L’Ennui (Edgeworth)/9

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIp. 7-48).


CHAPITRE IX.


Je n’ai pas cru nécessaire de donner le détail de toutes les visites que je reçus de mes voisins de campagne ; mais je dois en citer une qui eut pour moi des conséquences importantes ; elle me fut faite par sir Harry Ormsby, jeune homme qui, en attendant l’âge qui le mettroit en possession d’une très-grande fortune, demeuroit avec sa mère, la douairière Ormsby. Cette dame avoit appris qu’il s’étoit élevé quelques différens entre son intendant, M. Hardcastle, et mes vassaux ; et elle saisit la première occasion qui se présenta, pour me témoigner le désir de vivre avec moi sur le ton de l’amitié.

Lady Ormsby venoit d’arriver à sa campagne, avec une société nombreuse et élégante, moitié d’Anglais, moitié d’Irlandais. Lord Kilrush et son épouse, lady Kildangan et sa fille, lady Géraldine ; madame O’Connor, veuve passablement rusée ; la brillante lady Hauton, l’intéressante dame Norton, séparée de son époux, mais non point divorcée ; la joyeuse mademoiselle Bland, les trois demoiselles Ormsby, mieux connues sous le nom des trois Grâces de Swadlinbar ; deux aides-de-camp du gouverneur de Dublin, deux officiers-généraux, arrivés au château d’Ormsby, et quelques personnes moins remarquables.

Sir Harry parut persuadé que j’étois au fait des prétentions de toutes ces personnes qui visoient à la célébrité ; mais il parloit tant, et moi si peu, qu’il ne put découvrir à quel point j’étois ignorant ; il avoit le plus grand désir de me voir faire une connoissance plus intime avec des personnages dont j’avois dû entendre beaucoup parler en Angleterre. Me faisant observer que le château d’Ormsby étoit trop éloigné de celui de Glenthorn, pour me contenter d’une visite du matin, il me pria de venir, sans cérémonie, passer une semaine chez sa mère aussitôt que cela me conviendroit. J’acceptai son invitation, un peu par curiosité, un peu par l’impossibilité où je fus toujours de résister à une demande quand elle est réitérée. Une fois introduit dans cette nombreuse société, je fus d’abord un peu désagréablement surpris de n’y trouver rien d’extraordinaire. Je m’étois attendu à voir des gens aussi singuliers que leurs noms me l’avoient d’abord paru, mais soit défaut de discernement, soit que le spectacle n’eût en effet rien de singulier, dans ce grand nombre d’individus, je n’en remarquai pas un digne d’une attention particulière. Au premier coup-d’œil, les femmes mariées me semblèrent ne différer en rien de celles que j’avois vues en Angleterre. Les jeunes demoiselles, comme de coutume, n’avoient guère entre elles de différence, que celle de la couleur de leurs cheveux, et du plus ou moins de blancheur de leur teint. Mais je n’avois pas encore vu lady Géraldine ***, et le jour de mon arrivée à Ormsby, une grande partie de la conversation avoit été remplie de lamentations sur le mal de dents, qui empêchoit lady Géraldine de se montrer. On en parla tant, on la représenta comme si nécessaire à la société dont elle faisoit le charme, que je ne pus me défendre d’un certain désir de la voir. Le lendemain elle ne parut point au déjeûner ; mais cinq minutes avant le dîner, son humble compagne me dit tout bas : Milord, voici lady Géraldine. Je n’aimois pas en général, qu’on cherchât à appeler mon attention sur quoi que ce fût, cependant, l’arrivée de lady Géraldine excita un instant ma curiosité. Je vis une femme d’une grande et belle taille ; sa démarche avoit quelque chose de noble, mais quelque chose aussi de prompt et de décidé ; sa figure, sans être fort régulière, étoit animée par de très-beaux yeux. Ce qui me frappa surtout, ce fut son air d’indifférence, quand je lui fus présenté. Chacun avoit paru vivement désirer que nous nous vissions réciproquement ; sa froideur me piqua et fixa mon attention. Elle me quitta brusquement, et se mit à converser avec d’autres. Le son de sa voix étoit agréable, quoiqu’un peu haut ; elle n’avoit point l’accent irlandais ; mais en l’observant attentivement, je lui en trouvai quelques nuances ; il ne lui échappoit aucune expression impropre, mais elle avoit dans son accent, quelque chose d’interrogatif, de déclamatoire qu’on ne rencontre point chez les femmes anglaises. Joignez-y une assez grande profusion de gestes. Cette particularité me frappa, mais ne me parut pas une affectation. Elle étoit vraiment éloquente, et cependant ses gestes étoient comme nécessaires, pour exprimer complètement ses idées. Sa manière me sembloit étrangère ; sans être française, je trouvois qu’elle en approchoit beaucoup. Cherchant à l’expliquer et à la bien comprendre, je donnai une attention particulière à tout ce qu’elle disoit ; le moindre de ses discours me rappeloit le mot de charmant, de séduisant, d’enchanteur. Enfin, je résolus de détourner mes yeux et de ne point l’écouter ; j’étois bien décidé à ne point aimer ; l’idée d’un second mariage m’épouvantoit. Je me retirai auprès d’une croisée, et je me mis à considérer paisiblement une pièce d’eau. On annonça le dîner ; j’observai que lady Kildangan travailloit à me placer à côté de sa fille Géraldine ; mais celle-ci contraria la manœuvre : cela me surprit et me déplut un peu. Mademoiselle Géraldine, après avoir placé à mon côté une des trois Graces de Swadlinbar, dit assez haut pour que je l’entendisse, maman est attrapée !

