L’Ennui (Edgeworth)/12

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIp. 142-157).


CHAPITRE XII.


Jai entendu dans l’épilogue d’une tragédie, comparer l’amour et la pitié à un fleuve abondant dont les eaux croissantes fertilisent le champ de l’ame. Ce fleuve peut sans doute déposer les germes d’une fertilité future, mais il faut du temps pour qu’ils se développent ; au moment qu’il se retire, la plage n’offre qu’un aspect triste et désolé. L’aiguillon qui m’avoit fait sortir de moi-même cessant une fois de me stimuler, je tombai dans une tristesse voisine de la stupidité. Alors éclata la rebellion dans l’Irlande ; les premières nouvelles que j’en appris ne m’émurent nullement, mais mes domestiques anglais en furent tellement alarmés, qu’ils me quittèrent tous à la fois ; rien ne put les déterminer à prolonger leur séjour en Irlande. Je fus même privé de mon valet de chambre, et cette perte eût été sensible pour moi qui savois si peu me servir moi-même, si ce valet n’eût été remplacé par un Irlandais à moitié fou, appelé Joe Kelly qui s’impatronisa auprès de moi par un mélange de gaieté et de simplicité, et par la complaisance avec laquelle il souffroit qu’on se moquât de lui ; car à l’imitation de lady Géraldine, il me fallut aussi un plastron. Je me souviens qu’il se fit remarquer de moi, pour la première fois, par une réponse fort étrange à une question des plus simples. « N’entends-je pas quelque bruit ? lui dis-je. Oh ! ce n’est qu’un bourdonnement que j’ai dans les oreilles ; voilà déjà six mois que cela dure. » Une autre fois je lui reprochois un mensonge qu’il m’avoit fait. « Oh ! milord, je vous réponds que je mens le moins que je puis. » Il étoit fils d’un faiseur de tuiles, et avoit d’abord été destiné à la prêtrise ; on l’avoit envoyé en conséquence faire ses études au collége de Maynooth. Malheureusement les charmes d’une Héloïse irlandaise se placèrent entre l’autel et lui. Il vécut quelque temps dans la cabane de l’amour, mais bientôt las de sa maîtresse enfumée il se décida pour le métier de valet, auquel il apportoit de grandes dispositions, vu qu’il jouoit de la flûte, et qu’il avoit appris à brosser les habits en s’exerçant sur ceux des supérieurs du collége de Maynooth. Joe Kelly, tout en permettant qu’on le raillât, savoit rendre la pareille. Il répandoit abondamment le ridicule sur les domestiques anglais qui avoient quitté mon service ; il les appeloit des renégats. Selon lui, « il n’y avoit pas l’apparence de danger ; mais certains hommes ont peur de leur ombre, et d’autres étoient bien aises d’avoir une occasion de parler, de prendre des résolutions vigoureuses et de figurer dans les tribunes et dans les assemblées. »

Ne cherchant que le repos, je croyois facilement tout ce qui tendoit à le prolonger. Je ne voulois pas prendre la peine de lire les papiers publics, et lorsqu’on m’en lisoit quelqu’un, je n’ajoutois foi à rien de ce qui contrarioit mon opinion. On ne pouvoit me réveiller. Un jour que j’étois à bâiller étendu sur mon sofa, M. M’Léod entreprit de m’éclairer sur les dangers de mon pays, mais je lui répondis :

« Croyez, mon cher monsieur, qu’il n’y a point de danger ; non point du tout. De grace, parlez-moi de quelque chose de plus amusant, si vous ne voulez pas que je m’endorme. C’est toujours assez tôt de parler de ces inconvéniens lorsqu’ils sont près de nous. »

