Ollendorff (p. 229-245).

XIII

Ma résolution fut immédiate, je partirais.

Sans retard je voulus en informer ma sœur : on l’avait appelée à Bellefeuille auprès de Catherine, malade depuis deux jours d’un refroidissement, et dont l’état s’était subitement aggravé. Pensant aux alarmes de Claire, je l’eusse bien rejointe à Bellefeuille, mais trop de soucis me retenaient.

Je me présentai le lendemain chez Mme Landol.

— Vous êtes au courant ?

— Comme tout le monde ; le soir même, mon mari était prévenu.

— Et Geneviève ?

— J’en viens, elle est souffrante.

— Quoi ? sa blessure ?

— Sa blessure ? Ah ! c’est donc cela, cette marque au front, non, soyez tranquille, de la fièvre tout au plus.

— Et Philippe ?

— Oh ! lui, est-ce qu’on sait ? soupçonne-t-il quelque chose ? est-il aveugle ? je n’y comprends rien, à Philippe… tout ce que je puis dire, c’est qu’il n’est pas gai.

— Berthe, allez ce soir chez Geneviève et dites-lui…

— Mais vous êtes fou, Pascal ?

— Vous irez, Berthe, je ne doute pas que vous y alliez, puisque c’est pour l’avertir de mon départ.

— Tu t’en vas ?

— Oui.

Elle m’observa longuement, puis me demanda :

— Quand reviens-tu ?

— Dans un an, dans deux ans, je l’ignore.

— Alors… tu ne l’aimes plus ?

— Si, mais j’en ai assez de cette existence.

Un mauvais sourire plissa ses lèvres.

— En ce cas j’irai la voir… tu as bien fait de t’adresser à moi… il est certain que j’irai l’avertir moi-même.

Au déjeuner, j’annonçai mon voyage à mère. Elle s’en montra plutôt inquiète, pressentant quelque nouvelle complication.

Vers trois heures, Claire arriva de Bellefeuille. Elle déclara simplement :

— Catherine est morte.

Sa douleur m’effraya, une de ces douleurs contenues où l’on devine un cerveau prêt à se rompre, une gorge nouée, des sanglots qui s’accumulent autour du cœur sans trouver d’issue. Je lui dis :

— Il y a eu hier soir un esclandre abominable qui m’oblige à partir, mais, si tu veux, je resterai.

— Non, c’est inutile.

— Geneviève ne sort plus, je ne te quitterais guère… tu vas être si seule ! tu es toujours si seule, en réalité.

— Je ne l’étais pas… avec Catherine…

— Eh bien, veux-tu ?

— Vraiment, Pascal, cela ne servirait à rien.

Je le compris en effet. Elle est de ces êtres que l’on n’a jamais envie de consoler, alors même que leur souffrance vous bouleverse. À peine si l’on a pitié d’eux. Qu’ils s’arrangent ! ils ont la force et ils ont l’orgueil.

— Où vas-tu ? me dit-elle.

— À Nice.

— À Nice ? tu enverras des fleurs à Bellefeuille, tous les jours, des fleurs blanches.

J’avais des larmes aux yeux. J’aurais voulu qu’elle en répandit également.

— Tu ne pleures pas, Claire ?

— Si, quand je serai seule.

Dans la campagne de Nice, aux premières pentes des collines qui montent vers les Alpes, je louai une chambre d’où l’on dominait des terrasses d’oliviers, la ville, puis la mer. Là se sont écoulés des jours sur lesquels je n’insisterai point. D’autres épreuves m’étaient réservées, plus navrantes, qui ne m’ont pas laissé un souvenir aussi morne que cette période d’inaction volontaire, survenant après tant de batailles et retardant l’effort suprême que j’allais tenter.

Je reçus deux lettres de mère. L’une fut écrite le lendemain de mon départ :

« Je m’explique tout maintenant, et c’est ta détermination elle-même qui me dicte ma conduite. Tu as jugé ta présence impossible à Saint-Jore pendant quelque temps. Moi, je la juge impossible pour toujours. Si tu diffères d’avis, tu choisiras une autre demeure que la mienne. »

L’autre est postérieure d’une semaine.