Je fus tout étonné d’être sensible à ce qu’une jeune demoiselle n’eût pas voulu s’asseoir à mon côté. Après dîner, je quittai, le plutôt que je le pus, les hommes dont la conversation m’ennuyoit. Lord Kilrush, le principal orateur, étoit un courtisan qui ne parloit que du château de Dublin et des levers de milord Lieutenant. Dès que je fus arrivé auprès des dames, l’officieuse miss Bland s’empara de moi, et ne me parla que de lady Géraldine qui, placée à une grande distance, et fort animée elle-même dans sa conversation, ne put entendre les éloges de sa prôneuse. Miss Bland me dit que son amie lady Géraldine étoit extrêmement adroite, si adroite qu’au premier abord, bien des gens la redoutoient ; mais que dès qu’elle aimoit quelqu’un, aucune femme n’étoit plus aimable et plus engageante ; une minute après cette judicieuse amie me confia que lady Géraldine possédoit les talens d’un mime accompli ; qu’elle étoit très-forte pour la caricature dessinée ou parlée ; qu’elle avoit l’art d’appliquer des épithètes et des sobriquets qui restoient ineffaçables. J’étois curieux de savoir quel seroit le sobriquet dont je serois gratifié par cette grande artiste ; miss Bland ne put pas me l’apprendre, et j’étois trop prudent pour trahir ma curiosité ; mais je le sus par la suite. Me comparant à M. M’Léod, avec lequel elle m’avoit déjà vu, elle opposa d’une manière fortement contrastée, mon maintien nonchalant, ainsi que ma taille élancée, et sa vigueur saillante et anguleuse[1]. Une légère crainte des talens de lady Géraldine, tint mon attention en haleine. Dans la soirée lady Kildangan engagea sa fille à passer dans la salle de musique ; et me dit de venir entendre un air irlandais. Je fis l’effort de la suivre sur-le-champ, mais la chanteuse, quoique priée, ne s’y rendit pas. Miss Bland accorda la harpe, plaça la musique sur le piano ; mais point de lady Géraldine : miss Bland, après bien des messages, apporta pour ultimatum, qu’on ne pourrait chanter à cause d’un mal de dents. Dieu sait que les lèvres de la malade n’avoient cessé de remuer toute la soirée. Veut-elle au moins toucher le piano, oui ou non ? dit lady Kildangan ; mais le salon de chant étoit trop froid. « Milord Glenthorn, je vous en prie, allez dire à cette capricieuse, que le salon est parfaitement échauffé. »

J’obéis, mais avec répugnance. Lady Géraldine, entourée d’un cercle nombreux, m’écouta d’un air de princesse et me répondit :

« Milord, je vous supplie de me dispenser de faire de la musique ; j’exécute si mal, que je me suis fait une règle de ne jouer que pour mon propre amusement. Si vous êtes amateur, vous avez ici miss Bland qui est très-habile, et qui, j’en suis sûre, se fera un plaisir de vous être agréable. » — Je ne fus jamais si embarrassé que dans ce moment ; voilà ce que l’on gagne, me dis-je, à agir contre son caractère ; quel démon me poussoit à prier cette demoiselle de chanter, moi qui mille fois ai été ennuyé de musique jusqu’à la mort. C’étoit bien la peine de me charger d’une ambassade, dans laquelle je n’avois aucun intérêt.

