Ollendorff (p. 246-267).

XIV

Il n’y a rien qui me soit plus pénible que l’attente du bonheur. Jamais je ne me sens si loin du but qu’au moment d’y toucher, et quand il ne me reste plus qu’à recueillir le prix de mes efforts. Entre moi et ce bonheur dont mon âme a déjà le goût, il me semble qu’une puissance impitoyable va creuser des abîmes. Pouvais-je admettre que la ville ne me disputât point jusqu’au bout le cher trésor que j’avais conquis ? Durant cette nuit interminable les gens devaient courir de l’un à l’autre, se concerter, tramer des plans, avertir Philippe, emprisonner Geneviève. Les catastrophes, les trahisons, les malentendus, les mille petits incidents capables de me tenir en échec m’apparaissaient si nettement, que je n’espérais point qu’aucun d’eux ne fût suscité par la défaveur du hasard ou la clairvoyance de mes ennemis. Redoutant quelque indisposition subite, je ne cessais de compter les battements de mon pouls. La peur d’une chute me défendait l’approche de la fenêtre. Et si quelqu’un s’avisait de me relancer au fond de cette mansarde ? J’en barricadai la porte et ne remuai point de mon lit.

Mais la lune entrait, autre source de tourments. Le ciel serait-il aussi pur, le lendemain ? C’était d’une importance énorme, car, autant pour dépister toute recherche que pour donner à notre première nuit des sensations de beauté et de mystère, j’avais résolu de prendre à l’embranchement de la ligne principale, le train de Granville et non celui de Paris. De la sorte, nous serions le soir au Mont-Saint-Michel, et j’imaginais le glissement de notre barque autour des remparts, sous la clarté bleue de la lune, puis, sur le balcon de notre chambre, avant les caresses nuptiales, le frisson de nos corps et de nos âmes en face de l’immensité lumineuse. Or, des nuages, du vent, un peu de pluie, et ces joies premières dont le retour était impossible, ces joies incomparables, surhumaines, seraient perdues !

D’un bond, le matin, je fus à la fenêtre : le soleil, déjà haut, brillait dans un ciel magnifique. Ah ! des mots de remerciement surgirent de mon cœur.

En plein jour, les méchants ne conspirent point, les malices du sort sont plus faciles à déjouer : mes craintes s’évanouirent. Plus que quelques heures ! J’en comblai le vide en écrivant à mère une lettre qu’il me fallut recommencer vingt fois pour en atténuer l’exaltation inconvenante. La concierge m’apporta mon déjeuner. Je réglai son compte. Plus que deux heures !…

Vraiment la ville ne présentait rien d’anormal, tandis que je la traversais, ma valise à la main, affublé d’une pèlerine et d’une casquette. Les dames des magasins étaient à leurs comptoirs, Les passants n’avaient pas l’air de se douter que le fils Devrieux arpentait les rues une dernière fois. Tout s’accomplirait le plus naturellement du monde. Et la nouvelle dé notre fuite éclaterait dans les salons, dans les cafés, dans les boutiques, au Cercle, à la musique du dimanche, sans que le moindre symptôme eût préparé les esprits au choc de cet événement formidable.

J’en riais d’avance en suivant la longue avenue qui mène à la gare, et, grimpant sur l’esplanade d’un jardin public d’où l’on domine Saint-Jore, je me retournai vers la ville et la contemplai en des attitudes de triomphateur. Ainsi donc notre duel implacable se terminait à mon avantage. Malgré la coalition de tous les envieux et de tous les imbéciles, malgré les bavardages et les calomnies, malgré les préjugés, les conventions, les règles, les entraves, et tout ce que l’on m’avait opposé, je serais heureux selon mes instincts et ma volonté.

