sous le couvert du sentiment, les combinaisons de la politique; déjà Alexandre II avait été pressenti, et son assentiment, à entendre sa majesté, n’était pas douteux. L’invitation fut acceptée à Paris avec empressement ; elle n’avait trouvé à Pétersbourg, — le roi avait négligé de le confesser, — qu’un accueil contraint, hésitant. Alexandre II subissait l’entrevue, elle lui était commandée par les exigences de sa politique, l’isolement lui pesait, il avait à cœur de se soustraire aux clauses humiliantes du traité qu’il venait de signer à Paris. Napoléon III, au contraire, la souhaitait ardemment; elle devait lui permettre d’affirmer sa suprématie et de se relever de l’affront que lui avait si gratuitement infligé l’empereur Nicolas à son avènement au trône en lui refusant le titre de frère. Il espérait surtout, on le verra dans la seconde partie de ce récit, s’assurer la Russie pour abattre l’Autriche et affranchir l’Italie. Il affectionnait les coups de théâtre ; il était dit qu’il donnerait plus d’un spectacle à la France, de glorieux et de terrifians ; à cet instant, il était au faîte de la puissance, et rien ne permettait de prévoir que son règne si brillamment commencé finirait par une sombre tragédie.
A la cour des Tuileries, on s’était flatté que l’invitation s’étendrait aux deux impératrices ; sur ce point délicat, le vieux roi, se conformant sans doute aux instructions venues de Pétersbourg, avait évité de s’expliquer. En allant à Stuttgart, le tsar cédait à la raison d’état, mais il ne lui convenait pas de donner à l’entrevue un caractère d’intimité qui ne se conciliait pas avec ses sentimens. On le ressentit vivement à Paris. Les pourparlers traînèrent; un instant même, lorsque, après de nombreuses péripéties, tout semblait arrêté, ils furent suspendus. La diplomatie française avait surpris le roi de Wurtemberg engagé dans un double jeu; il lui était revenu que, tout en présidant à l’union de la France et de la Russie, il poursuivait, derrière les coulisses, le rapprochement du cabinet de Vienne avec le cabinet de Pétersbourg.
Le roi Guillaume n’aimait pas les grandes routes ; il préférait cheminer sous bois, dans d’obscurs sentiers. Il avait, comme beaucoup de souverains, un faible pour la diplomatie occulte. Aussi s’était-il donné le luxe d’un agent secret. Il avait à son service M. de Klindworth, que M. Taschereau, dans la Revue rétrospective de 1848, n’a pas jugé à propos de laisser dans l’ombre. M. de Klindworth, sous la monarchie de Juillet, était fort répandu dans les chancelleries; M. de Metternich et M. Guizot le mêlaient volontiers à leurs affaires. Il était le type accompli de ces personnages interlopes qui jadis parcouraient l’Europe, pénétraient mystérieusement, par les petites portes, chez les princes et les ministres, et qu’on désavouait, sans façon, lorsqu’ils échouaient. Napoléon III en faisait un fréquent usage; ils ne servaient qu’à entretenir ses illusions et à affaiblir l’autorité de ses ambassadeurs. Ils ont perdu leur importance depuis que tout se dit et s’imprime ; les télégraphes et les reporters ont été funestes à leur industrie.
Cette fois, en menant de front, dans l’ombre et le mystère, deux négociations qui ne se conciliaient pas, le roi avait trop auguré de sa dextérité et trop compté sur la discrétion de sa diplomatie occulte, qui mangeait à plus d’un râtelier; ses trames s’étaient rompues, son habileté avait été percée à jour. Interpellé, il se défendit tant bien que mal, il prétendit que le comte de Buol, rongé d’inquiétudes, l’avait fait supplier par son envoyé à Vienne d’intervenir; qu’il avait dû le rassurer, lui démontrer que l’entrevue de Stuttgart ne serait menaçante pour personne et que, finalement, de guerre lasse, il lui avait promis de s’entremettre à Pétersbourg. Il ajoutait, pour nous tranquilliser et nous réconcilier avec ses ténébreux pourparlers, que le prince Gortchakof, bien qu’il s’en défendît, était loin de faire litière des ressentimens que lui laissait sa mission à Vienne pendant la guerre de Crimée, que des paroles ne lui suffiraient pas, qu’il exigerait de l’Autriche des gages dans les actes et les personnes, mais qu’il ne les obtiendrait pas, car, disait-il, le comte de Buol, appelé à faire tes frais de la réconciliation, ne se montrait nullement enclin à s’immoler.
Ces explications furent froidement accueillies; on tenait le roi pour un ami sûr, et l’on venait de constater qu’il n’était qu’un frère équivoque. Il dut consulter à nouveau ses médecins, et, sur leur avis, entreprendre un second pèlerinage, cette fois à Paris, pour remettre les choses en état, car déjà il n’était plus question de Stuttgart, on parlait de Bade.
L’Autriche ne pouvait être indifférente à des conférences entre deux souverains qu’elle savait mécontens, sinon irrités de son attitude louvoyante pendant la guerre de Crimée. Elle craignait, disait un diplomate, d’être étouffée dans leurs embrassemens. Elle se faisait surtout peu d’illusions sur les sentimens de Napoléon III. Ne lui avait-il pas, pendant le cours des complications orientales, malgré l’alliance du 2 décembre 1854, plus d’une fois révélé ses secrètes tendances? Ne s’était-il pas, au congrès de Paris, constitué hautement le parrain de la Prusse et du Piémont, les deux puissances qu’elle avait le plus à redouter? François-Joseph appréhendait surtout que, sous l’impression d’amers ressentimens, entretenus par le prince Gortchakof, l’empereur Alexandre ne se prêtât à des combinaisons dont il aurait à faire les frais.
Le comte de Buol avait été comme foudroyé à l’annonce imprévue de l’entrevue. Les violences de sa presse dénotaient ses craintes secrètes; il pressentait qu’il serait sacrifié aux rancunes de la Russie. Aussi ses journaux rappelaient-ils avec aigreur Tilsitt et Erfurt; ils s’attaquaient aux princes allemands qui ne craignaient pas de rendre hommage à un Bonaparte et de jouer son jeu ; ils faisaient ressortir, à titre de contraste, la fierté de l’empereur d’Autriche, qui seul restait dans son indépendance et sa dignité. C’était le dédain du renard de la fable.
Le cabinet de Vienne, en réalité, ne savait plus à quoi se reprendre. Toutes ses combinaisons avortaient. Il avait au lendemain du congrès de Paris lié partie avec l’Angleterre pour empêcher l’union de la Moldavie et de la Valachie, et, à sa stupéfaction, il apprenait, le 6 août, que, sur une invitation de la reine Victoria, Napoléon III partait pour Osborne[14]. L’Angleterre lui faussait compagnie au moment le plus critique; elle avait d’autres soucis que les principautés danubiennes, elle courait au plus urgent. Les Indes étaient en pleine insurrection[15] ; ce n’était pas l’heure de se brouiller avec la France. D’ailleurs, l’empereur, loin d’exploiter sa détresse, lui donnait des témoignages non équivoques de son bon vouloir ; il lui offrait spontanément de laisser passer ses renforts à travers notre territoire, pour leur permettre de paraître plus vite sur le théâtre de la révolte. L’alliance de 1854, qui depuis la paix de Paris ne battait plus que d’une aile, au lieu de se rompre, s’était brusquement ressoudée, et à l’entrevue d’Osborne allait succéder celle de Stuttgart !
La déception fut d’autant plus profonde à Vienne que la Prusse et la Sardaigne se prononçaient, sans dissimuler leurs arrière-pensées, en faveur de l’union moldo-valaque, et que déjà, dans la presse française, on agitait la question italienne. L’Italie était la corde sensible du cabinet autrichien ; ses journaux n’admettaient pas qu’il y eût une question italienne. « l’Europe, disaient-ils, n’a pas le droit de s’immiscer dans les affaires de la péninsule; les traités de 1815 ne sont pas moins sacrés que le traité de 1856. » — « La question italienne, répliquait la Patrie, dont on connaissait les inspirations, ne sera peut-être pas posée à Stuttgart ; nous désirons qu’elle le soit le plus tard possible, mais elle le sera certainement un jour, et mieux vaudrait qu’elle le fût par la diplomatie que par la révolution. La politique, ajoutait-elle à titre de moralité, a changé sous l’influence des derniers événemens, et les chancelleries cèdent aujourd’hui à de nouvelles impulsions. » Ce langage sibyllin n’avait rien de rassurant.