Pour convaincre les autres et moi-même de mon apathie, je m’étendis sur un sopha, où je restai sans remuer et sans parler du reste de la soirée. Il faut que lady Géraldine me crût endormi, car elle dit de manière à ce que je l’entendisse.

Il y a quelqu’un dont maman voudroit que je fisse la conquête : mais cela n’arrivera pas, car vous sentez bien que de ce quelqu’un là, il est impossible de faire quelque chose.

Je fus choqué, comme si de ma nature j’eusse été fort sensible, et je cherchois déjà une excuse pour abréger le séjour que je devois faire à Ormsby ; mais bien que mécontent de la hauteur de lady Géraldine, de son peu de politesse à mon égard, je ne pouvois du moins l’accuser d’être la complice de sa mère, dans ses projets sur ma personne. Cette conviction une fois établie dans mon esprit, n’échappa point aux yeux perçans de la demoiselle qui, dès ce moment, me prouva qu’elle savoit être polie et agréable. Maintenant, heureux et satisfait, je serois vîte retombé dans l’indifférence et dans l’ennui ; mais quelques nouvelles singularités dans le caractère de lady Géraldine, tinrent mon attention plus éveillée que de coutume. Si d’abord elle m’eût traité passablement, c’étoit fini, je n’eusse jamais plus pensé à elle. Fière de son rang et de ses talens, elle sembloit s’occuper plus de ce qu’elle devoit penser des autres, que de ce que les autres devoient penser d’elle. Franche, affable, ingénue, ces qualités sembloient le résultat de son bon naturel ; son orgueil, sa suffisance paroissoient être les défauts d’un enfant gâté. Elle avoit l’air de parler d’elle-même uniquement pour faire plaisir aux autres, et comme étant le sujet de conversation le plus intéressant ; c’étoit en effet, ainsi qu’elle avoit toujours été envisagée par sa mère qui en étoit idolâtre, et qui chérissoit en elle, l’unique rejeton d’une famille très-ancienne. Trop sûre de ses avantages, lady Géraldine avoit donné trop d’essor à son imagination, et à son goût pour le ridicule. Elle parloit, agissoit, comme une personne qui a le droit de tout dire et de tout faire. Sa raillerie, comme celle des princes, ne craignoit point de réplique. Son naturel n’étoit point mauvais ; seulement, pourvu qu’elle s’amusât, elle craignoit trop peu de déplaire. Ses plaisanteries d’ailleurs, étoient presque toujours piquantes, car elle avoit beaucoup de cet esprit et de cette originalité, qu’on trouve particulièrement chez les Irlandais. Elle recevoit les complimens avec indifférence, et eût, je crois, préféré la raillerie. Miss Bland étoit sa très-humble suivante ; miss Tracey, son plastron ; miss Bland n’étoit à ses yeux, qu’une appartenance nécessaire à son rang et à sa personne, comme son vêtement ou son ombre, et elle ne s’occupoit pas d’elle, plus que d’une autre. Elle permettoit à miss Bland de la suivre ; mais elle recherchoit miss Tracey. Miss Bland avoit la permission de parler ; mais on n’écoutoit que miss Tracey. Miss Bland obtenoit rarement de réponse ; miss Tracey n’ouvroit jamais la bouche, sans s’attirer une répartie.

En parlant de miss Tracey, lady Géraldine disoit :

La pauvre créature ! elle ne peut s’empêcher d’imiter tout ce qu’elle voit faire ; cependant, à la bien examiner, on lui trouve du bon sens et quelques idées à elle. Dans le langage des oiseleurs, on diroit qu’elle a deux ou trois notes du rossignol, et tout le reste est barbare.