Mais mon départ eût été l’aveu d’une défaite et se fût effectué dans les circonstances les plus humiliantes, qu’il ne m’en eût pas moins réjoui comme la plus précieuse des victoires, puisque Geneviève s’en allait avec moi. Une heure encore, et elle viendrait par cette même route, elle arriverait à cet endroit, nos mains se joindraient, et ce geste serait le commencement de notre vie.

Je pris les deux billets. Le billet de Geneviève ! Quelle émotion me causa ce morceau de carton, signe d’affranchissement, contrat d’union et de félicité ! Je le tournais entre mes doigts. J’aurais embrassé le nom de ce village lointain où il nous conduirait comme un talisman.

Quarante minutes avant l’heure, le train se formait. Je marquai nos deux places. Nos deux places ! l’une près de l’autre ! et toujours il en serait de même, et personne ne se mettrait entre nous ! Tous ces petits détails d’intimité m’attendrissaient, et l’avenir qui s’évoquait alors en visions fascinantes, c’était cela, une infinité de petits détails attendrissants qui formeraient le langage de notre bonheur.

Encore trente minutes. Geneviève est en route, pensai-je, la gare est loin, elle viendra en voiture, et le plus tard possible, afin de n’être pas aperçue des voyageurs.

Moi, peu disposé aux précautions, je choisis le meilleur poste, sous le péristyle. L’omnibus arriva. Des gens défilèrent, un à un, par groupes.

Je ne regardais pas, et pourtant, jusqu’à ce que mon cerveau ne soit plus qu’une masse inerte, je me souviendrai de tous ceux que j’ai vus en ces minutes solennelles, de leurs physionomies, de leur marche, de leurs particularités. Il y eut un paysan dont les jambes grêles se démenaient, sous la rondeur empesée de sa blouse, comme des battants de cloche. Il y eut deux bonnes sœurs dont les talons relevaient le bas des jupes. Il y eut une femme et trois enfants, et puis un monsieur du Cercle que je saluai et qui me salua, et puis un facteur qui me sourit, et puis un ouvrier qui boitait. La dernière personne fut une amie de Berthe Landol. Son porte-monnaie tomba, je ne le ramassai pas : une voiture débouchait de l’avenue et sautait sur les pavés de la cour.

L’idée de la mort me frappa. Oui, je pouvais mourir là, d’un coup, avant d’avoir le temps… « Geneviève, Geneviève, murmurais-je, comme si ce nom m’eût protégé. Oh ! ma chérie… ma Geneviève… »

Le fiacre s’arrêta. Quelqu’un descendit, c’était mère.

Je voulus me dissimuler derrière des piliers. Mais elle venait directement à moi. Mes yeux se jetèrent du côté de l’horloge : encore sept minutes. Inévitablement mère et Geneviève se trouveraient l’une en face de l’autre.

— Je te cherchais, me dit-elle.

— Tu me cherchais ? Allons donc… pourquoi faire ?

J’étais fou. Le tournant de l’avenue, l’horloge, les voyageurs, je ne savais plus où regarder…

— Je m’en vais, mère, laisse-moi, cela vaut mieux.

— Tu ne t’en iras pas.

— Je ne m’en irai pas !

Comment me délivrer de son intervention ? Soudain je me mis à la pousser vers le fiacre, et je tâchais de l’offenser.

— Mais je ne m’en vais pas seul, j’attends Geneviève, nous partons tous les deux… rien ne peut nous retenir… rien… je l’aime… je suis décidé à tout…

— Geneviève ne part pas.

— Si, je l’attends.… Tiens, voilà une voiture.

— Je te dis qu’elle ne part pas, je viens de chez elle.

— Tu viens de chez elle ?

Oh ! ce cri, comme il résonna, rauque et pitoyable. Était-ce vrai ? Avais-je bien compris ? Mère se taisait.

— Tu l’as vue, réponds… mais, dépêche-toi… le train s’en va…

Elle affirma doucement :

— Oui, je l’ai vue, elle ne part pas, et c’est elle qui m’envoie te le dire.