L’Autriche se sentait acculée ; elle était inquiète, comme en 1807, lorsqu’elle cherchait à pénétrer le secret des entretiens de Napoléon Ier et d’Alexandre Ier, qui, deux ans après, devaient provoquer la guerre et la forcer, après de sanglantes défaites, à livrer au vainqueur, comme rançon, l’une de ses archiduchesses. — Sa sécurité était en péril ; la réconciliation avec la Russie s’imposait à sa politique. Aussi, sa diplomatie s’était-elle fiévreusement mise en campagne, pour faire oublier à la cour de Pétersbourg ses défections passées et renouer avec elle, serait-ce au prix de sacrifices, l’ancienne intimité. Elle se flattait que sa tâche serait facilitée par le rétablissement des rapports personnels entre les deux souverains. C’est dans cet espoir, et pour atténuer l’entrevue d’Alexandre II et de Napoléon III, qu’elle avait sollicité et fini par obtenir, à son tour, une entrevue. François-Joseph s’était adressé directement à l’empereur de Russie ; il l’avait fait en termes si pressants qu’une fin de non-recevoir eût été l’équivalent d’un parti-pris d’hostilité. Le prince Alexandre de Hesse, envoyé à Varsovie, avait réglé, à la suite de cet échange de lettres, la date et le lieu de la rencontre : Alexandre II, après avoir conféré avec l’empereur des Français à Stuttgart, devait se rencontrer le surlendemain avec François-Joseph à Weimar ; la seconde entrevue devait être l’épilogue de la première et, aux yeux de l’Europe, la neutraliser.
Le roi de Prusse n’était pas satisfait ; il aurait voulu réunir les deux souverains dans sa capitale, présider à leur réconciliation et renouer avec eux la confraternité de 1813 ; il en coûtait à son amour-propre de ne pas figurer de sa personne dans ces rencontres impériales. « Nous avons décliné son invitation, nous disait plus tard le prince Gortchakof; nous avons voulu ménager les susceptibilités de la France, et éviter les commentaires qu’aurait pu provoquer la réunion à Berlin des trois derniers représentans de la sainte-alliance, qui, dorénavant, a cessé d’exister ; » et il ajoutait : « On a parlé aussi de Darmstadt, mais nous n’avons pas accepté davantage ce rendez-vous, parce que, à si courte distance, François-Joseph aurait peut-être été tenté de pousser jusqu’à Stuttgart, et nous ne voulions pas que sa présence pût atténuer l’importance ou altérer le caractère de notre entrevue avec l’empereur Napoléon. Aussi mon maître a-t-il fait dire à l’empereur d’Autriche qu’il lui laissait le choix entre Varsovie et Weimar, ces deux villes, l’une et l’autre, faisant partie de son itinéraire. »
Le prince Gortchakof était rancuneux ; il se vengeait en toutes circonstances, par des blessures à l’amour-propre autrichien, des heures douloureuses qu’il avait passées à Vienne pendant la guerre de Crimée. Il en voulait surtout au comte de Buol, auquel il ne pardonnait pas ses hauteurs, son ingratitude et sa perfidie. Il le réduisait à d’humbles démarches ; il l’obligeait à frapper à toutes les portes, à recourir aux expédiens pour conjurer l’orage qui, de tous côtés, se préparait menaçant pour l’Autriche. M. de Buol expiait les fautes de sa politique dans le cours des complications orientales, ses dédains pour la Prusse, son manque de gratitude envers la Russie et ses infidélités au traité du 2 décembre 1854, qu’il avait signé avec la France et l’Angleterre.
Il s’adressait en vain à la confédération germanique, ses appels restaient sans écho. Il avait perdu tout prestige et tout crédit ; l’Allemagne demeurait insensible à ses doléances. Elle se retournait vers Napoléon III, éblouie par sa rapide fortune. N’avait-il pas su en peu d’années replacer la France au premier rang, après l’avoir sauvée d’une mortelle anarchie? On lui prêtait de vastes desseins ; on voyait en lui le précurseur d’une ère nouvelle. Les princes lui savaient gré d’avoir énergiquement rétabli les principes d’ordre et d’autorité, et les peuples attendaient de lui leur délivrance. Toutes les imaginations étaient en branle en Allemagne, à la veille de l’entrevue de Stuttgart; on accourait de tous côtés pour voir, si ce n’est pour admirer, « le sphinx, » le descendant pacifique, transformé, du grand César.
L’empereur quitta Strasbourg, le 25 septembre, à huit heures du matin. L’ancienne capitale de l’Alsace, aujourd’hui en deuil, l’avait accueilli avec des cris d’allégresse; elle lui avait élevé des arcs de triomphe ; elle s’en est bien repentie depuis ! — Il fut accueilli avec le même enthousiasme sur la rive allemande ; Kehl était pavoisé comme en un jour solennel. Son voyage jusqu’à Stuttgart ne fut qu’une ovation ; sur tout le parcours, les stations étaient enguirlandées, les couleurs françaises se mariaient aux couleurs nationales. A Rastadt, des détachemens de la garnison, Autrichiens et Badois, les autorités en tête, étaient sous les armes ; les soldats, en signe de fête, avaient leurs shakos ornés de verdure. Les cloches de la ville sonnaient à toute volée, le canon tonnait sur les remparts et les musiques militaires jouaient bruyamment : Partant pour la Syrie, sans froisser les oreilles germaniques, si chatouilleuses aujourd’hui. Le drapeau qui salua l’empereur était celui que Napoléon avait remis au temps de la confédération du Rhin à l’un des régimens badois sur les champs de bataille. Qui songeait alors à l’unité allemande, à la grande patrie? Le parlement de Francfort de 1848 n’était plus qu’un lointain et décevant souvenir. Il fallut que la France égarée, inconsciente, prît en main la cause des nationalités pour se suicider, en réveillant les légendes de Barberousse, les souvenirs du saint-empire, et que, frappée de vertige, sinon de démence, elle encourageât la Prusse à les exploiter pour les retourner contre nous.
Le tableau qu’au mois de mai 1856 M. de Bismarck traçait de la confédération germanique, de son esprit et de ses tendances, donnait du patriotisme allemand la plus piteuse idée : « Je puis affirmer, écrivait-il, qu’en cas de danger, aucun des princes confédérés ne se ferait scrupule de manquer à ses engagemens. Les ministres dirigeans de Bavière, de Wurtemberg, de Bade, de Darmstadt et de Nassau m’ont fait voir, jusqu’à l’évidence, qu’ils considéreraient comme un devoir de briser leurs liens fédéraux, si l’intérêt ou la sécurité de leurs souverains étaient menacés. Ils sont convaincus que l’empereur Napoléon et l’empereur Alexandre ne les abandonneront pas. Ils se rappellent qu’en 1813 et en 1814 ils n’ont rien perdu, et que la confédération du Rhin avait du bon, qu’elle leur assurait le pot-au-feu, leur permettait de rendre leurs sujets heureux, chacun à sa façon. »
Telle était l’Allemagne en 1857, après les rêves unitaires de 1848; nous savons trop ce qu’elle est devenue depuis, par le fait de notre imprévoyance.
Tous les souverains se faisaient un honneur de recevoir et de fêter Napoléon III. Le grand-duc Frédéric et la grande-duchesse Louise l’attendaient au passage du train à la gare de Rastadt, entourés de leurs généraux et de leurs dignitaires. Sur son invitation, ils montèrent dans son salon et l’accompagnèrent jusqu’à Bade, où il tenait à remplir un devoir de piété.
L’empereur portait à sa tante. Mme la grande-duchesse Stéphanie, une sainte affection. Elle était une Beauharnais, l’amie intime de sa mère et la fille adoptive de Napoléon[16] ; il ne se serait jamais pardonné d’avoir passé dans son voisinage sans l’embrasser. II avait trouvé auprès d’elle, depuis son enfance, la tendresse la plus dévouée, la plus éclairée. Ses conseils et l’influence discrète, souvent écoutée, qu’elle exerçait dans bien des cours, lui étaient précieux. Par sa grâce infinie, par le charme de ses causeries, par son exquise urbanité, elle rappelait les grandes dames, si aimables et si enjouées, de la vieille société française, dont les traditions se perdent dans des salons enfiévrés, où le luxe des parvenus de la fortune remplace l’esprit et la suprême distinction des manières. Elle avait su conserver son rang et sa dignité après la chute de Napoléon, bien qu’elle fût veuve et qu’elle eût perdu au berceau, d’une façon tragique, ses deux fils, les derniers rejetons de la branche aînée de Zaehringen. « Quand vous verrez la grande-duchesse Stéphanie, disait le baron Bignon à un de ses amis qui partait pour Bade, dites-lui à quel point elle a excité mon admiration, à une époque où tant de caractères fléchissaient, où tant de droits s’abandonnaient, où tant de gens se montraient si volontiers indignes des situations que l’empereur leur avait faites[17]. »
La légende disait qu’au prince héritier, pendant une courte sortie de sa mère, on avait substitué un enfant mort, et lorsque, vingt ans plus tard, on découvrit, dans une hutte, au fond du Tyrol, un homme fort, vigoureux, qui, sans être muet, ne parlait aucune langue, on prétendit que c’était le fils de la grande-duchesse Stéphanie ; on allait jusqu’à trouver qu’il ressemblait à l’une de ses filles, à la duchesse d’Hamilton.