Les maux qui ne me touchoient pas immédiatement n’avoient aucun pouvoir sur mon imagination. Mes vassaux n’avoient pas encore été atteints de cette épidémie qui se manifesta, bientôt après, avec une violence capable de bouleverser la société civile. Ayant toujours vécu en Angleterre, je ne connoissois ni les causes, ni les progrès du désordre ; je ne me faisois pas une idée des périls qui me menaçoient. Tout ce que je savois, c’est qu’on avoit enlevé les armes de certaines maisons, et qu’il y avoit une poignée de bandits désespérés qui s’appeloient défenseurs. Mais j’étois fatigué seulement de l’attention qu’on daignoit faire à eux. Accoutumé aux formes légales et régulières de la justice en Angleterre, j’étois plus choqué des mesures brusques et extraordinaires que le danger avoit fait prendre à mes voisins, qu’effrayé des symptômes de l’insurrection. Au milieu de cette tranquillité, je reçus un outrage indirect qui blessa ma fierté, et choqua vivement l’idée que je m’étois faite de ma propre importance. La forge de mon frère de lait fut fouillée, pour voir si elle contenoit des armes, on en coupa les soufflets et on bouleversa son lit comme s’ils eussent pu servir de magasin. Soit par accident soit par suite d’une méchanceté, il reçut un coup de feu au bras, et quoiqu’on n’eût pas trouvé le moindre renseignement contre sa personne, la seule consolation qu’on lui donna, fut de ne pas l’enfermer comme défenseur. Sans m’occuper de la crise où se trouvoit le pays, mon indignation fut poussée au comble par l’aspect des souffrances de mon frère de lait ; les larmes de sa mère, les fanfaronades de M. Hardcastle devenu capitaine, tout concourut à éveiller et à exciter les facultés de mon corps et de mon esprit. Le malheureux qui étoit l’objet de cette contestation, montroit les meilleures dispositions possibles ; il me remercioit des peines que je prenois pour lui faire rendre justice ; mais quand il vit l’orage que j’allois susciter contre moi, il me conjura instamment de me désister de toute poursuite.

« Laissez tomber tout cela, milord, ne vous faites pas des ennemis pour un homme comme moi. Qu’est-ce que c’est qu’une blessure au bras ? avant les prochaines assises, je m’en servirai tout comme auparavant. » Puis faisant semblant de remuer son bras sans douleur, ces soufflets nouveaux dont vous avez bien voulu me faire présent, quel plaisir n’ai-je pas à les voir ! Comme je vais m’en servir dans quelque temps ! ainsi, milord, laissez tomber tout cela ; ne vous donnez plus la peine d’y penser. »

Ellinor qui sembloit partagée entre sa tendresse pour son fils et ses inquiétudes pour moi, répétoit à peu près les mêmes expressions. « Comme ils ont traité mon pauvre Christy ! mais le mal est fait, il ne faut pas l’augmenter. Ainsi, comme Christy le dit lui-même, n’en parlons plus ; vous ne connoissez pas la nature de ce peuple. Vous êtes trop innocent pour eux. Je ne sais pas moi-même quel mal ils sont capables de vous faire. »

Christy ajoutoit : « Je voudrois, pour la plus belle vache que j’aie jamais vue, que milord n’eût jamais entendu parler de mon bras. Est-ce que des gens comme nous s’occupent du moindre petit accident ? Ainsi, n’y pensons plus et je dormirai cette nuit, ce que je n’ai pas pu faire de la semaine, quand je penserai que vous n’avez plus d’inquiétude. »