…Le fiacre roule. Mère m’emporte dans ses bras, comme un enfant. Elle m’étreint de toutes ses forces, et moi, je voudrais être plus près d’elle encore. Le bruit, la clarté, me font mal. Oh ! ne pas voir, ne pas entendre, ne pas penser surtout ! L’une de ses mains caresse mon front, et il me semble que cette main écarte de mon front la blessure de penser. L’avenue fuit, les rues passent, la ville me reprend et m’oppresse, et je me fais plus petit entre les bras maternels. C’est par elle que je souffre, je le sais, ce sont ses prières qui ont eu raison de Geneviève, mais je ne lui en veux pas, car je n’ai plus qu’elle. Je redoute même son abandon, tellement j’ai besoin d’amour et de pitié, et tellement m’obsède l’impression qu’il n’y a qu’auprès d’une mère qu’on en trouve des réserves inépuisables…

…Nous sommes à la maison, dans sa chambre, et voilà que s’écoulent les heures affreuses. Je ne pense pas, mais je les entends, je les vois, ces heures ! elles sonnent, elles barrent le cadran de la pendule, et ce sont les mêmes qu’auraient marquées les horloges des garés, sur notre route, les mêmes qui eussent retenti aux clochers des villages. Alors je distingue nos deux silhouettes enlacées, nos gestes, nos baisers, la beauté des spectacles que nous contemplons. Vire, les collines du Cotentin, les échappées vers le golfe, Avranches, autant d’images clouées à mon cerveau.

Et aussitôt je pose une question quelconque, pour échapper à l’idée :

— Tu me savais donc à Saint-Jore ? tu avais deviné ?

— Tais-toi, me dit-elle… plus tard…

De nouveaux silences, puis d’autres épreuves. Mère m’apporte de quoi manger, et je songe au repas que nous eussions fait, Geneviève et moi, dans le compartiment. Et c’est l’arrivée à Pontorson, le trajet en voiture, le décor prodigieux de l’abbaye, le choix d’une chambre à mi-côte…

— Pourquoi as-tu été chez elle ?

— Ne causons pas, veux-tu, Pascal ?

Mais un rayon de lune illumine les rideaux de la fenêtre, et mon désespoir éclate.

— La lune, mère ! il aurait fait beau… ah ! comprends-tu, c’est toute ma vie… toute ma vie qui s’en va…

Elle m’attire dans ses bras, elle me berce, et chuchote avec une intuition touchante des seules paroles qui puissent me consoler :

— Pascal, il a fallu que je me mette à ses genoux pour l’empêcher de venir…

— Elle serait venue, n’est-ce pas ? lui dis-je avidement, j’en étais sûr, je n’ai pas douté d’elle un instant depuis hier… mais qui t’a avertie ? il n’y avait que Geneviève et moi qui savions…

— Ne m’interroge pas, là-dessus, Pascal, je peux te dire simplement qu’à dix heures j’étais auprès de Geneviève, qu’elle a fini par tout m’avouer, et que ce n’est qu’au dernier moment, devant mes larmes et mes prières, qu’elle a cédé. Mais elle a voulu que j’aille te chercher moi-même.

— Et tu n’as rien à me dire de sa part ?

— Voici ses derniers mots : « Vous lui direz que je ne l’ai jamais tant aimé et que je lui demande pardon… »

— Est-ce qu’elle pleurait ?

— Elle n’a pas cessé de pleurer.

…De la fièvre, des nuits de délire… Mère ne me quitte pas. Se repose-t-elle ? Mange-t-elle ? Je ne puis ouvrir les yeux sans la voir au bord de mon lit, et, aussitôt, coule le flot des questions.

— Pourquoi as-tu été chez Geneviève ? tu me savais donc à Saint-Jore ?… Alors vraiment elle m’aime toujours ?

— Elle t’aime plus que jamais.

— Tu en es persuadée ?