C’étoit un des plaisirs de lady Géraldine de faire la guerre à miss Tracey sur la manie qu’elle avoit d’imiter les tons du grand monde.

« Vous verrez demain paroître au bal miss Tracey, ornée de toutes les parures que je lui ai dit être à la mode. Je ne l’ai trompée sur aucun article en particulier, mais j’ai abandonné l’ensemble à son propre jugement, et vous verrez un monstre, composé pourtant de tout ce qu’il y a de mieux : les plumes de lady Kilrush, la coîffure de madame Moore, la robe de madame O’Connor, les manches de madame Lighton, et tous les colliers de toutes les demoiselles Ormsbys. Elle n’a ni goût ni jugement ; mais elle imite à la manière de ces peintres chinois qui placent la fleur d’une plante sur la tige d’une autre, et qui ne manquent pas d’y ajouter les feuilles d’une troisième.

La toilette de miss Tracey justifia la prédiction de la maligne prophétesse, et surpassa même ses joyeuses espérances ; et moi-même, qui n’étois pas fort accoutumé à rire, je ne pus m’empêcher de partager la gaîté avec laquelle elle rioit de la crédule vanité qu’avoient si bien trompée ses conseils.

Le lendemain matin, à déjeûner, le grave lord Kilrush, dont les manières avoient toujours quelque chose de solennel, déclara que nul ne consentoit plus volontiers que lui à entrer dans une plaisanterie faite à-propos, avec décence, et avec mesure, mais qu’il étoit moralement et positivement impossible de justifier le ridicule qu’on cherchoit à jeter sur cette pauvre demoiselle.

« Mon cher lord, répondit lady Géraldine, chacun a son ridicule, soit en public, soit en particulier ; j’en appelle à tous ceux qui nous écoutent, miss Tracey est-elle plus extravagante, lorsqu’à l’âge de seize sans elle s’occupe de six aunes de ruban rose, qu’un courtisan qui, à l’âge de soixante, soupire après trois aunes de ruban bleu ? Est-elle plus ridicule, lorsque parée d’une marnière grotesque elle va faire admirer ses graces dans un bal, que cet honorable membre de la chambre des pairs qui, s’imaginant être un grand orateur, se lève avec confiance au milieu du parlement pour y débiter gravement des raisonnements faux et des lieux communs, dont personne n’avoit daigné faire usage. On ne finiroit pas dans le monde, s’il falloit observer et exposer les ridicules les uns des autres. Je crois que mon plan est meilleur ; j’aide mes amis à mettre les leurs dans tout leur jour, et je pense qu’ils me doivent de la reconnoissance. »

Satisfaite d’avoir imposé silence aux contradicteurs, et de voir les rieurs de son côté, lady Géraldine continua sur ce ton, et comme ses fautes m’amusoient, j’étois bien aise qu’elle en commît. Quant à l’amour, je me croyois parfaitement en sûreté, parce que bien que charmé de sa vivacité, de son esprit, j’avois découvert en elle, un certain manque de tact et de goût. Je ne trouvois pas en elle, la perfection d’une femme anglaise telle que je me l’imaginois ; je crus donc pouvoir m’amuser sans danger, dans la société de lady Géraldine, et même un peu à ses dépens. Vers ce temps, cependant, un léger mouvement de jalousie me donna quelqu’inquiétude. Comme j’étois sur le haut de l’escalier auprès de la porte du salon, aussi ennuyé que de coutume, j’aperçus à travers les arbres, un équipage qui approchoit, et tout-à coup j’entendis lady Géraldine qui s’écria : « Oh ! les voilà ; c’est lui, ils sont arrivés. Courez vîte, miss Bland, et faites ma commission auprès de lord Craiglethorpe, avant qu’il soit descendu de voiture ; avant que personne l’ait vu ».

Ne sachant si j’avois bien entendu, je descendis l’escalier avec précipitation, et pour laisser la place libre, je m’enfonçai dans un bosquet. Miss Bland courut vîte, et c’est alors que me vinrent ces idées, qui à la vérité, ne m’inquiétèrent que légèrement. « Qui est donc ce lord Craiglethorpe avec qui lady Géraldine paroît être si bien ? Quelle figure a cet homme-là, et quel message lui a-t-on envoyé ? Que m’importe ? cependant, je suis curieux de voir lord Craiglethorpe. Une femme peut-elle aimer un homme qui porte cet étrange nom ? Après tout, l’aime-t-elle, et puis de quoi vais-je là m’inquiéter ?