La grande-duchesse ne s’en expliquait jamais; mais, malgré son extrême bienveillance, elle devenait amère, lorsque par hasard il était question du margrave Max, à tort ou à raison mis en cause par le sentiment public : « c’est un méchant homme! ne m’en parlez pas, » disait-elle avec un tremblement nerveux. Ses entours étaient moins énigmatiques. Dans une des visites que j’eus l’honneur de faire à Son Altesse, à son château d’Umkirch, près de Fribourg en Brisgau, son vieux maréchal, le baron de Schreckenstein, s’en ouvrit à moi, un soir, en homme convaincu de la substitution. Gaspard Hauser, comme le Masque de fer et Louis XVII, a inspiré toute une littérature, sans que le mystère ait été éclairci. Les contes populaires sont tenaces.
Le prince de Prusse était accouru à Bade pour complimenter l’empereur; il était porteur d’une lettre de Frédéric-Guillaume; son frère, le roi, s’excusait de ne pas pouvoir venir en personne saluer sa majesté à son entrée sur le territoire allemand ; sa santé inspirait à ce moment de vives inquiétudes, on redoutait un ramollissement du cerveau.
La présence du prince, ses chaleureuses protestations, montraient que déjà à Berlin on s’appliquait à suivre l’étonnant programme que M. de Bismarck avait tracé à sa cour au sortir de la guerre de Crimée : « Faire des avances à Napoléon III qui n’engagent à rien, » tels étaient les conseils qu’au mois de mai 1856 il avait donnés à son souverain.
M. de Bismarck, préoccupé d’une alliance franco-russe, son perpétuel et cuisant souci, avait brigué l’honneur d’accompagner le prince à Bade ; il tenait à faire sa cour à l’empereur, à scruter ses tendances et à pressentir les chances que les entretiens de Stuttgart pourraient bien réserver à sa politique, mais il ne parvint pas à l’approcher. Il se dédommagea en essayant de jouer au plus fin avec la grande-duchesse Stéphanie. — Il aurait voulu la faire causer et savoir par elle, en provoquant ses confidences, comment son neveu avait pris l’habile manœuvre que venait de faire l’Autriche pour attirer les Russes à Weimar. Il entrait dans sa tactique de piquer notre amour-propre et d’exciter notre défiance. La grande-duchesse était fine, pénétrante; elle ne s’y laissa pas prendre. « J’ai pu me convaincre, écrivait-il, qu’elle est au courant, mais elle a fait semblant de ne pas savoir comment les choses se sont passées. Elle a voulu évidemment me faire parler, bien que renseignée ; ses sources sont autrichiennes, ajoutait-il avec aigreur; elle a à son service, en qualité d’écuyer, un ancien officier autrichien dont le cabinet de Vienne se sert pour agir sur les Tuileries par son intermédiaire.»
M. de Bismarck, dans l’ardeur de son patriotisme, avait la manie de traiter en ennemis et de dénoncer à son gouvernement tous ceux qui n’affichaient pas de sympathies pour la Prusse. Jamais dans ses correspondances un diplomate ne s’est montré, pour ses collègues dont les devoirs ne se conciliaient pas avec les intérêts du cabinet de Berlin, plus intolérant, plus agressif. L’histoire rendra un éclatant hommage à son génie diplomatique, mais il lui en coûtera de célébrer sa grandeur d’âme.
La grande-duchesse Stéphanie n’avait pas d’écuyer à son service. Sa cour se composait d’un maréchal, le baron de Schreckenstein, d’une grande-maîtresse, Mlle de Gageneck, d’une dame d’honneur, Mlle de Ring, qui, après son mariage, fut remplacée par Mlle de Freystaedt, aujourd’hui comtesse Aguado, et d’un chambellan, M. de Leoprechling. Personne dans ses entours ne s’occupait de politique. Elle correspondait directement avec l’empereur ; ce ne fut que dans les dernières années de sa vie qu’elle eut recours parfois à l’un des chambellans des Tuileries, le baron de Bulach, pour communiquer avec son neveu. Son intimité avec la reine Augusta de Prusse et la reine Sophie des Pays-Bas, et ses rapports avec les princes et les diplomates qui, en été, affluaient à Bade, lui permettaient d’être fort au courant de ce qui se disait dans les cours. Mais, étrangère aux cabales, elle bornait son rôle à donner à l’empereur de sages avertissemens, qu’il n’écoutait plus dans l’enivrement de sa puissance. S’il avait dépendu d’elle, il eût épousé sa petite-fille, la princesse Carola de Wasa, aujourd’hui reine de Saxe ; mais cette union, qui peut-être eût modifié le cours des événemens, fut contrecarrée par deux princesses, sœurs jumelles, l’archiduchesse Sophie, la mère de l’empereur François-Joseph, et la reine de Prusse, femme de Frédéric-Guillaume IV, toutes deux hostiles à la France. Le prince-président vint à Bade avec une suite tapageuse, plus préoccupée de la roulette que de la sévérité de sa tenue. La princesse Carola était charmante, distinguée, malheureusement d’une santé délicate. Elle eût fait belle et grande figure à la cour des Tuileries. Le prince Louis-Napoléon, séduit par sa grâce, demanda sa main à sa mère et à sa grand’mère : elle lui était accordée d’avance. L’union comblait ses vœux, elle répondait à son cœur et à son ambition, en l’apparentant avec des maisons souveraines. Pour en assurer le succès, il donna carte blanche à sa diplomatie, qui, malheureusement inexpérimentée, perdit la tête. Elle traita le père de la princesse, facile à capter, en quantité négligeable; ce fut une faute. Le prince de Wasa, blessé dans son amour-propre, excité sous main par l’archiduchesse Sophie, refusa son consentement, trop tardivement sollicité. Dans l’étrange crainte d’un enlèvement, il fit partir sa fille de Bade, brusquement, pour la Bohême, où bientôt elle fut fiancée au prince Albert de Saxe[18].
Éconduit par la grande-duchesse Stéphanie, M. de Bismarck se rabattit sur le général Fleury et le comte Walewski. Son but était évidemment de nous inquiéter sur le compte de la Russie ; mais il ne fut pas plus heureux avec les confidens de Napoléon III. « Le rapprochement des Russes et des Autrichiens les déroute, disait-il ironiquement ; ils ne sont pas encore arrivés à avoir une idée bien nette des causes qui l’ont provoqué. » C’était leur prêter peu de perspicacité. L’empereur n’était pas surpris par l’événement, comme il se l’imaginait; il savait à quoi s’en tenir, il connaissait par sa diplomatie les démarches de l’empereur d’Autriche faites à Pétersbourg et à Varsovie. Le ministre prussien, toujours à l’affût, ne se préoccupait pas seulement des grandes choses, mais aussi des petites. Il se demandait, dans ses épanchemens avec M. de Manteuffel, sans pouvoir, cette fois, résoudre le problème, « pourquoi le comte Walewski portait sur son habit noir, en sautoir, une écharpe dorée, à l’instar des officiers du roi. Était-ce l’étiquette du premier empire ou bien une simple fantaisie ?» — Il ne se l’expliquait pas, bien qu’il s’expliquât toutes choses.
Après un somptueux déjeuner au château, présidé par le grand-duc de Bade et la grande-duchesse Louise, l’empereur partit pour Stuttgart. A Bruchsal, à la station frontière, où le marquis de Perrière l’attendait avec ses secrétaires, les dignitaires du grand-duc attachés à sa personne cédèrent le service aux aides-de-camp et aux chambellans du roi.