« Pascal, je m’adresse à ta raison et au sentiment que tu as de tes devoirs de frère, sentiment qui, j’en ai la ferme conviction, n’est pas tout à fait obscurci. Il se présente pour Claire un excellent parti, un jeune homme très bien, d’une famille parisienne des plus honorables. Il peut ne pas répondre à tes idées et à tes goûts, mais il a ceux de tout le monde, ce qui est à mon point de vue la meilleure garantie.

« Je te prie donc, je t’ordonne, de ne pas user de ton influence sur Claire, au moment où le bonheur de sa vie est en jeu. La malheureuse enfant n’est déjà que trop disposée à considérer les choses sous un aspect qui n’est pas compatible avec son rôle de femme. Je sens en elle, quoique son caractère soit plus renfermé, le même esprit d’indépendance et de révolte qu’en toi, et peut-être un dédain de l’opinion, une insouciance à ce propos, plus absolus encore. Je suis interdite du peu qu’elle m’en laisse apercevoir.

« Actuellement elle hésite, elle réfléchit. Ce jeune homme ne lui déplaît pas, j’en suis sûre, et elle sait en outre combien je souhaite une union qui présente tant d’avantages. Si aucune intervention étrangère ne pèse sur elle, nul doute qu’elle ne finisse par accepter. »

En post-scriptum, mère ajoutait :

« Quelle humiliation ! ta sœur devait chanter à la matinée des élèves de son professeur, Mlle Brénoge. Or, plusieurs dames ont déclaré que si Mlle Devrieux chantait, leurs filles se dispenseraient de venir. Mlle Brénoge sort d’ici, affolée, mais après m’avoir fait entendre qu’elle devait s’incliner devant leurs menaces. Il m’a fallu dévorer cet affront. Quant à Claire, on ne se figurerait même pas que cette question la concerne. Ah ! Pascal, laisse-moi réparer dans la mesure du possible tout ce que tu as fait, et sois persuadé que je ne te reprocherai pas les outrages que me valent tes inconséquences. Je te parle de celui-ci accidentellement, mais il y en a tant d’autres ! »

Mère se trompait ; ma sœur n’hésitait point à repousser cette union absolument disparate et qui n’offrait, une lettre d’elle m’en convainquit, aucune chance d’accord et de dignité. Cependant, en l’état de dépression physique et morale où l’avait mise la perte de Catherine, ne disposant point de ses ressources ordinaires de lucidité, de logique et d’examen, il était à craindre qu’elle ne cédât devant une volonté opiniâtre.

Mon premier mouvement fut de retourner à Saint-Jore. Et mère ? Avais-je le droit de lui infliger de nouveaux tourments et de détruire son espoir ? Pourquoi substituer mon influence à la sienne ? Qui m’assurait que mon idéal valait mieux ?

Lorsque deux devoirs nous sollicitent, également justes, il est bien rare que ce ne soit pas des motifs personnels qui fixent notre choix. J’aurais pris franchement position pour ou contre ce mariage, j’aurais secouru ma sœur ou approuvé ma mère, que je ne me fusse jamais cru coupable dans la suite. Mais je me suis abstenu par lâcheté, et j’en ai des remords. C’est la horde des vieux préjugés qui m’a fait capituler, et dont les clameurs ont couvert la voix inquiète de ma conscience. Le but vers lequel se dirigeait Claire, ce but d’affranchissement et d’art qui choquait mes instincts de petit jeune homme de Saint-Jore, j’ai pensé que le mariage en serait la condamnation définitive, J’ai été le frère qui songe à ce qu’on dira de sa sœur, si elle ne suit pas le chemin habituel. Et le drame s’est accompli sans que j’eusse l’énergie de m’y opposer.