En revenant de ma promenade, je rencontrai miss Bland. — « Le temps est charmant, madame, » lui dis-je en essayant de passer. — Cela est vrai milord ; mais permettez que je vous arrête un instant. Je suis hors d’haleine ; je me suis trompée de route.

— Comment ! je suis vraiment fâché de la peine que vous avez eue.

— Oh ! ce n’est rien, je vous prie seulement de garder le secret de lady Géraldine.

— En doutez-vous, madame, l’honneur m’en fait la loi ; lady Géraldine peut être sûre que son secret sera gardé.

— Mais le connoissez-vous, milord, ce secret ; vous en a-t-on déjà instruit ?

— Excusez-moi ; mais j’étois sur l’escalier il n’y a qu’un instant ; je croyois que vous m’aviez vu.

— Il est vrai, milord, mais je ne comprends pas…

— Ni moi non plus, lui répondis-je en riant, (car je commençois à croire que je m’étois trompé dans mes soupçons). Expliquez-vous vous-même, ma chère miss Bland, je n’aurois pas dû vous interrompre si brusquement.

Miss Bland alors me confia le charmant projet qu’avoit formé lady Géraldine, pour mistifier miss Tracey.

« Miss Tracey n’a jamais vu lord Craiglethorpe, qui est né en Angleterre, et qui voyage en Irlande ; et elle a un goût décidé pour tous les lords quels qu’ils soient. Ce matin, lord Craiglethorpe a envoyé un domestique avec une lettre pour lady Ormsby, dans laquelle il s’excuse de ne pas la venir voir aujourd’hui ; il en donne pour raison, qu’il mène avec lui un arpenteur pour visiter ses terres qui sont dans les environs, et qu’il n’ose pas prendre sur lui de présenter cet homme. Mais lady Ormsby qui est polie et accommodante au-delà de l’expression, n’a pas voulu accepter son excuse, et lui a répondu par le même messager, de ne faire aucune difficulté de venir, lui et sa suite. La lettre venoit à peine de partir, quand lady Géraldine a conçu son projet, et elle a beaucoup regretté de n’avoir pu en faire mention dans la dépêche ; c’est pour réparer cette omission, que j’ai couru avec tant de rapidité au-devant de la voiture, au moment où vous m’avez rencontrée ».

Je la remerciai, et je fus tout aussi instruit qu’auparavant. « Ainsi milord, vous comprenez que l’homme qui porte l’humble nom de Gabbitt, sera lord Craiglethorpe, et que milord Craiglethorpe, sera M. Gabbitt pour miss Tracey ; et vous verrez miss Tracey, admirer prodigieusement M. Gabbitt, et le trouver charmant, tant qu’il sera milord. Vous voudrez bien nous garder le secret. Lady Géraldine qui est la proche parente de milord Craiglethorpe, compte aussi sur sa fidélité ; mais il ne falloit pas moins pour cela que les liens du sang, car ce lord est fort peu enclin à la plaisanterie ; il est roide, froid et très-hautain. Au reste, parmi les deux arrivans, vous reconnoîtrez aisément quel est le lord, car il est plus grand que Gabbitt, de toute la tête au moins ».

Jamais explication ne fut en définitif plus satisfaisante. Je ne sais si la plaisanterie fut bien conduite et bien exécutée, ou si j’étois disposé à la trouver telle, mais les scènes qui eurent lieu m’amusèrent beaucoup, bien que je trouvasse qu’en effet elles dépassoient un peu les bornes.

Lady Géraldine ne cessa de rire de l’admiration de miss Tracey, pour le faux Craiglethorpe, de la gaucherie de M. Gabbitt avec son titre, et de la gaucherie non moins grande de celui qu’on avoit dépouillé du sien.

