L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/21

Callmann-Levy (p. 276-294).

XXI

LE REMORDS ET L’AMOUR

Diogène resta quelques jours enfermé chez lui, pour achever sa convalescence, et aussi pour s’interroger sérieusement, pour repasser sa vie.

L’apparition de Nadège avait ramené la lumière, le bon sens, le vrai courage et le sentiment délicat de l’honneur dans un esprit gâté et faussé par la vanité. Avant de reparaître devant sa femme, le philosophe voulait s’habituer à son aspect nouveau, se retrouver.

Au bout de huit jours de solitude, il n’y tint plus. Sans être parfaitement certain d’être guéri au moral, mais bien guéri au physique, travaillé d’un appétit de jeunesse, d’un renouveau de l’âme, comme ces terres que la sève tourmente et qui n’attendent pas que tous les débris de la saison passée soient disparus, pour reverdir et refleurir, Diogène avait hâte d’aimer sa femme et d’en être aimé, sans être persuadé qu’il méritât tout à fait cet amour.

Pour sa première visite, il fut modeste et discret ; il sortit de chez lui vers le soir, bien enveloppé dans son manteau, et comme un galant qui craint de compromettre sa maîtresse, il alla frapper à la porte de sa femme.

La servante qui lui ouvrit ne le connaissait pas, et lui demanda son nom. Il fut ravi de cette petite épreuve imposée à son orgueil, et remit sa carte pour qu’on la portât à Nadège.

La servante revint au bout de deux minutes, l’introduisit dans le salon de madame Ossokhine et le pria d’attendre quelques instants : madame était en conférence avec des délégués du district, pour des élections nouvelles.

Cette réponse donna un peu de mauvaise humeur au philosophe. Il s’était imaginé qu’on l’attendait avec impatience. Nadège pourtant congédia les visiteurs, aussi promptement qu’elle put le faire, et ouvrant la porte de son cabinet qui communiquait avec le salon, elle vint en souriant au devant de lui.

— Excuse-moi, — lui dit-elle : — c’est là un des inconvénients du métier que tu m’as obligée de prendre.

— Je te le ferai quitter, répondit Diogène en déposant un baiser sur la main de sa femme, et en sentant se dissiper le petit accès de colère qu’il venait d’avoir.

Nadège lui apparaissait avec une grâce et une beauté qui étaient comme une double révélation et, malgré lui, Diogène comprenait, à première vue, que le métier, loin de nuire au charme féminin de cette femme intelligente, lui donnait un supplément d’éclat et ajoutait une étincelle à cette lumière.

Au lieu des vêtements sombres qu’elle portait dans ses visites à la ferme de Gaskine, elle avait une robe de chambre de couleur claire, négligemment nouée autour de sa taille. Sa main fine, qui venait de quitter la plume, semblait garder, à l’extrémité d’un doigt, une petite dépression rose, causée par le maniement de l’outil de travail, sans qu’on aperçût la plus petite tache d’encre. Sa belle tête, se mouvant au-dessus d’une collerette de dentelle, avait la palpitation qui reste après une conversation, une discussion sur des sujets nobles et de haut intérêt. Le sourire de la bouche avait la fierté d’une conscience généreuse ; les yeux projetaient une lueur idéale, et l’abondante chevelure arrangée avec soin, mais sans prétention, avait été dérangée si souvent, pendant une journée de labeur, qu’elle mettait au-dessus du front de Nadège et autour de son noble visage, une ondulation sombre servant de cadre harmonieux à ce beau spectacle, comme dit La Bruyère.

— Je suis heureuse de te voir, — dit Nadège à son mari ; — j’étais un peu étonnée de ne t’avoir pas encore vu, depuis ton retour. Je savais pourtant que tu allais de mieux en mieux.

— Je ne voulais venir que quand je n’aurais plus de pâleur pour attirer la pitié et que quand je serais assez maître de moi pour ne pas me prosterner tout d’abord à tes pieds.

— Tu es encore un peu pâle, — reprit madame Ossokhine, en l’obligeant à s’asseoir ; — mais cela ne sera rien. À propos, le major voudrait bien te présenter ses excuses ; mais il a craint d’être mal reçu.

Diogène eut un tressaillement involontaire. Sans doute, il ne se souvenait de sa jalousie que comme d’une sottise ; mais il eût voulu que Nadège s’abstint d’évoquer ce souvenir, dès sa première visite et dès les premières minutes de leur tête-à-tête. Il se mordit la lèvre.

— Tu peux dire au major… puisque tu le vois…

— Certes, je ne l’abandonnerai pas qu’il ne soit le mari de Léopoldine.

— Tu lui diras qu’il peut venir ; je ne lui demanderai pas ma revanche.

— Non, — reprit madame Ossokhine, — c’est ici que votre rencontre se fera, un de ces soirs ; je vous servirai le thé.

— Soit, dit Diogène avec soumission, j’avalerai le thé et le major.

Nadège eut un petit rire.

— Est-ce que tu es encore jaloux ?

— Si je te disais que je suis seulement honteux ?

— Je te féliciterais.

— Et tu me pardonnerais ?

— Le duel ? oui.

— Oh ! le duel n’était qu’une conséquence.

— Raison de plus pour ne pardonner que cela.

Diogène se sentait en verve. La beauté de sa femme, la gaieté un peu railleuse, mais, après tout, encourageante qu’elle laissait voir, tout exhortait le mari à plaider sa cause ; quand un petit coup frappé à la porte du cabinet interrompit l’entretien qui s’engageait avec des chances heureuses pour l’amour et le repentir de Diogène.