— Je te le jure, elle t’adore, elle me l’a dit… Mais tais-toi, mon Pascal, le médecin défend la moindre imprudence.

Elle me caresse, sa main rafraichit mon front.

À l’ombre de ses yeux, je me rendors.

…Oh ! les brûlantes journées ! Dans l’obscurité des heures où se perdent, j’en ai la sensation atroce, mes dernières chances de salut, je m’exténue à joindre les unes aux autres les fugitives minutes arrachées au délire. Tout ce que j’amasse de lucidité, c’est pour réfléchir à Geneviève et préparer une question nouvelle. Infatigablement je marche vers mon but, titubant, me relevant, jamais découragé. Et ainsi mes demandes s’enchainent péniblement, et je les fais à voix basse, tandis que ma volonté maintient de force, parmi la confusion de mon cerveau, l’idée qui se dérobe.

— Mère, Geneviève est-elle décidée à ne jamais partir ? Te l’a-t-elle promis, ou bien crois-tu que si je recommence une autre tentative, elle me suivra ?

Quelle angoisse sous mon air indifférent ! Mère ne répond point. Une rosée de sueur baigne mon corps.

— Pourquoi hésites-tu ? il faut que les choses soient bien établies, c’est définitif, n’est-ce pas ?

D’une voix ferme, elle prononce :

— Eh bien non, Geneviève s’est engagée pour l’avenir, mais je crois que tu peux faire d’elle ce que tu voudras… si tu persistes, elle te suivra.

— Est-ce vrai ? Ne me trompe-t-elle pas par compassion ? Pendant deux jours je m’acharne autour de ces quelques mots, je les retourne dans tous les sens, je tâche de me les assimiler, et j’insinue :

— Tu ne crains donc pas que je profite ?

— De quoi, Pascal ? (car elle n’a pas comme moi, depuis l’avant-veille, rongé obstinément la même pensée).

— De ce que tu m’as dit pour Geneviève ?

— Non, j’ai la certitude que tu renonceras à ton projet, et j’aime mieux agir franchement et m’adresser à ta raison. D’ailleurs toute solution qui ne viendra pas de toi sera passagère. C’est à toi de décider en dernier ressort.

— Et si je décide d’emmener Geneviève ?

— Eh bien, tu l’emmèneras, je ne m’y opposerai plus.

Elle ne me trompe pas, j’en suis sûr, et sa loyauté m’apparaît si haute que je lui embrasse la main, non pour la remercier du bien qu’elle me fait, mais en guise d’admiration et de respect.

…Je vais mieux cependant. Mère ne mesure plus la longueur de nos entretiens à la fièvre de mon regard, et je reprends où nous en sommes restés.

— Comment peux-tu dire que tu ne t’y opposeras plus ?

Elle m’observe attentivement. Je suis calme. Elle répond :

— J’ai tant souffert !

— Oui, tu as souffert autant par moi que je souffre par toi aujourd’hui.

— Oh ! je ne t’en ai jamais voulu, pas plus que tu ne m’en veux d’avoir retenu Geneviève. Nous avons agi tous les deux comme nous avons pu.

— En ce cas, ce que tu as fait contre moi, tu le referas, c’est inévitable.

— Non, Pascal, tu es libre, je te jure que je te laisserai libre.

— Pourquoi ?

— Parce que je reconnais que mon devoir a des limites, il s’arrête où commence ton droit.

— Mon droit !