Le 25 septembre 1857, à quatre heures, par une journée splendide, le train impérial entrait dans la capitale du Wurtemberg, au bruit des cloches, des fanfares et du canon. Le roi avait tenu à honneur de recevoir son hôte à la gare, entouré des princes et des officiers de sa maison; il l’embrassa avec effusion au milieu des acclamations. Toutes les maisons étaient pavoisées, la garnison était sous les armes, des escadrons de cavalerie avec un vieil étendard surmonté de l’aigle que le régiment, sous nos ordres, avait conquis à la bataille de Linz, suivaient et précédaient les voitures royales; les tambours battaient aux champs, les musiques jouaient avec ferveur l’air de la reine Hortense ; aux fenêtres, les femmes, enthousiastes, agitaient leurs mouchoirs, et une foule immense poussait de formidables hurrahs ! Le cortège ne fut qu’un éclair rapide à travers la multitude.
J’étais loin de me douter qu’un jour j’aurais la tâche douloureuse d’écrire, le cœur saignant, l’histoire de nos fautes et de nos revers, après avoir assisté à un tel spectacle et cédé aux émotions enivrantes provoquées par l’éclatant accueil fait au souverain de mon pays. Il a suffi d’un principe faux, néfaste, celui des nationalités, introduit dans notre politique, sous l’empire d’idées préconçues, à l’encontre de nos traditions, et, poursuivi avec une aveugle obstination, pour ébranler en peu d’années les assises de la France et l’atteindre mortellement dans sa sécurité.
Combien, hélas ! sont rapides les retours de la fortune ! Au mois de septembre 1857, l’empereur, la figure rayonnante, avec le prestige de récentes victoires consacrées à Paris, était complimenté, à son entrée sur le territoire allemand, par le prince de Prusse, et treize années plus tard, au mois de septembre 1870, il revenait en Allemagne, sans couronne et sans épée, prisonnier de ce même prince, devenu roi et tout prêt à saisir le sceptre impérial.
L’empereur Alexandre était arrivé la veille[19]. Il était descendu à la station de Feuerbach, à quelques kilomètres de la ville, où le roi avec sa suite l’attendait. Il portait le superbe et sévère uniforme du régiment des tirailleurs de la famille impériale, la tunique et le pantalon noir, le bonnet large et bas garni de fourrures. Le costume national faisait ressortir sa taille imposante et martiale. L’expression de ses traits et l’éclair de ses grands yeux bleus lui donnaient par instans une ressemblance frappante avec son père l’empereur Nicolas, le plus majestueux des souverains. Il s’installa chez son beau-frère, à la coquette et élégante villa de Berg qui domine la ravissante vallée du Neckar.
À peine l’empereur avait-il pris possession de ses appartemens que le tsar, accompagné du frère de l’impératrice Marie, le prince Alexandre de Hesse, se présentait pour le saluer. Il n’avait pas voulu attendre sa visite ; il se considérait comme faisant partie de la famille royale, et comme tel tenu à faire les honneurs de la cour à l’hôte du roi. Il tranchait ainsi à question toujours délicate des préséances. Après un chaleureux échange de poignées de main, ils se présentèrent réciproquement leurs ministres, leurs suites et le personnel de leurs légations. Napoléon III n’avait emmené que le général de Failly, le général Fleury et le prince Joachim Murat, le jeune et brillant colonel de ses guides.
Stuttgart, assise dans les replis de la vallée du Neckar, entourée de riantes collines couvertes de vignes[20], dominée par les sommets de la Forêt-Noire, avait bien l’air d’une résidence royale, aimable et poétique, avec ses belles rues, son magnifique parc et son grand château surmonté d’une immense couronne[21]. Élégante et paisible d’habitude, à ce moment elle ressemblait à une ville prise d’assaut; c’était une fourmilière humaine, égayée par les riches et pittoresques costumes du Schwartzwald. Il semblait que toute la population agricole du Wurtemberg eût déserté les champs pour assister aux fêtes de la capitale. Des pasteurs luthériens et des musiciens accourus de tous les coins de l’Allemagne pour participer les uns à un congrès religieux, les autres à un festival, ajoutaient à l’encombrement général. Les Français étaient rares; ils voyageaient peu à cette époque[22]. La presse n’était représentée que par quelques correspondans de journaux semi-officiels. Le reportage ne s’était pas encore introduit dans nos mœurs, et le monde ne s’en trouvait pas plus mal.
Le tsar était taciturne; on voyait qu’il lui en coûtait de se trouver en face du vainqueur de Sébastopol. L’attention ne se reportait pas sur lui ; il n’était pas habitué à un tel effacement. Tout disparaissait devant Napoléon III. Le roi lui-même ne jouait qu’un rôle secondaire dans les fêtes dont il était le prétexte plus que l’objet. Les rapports des deux empereurs s’en ressentirent ; ils furent réservés, compassés jusqu’à la veille de leur séparation. On était venu pour se concerter, et tout faisait craindre qu’on ne se quittât mal impressionné et sans rien conclure.
Le comte Walewski et le prince Gortchakof s’appliquaient à dissiper les nuages; ils poursuivaient l’un et l’autre, avec une égale ardeur, une intime entente qui devait permettre à la Russie de se réconcilier avec les stipulations de la paix de Paris, et à la France de s’affranchir des traités de 1815. Mais leurs efforts restaient impuissans. Si le tsar était froissé de ne pas occuper la première place dans l’engouement populaire, Napoléon III ne l’était pas moins de l’absence de l’impératrice Marie, qui restait obstinément à Darmstadt près de son frère le grand-duc. On avait espéré à Paris jusqu’à la dernière minute que l’impératrice Eugénie pourrait être du voyage. — « Faites-moi savoir par dépêche et en chiffres, dès que vous l’apprendrez, si l’impératrice de Russie viendra à Stuttgart, » écrivait le comte Walewski à notre ministre, encore à la date du 15 septembre. « Après trois dépêches pressantes du roi restées sans réponse, télégraphiait M. de Perrière, l’impératrice a enfin fait savoir qu’elle ne viendrait pas. » Ses refus persistans dénotaient un parti-pris inspiré par d’invincibles préjugés.
Le chancelier russe tenait à l’alliance; il finit par avoir raison des pensées chagrines de son maître. Sur ses instances, Alexandre II écrivit à l’impératrice ; il la pria de paraître à Stuttgart, et, pour bien lui faire comprendre qu’il n’admettait pas d’objections, il lui envoya à Darmstadt un train spécial pour la ramener.
Elle arriva le 26 dans la soirée avec sa cousine, la reine de Grèce, qui n’était pas conviée, à contre-cœur, mal disposée; elle se sentait violentée. Napoléon III était un charmeur ; il eut raison de son déplaisir. Par son aménité et la grâce de son esprit, il parvint à la réconcilier avec le grand effort qu’elle venait de faire. Il sut atténuer ses préventions contre sa personne; elle se l’était représenté comme un parvenu de la fortune ; il se révéla à elle comme un parfait gentleman.
Les fêtes se succédèrent ; on dînait à la cour et on assistait à des raouts chez la princesse royale. Les revues furent supprimées du programme ; le roi était un pacifique, et l’armée wurtembergeoise ne brillait ni par la tenue ni par la discipline ; on bavardait dans les rangs et on manœuvrait à la bonne franquette. Elle s’est bien transformée depuis sous la férule prussienne. Mais le roi n’épargna pas à Napoléon III le tour du propriétaire ; il lui fit admirer à Hohenheim ses établissemens agricoles, et le conduisit avec de magnifiques attelages à ses haras de Weil, élevés et entretenus à grands frais, dans les environs de sa capitale, à la glorification de la race arabe et persane, tandis que l’empereur Alexandre se livrait solitaire au plaisir de la chasse. Il donna à ses hôtes une fête de nuit avec des illuminations féeriques à la Wilhelma, un petit palais mauresque, mystérieux, inaccessible, réminiscence en carton-pierre de l’Alhambra, orné de peintures anacréontiques, où, à ses heures, il oubliait, comme les califes des Mille et une Nuits, les soucis de sa couronne.
Il y eut aussi un grand gala au théâtre. On avait monté avec somptuosité plusieurs opéras nouveaux, la Bohémienne de Balfe, entre autres[23]. L’empereur était réfractaire à la musique ; il subit la Bohémienne mais sur son désir, et au désespoir de l’intendant, le baron de Gall, on dut modifier le répertoire, et remonter hâtivement le Freyschütz avec des doublures et de méchans décors, démodés, fripés. Il avait un faible pour Robin des bois ; la chasse magique avait frappé son imagination dans son enfance ; il voulait la revoir en Allemagne, avec la saveur du terroir, et faire revivre à Stuttgart les impressions qu’il avait ressenties à Augsbourg.
C’est chez la reine des Pays-Bas qu’il se recueillait et se reposait de ses fatigues officielles. La reine Sophie venait à Stuttgart, tous les automnes, passer quelques semaines chez le roi son père. « Ce sont mes vacances, » disait-elle en soupirant, car elle n’était pas heureuse à La Haye[24]. Je dois aux occasions de l’approcher, que souvent elle daignait m’offrir, d’avoir pu tracer d’elle un portrait que l’histoire complétera sans doute, mais dont elle ne contestera pas la fidèle ressemblance.