Lord Craiglethorpe donnoit, d’un autre côté, prise à la critique, en sa qualité de voyageur anglais, rempli de préjugés contre les Irlandais, et contre l’Irlande tout entière. Dès que miss Tracey étoit sortie du salon, lady Géraldine rendoit à milord Craiglethorpe ses nom et qualités, mais il n’en étoit pas mieux traité pour cela. Quelque personnage qu’il remplît, elle avoit l’art de le rendre ridicule. Lord Craiglethorpe étoit effectivement comme l’avoit dépeint miss Bland, fier, froid et empesé, et d’une morgue outrée, même pour un Anglais. Son mépris pour les Irlandais, étoit plus que suffisant pour justifier tous les sarcasmes de sa cousine, devant laquelle il étoit d’ailleurs en profonde vénération.

Il avoit cette espèce de timidité qui rend un homme dédaigneux et obstiné dans son silence ; qui le dispose à regarder comme un ennemi, quiconque lui adresse la parole ; qui lui fait repousser une question comme une injure, et un compliment, comme une malhonnêteté. Lady Géraldine profita d’une courte absence qu’il fit, pour dire : il s’en faut de tout que mon cousin Craiglethorpe soit un homme aimable ; on pourroit passer la mauvaise honte et la gaucherie même à un gentilhomme, si elles provenoient d’un fonds de modestie, mais comment les pardonner, quand elles ont leur source dans un orgueil désordonné. Il n’y a aucune de ses attitudes qui ne peigne son extrême suffisance. L’avez-vous vu debout devant le feu ? cela passe ce que nos caricatures ont de plus exagéré. Quand il change de position, on croiroit qu’il va vous donner un peu de repos ! point du tout. Le voilà qui s’étend sur un fauteuil, les mains dans ses poches, menaçant de ses jambes étendues, tous ceux qui passent, et du haut de son silence magistral, répandant un froid glaçant sur toute espèce de conversation. Il ressemble à cet Anglais, à qui un Français très-poli, ne put trouver à faire que ce compliment-ci : « Il faut avouer que ce Monsieur a un grand talent pour le silence. » Il ne se décide à parler que lorsque chacun est convaincu. qu’il a quelque chose à dire ; méprise qu’on ne commet pas deux fois, quand on a eu le bonheur de l’entendre.

Quelqu’un de la société essaya de justifier la timidité de milord Craiglethorpe, mais la sévère et implacable lady poursuivant :

« Je vous assure, mes amis, que ce n’est pas timidité ; c’est orgueil tout pur. Je lui pardonnerois sa pesanteur et son ignorance ; il doit l’une à la nature, et l’autre est le résultat de son éducation ; mais sa suffisance, il ne la doit qu’à lui-même, et je ne puis ni ne veux la lui pardonner. La nature peut bien faire des sots, mais un fat est toujours son propre ouvrage. Or, mon cousin s’imagine que la vanité qui se taît n’est pas de la vanité. Pour moi, je soutiens que son silence est plus arrogant, plus insupportable, qu’aucun de ces égoïstes expansifs et bavards qu’on aime tant à ridiculiser. »

Miss Bland et miss Ormsby avouèrent toutes deux que milord Craiglethorpe étoit aussi par trop silencieux.

« Pour l’honneur de mon pays, ajouta lady Géraldine, il faudra que je vienne à bout de faire parler cet homme, et de savoir ce qu’il pense de nous, pauvres sauvages de l’Irlande. S’il vouloit ouvrir la bouche, on lui répondroit ; s’il daignoit accuser, on se défendroit ; s’il lui plaisoit de rire, on pourroit rire avec lui. Mais il vient chez de bonnes gens qui le reçoivent à cœur ouvert ; il mange aussi bien qu’il le pourroit faire en Angleterre ; il reçoit toutes nos politesses sans un mot ou un geste de remercîment, et la plupart du temps, il semble dire : Tout ce monde-là est fait pour me servir et m’obliger. Regardez-le maintenant ; le voilà qui se promène dans le parc, avec ses tablettes à la main ; il est occupé à dresser un registre de nos fautes et à les classer dans le meilleur ordre possible. Je crois en vérité que son projet est d’écrire un livre, un gros livre sur l’Irlande. »

Lady Kilrush dit qu’elle croyoit en effet qu’il avoit le dessein de publier un Voyage d’Irlande, un Essai sur ce pays, ou quelqu’autre chose de cette espèce.