Oh ! les lettres douloureuses de Claire, des phrases m’en obsèdent encore aujourd’hui. « J’ai le vertige… je faiblis peu à peu… Parfois j’ai l’illusion que j’aime, le plus souvent tout m’est indifférent… Qu’arrivera-t-il au cas où je consentirais ? Si je suis heureuse et respectée, soit, mais si je ne le suis pas ? Me vois-tu, toute ma vie, écrasée, supprimée ? Que faire ?… Hélas ! il n’y a pas de conseil possible… tes doutes doivent être aussi atroces que les miens… N’importe ! n’oublie pas que, jusqu’à la dernière minute, un mot, un seul mot, suffira pour que je refuse… »

Ce mot, je ne l’ai pas dit. Ma destinée se jouait en même temps que celle de Claire. Le drame était le même, drame d’angoisse et d’hésitation, le plus affreux de tous. Comment secourir quand un secours m’eût été si précieux ?

Il y avait aux environs de ma demeure un vallon solitaire et charmant, le Vallon des fleurs. Je connais chacune des routes qui s’y croisent, chacun des sentiers qui mènent sur les collines avoisinantes, dans les bois de pins et de chênes. Il me semblait que j’y cherchais une réponse au problème de ma vie. Telle place d’ombre au pied d’un platane serait l’endroit où je me déciderais, tel horizon m’inspirerait une méditation efficace et féconde. Et je marchais, et je n’asseyais, et je repartais en quête de certitude. Inexplicable besoin que nous avons de nous torturer, comme si nous n’obéissions pas toujours à des forces sur lesquelles notre action est insuffisante ! Est-ce que le plan de ma conduite ne s’était pas, irrévocablement et jusqu’en ses moindres lignes, dessiné de lui-même le soir du scandale ? Pouvais-je m’y soustraire ? Que ma sœur s’effarât au bord d’un avenir où elle ne voyait que désolation, c’était naturel ; mais moi, l’avenir qui s’ouvrait à mes yeux, ne rêvais-je point de m’y jeter comme dans un abîme de joie ? Aurais-je eu l’obstination nécessaire à une absence si longue, le courage de ne pas succomber au désir incessant du retour, si une espérance formidable ne m’avait point soutenu ?

Non loin de Lucéram, vieux bourg sarrasin dont les murailles à créneaux se confondent avec la pierre des montagnes, se cache, au milieu d’un champ d’oliviers, une maison rose aux volets blancs. La dernière semaine, je la louai pour l’été. Nulle maison ne m’a jamais paru si accueillante. J’en complétai l’ameublement trop sommaire, j’en fis repeindre la chambre principale et soigner le jardin, et je revins à Saint-Jore.

Le soir du lundi 15 juin, je m’installais dans une mansarde d’où l’on apercevait, en se penchant beaucoup, la porte du dépôt. Toute la journée du mardi, toute celle du mercredi, je restai là, le buste coupé par le rebord de la fenêtre. Geneviève ne sortit pas. Quelquefois Philippe franchissait la grille, en compagnie d’un client ou d’un voyageur, et causait sur le trottoir. Un matin le facteur lui délivra sa correspondance. L’ayant lue, il se fit apporter son chapeau et son vêtement. Allait-il s’éloigner ? Il changea d’avis et rentra.

Le jeudi, la fièvre me retint au lit. Quels souvenirs ! Le papier sale de la muraille ! la chaleur ! le caracot rouge de la concierge qui me soignait… la conviction maladive que cette vieille avait été placée près de moi par les dames de Saint-Jore pour me surveiller… et la peur de mourir en ce garni misérable, une peur si précise que je criais à la femme :

— Je veux bien mourir, seulement, pas avant… plus tard…

Et puis, le vendredi, j’étais mieux. Une pluie abondante rafraichit le temps. Il m’en coulait des gouttes sur la tête, tandis que j’inspectais la rue. Je ne doutais pas que mon vœu ne se réalisât le jour même. Et de fait, à cinq heures de l’après-midi, Philippe passait sous ma fenêtre, se dirigeant vers le centre de la ville.