— Oui, c’est moi qui parle ainsi ! c’est moi qui accorde des droits à ton amour ! Il y a longtemps déjà que je ne suis plus aussi convaincue, quoique ma conduite n’ait pas varié. Il y a longtemps que je ne t’accuse plus d’égoïsme ou de passion vulgaire, mais que je discerne le sentiment à la fois irraisonné et réfléchi qui t’emporte. Du jour où je me suis expliqué le motif de tes actes, je ne les ai plus considérés comme des actes de fou ou de criminel. Plus tu agissais à l’encontre des principes qui me dirigent et que l’on t’a enseignés, à l’encontre aussi de tout ce que je sais de ton esprit juste, de ta nature douce et au fond timide, plus j’avais l’impression de quelque chose… de quelque chose que j’ignore… Ton existence si régulière en dehors de Geneviève, ton voyage dans le midi, la volonté qu’il t’a fallu, à toi, pour rester là-bas, tout cela me troublait. Et puis, ce projet de fuite a achevé de m’éclairer, j’ai eu la révélation de l’amour.

Sa voix se fit plus sourde, elle rougit, du moins me l’imaginai-je.

— Que veux-tu, j’ai vécu la vie d’une petite bourgeoise, moi, j’ai aimé ton père en toute simplicité, mais était-ce ce qu’on appelle l’amour ? Ce n’était pas comme toi, je m’en rends compte… L’amour, je le connaissais par les romans, et j’y croyais tout au plus comme à une aventure réservée à certains êtres d’un monde différent du nôtre, d’une espèce particulière. Mais l’autre matin, quand j’ai vu Geneviève, cette petite Geneviève qui a grandi sous mes yeux… Oh ! elle était pâle comme une morte, elle ne tenait pas debout en se préparant à cette fuite qui l’épouvante, et pourtant quelle résistance j’ai trouvée en elle ! Chaque fois que je prononçais ton nom, elle tressaillait de joie… Et toi, à la gare, l’expression de ta figure quand tu as su… ta détresse, cet air de martyr…

Penchée sur mon fauteuil, le visage animé, elle parlait avec une émotion profonde, moins en mère qui juge qu’en amie qui comprend, qui se souvient, et dont l’âme peut-être se voile d’un peu de mélancolie.

Elle chuchota :

— Oui, il y a là quelque chose de sacré, un droit à la révolte dans certains cas et devant certains obstacles. C’est un bonheur auquel on doit tenir beaucoup.

— Plus qu’à tout, mère, car il vaut mieux que tout.

— Oui, oui, aussi je te laisserai libre. En continuant de lutter, j’irais au delà de mon devoir.

— Alors, mère, tu m’excuseras si j’emmène Geneviève ?

— Cela ne sera pas, Pascal, de toi-même tu y renonceras.

— Y renoncer, pourquoi ?

— Parce que c’est fini.

Je me rappelle avoir baissé la tête sans un mot. Hélas ! ne le savais-je pas que c’était fini et que cette crise marquait le terme d’une époque ? Je me rappelle aussi le beau ciel bleu de ce jour-là, le goût de l’air que m’offre la fenêtre ouverte, et l’odeur ardente des vernis du Japon qui monte de la place. Oh ! toutes ces adorables sensations, si vaines maintenant !

Et mère insistait :

— Tu renonceras parce que Geneviève ne t’aime pas comme tu l’aimes. Elle t’aime autant, mais d’une autre façon, avec des scrupules, avec des remords, des restrictions, des peurs que tu n’as pas. En partant, tu ne sacrifies rien de toi, au contraire, car tu es fait pour être indépendant, et comme tu peux vivre au-dessus et en dehors des préjugés, il t’est permis de ne consulter que ton cœur. Geneviève n’est pas faite pour cela, elle. C’est une petite bourgeoise comme moi, que tu as exaltée, qui est capable momentanément d’échapper à sa vraie nature et de te suivre où tu la mènes, mais qui, en réalité, restera toujours l’esclave des mêmes préjugés. Si elle s’enfuit, ce n’est pas librement, en connaissance de cause, mais par entrainement, par soumission à ton autorité, par effroi de ta douleur, enfin par contrainte. Tu es excusable, dans l’excès de la souffrance et dans l’exaspération de ton amour, d’avoir passé outre une première fois. Tu serais coupable de recommencer.