« La reine Sophie, disais-je, avait plus d’une ressemblance avec son père, le roi Guillaume de Wurtemberg. Elle joignait à une instruction des plus variées, à une volonté nette et précise, la bonté et la fidélité du cœur. Au temps de son épanouissement, elle apparaissait majestueuse et belle comme une Junon, et plus tard, dans sa maturité, en l’écoutant disserter sur la littérature et la politique, on pensait involontairement à la grande Catherine ; elle descendait, du reste, des Romanof : sa mère était la sœur d’Alexandre Ier. Elle eût marqué à coup sûr dans l’histoire si, au lieu d’être reléguée sur un trône modeste, le sort lui avait réservé une couronne digne de l’activité et de la sûreté de son intelligence. C’est à Paris qu’elle venait de préférence se distraire des sévérités de La Haye. Elle aimait la cour des Tuileries, mais elle n’y recherchait que les satisfactions du cœur et de l’esprit. Elle avait, comme la reine d’Angleterre, un penchant marqué pour l’empereur ; toutefois, son affection était moins idéale, elle avait un caractère plus viril, elle se reportait moins sur la personne que sur le souverain. La lettre qu’elle écrivait le 18 juillet 1866, et qu’on a retrouvée au mois de septembre 1870 dans les épaves des Tuileries, montre avec quelle mâle sollicitude elle s’adressait à la volonté défaillante de Napoléon III[25]. »
L’empereur introduisit à la cour de Wurtemberg un jeu dans lequel il excellait : c’était celui des demandes et des réponses. Il rivalisait d’esprit, le crayon à la main, avec la reine Sophie et la princesse Olga; c’étaient des feux roulans de spirituelles reparties. J’ai toujours regretté de ne pas les avoir recueillies sur mes tablettes. Après le départ de l’empereur, le jeu devint un engouement. Dès qu’on entrait dans un salon, on vous présentait un crayon et une feuille de papier, et, sans respirer, il fallait s’exécuter. Un soir, chez la princesse Galitzin, je fus la cause d’un petit émoi. J’étais tombé sur la demande : « Savez-vous oublier? » — Je répondis bravement, en voyant en face de moi l’héritier du trône : « Lorsque je serai roi, j’oublierai les injures faites au duc d’Orléans. » Je faisais allusion au prince royal, qui se plaignait parfois, et non sans motif, d’être méconnu par son père et ses entours. Le baron de Meyendorf, le secrétaire de la légation de Russie, qui procédait au dépouillement et à la lecture des petits papiers, fut effarouché de la réponse ; il essaya d’escamoter le bulletin. — Qu’est-ce? demanda la princesse royale. — Rien, madame, répondit M. de Meyendorf de plus en plus troublé. — Donnez-moi le papier, je veux savoir ce qu’on a écrit, répliqua-t-elle impérativement en tendant la main. — Quand sa curiosité, si gauchement mise en éveil, fut satisfaite, elle se retourna vers moi et me dit en riant : — Je ne sais de qui est la réponse, mais je m’imagine qu’elle est d’un diplomate.
La famille royale n’était rien moins qu’unie; la vieille et la jeune cour se jalousaient et souvent se dénigraient. Leurs sourdes dissensions se répercutaient dans les salons. — « Il y a un pays, dit La Bruyère en parlant des cours, où les joies sont visibles mais fausses, et les chagrins cachés mais réels, où les repas, les ballets et les carrousels couvrent des inquiétudes, des soucis, des intérêts divers, des craintes et des espérances. »
Le sort des ministres et des courtisans wurtembergeois, au milieu de ces dissensions, n’était pas enviable. Ils s’en tiraient avec une habileté surprenante, ménageant le présent sans compromettre l’avenir. « Ils étaient maîtres de leurs gestes, de leurs yeux et de leur visage ; ils dissimulaient les mauvais offices, ils souriaient à leurs ennemis, contraignaient leur humeur, déguisaient leurs passions, parlaient, agissaient contre leurs sentimens. » — Aussi, presque tous, le baron de Varnbühler en tête, ont-ils passé d’un règne à l’autre sans perdre leur crédit.
Le roi Guillaume avait encore belle prestance, malgré ses soixante-seize ans sonnés. Il était de taille moyenne, replet, mais alerte. Il avait le teint coloré, les moustaches blanches, l’œil vif et rusé. Son Leibarzt, le docteur Ludwig, était son aîné. Cela le rajeunissait et lui donnait des illusions sur sa longévité. — « Comment avez-vous passé la nuit? Pas de fièvre, pas de toux? » lui demandait-il avec sollicitude, en renversant les rôles, lorsque le matin il venait prendre des nouvelles de sa santé.
Il négligeait la reine ; il s’était créé, en dehors de son existence officielle, un intérieur plus conforme à ses penchans. Il se consacrait, dans un petit hôtel construit au fond du parc de son château, au bonheur d’une artiste dramatique qu’il avait retirée de son théâtre. Elle ne rappelait, ni par la beauté ni par la grâce, les favorites qui ont marqué dans l’histoire; elle disparut, à la mort de son royal protecteur, sans laisser de traces ; elle avait eu la fortune de ne provoquer ni mépris ni ressentiment. Mme Amalia de Stubenrauch ressemblait, en 1857, à une bonne bourgeoise enrichie et retirée des affaires; le siècle marquait un an lorsqu’elle naquit. On disait, pour expliquer sa royale faveur, qu’à l’époque de ses débuts au théâtre de Stuttgart, dans les rôles tragiques, sa taille était élancée, son regard expressif; on ne s’en serait pas douté. Elle était vouée aux têtes couronnées, car le roi Louis et le roi Guillaume, en bons voisins, s’étaient partagé ses bonnes grâces : de la Pinacothèque de Munich elle avait passé dans l’Alhambra de Stuttgart. Elle évitait de s’immiscer dans les affaires de l’état; le gouvernement du théâtre suffisait à son ambition. L’intendant était son ministre; il venait tous les matins prendre ses ordres, il arrêtait avec elle le répertoire, la distribution des rôles et les engagemens du personnel. On l’accusait cependant de s’être inspirée de sa foi catholique pour sortir de son rôle, et décider le roi à traiter avec la curie romaine.
L’héritier présomptif était un prince loyal, affable. Le roi Guillaume, au lieu de l’initier aux affaires, le tenait à l’écart, il lui battait froid; il se souciait moins du règne futur que de sa propre gloire. Peut-être aussi se méfiait-il des attaches trop intimes de son fils avec la cour de Russie. La raison d’état est jalouse, ombrageuse; un drame tout récent nous a fait voir qu’elle n’est pas paternelle pour les princes qui professent des idées et des sympathies incompatibles avec son système. Le roi ne se sentait pas attiré vers sa bru; la princesse Olga lui portait ombrage, elle était fière, intelligente, et n’oubliait pas qu’elle était la fille préférée de l’empereur Nicolas. Ses grandes allures, sa beauté rayonnante et sa vie irréprochable contrastaient avec les mœurs et les habitudes bourgeoises du vieux souverain. — Les affections avouables du roi se concentraient sur ses enfans issus de son premier mariage avec la grande-duchesse Catherine de Russie : la reine des Pays-Bas et la princesse Marie, mariée à un officier autrichien, le comte de Neipperg. La princesse Marie n’eût pas inspiré un peintre épris de l’idéal, mais elle était instruite, initiée au mouvement littéraire[26].
Un raout chez la princesse royale clôtura les fêtes. La soirée fut marquée d’un piquant incident. Une dame russe, svelte, élégante, au type tartare, qui depuis a brillé, avec éclat, dans la colonie étrangère de Paris, était arrivée à Stuttgart sans mari, sans parrain, avec l’ambition d’être reçue à la cour et la ferme volonté d’approcher les deux empereurs. Pour être invitée, elle s’autorisait du proverbe : «Ce que femme veut, Dieu le veut ; » c’était son principal titre. Elle comptait sur la légation de Russie pour se faire ouvrir les portes, mais le général de Benckendorf l’avait éconduite avec tout le respect et tous les égards dus à une femme distinguée : elle ne figurait pas sur l’annuaire de la cour de Pétersbourg, elle n’était pas hoffähig. Grand fut l’étonnement du comte de Benckendorf, lorsqu’à son arrivée à la soirée de la villa il l’aperçut au nombre des invités, portant en sautoir, sur une robe blanche, un large ruban rouge simulant le grand-cordon de la Légion d’honneur. Son étonnement devint de l’ébahissement en voyant les deux empereurs, à leur entrée dans la salle, lui adresser leurs premiers saluts et s’engager avec elle, à tour de rôle, dans de riantes et familières causeries. La grâce et l’élégance avaient opéré un miracle : elles avaient eu raison de l’inflexible étiquette d’une cour allemande.