— Et comment s’y prend-il pour obtenir quelque renseignement ? Il court de châteaux en châteaux. Connoîtra-t-il rien des mœurs du peuple ? Il ne voit que la noblesse, qui est la même en Angleterre et en Irlande. Quant aux basses classes, daigne-t-il leur adresser la parole ? Comprend-il leur langage, comprendroient-elles le sien ? lorsqu’il s’informe d’un fait, je le défie d’obtenir la vérité si on a quelqu’intérêt à la lui cacher ; et il y a toujours dix contre un à parier qu’un Irlandais interrogé par un Anglais ne voudra point lui répondre franchement. Il n’y a pas ici une femme, un enfant qui n’aient l’art de faire croire à Milord tout ce qu’ils voudront. Ainsi, mon cher cousin, après avoir battu l’Irlande dans tous les sens, la connoîtra à-peu-près comme le badaud de Londres, qui n’est de sa vie sorti de sa chère ville natale, et qui n’a vu d’Irlandais que sur le théâtre, où les représentations sont exactes comme celles que nous donnent les Chinois, des lions qu’ils peignent d’après des ouï-dire.

Voyez, voyez, Milord ! s’écria miss Bland, il a encore en main son livre de notes.

Gare à nous ! dit miss Callwell, il ne cesse pas d’écrire.

Oui, oui, écris, mon cher cousin, reprit lady Géraldine ; que le petit livre grossisse et devienne bientôt un solide in-quarto. Je veux en avoir un exemplaire relié en maroquin, de la part de l’auteur, et je le mériterai en lui fournissant de précieux documens. Vous verrez, mes amis, comme je vais bien mériter de mon pays, si vous me promettez de suivre mes avis et de garder votre sérieux.

Dans ce moment, entra milord Craiglethorpe, d’un pas grave et solennel, et tenant en main le précieux livre de notes.

« Venez, Milord, rouvrez votre livre, j’ai une excellente balourdise à vous communiquer. »

L’ayant disposé à la bonne humeur par cette offre gracieuse, lady Géraldine et ses associés se mirent à raconter tous les faits ridicules, toutes les niaiseries usées dont on charge les Irlandais depuis des siècles ; et mon Milord recueilloit tout ce fatras avec une gravité, une importance dont on ne pouvoit s’empêcher de rire. Quelquefois il s’arrêtoit pour dire : « Voilà une anecdote capitale ! voilà un fait curieux ! Pourrai-je citer mon autorité ? me permettrez-vous de vous nommer ? » Oui, répondoit lady Géraldine, à condition que vous me ferez un petit compliment dans votre préface ; mais vous devriez monter un instant dans votre chambre, il y a de l’encre et des plumes ; vous pourriez tout de suite rédiger vos précieux matériaux.

S’étant ainsi débarrassée de l’illustre écrivain, elle se mit à rire de tout son cœur. Vous figurez-vous, dit-elle, de graves Anglais, s’instruisant dans le livre de mon cousin, et avalant toutes les sottises qu’il contiendra ?

Lord Kilrush, lui représenta qu’il y avoit de la cruauté, d’induire ainsi en erreur, et l’écrivain et le public. Mais elle n’en rit que plus fort. Croyez-vous, dit-elle, que je veuille tromper ni l’un ni l’autre ? Je me propose de leur rendre service à tous deux. Quand mon cousin sera sur le point de nous quitter, quand il aura emballé son précieux livre, je lui découvrirai la vérité ; je lui dirai que tout ce qu’il a ramassé sur l’Irlande, est un tas de rêveries, et je lui démontrerai qu’il est tout-à-fait incapable d’écrire un mot sur tout ce qui nous concerne. N’est-ce pas là, rendre un grand service à mon pays et à mon cher cousin ?

Lord Kilrush eut beau faire ; ses remontrances ne purent modérer la raillerie piquante et l’intarissable gaîté de lady Géraldine.

Tandis qu’elle traitoit ainsi le véritable milord Craiglethorpe, miss Tracey faisoit de délicieuses promenades avec M. Gabbitt, dont elle étoit charmée. C’étoit plus que lady Géraldine n’en avoit désiré, et elle auroit eu la bonté de rompre l’enchantement, si elle n’eût été choquée de l’entremise de lord Kilrush, et de la sensibilité affectée de miss Clémentine Ormsby qui, pour donner une haute idée de sa délicatesse, intercéda vivement en faveur de la pauvre miss Tracey.