À haute voix je prononçai :

— Allons, c’est l’heure.

Je descendis les cinq étages et marchai droit à la grille du dépôt. Dans la cour, un groupe d’employés déchargeait un camion. Insouciant de ce qu’ils pourraient dire, je feignis de m’intéresser à leur travail, ce qui me permettait d’épier le comptable à travers les vitres de son bureau. Au premier moment propice, je me hâtai vers la porte : il ne me vit point. En bas, je tergiversai. Fallait-il sonner et demander hardiment si Mme Darzas recevait ? À quoi bon des précautions, des expédients tardifs ! J’entrai.

Et je n’avais pas mis le pied sur les dalles du vestibule que Geneviève me saisit et m’entraina.

— Viens, viens vite.

Sans un mot, je montai derrière elle jusqu’au haut de la maison et la suivis par un couloir obscur dans une vaste pièce qui servait de lingerie. Elle en ferma la porte à clef, écouta un instant, puis, à bout de forces, tomba sur une chaise.

— Te voilà… te voilà… balbutia-t-elle, j’étais sûre que tu ne pourrais pas vivre sans moi… je n’ai pas cessé de t’attendre… Dès que Philippe sort, je me mets à la fenêtre… et te voilà… toi… mon Pascal.

Je m’emparai de ses lèvres, je l’étreignis passionnément.

— Tu m’aimes ? tu m’aimes comme tu m’as toujours aimé ?

— Bien plus… Oh ! tu as bien fait de venir… je n’en pouvais plus.

— Tu n’admets pas que nous nous séparions ?

— Non, mon chéri.

— Alors…

— Tais-toi, s’écria-t-elle vivement, la main sur ma bouche, je ne sais pas ce que tu vas exiger de moi, mais j’ai peur… laisse-nous un peu…

— Non, Geneviève, pas une minute, réponds, et puis non, il n’y a pas de réponse, il faut que cela soit… il faut que nous vivions ensemble.

Je sentis ses doigts qui se glaçaient, sa figure se contracta. Ce fut une autre personne, lointaine, inaccessible.

— Je savais que c’était cela, j’ai toujours su que tu finirais par me le demander…

Un long silence nous divisa. Je redoutais de l’interroger, car ma vie dépendait du mot que ses lèvres articuleraient.

— Viens-tu, murmurai-je ?

Elle joignit les mains.

— Mon Pascal, je t’en supplie, je t’en supplie.

Les rêves que mon désir avait élaborés demeurèrent en suspens. Que dissimulait sa prière ? Le tumulte d’un esprit éperdu, prêt à la soumission, ou bien une volonté réfléchie, mise en garde depuis longtemps contre l’entraînement des circonstances ?

J’affectai la résignation.

— Peut-être es-tu dans le vrai en refusant, notre départ ferait tant de mal aux autres… à nous-mêmes. Alors nous allons recommencer comme autrefois, les rencontres de la rue, les rendez-vous dans une chambre. Cette fois je choisirai un quartier plus au milieu, on est moins remarqué.

— Je n’irai pas, Pascal.

— Soit… séparons-nous…

Elle m’implora humblement.

— Ne dis jamais cela, mon chéri… Quand je songe que tu as voulu me quitter, que tu l’as essayé !

Sa tête s’inclina sur mon épaule.

— Ne le crois pas, ma Geneviève, je n’ai jamais eu cette idée… est-ce que j’aurais pu ? Non, j’ai voulu te faire souffrir pour que tu en aies assez de cette existence, et que tu acceptes tout plutôt qu’une séparation.

— Si tu as voulu me faire souffrir, tu as réussi… j’ai été bien malheureuse. Aie pitié maintenant, trouvons un moyen de nous voir, je suis sûre que tu trouveras.