Jusque-là l’attention s’était détournée du roi Guillaume ; son peuple l’avait quelque peu négligé, il n’avait eu d’yeux et de hourras que pour ses hôtes, et particulièrement pour Napoléon III. Il fut largement dédommagé au comice agricole de Canstadt, qu’il se plaisait à présider, chaque année, au jour anniversaire de sa naissance, et qui, cette fois, par la présence des deux empereurs, prenait le caractère d’une grande fête internationale.
Canstadt, située aux bords du Neckar, à trois kilomètres de la capitale, dans une vallée ombreuse, dominée par des collines couvertes de vignes et de villas, est le Saint-Cloud du Wurtemberg, On avait élevé sur le champ de courses un immense portique de verdure, flanqué de deux arcs de triomphe et surmonté au centre d’une coupe colossale. Toute cette architecture rustique, composée de mousse, de fleurs, de fruits, de gerbes de blé, de grappes de maïs, de guirlandes de houblons, était d’un effet ravissant. Des tribunes, richement décorées aux couleurs des trois nations, étaient réservées à l’impératrice de Russie, aux reines de Wurtemberg, de Grèce et de Hollande, à la grande-duchesse Hélène, aux princesses de la maison et aux membres du corps diplomatique. Des orchestres jouaient alternativement : Partant pour la Syrie, Dieu protège le tsar et Gott schütze den König. Les avenues qui menaient à Ganstadt étaient garnies de boutiques en plein vent, de cabarets, de tréteaux de saltimbanques; on eût dit que tous les bateleurs, acrobates et diseurs de bonne aventure d’Allemagne s’étaient donné rendez-vous à cette kermesse, qui rappelait la mise en scène du ballet de la Bohémienne, donné la veille au théâtre royal.
Les trois souverains arrivèrent à cheval sur le champ de courses en passant sous un arc de triomphe, suivis d’un nombreux cortège. Napoléon III était un brillant cavalier ; il montait un fougueux alezan sorti des écuries impériales, d’une allure superbe, piaffant et écumant sous l’étreinte de son maître. Le roi de Wurtemberg galopait de son mieux, entre les deux empereurs, sur un petit arabe blanc, aux acclamations de la foule. Il fut cette fois le héros de la fête ; c’est à lui surtout que s’adressaient les hourras frénétiques qui sortaient de cent mille poitrines. La présence de Napoléon III et d’Alexandre II était pour ses sujets le témoignage le plus éclatant de sa sagesse, de son habileté et du rôle qu’il jouait dans la politique européenne, bien que souverain d’un petit royaume. La fête populaire de Canstadt, du 27 septembre 1857, fut l’apothéose de son règne.
Le jour de son départ, le 28 septembre, Alexandre II déjeuna à la villa de Berg, avec l’empereur Napoléon. Le prince royal, pour leur permettre de s’épancher librement, les avait invités seuls, sans leur suite, et, ce qui était hardi, à l’exclusion de son père. Ce fut une mortification pour le roi ; il comptait présider aux adieux de ses hôtes, et espérait, en prenant part à leurs entretiens, être fixé sur les arrangemens qu’ils avaient concertés. Il était atteint à la fois dans son orgueil et dans sa curiosité ; il ne le pardonna pas à son fils.
Le prince royal, à cette époque, ne sacrifiait qu’à la Russie; il en avait adopté les habitudes, jusqu’aux attelages, et pour complaire à la princesse Olga, il ne craignait pas d’assister au culte de l’église orthodoxe; elle méritait bien un messe. Fier de son inspiration, il me raconta qu’après le déjeuner, il avait laissé ses deux augustes invités en tête-à-tête dans son cabinet; il me fit remarquer les fauteuils dans lesquels ils avaient conféré, il les tenait pour des meubles désormais historiques. L’entretien avait duré près d’une heure. La glace s’était rompue à la dernière minute ; après de froids débuts, on s’était séparé le front déridé, presque radieux : la raison d’état l’avait emporté sur les préventions.
Les empereurs avaient ratifié le protocole arrêté par leurs ministres. Ils s’étaient promis de ne rien entreprendre sans se concerter, et de se soutenir mutuellement et fidèlement par l’action de leur diplomatie, soit en Orient, si des complications devaient y surgir, soit en Italie, si un différend devait éclater entre la France et l’Autriche. Dans cette dernière éventualité, la Russie nous assurait tout d’abord sa neutralité sympathique et, les événemens engagés, elle nous promettait, sans cependant se lier contractuellement, la concentration de 150,000 hommes sur les frontières de la Gallicie ; on était allé jusqu’à prévoir une alliance éventuelle.
Le 28 septembre était un anniversaire. Il y avait quarante-neuf ans, jour pour jour, que Napoléon Ier et Alexandre Ier s’étaient rencontrés à Erfurt. — « Où est l’Europe, si ce n’est entre vous et nous? » disait alors le comte Romanzof au comte de Rovigo. — Qui sait si le 28 septembre 1857 les deux souverains et leurs ministres ne cédaient pas aux mêmes illusions ! Pouvaient-ils soupçonner que leur entrevue aurait, comme celle d’Erfurt, un terrifiant épilogue !
La veille du départ, le marquis de Perrière avait réglé avec l’empereur la question des gratifications et des récompenses. Les entrevues se soldent toujours par des largesses. Le ministre dut tempérer cette fois la munificence du souverain. L’empereur venait de réaliser un beau rêve ; heureux et joyeux, il voulait, en s’éloignant, répandre les croix et les tabatières. Les tabatières surtout étaient convoitées ; elles représentaient de l’argent comptant, elles étaient marquées chacune à sa valeur de 3,000 à 12,000 francs; il suffisait de les présenter au joaillier qui les avait fournies pour les réaliser.
« La terre était partagée, a dit Schiller, lorsque le poète se présenta tardivement devant le trône de Jupiter; il en fit ses plaintes. — Eh! quoi, lui dit le Dieu pour le consoler, n’as-tu pas l’idéal? » Un publiciste allemand qui devait son renom à sa gallophobie, — Boerne l’appelait Der Franzosen-Fresser, le mangeur de Français, et Henri Heine : Der Denunciant, le dénonciateur, — fut plus matinal que le poète, lorsque Napoléon III, triomphant, répandait une pluie de diamans sur la capitale du Wurtemberg. Il sut arriver avant la fin du partage ; il restait une tabatière, la plus modeste il est vrai : — Elle n’était marquée que 3,000 francs; — elle fut le prix de sa conversion[27].
Le 29 septembre, Napoléon III prenait à son tour congé du roi Guillaume. Le personnel de la légation lui fît la conduite jusqu’à Bruchsal, la station frontière.
Le marquis de Perrière quitta Stuttgart, me laissant chargé d’affaires, en attendant l’arrivée de son successeur le comte de Reculot. Il ne devait plus revenir que pour présenter ses lettres de rappel au roi ; l’empereur l’avait nommé ministre à Bruxelles.
C’était un esprit d’une rare distinction et d’un vrai savoir. Il mourut prématurément, dans la fleur de l’âge, victime de l’inintelligence d’un médecin, sans avoir donné toute sa mesure. « J’ai une longue carrière à parcourir, me disait-il parfois, dans l’exubérance d’une vaillante santé, car on ne meurt dans ma famille que passé quatre-vingts ans. « Il ne se doutait pas que déjà ses jours étaient comptés. Il avait été premier secrétaire de la mission de M. de Lagrenée en Chine, qui, sous le règne de Louis-Philippe, eut un si grand retentissement. Il fut chargé de porter au roi le traité qui ouvrait à la France et à l’Europe un monde inconnu, mystérieux, dont les murailles légendaires étaient réputées infranchissables. C’était une haute faveur qui le mettait en relief et lui assurait une part privilégiée dans le succès remporté par notre ambassadeur. Revenir de Pékin suffisait d’ailleurs pour frapper les imaginations, dans ces temps lointains où le plus petit déplacement était un événement, où la France, dans une splendide éclosion intellectuelle, semblait absorber, concentrer l’univers. Aussi fut-il, à son arrivée à Paris, le lion du jour, les salons se l’arrachaient. Plus tard, il retraça d’une plume élégante les impressions qu’il avait rapportées du Céleste-Empire. Il avait publié déjà, avant d’entrer dans la diplomatie, un roman dont il ne parlait jamais ; il le considérait sans doute, et bien à tort, comme un péché de jeunesse. Je dois à un bibliophile érudit, M. Xavier Marmier, qui l’a découvert sur les quais, où tout se retrouve pêle-mêle, la gloire et la honte de notre littérature, le plaisir de l’avoir lu.