Les discours de ce généreux forgeron produisirent sur mon esprit un effet tout différent de celui qu’il attendoit ; mon orgueil, mes sentimens, tout en moi étoit intéressé à sa cause. J’exigeai qu’il se présentât devant M. M’Léod qui étoit juge de paix. Celui-ci se comporta avec autant de courage que d’impartialité ; et dans un moment aussi critique, lorsque c’étoit une espèce de honte de paroître mon ami, il défendit ma conduite en public et en particulier ; et, par une sentence courte, mais non équivoque, il prononça en faveur de mon vassal. Les procédés de M. M’Léod m’auroient inspiré beaucoup de respect pour lui, si je ne l’eusse soupçonné de désirer les voix d’un de mes bourgs pour l’élection suivante. Il entreprit de nouveau, avec sa bonté accoutumée, de me convaincre du péril qui menaçoit notre pays. Enfin, je fus forcé d’ouvrir les yeux, et de reconnoître qu’il falloit absolument que je prisse une part active aux affaires, pour justifier de ma loyauté, et dissiper les préjugés qui régnoient sur mon compte. Quoique je persistasse toujours dans mon incrédulité relativement à la grandeur du péril, je me mis en mesure de défendre mon caractère plutôt que les intérêts de ma nation. Combien peu d’hommes agissent d’après des motifs purs et vraiment patriotiques ! À cette époque je me mis donc en mouvement, et mon énergie me guérit de l’ennui. Contre cette dernière maladie, je ne connois pas de meilleure recette que l’esprit de parti, et c’est sans doute une des raisons pour laquelle tant de gens s’y livrent avec fureur. Toutes mes passions étoient exaltées ; mon corps et mon esprit tenus dans une activité constante. J’étois toujours à galopper, à haranguer, à craindre, à espérer ou à me battre ; je ne dormis jamais mieux que dans le temps où l’on croyoit impossible que je dormisse, et je ne mangeai jamais de si bon appétit que lorsque j’étois sans cesse exposé à n’avoir rien à manger. Les rebelles s’étoient montrés, les rebelles avoient été battus, et l’infatigable vivacité du comte de Glenthorn, son courage, son éloquence, étoient un sujet continuel d’éloges de la part de mes convives et de mes vassaux. Mais malheureusement toute mon activité ne parvint pas à dissiper les soupçons de mes violens voisins : on m’accusa de trahir mon parti ou du moins de n’être sincèrement dévoué à aucun. Je fus, de plus, exposé à un inconvénient dont mon ignorance totale des lieux ne me permettoit pas de me garantir. Les mécontens eux-mêmes, ayant vu que je n’avois aucune tendance à tourmenter les pauvres, crurent réellement que je devois favoriser les rebelles. Tout ce que je fis même pour faire punir les assassins de Christy, n’avoit été, suivant eux, qu’un moyen de colorer la chose, jusqu’à ce que le moment de me déclarer fût venu. Je n’avois pas la moindre idée d’une manière de juger si perverse et si absurde, et je ne fis qu’en rire lorsqu’on m’en parla. La légèreté avec laquelle je traitois la chose, confirma les soupçons des deux partis. Dans ce temps-là les préventions faisoient envisager tous les événemens sous un point de vue si faux, qu’un spectateur dépourvu d’expérience, comme moi, ne pouvoit rien juger sainement. Personne n’imaginoit que mon inertie habituelle fût la cause qui me rendoit quelquefois encore si lent et si indécis.

Tandis que ces préjugés politiques étoient dans toute leur force, le temps important dans l’Irlande, le temps des assises arriva. La cause de mon frère de lait ou, comme on disait généralement, la cause du comte de Glenthorn alloit être jugée. Je n’épargnai ni dépenses, ni démarches. Je choisis le meilleur avocat, et non content de lui faire exposer la cause par un avoué, je la lui expliquai moi-même dans le plus grand détail. Un des hommes de loi qui m’avoit vu aux eaux dans mon ancien état de torpeur, ne pouvoit revenir de l’étonnement que lui causoit la révolution opérée en moi. Il ne pouvoit croire que je fusse ce même Glenthorn dont l’indolence et l’ennui l’avoient tant frappé autrefois.

Hélas ! toute mon activité, toute mon énergie furent inutiles dans cette circonstance. Après une multitude de faux sermens, le jury se déclara suffisamment éclairé, et il acquitta d’emblée les assassins de Christy. Cette injustice ne fut pas la seule mortification que j’eus à essuyer ; la populace m’insulta un jour que je passois près d’un village où le capitaine Hardcastle étoit à boire avec ses dignes amis. Je fus hué, assailli, et je m’en tirai difficilement avec la vie sauve, moi qui, quelques mois plutôt, me croyois revêtu d’un incontestable pouvoir. Mais l’opinion avoit bien changé ! À moins qu’on ne possède une rare éloquence, jointe à une grande intrépidité, comment résister à une populace qui n’est conduite que par des préjugés !

Tel fut le résultat de mes premiers travaux ; et cependant jamais je ne fus plus content de moi-même. D’abord je pouvois me flatter d’avoir agi avec courage et générosité ; et puis les alarmes que nous causoient les rebelles, les Français et les loyalistes ; les courses, les évolutions militaires, les querelles, l’agitation continuelle où je fus tant que mon honneur et ma vie coururent quelque danger, tout cela me délivra effectivement de l’insupportable fardeau de mon ennui.