— Mais, ma chère Géraldine, cela commence à me faire de la peine ; cela va aussi trop loin. Si son cœur alloit s’engager ! Je ne puis vraiment pas en rire ; en vérité, je crains qu’elle ne soit éprise de cet odieux arpenteur !

— Mais, ma chère Clémentine, ce qui me fait de la peine à moi, c’est de vous entendre dire des choses si puériles. Un cœur engagé ! Une femme éprise ! Vous parlez de l’amour comme si c’étoit le plus grand malheur du monde. La grande chute que feroit là miss Tracey ! elle ne peut pas être toujours dans les nues comme vous. Soyez sûre que de nos jours, peu de femmes habitent cette région ; et la raison en est bonne, c’est que l’on n’y rencontre point d’hommes. Ainsi, ma chère, descendez un peu vers la terre, tandis que vous êtes jeune, sauf à remonter vers le ciel, quand l’âge vous y forcera. Croyez-moi ; des malheurs auxquels est exposée actuellement une femme, le moins imminent est à coup sûr de devenir amoureuse.

Je vis que les yeux de lady Kildangan se fixoient sur moi, au moment où sa fille prononçoit ces dernières paroles.

Elle lui dit ensuite : Géraldine, vous parlez là bien légèrement ; votre temps peut arriver. Il ne faut pas être si présomptueuse. Il est toujours dangereux de défier l’amour.

Après avoir dit ces mots, lady Kildangan se leva d’un air satisfait, et quitta le salon où étoient rassemblés les jeunes gens. Sa fille parut fort mécontente, et comme, dans ces occasions, elle ne faisoit point de quartier, « Tout le monde, dit-elle, soutient que ma mère est fort adroite ; et je le croirois, si tout le monde ne me l’assuroit. Si elle étoit plus adroite, on en parleroit moins. »

Elle reprit avec moi son air dédaigneux. Je n’en comprenois pas la raison. Étoit-ce orgueil, étoit-ce coquetterie ? Elle avoit rougi d’une manière frappante, quand sa mère avoit dit : Géraldine, votre temps viendra.

Après une semaine de séjour au château d’Ormsby, je résolus de prendre congé. Quand j’annonçai cette résolution, on me fit les instances les plus aimables. Lady Ormsby et sir Harry, me pressèrent vivement de rester encore quelques jours ; chacun sembloit le désirer, à l’exception de lady Géraldine ; elle montra là-dessus une indifférence complète, et ne daigna pas même témoigner le désir, vrai ou faux, de me voir bientôt partir. Curieux de voir si son indifférence se soutiendroit jusqu’au bout, je persistai dans mon projet de départ, et je me réjouis de montrer une froideur égale à la sienne. Comme le Tasse le dit d’une femme qu’il rencontra dans un carnaval à Mantoue, je courus quelque risque de devenir amoureux. Mon apathie habituelle avoit été tellement excitée, que je commençois à faire un peu réflexion. En retournant chez moi, je me disois à moi-même : Il y a cependant entre les femmes d’autres différences que celles qui naissent du rang, de la richesse et de la figure. Je crois que c’est à lady Géraldine, que je dus mon premier goût pour les qualités de l’esprit ; c’est elle qui m’apprit qu’une femme pouvoit être une compagne aimable. Je comparai cette sémillante irlandaise, avec les poupées et les perroquets que j’avois fréquentés jusqu’alors ; et je soupçonnai que la conversation d’une femme aimable, pouvoit être un remède contre l’ennui. Mon nouveau penchant pour la réflexion, ne m’empêcha pas de dormir toute la matinée, et j’arrivai chez moi, sans avoir rien rêvé qui méritât d’être retenu.

Je trouvai à la porte de mon château, Ellinor qui filoit à son rouet. Je me remis à penser à mes affaires domestiques, et je me retrouvai dans la situation où j’avois été huit jours auparavant.


  1. Les expressions qu’elle employa furent sawney et yawney. La première est consacrée depuis long-temps par les Anglais à ridiculiser les Écossais ; la seconde est visiblement formée du verbe to yawn, qui veut dire bâiller.