— Oui, je trouverai, mais les gens le sauront comme toujours, et ce sera de nouveaux scandales, et tu t’enfermeras encore, et il faudra encore que je vienne te chercher. Pourquoi tous ces retards ? allons-nous-en, Geneviève…

Elle ne répondit pas.

— Il nous est impossible de rester à Saint-Jore ; ceux qui s’aiment sont des parias que l’on repousse, et les gens sont excédés de notre amour. On nous déteste, on nous guette, on nous persécutera jusqu’à la fin… il faut que l’un des deux s’en aille, ou tous les deux… Ah ! mon aimée, tu n’es pas lasse de tous ces mensonges et de cet échafaudage de combinaisons, de ruses, de lâchetés et de comédies. Toi qui as peur d’être suivie de ton ombre, tu n’as pas peur de cette série de scandales qui nous menacent ? On a jeté des pierres dans notre chambre, on nous en jettera en pleine rue, quelque jour. Je m’en moque parce que je suis un homme et qu’ils ne peuvent rien sur moi, mais toi, ma Geneviève ?

Elle ne répondit pas encore. Était-ce pour éviter l’invocation de mes yeux qu’elle détournait les siens ? Mes paroles la touchaient-elles ? Cependant je continuais, dans l’espoir que le son de ma voix la fléchirait.

— Pense à notre pauvre amour, voilà six ans que nous nous aimons, et qu’avons-nous eu en dehors de quelques rendez-vous hâtifs ? Y a-t-il rien de plus triste que cet amour sans intimité, sans repos, sans halte, sans rêveries communes ? Quand je rencontre un couple qui se promène ouvertement, les bras autour de la taille, un couple d’ouvriers ou de paysans qui montrent leur affection ou leur désir comme une chose toute naturelle, tu ne sais pas la peine que j’endure. J’envie les petits ménages bourgeois du dimanche, qui poussent devant eux une voiture d’enfant. Ils ne s’aiment pas comme nous, mais ils vivent ensemble, et c’est cela qui est bon… Songe à cet avenir, ma chérie, vivre ensemble, manger, lire, dormir, voyager ensemble, nous voir autant que nous le voudrions, ne pas se cacher, ne pas mentir, ne pas trembler, marcher dans la rue l’un près de l’autre, entrer dans des magasins, jouir du même soleil, se chauffer au même feu… tout cela est possible… tu n’as qu’à vouloir…

Par moments j’avais l’impression de prononcer des mots qui germaient devant moi comme des graines miraculeuses, et, à d’autres, des mots inutiles qui ne parvenaient même pas à son oreille. Oh ! ce visage fermé ! mon destin était là, inscrit derrière ce front impassible. J’y frappai du doigt, nerveusement.

— Ce que je dis n’entre pas en toi… tu ne nous vois pas habitant la même maison, travaillant sous la même lampe, admirant les mêmes paysages, ayant les mêmes chagrins, les mêmes plaisirs, les mêmes habitudes, une existence réglée par la même horloge, une âme soumise aux mêmes nécessités. Notre amour est encore pour toi une chose de honte et de ténèbres. Chasse cette idée, Geneviève, notre amour a droit à la clarté, au bien-être, à l’épanouissement. Allons-nous-en, je t’en prie… Mais réponds donc… pourquoi ne réponds-tu pas ? m’écriai-je exaspéré… réponds… préfères-tu que nous nous séparions ?

Elle se jeta sur mon épaule avec effroi.

— Ne t’en va pas, mon Pascal… non, recommencer comme il y a deux mois !… et puis Berthe qui reviendrait s’amuser de mon désespoir… Oh ! quand elle m’a dit : « Pascal m’a chargé de te faire ses adieux, il est parti »… Pas cela, mon chéri…

— Eh bien alors, qu’est-ce qui te retient ? Philippe ? tu ne l’aimes pas et, lui, il souffrira moins de ton départ qu’il ne souffre de votre désaccord. Le monde ? on n’en dira pas plus qu’aujourd’hui, le scandale sera d’un moment au lieu d’être de tous les jours… et puis on nous oubliera… Alors viens, ma Geneviève, nous sommes destinés l’un à l’autre, et il est si rare que deux êtres en aient autant de preuves que nous ! Nous n’irions pas vers l’inconnu, nous sommes sûrs d’être heureux ! voici le bonheur, il est entre nous, prenons-le… Allons-nous-en, veux-tu ?