— Cependant, mère…

— Interroge ta conscience, celle qui s’est formée en toi et sous tes yeux, celle dont je riais autrefois et que je suis toute prête à respecter. Remarque bien que je n’invoque ni tes devoirs envers moi, ni ceux de Geneviève envers son mari, ni aucun de tous ces devoirs de famille, de convenance, de religion, de société, auxquels je crois plus que jamais… non, je me place uniquement à ton point de vue, Tu as tous les droits sur toi-même, soit. As-tu tous les droits sur Geneviève ? As-tu le droit de lui imposer le sacrifice de sa vraie nature ? As-tu le droit de l’emmener malgré elle ?

— Malgré elle !

— Oui, malgré elle, l’expérience est facile : renonce à ton projet, et nous verrons si c’est Geneviève qui te demandera de partir. Bien plus, abandonne-la, et je te réponds qu’elle ne fera pas un pas pour te revoir. Elle restera dans un coin, à pleurer et à attendre, elle sera horriblement malheureuse, mais le passé est là, l’éducation, l’habitude, le sens de ses instincts et de ses goûts.

— N’est-ce pas à moi de secouer tout cela ?

— Allons donc, tu sais bien que cela ne se change pas, et que vous n’êtes pas faits pour la même vie.

— On est toujours fait pour la même vie quand on s’aime.

— Tant que l’on s’aime, oui, mais après ? Après, tu continueras ta route, toi, comme si de rien n’était… et Geneviève ?

— Je l’aimerai toujours.

— Avec ton caractère, tu n’es pas encore d’âge à aimer toujours.

— Ah ! mère, lui dis-je, j’aimerais mieux que tout fût perdu et ne pas pouvoir agir. Tu m’as donné de l’espoir, et tu parles de ma raison et de ma conscience ! Suis-je en état de les écouter ?

— Quand les écouteras-tu, si tu ne les écoutes pas quand ton existence est en jeu ?

— Je n’ai pas la force de leur obéir.

— Tu n’auras pas la force non plus de leur désobéir.

Comme elle disait vrai, et que d’habileté en sa franchise ! En s’adressant à ce qu’il y avait de meilleur en moi, ne cherchait-elle pas à m’illusionner sur la noblesse des motifs qui pouvaient me décider ? La raison ! la conscience ! Hélas, si je cédais, la lassitude ne suffirait-elle pas à expliquer ma capitulation ? Je le lui dis. Elle protesta.

— Tu te défies trop de toi, Pascal. Si tu cèdes, ce ne sera pas par suite d’un découragement qui n’est que momentané, ce sera par devoir. Est-ce que le mot t’effarouche ? as-tu honte de t’incliner devant un devoir ?

Elle tâchait de me communiquer cette fièvre d’immolation qui la brûlait, mais mon cœur saignait, j’étais trop meurtri pour consentir au sacrifice.

— Mère, que ferais-tu, si je m’en allais avec Geneviève ?

— Que tu t’en ailles seul ou avec Geneviève, ou bien que tu restes ici, cela ne change rien à la résolution irrévocable que j’ai prise : je quitte Saint-Jore.

— Tu quittes Saint-Jore… pour cet été ?

— Pour toujours.

— Pour toujours !

Était-ce un moyen de m’influencer ? était-ce le désir d’alléger ma peine des tristesses de la solitude ? Je ne la comprenais point.