L’empereur avait invité à Stuttgart le comte de Rayneval, qu’il venait de nommer son ambassadeur à Pétersbourg. Il tenait, en le présentant lui-même à l’empereur Alexandre, à lui donner un éclatant témoignage de sa faveur et de sa confiance. Ce dédommagement lui était bien dû, après le mauvais service qu’on lui avait rendu, en insérant dans le Moniteur, pour satisfaire les passions du moment et se faire bien venir des Italiens, un de ses rapports daté de Rome, et dans lequel, confidentiellement, dans l’esprit le plus élevé, il avait tracé des imperfections du régime pontifical et de la nécessité de ses réformes un tableau saisissant.
Le comte de Rayneval, comme le marquis de Ferrière, mourut prématurément, avant même d’avoir pris possession de son poste. Il avait le charme et le sens politique de son père, qui représentait la France à l’étranger, avec une rare distinction, sous la monarchie de Juillet.
La liste nécrologique des diplomates marquans du second empire, morts avant l’âge, est longue. Ne les plaignons pas : ils n’ont pas VII, comme leurs compagnons d’étapes qui ont survécu à 1870, la France, qu’ils aimaient et servaient avec ardeur, démembrée par l’ennemi et déchirée par les factions ; ils n’ont pas ressenti la douleur que Daflte tenait pour la plus amère, celle des grandeurs perdues.
G. ROTHAN.
- ↑ Voyez la Revue des 1er et 15 août, des 1er et 15 octobre.
- ↑ M. le duc de Broglie a émis à la tribune des appréciations judicieuses sur le danger de bouleverser sans cesse par des décrets hâtifs une administration qui repose avant tout sur les traditions. Un ancien ambassadeur, le comte d’Harcourt, a publié également des pages instructives sur le rôle de la diplomatie. Voir aussi l’étude de M. Albert Sorel sur l’enseignement de l’histoire de la diplomatie et le livre si instructif que M. Frédéric Masson a consacré à l’ancien personnel des affaires étrangères.
- ↑ A son avènement au trône, l’empereur nomma, en dehors des cadres, le duc de Guiche ministre à Cassel et le marquis de Moustier à Berlin. Sauf ces deux nominations et, en 1868, celle de M. de La Guéronnière à Bruxelles, aucune atteinte ne fut portée aux promotions hiérarchiques du département.
- ↑ On raconte que le roi Charles X poussa le respect de la hiérarchie jusqu’à solliciter du baron Deffaudis, le directeur des consulats, comme une faveur spéciale, la nomination à un poste consulaire du marquis de Chateaugiron, qui, pendant l’émigration, avait rendu des services exceptionnels à sa maison.
- ↑ Le baron de Beyens et le comte de Moltke sont à Paris depuis un temps immémorial ; le comte Nigra y serait encore, car il s’y était fait de nombreux amis, s’il n’avait pas été mêlé d’une façon trop intime à la politique extérieure si malheureuse, du second empire. L’Angleterre, de 1851 à 1887, n’a eu que deux ambassadeurs en France, lord Cowley et lord Lyons, qui, tous deux, ont dû réclamer avec instance leur mise à la retraite. Il serait difficile et navrant pour notre patriotisme de donner la liste des diplomates français qui dans les vingt dernières années se sont succédé, sans raison plausible, dans nos missions extérieures. — Deux ministres éclairés, M. Flourens et M. Goblet, ont compris les inconvéniens qu’entraînent d’incessans remaniemens; ils n’ont procédé qu’avec une extrême circonspection à d’urgentes nominations. Il faut leur savoir gré, surtout, d’avoir rendu et maintenu à la direction politique, dont le titulaire, M. Francis Charmes, est un homme de grand talent, le personnel qu’on lui avait inconsidérément enlevé. Le directeur tient les agens sur les fonts baptismaux, il suit leurs travaux, il connaît leurs aptitudes, seul il est en situation de défendre leurs droits et de faire valoir leurs services.
- ↑ Dépêche de M. Jules Favre. — Versailles, 30 mars 1871 : « Je reçois ce soir vos dépêches du 21. Je suis heureux que l’affaire de Tunis soit terminée. Je ne puis que donner mon approbation à ce que vous avez fait. Vous avez compris qu’il fallait se préoccuper des intérêts de nos nationaux, créanciers de la Régence, et vous les avez pleinement garantis par vos deux protocoles. Vous avez très utilement procédé; vous avez arrêté le départ de la flotte italienne pour La Goulette, et, grâce à votre intervention, les intérêts français ont été sauvegardés. Je vous réitère, au nom du département, l’expression de ma reconnaissance pour votre ferme et intelligente conduite. » — Extrait du livre de M. Jules Favre : Rome et la République française en 1870 : « M. Rothan était assurément d’une incontestable capacité; il avait rendu des services réels, et déployé beaucoup d’habileté; mais il était nécessaire d’envoyer à Florence un personnage qui représentât plus intimement notre pensée; je jetai les yeux sur M. Horace de Choiseul, il me semblait plus propre que tout autre à devenir en Italie l’interprète de notre politique. »
- ↑ L’Allemagne et l’Italie en 1870. — Un voyage fait à la suite du roi Victor-Emmanuel à travers l’Italie.
- ↑ Né en 1781, mort en 1864.
- ↑ Il fallait qu’il eût cruellement méconnu les lois de la guerre pour que l’empereur écrivît : « Le prince de Wurtemberg s’est couvert de boue; il a volé et pillé partout où il a passé. » — Henry Houssaye, 1814, p. 53. — Dardenne : « On conseilla à un paysan auquel des soldats allemands venaient d’enlever ses sabots de se plaindre au prince de Wurtemberg. — Je m’en garderai bien, dit-il, car il me prendrait ma blouse. »
- ↑ Il agonisait, entouré de ses enfans et de ses serviteurs en larmes; la scène était imposante : à la solennité de la mort s’ajoutait celle de la fin d’un règne, lorsque l’un des serviteurs, débordé par l’émotion se laissa choir dans un fauteuil à musique. Le ressort partit aussitôt, et l’air favori du souverain : « Bon voyage, monsieur Dumollet ! » s’unit comme une fanfare diabolique aux prières et aux cantiques des assistans consternés. Au tragique se mêlait le burlesque : c’était passer étrangement de vie à trépas.
- ↑ La reine des Pays-Bas disait un jour à son père, à propos des Russes qu’elle détestait : « Vous êtes avec la Russie comme avec une ancienne maîtresse qu’on ne peut pas quitter. — C’est vrai, répondit le roi, mais que voulez-vous! c’est toujours à elle qu’il faut en revenir, et, d’ailleurs, n’ai-je pas juré à votre mère de lui rester fidèle? » — La première femme du roi Guillaume était la grande-duchesse Catherine.
- ↑ Après le coup d’état du 2 décembre 1851, le roi rédigea de sa main un mémorandum contre le rétablissement de l’empire et l’adressa aux principales cours d’Europe. Son gendre, le roi de Hollande, qui le détestait, s’en procura un exemplaire et s’empressa de le communiquer à notre ministre à La Haye. Après la proclamation de l’empire, le roi Guillaume ne fut pas moins un des premiers et des plus chaleureux à reconnaître Napoléon III.
- ↑ Sa sœur, la princesse Catherine, avait épousé le prince Jérôme. La parenté du roi avec la cour de Russie était plus étroite. Son fils était le mari de la grande-duchesse Olga, la sœur d’Alexandre II, et sa première femme, la grande-duchesse Catherine, était la sœur de l’empereur Nicolas.
- ↑ Journal de lord Malmesbury, 10 août 1857. — « L’empereur et l’impératrice, accompagnés des Walewski, sont arrivés à Osborne le 6. Le motif de leur visite demeure secret, mais je suis persuadé qu’il s’agit de discuter la question des principautés danubiennes. » — 14 août. « Lord Palmerston a cédé ; c’est l’opinion de l’empereur qui a prévalu. La France, d’accord avec la Russie, la Prusse et la Sardaigne veut l’union des deux provinces sous un même hospodar. Au lieu de perdre du temps, Napoléon est venu en personne, et la question a été immédiatement réglée.»