Et elle me dit :

— Oui, Pascal, je le veux… Je le veux depuis l’instant même où tu me l’as demandé.

Je fus stupéfait. La lutte n’avait pas épuisé toutes les réserves de persuasion et de tendresse que j’avais accumulées dans la solitude.

— Tu veux bien ! murmurai-je, que de bonheur j’ai perdu en ne le devinant pas plus tôt ! Aurais-tu voulu, il y a deux mois ?

— Non.

— Ah ! tant mieux.

Cette fois le silence nous rapprecha, et ce fut comme la fin de notre vie ancienne et le début de notre vie nouvelle. Mon cœur trembla d’émotion.

— Je t’aime, Geneviève.

Vraiment cet aveu fut le premier. Nos lèvres se joignirent : c’était la première fois. Avide de sa chair inconnue, je m’abandonnai à mon désir. Elle me supplia :

— Pas ici, Pascal, plus tard, quand nous serons réunis.

— Oui, cela vaut mieux, tu es ma fiancée, je ne t’ai jamais eue, et ce sera la nuit de nos noces. Ah ! tu ne sais pas la joie que tu me causes en te refusant pour cette raison. La nuit de nos noces, Geneviève, ce sera là-bas, bientôt.

Je lui décrivis notre maison de Lucéram, nos meubles, notre jardin, nos arbres. Elle me demanda quelques changements dans la distribution des pièces. J’y consentis. Quel délice de rire !

— Nous rirons souvent, mon aimée, nous en aurons le droit… nous avons si peu ri et tellement pleuré !

Une cloche sonna la fermeture du dépôt.

— Sept heures, Pascal, Philippe va rentrer.

— Comme tu es tranquille !

— Tout m’est égal désormais, Philippe peut bien te voir !

— Tu ne dis pas un mot, Geneviève, pas un mot qui ne me frappe de bonheur.

Il y avait une certaine solennité entre nous. Nos yeux ne se quittaient pas.

— Le jour que tu fixeras, Geneviève, je serai à la gare, à quatre heures, j’aurai ton billet pour Paris, tu passeras tout droit. Mais quel jour ?

— Demain, dit-elle.

Je tombai à ses genoux :

— Demain ! tu veux bien demain ! je n’aurais pas cru si tôt… c’est trop… c’est trop… j’en ai mal…

J’embrassais passionnément l’étoffe de sa robe. Elle s’inclina et me baisa au front.

— Ne bouge pas, mon chéri.

Elle s’en alla, puis revint.

— Vite, j’ai éloigné les domestiques, les employés ne sont plus là. D’ailleurs, pour être plus sûr de ne rencontrer personne, passe par les magasins. Tout au fond il y a une porte qui sert très rarement, je l’ai découverte l’autre jour, la clef est accrochée au mur… va, mon chéri, dépêche-toi.

Dans le vestibule, je voulus l’embrasser. Elle me poussa vers le bureau de son mari.

— Non, demain, adieu… oh ! j’ai peur… si Philippe arrivait !

Elle referma la porte sur moi. Un instant j’hésitai : pourquoi ne pas l’entraîner dès maintenant ? Puis c’était si pénible, cette séparation brusque ! Mais la voix de Philippe se fit entendre ; je m’enfonçai dans les magasins, parmi les piles de marchandises. À l’extrémité de cette enfilade de pièces, j’aperçus les ferrures d’une grosse porte dont l’état de délabrement marquait le peu d’usage qu’on en faisait. Ayant tourné la clef et tiré les verrous, je me trouvai dehors, dans une impasse solitaire.