— Comment, Pascal, on me traite comme une pestiférée, on me salue à peine, la plupart de ces dames se sont détournées de moi, mes amies elles-mêmes évitent de se montrer en ma compagnie, on ne me rend pas mes visites, enfin c’est une petite guerre d’humiliations et d’affronts quotidiens, et tu trouves la situation tolérable ! Que veux-tu ? il ne me suffit pas d’être en paix avec moi, comme tu dis, j’ai besoin de l’estime de tous, et je ne peux plus vivre dans cette atmosphère de haine et de mépris. Il y a eu trop de scandales et on s’est trop occupé de nous, j’ai l’impression dans la rue d’être un objet de risée, je suis rouge, couverte de sueur, je deviens obséquieuse avec les fournisseurs, j’ai toujours l’air de m’excuser de ma présence, comme si j’étais en trop partout où je suis… Ah ! non, c’est fini, je ne peux pas…

Je l’embrassai désespérément :

— Tais-toi, ma pauvre mère, tu me déchires, mais c’est à moi de m’en aller… tiens, je renonce à Geneviève, je te le jure… je m’en vais… mon départ apaisera tout, et tu vivras tranquille.

— Ton départ n’apaisera rien, le monde ne désarme pas ainsi, et c’est de nous trois que l’on ne veut plus. Et puis, pourquoi ne pas le dire ? moi non plus, je ne veux plus d’eux. De ce côté-là aussi, j’ai compris bien des choses. Tout en te blâmant, j’étais écœurée de l’acharnement que l’on mettait contre toi, et j’ai vu souvent ce qu’il y a d’hypocrisie dans l’indignation des gens. Qu’ils te donnent tort, soit, ils ne sont pas tenus de connaître ce que tu vaux réellement, ils te jugent d’après ce qu’ils voient ou d’après ce qu’ils croient voir… Mais, moi, de quoi m’accuse-t-on, moi, qui me plaignais ouvertement de ta conduite ? Pourquoi s’en prendre à moi ? pourquoi des lettres anonymes sur ta sœur ? C’est infâme.

Elle disait cela, elle, si rigide et si tenace en ses vénérations. J’aurais voulu, pour l’égaler, renier à mon tour celles de mes idées qui la chagrinaient, et me soumettre à celles de ses convictions dont je m’étais éloigné. Comme elle avait dû souffrir pour parler ainsi ! Elle m’apparaissait sous un aspect de noblesse et de sérénité qui me déconcertait. Elle s’exprimait autrement, en un langage nouveau qu’elle n’eût pas employé jadis. Son âme s’était ouverte, son intelligence s’était élargie. Ah ! qui de nous deux avait évolué le plus vite vers plus de simplicité et vers plus de lumière !

— Voilà ta vie brisée, lui dis-je, tu vas quitter la ville où tu as vécu et rompre avec tout ton passé. Que de mal je t’ai fait ! Pourtant je ne me sens pas coupable.

— On peut faire du mal et n’être pas coupable. Tu n’as jamais obéi à rien de vil, tu as toujours été de bonne foi avec toi-même, aimant sincèrement, ne blessant les autres qu’à ton insu ou contre ton gré. Tu n’as pas d’orgueil ni de mauvaise volonté, tu cherches loyalement tes torts et tu les avoues sans fausse honte. N’aie pas de remords envers moi, Pascal, ce sont nos deux destinées qui allaient à l’encontre l’une de l’autre. La plus forte a vaincu, je ne me plains pas. De même, si tu t’es attiré la colère des gens, c’est moins ta faute que celle du milieu où tu es né. Je ne dis pas que les plus intelligents et les plus rebelles aux idées étroites de la province ne puissent y vivre sans choquer l’opinion, mais alors ils doivent vivre à l’écart, ou bien, s’ils se mêlent à la vie des autres, se taire et dissimuler. Ce n’était pas dans ta nature. Tu brûles toujours de te montrer tel que tu es, de dire ce que tu penses, et de manifester ton enthousiasme par tous les moyens. Or la province est ennemie de l’enthousiasme, elle trouve cela déplacé, ridicule et dangereux. En outre ce n’est pas par des idées seulement que ton indépendance s’est affirmée, c’est par des actes. Aimant de toute ton âme et te croyant aimé, il a fallu que tu agisses : dans une petite ville, le conflit était inévitable. Le monde défend ses traditions et ses règles, il a raison. Toi, tu as défendu ton amour, ton bonheur, ton existence… je ne sais pas comment te le reprocher… Cependant… Cependant…

— Peut-être, lui dis-je, exprimant sa pensée hésitante, peut-être les ai-je défendus avec trop de brutalité, on oublie trop que l’on n’est pas seul au monde, qu’il y a des êtres qui existent comme vous, et qui sont, eux aussi, capables d’être heureux et malheureux. Notre droit au bonheur, je commence à le sentir, est limité par le droit des autres. limites changeantes et indécises que le devoir consiste justement à deviner.