- ↑ Journal de lord Malmesbury, 27 juin 1857. — La révolte des cipayes de l’armée du Bengale a pris de l’extension, trois régimens sont en rébellion ouverte; ils ont été rejoints à Delhi par d’autres régimens indigènes; ils ont pillé et massacré tous les Européens. Le massacre de la garnison de Cawnpore est confirmé. »
- ↑ Napoléon avait pour elle une vive affection; après l’avoir adoptée, il lui fit épouser le grand-duc Frédéric de Baden, le dernier descendant, en ligne directe, de la maison de Zaehringen, qui prétendait être aussi ancienne que celle des Bourbons. La cérémonie eut lieu aux Tuileries, le 8 avril 1806. La princesse Stéphanie, née en 1789, était la fille du comte Claude de Beauharnais, le neveu du premier mari de l’impératrice Joséphine. — « Sa tante, dit le baron Imbert de Saint-Amand, dans ses remarquables études sur la cour impériale, qui la trouva jolie et bien douée, la prit en affection, et lui fit terminer son éducation dans le pensionnat à la mode, celui de Mme Campan, à Saint-Germain. » Mme Campan, dans une lettre à Mme Louis Bonaparte, définissait ainsi son caractère : « c’est un composé bizarre de faculté pour apprendre, d’amour-propre, d’émulation, de paresse, d’amabilité, de justesse d’esprit, de légèreté, d’orgueil, de piété. Voilà bien des choses à mettre à leur place. » — « Au physique, ajoute M. de Saint-Amand, Mlle de Beauharnais était fort agréable. Elle avait une jolie taille, un visage expressif, un teint éclatant, des yeux d’un bleu très vif, des cheveux d’un beau blond et un son de voix charmant. Ajoutez à cela des manières distinguées, de l’esprit naturel, de la gaîté, de l’entrain et infiniment de séduction. » — La Cour de l’impératrice Joséphine, par Imbert de Saint-Amand.
- ↑ Réminiscences, J. Coulmann.
- ↑ Je me trouvais à Manheim, auprès de Mme la grande-duchesse Stéphanie, lorsqu’elle reçut la nouvelle des fiançailles de sa petite-fille: elle ne cacha pas son désappointement, car elle aimait tendrement l’empereur. Ce qu’elle appréciait le plus en lui, c’était son cœur. Elle m’a raconté de sa jeunesse des traits touchans. Souvent dans son enfance, elle le voyait rentrer pieds nus, ayant donné ses chaussures à des pauvres. — Elle partit au mois d’octobre 1860 pour Nice, où, peu de mois après, elle devait mourir. J’eus l’honneur de l’accompagner de Strasbourg à Colmar. Elle avait le pressentiment de sa mort prochaine ; impressionnée par la guerre d’Italie, qu’elle tenait pour une faute, elle ne me cachait pas les appréhensions que lui inspirait l’avenir. L’empereur sollicita peu de temps après, raconte lord Malmesbury, par l’intermédiaire de la reine Victoria, et, sans plus de succès, la main d’une princesse de Hohenlohe. « Le prince Albert, dit-il, a eu une lettre sur ce sujet. Cet établissement ne lui paraît pas satisfaisant. La reine a discuté le mariage avec beaucoup de sens. Elle craint que la princesse ne soit éblouie par la position; elle fait allusion au sort de toutes les souveraines de la France; cependant, elle n’est pas absolument hostile à l’union. »
- ↑ Sa suite se composait du comte Adlerberg, le ministre de sa maison, de M. de Tolstoï et de plusieurs aides-de-camp. Le prince Soltykof, ainsi que le prince et la princesse Dolgorouky, se trouvaient, avec beaucoup de Russes de qualité, au nombre des invités, et le comte de Kisselef, l’ambassadeur de Russie à Paris, avait été mandé par son souverain. Le prince Gortchakof n’avait emmené que M. Hamburger, le secrétaire de sa chancellerie. Une troupe française était venue à Stuttgart ; l’empereur Alexandre assista, le soir de son arrivée, à une représentation ; on donnait le Piano de Berthe et Ce que femme veut.
- ↑ Un proverbe dit : « Si l’on ne cueillait à Stuttgart le raisin, la ville irait se noyer dans le vin. »
- ↑ Il rappelle par l’architecture et les proportions celui de Compiègne. Il a été commencé, en 1746, par le duc Charles, et terminé en 1806. Il contient, dit-on, autant de chambres qu’il y a de jours dans l’année. Le parc s’étend depuis le palais jusqu’à Canstadt.
- ↑ Parmi les Français de marque attirés à Stuttgart se trouvaient un savant distingué, M. Daubrée, aujourd’hui membre de l’Académie des Sciences, M. Ernest André, le banquier, et un homme d’une rare distinction et d’un beau caractère, le comte Paul de Ségur, alors président du chemin de fer de l’Est. Alexandre Dumas, de passage à Bade, disait à un de ses amis : « Je vais à Stuttgart et j’y serai le troisième empereur! » De nombreux joailliers étaient venus de Paris, de Vienne et d’Amsterdam avec des assortimens de pierreries. On avait apporté entre autres un diamant célèbre : l’Etoile du Sud, qui avait figuré à l’exposition de Londres.
- ↑ On dînait à quatre heures dans les cours allemandes, le spectacle commençait à six heures et finissait à neuf heures.
- ↑ Il existait entre le roi des Pays-Bas et la reine Sophie une profonde incompatibilité d’humeur. Le roi. cherchait à divorcer, et, pour se débarrasser de sa femme, il la soumettait à d’humilians traitemens ; mais, pour rester sur le trône, elle endurait toutes les mortifications. Son père envoya un de ses ministres, le baron du Hugel, à La Haye, pour tâcher de rétablir l’harmonie dans le ménage; il n’y réussit pas. Ce fut M. de Kock, le chef du cabinet du roi de Hollande, frère de Paul de Kock, le célèbre romancier, qui parvint, à force de tact et de persévérance, non pas à opérer une réconciliation, mais à établir du moins un modus vivendi. Le roi ne s’y prêta que de mauvaise grâce, et lorsque, dans les solennités publiques, il était forcé de donner le bras à la reine, il ne manquait jamais de tourner la tête pour manifester l’antipathie qu’elle lui inspirait. La reine parlait de M. de Kock avec reconnaissance; il rendait sa vie tolérable. C’est grâce à lui qu’elle obtenait l’autorisation de paraître aux Tuileries. Elle adorait Paris; chaque jour, dans l’hôtel de la rue de l’Elysée, que l’empereur mettait à sa disposition, elle recevait, de quatre à sept heures, tous les hommes marquans dans la politique, les lettres et les arts, sans distinction d’opinion. Elle trouvait moyen de concilier l’affection très sincère qu’elle portait à l’empereur avec le goût marqué qu’elle avait pour M. Thiers. Voici ce que j’écrivais à ce sujet dans mon journal à la date du 4 novembre 1858 : « La reine m’a fait écrire par Mlle de Zuylen qu’elle désirait me voir. Après avoir conversé de choses et d’autres, elle m’a dit : « Décidément, Thiers ne viendra pas à Stuttgart; il me l’avait cependant bien promis. C’est un manque de galanterie dont je le ferai pâtir. Je sais qu’il attache beaucoup de prix à mes lettres, je ne lui répondrai pas. Il est toujours très monté contre le gouvernement impérial; aussi me suis-je donné, ce printemps, le plaisir de le faire enrager en lui disant que la France était en pleine prospérité et que tout allait à merveille. — « Mais pas du tout, m’a-t-il dit, d’un ton courroucé, nous en causerons ce automne.» s’il ne vient pas, j’en conclus que l’empire se porte mieux encore que je le lui disais. «
- ↑ L’Affaire du Luxembourg. Voir sa lettre, page 157.
- ↑ De son second mariage avec une de ses cousines, le roi eut un fils, le prince Frédéric-Charles, aujourd’hui régnant, et deux filles, mariées, l’une au prince de Wurtemberg, dont le fils est aujourd’hui l’héritier présomptif, et la seconde au prince Hermann de Saxe-Weimar, qui, par sa cordiale aménité, a toujours et partout éveillé de vives sympathies.
- ↑ M. Wolfgang Menzel, dans son histoire des Cinquante dernières années, avait exalté le césarisme au détriment du parlementarisme. Ce fut le titre que son ami, M. de Zschocke, le secrétaire de la légation de Prusse, fit valoir auprès de nous, pour lui assurer, de la part de l’empereur, un témoignage de sa munificence. Rien, assurément, ne prouvait mieux l’absence de tous préjugés contre la France, à ce moment, que l’intervention d’un diplomate prussien en faveur d’un écrivain renommé pour sa gallophobie.