— Voilà bien ce que je voulais te dire, Pascal, quand on jette des cailloux dans l’eau, cela fait des cercles qui se bousculent, et c’est le plus gros caillou qui l’emporte. Tu as été le plus gros, toi. Tu étais jeune, plein d’ardeur et d’exubérance, et tu as débordé de tous côtés, tu m’as brusquée, tu as entraîné Geneviève, Berthe et d’autres, tu as bousculé tout le monde. C’est là ta faute, Pascal.

— Pouvais-je l’éviter ?

— Certes. Je ne préciserai pas ce que tu aurais dû faire ou ne pas faire, mais il suffit d’avoir en soi la pensée constante que les autres ont les mêmes droits que nous, pour être sûr de ne pas aller au delà de nos droits personnels. Cette pensée, tu ne l’as pas eue.

— J’ai trop aimé, lui dis-je, cela vous aveugle. Si tu savais comme j’aime Geneviève !

— Je le sais, j’en étais jalouse.

— Ah ! m’écriai-je, si tu l’avoues, c’est que tu es certaine que tout est fini entre elle et moi ! Non, je ne veux pas, je ne la quitterai pas… vivre sans elle !… elle est ma vie depuis six ans… depuis toujours…

— Ta vie, Pascal ! est-ce que tu n’as pas d’autre ambition que de remplir ta vie avec l’amour d’une femme ?

— C’est le seul bonheur.

— Est-ce donc tout d’être heureux ? Laisse le passé et tourne-toi vers l’avenir, tu as beaucoup aimé, tu as connu des émotions violentes, tu as gagné en sensibilité, tu as des yeux qui voient mieux, une nature plus prompte à l’admiration, une âme désireuse de se perfectionner, un esprit capable de se passionner pour plus de choses et pour des choses plus belles : que cela ne te soit pas inutile. À d’autres points de vue, tu as perdu bien du temps qu’il te faut rattraper… Construis ton existence maintenant et ne t’attarde pas dans des ruines…

— Geneviève…

— Geneviève sera ton plus beau souvenir, tu auras connu un amour sans lassitude et sans fin ; vous n’aurez pas rompu, c’est le destin qui vous sépare. Tu la retrouveras toujours au fond de ton cœur, et tu retrouveras toujours au fond de ta conscience l’honnête action de ne pas l’avoir sacrifiée à ton bonheur d’un moment…

— Geneviève… un souvenir !

Mes larmes ne cessaient pas de couler, les larmes les plus amères que j’aie versées. Elles étaient de celles qui ne soulagent point, car nul espoir n’en pouvait tarir la source.

— Console-moi, suppliais-je, cette idée me rend fou… je voudrais être loin… être dans vingt ans…

— Alors, Pascal, tu renonces ?

— Pas de ce vilain mot, mère, je ne renonce pas… dire que j’ai été si heureux et que je pourrais l’être tant, si on me laissait ! et il faut abandonner tout, c’est horrible… je ne veux pas penser… protège-moi… ah ! il n’y a qu’ici, entre tes bras, que je sois bien… j’y resterai toujours.

— Mon chéri.

— Oui, ton chéri, c’est ainsi que Geneviève m’appelle, et ce n’est pas mal que tu dises comme elle… je l’aime bien profondément, tu sais, bien purement… nous en parlerons, n’est-ce pas ? vous vous écrirez…