— Entrez, dit Nadège.

La porte s’ouvrit, et mademoiselle Scharow, des épreuves d’imprimerie à la main et un formidable pince-nez sur le nez, entra.

Il était impossible d’imaginer une muse plus désagréable au regard, et de symboliser l’émancipation intellectuelle de la femme d’une façon plus offensante pour l’illusion du cœur.

Nadège devina l’effet que devait produire sa collaboratrice. Elle n’en fut point fâchée. C’était un petit condiment de plus dans le régime auquel elle soumettait le repentir conjugal.

— Mademoiselle Scharow, — dit-elle, en présentant sa vieille amie à Diogène, — mon secrétaire, mon bras droit, mon auxiliaire, un vaillant défenseur des droits de la femme, et, je dois l’avouer, une misanthrope très énergique.

Diogène fit un salut d’assez mauvaise grâce. Mademoiselle Scharow se tint redressée comme un grenadier prussien, passé en revue et mis à l’ordre du jour par Frédéric-le-Grand.

— Monsieur Diogène Kamenowitch ! continua Nadège en présentant son mari.

Diogène s’inclina de nouveau. Mais mademoiselle Scharow recula brusquement comme si on lui eût présenté une vipère.

Nadège sourit et dit à son secrétaire :

— Que me voulez-vous, mon amie ?

Mademoiselle Scharow avait le gosier étranglé. Cela d’ailleurs était si nettement visible sur son cou maigre, que Diogène, malgré l’ennui de cette interruption, eut une violente envie d’éclater de rire.

— Voici, — répondit la vestale intraitable, après un effort pour parler, — un article qu’il faudrait lire ; il me paraît offrir plus d’un inconvénient. Je croyais vous trouver seule…

— Tu permets ? demanda Nadège à son mari.

Et, sans attendre une réponse dont elle ne doutait pas, elle prit l’épreuve et lut à voix basse, puis à haute voix, l’article en question ; en discuta certains passages avec mademoiselle Scharow, et parut, pendant vingt minutes, n’avoir plus d’autre intérêt dans le monde que l’amour et l’estime de ses abonnés.

Diogène écouta, d’abord ironiquement, puis, avec une sorte d’attention étonnée, ce qui se disait entre les deux rédacteurs de la Vérité. Il était lui-même trop lettré pour ne pas apprécier les excellentes raisons que donnait Nadège, sur des points de rédaction, de diplomatie, de style. Mais son admiration s’usa vite et il finit par ressentir une sourde colère de cette rivalité de la Muse dont il n’était pas aussi facile de se débarrasser que d’une rivalité réelle.

Quand mademoiselle Scharow, qui avait abusé de l’audience, et qui n’avait pas été fâchée de faire briller devant cet ennemi des femmes l’esprit de son rédacteur en chef, se retira, après une révérence sèche et provocante, Nadège dit à son mari :

— Je t’ai ennuyé ?

— Tu te venges.

Nadège, au lieu de ramener l’entretien dans les sentiers intimes, parut avoir oublié que cette visite était la première de son mari repentant ; elle lui parla avec aisance des questions politiques, sociales, littéraires du journal. Ce fut un supplice pour Diogène. Ce qu’il sentait d’esprit vif, sérieux, charmant dans cette causerie, ne faisait que doubler son amour et son dépit. Quand il se retira, sur une sorte d’invitation de Nadège qui avait encore à travailler, il partit, la rage dans le cœur, si furieux, qu’il croyait être revenu à sa haine d’autrefois.

— Non, non, — se disait-il en retournant chez lui, — il m’est impossible d’être le mari, l’amant d’une femme de lettres, de partager avec la politique. À quoi lui sert-il d’être restée belle, charmante, pour collaborer avec cette demoiselle Scharow ? Quoi ! Voilà ce que j’aurai maintenant dans mon intérieur, des griffonnages, des épreuves à corriger, des comités électoraux à présider ? Ah ! comme elle se venge ! elle ne veut pas aimer, cela est sûr. Est-elle même encore capable d’aimer autre chose que ses utopies, ses abstractions ?

Il s’enferma, en rentrant chez lui, dans la fameuse salle des archives, comme pour leur demander des inspirations de colère et de mépris, mais il ne pouvait désormais chasser la vision de cette femme, si belle dans ce qu’il appelait son pédantisme, si séduisante dans son usurpation de la virilité.

Il se souvenait qu’autrefois, dans les premières années de leur mariage, il n’avait jamais permis à Nadège d’exprimer devant lui une opinion quelle qu’elle fût, sur n’importe quel point de politique, de littérature, et qu’il la raillait avec bonté d’abord, puis plus tard avec malice, et qu’il la renvoyait à ses chiffons. Aujourd’hui il reconnaissait la faute commise ; mais trop tard. N’eût-il pas mieux valu, en laissant s’épanouir librement, dans son intérieur, cet esprit libre et pensant, en jouir et s’en faire gloire, que de le révolter pour le pousser à la révolte ?

— C’est moi qui lui ai donné la vocation d’écrivain. C’est moi qui l’ai faite journaliste. Je n’ai pas à me venger d’elle ; je n’ai qu’à me punir, si je ne puis plus l’oublier.

Oublier ! il tenta cette dernière folie. Pendant deux ou trois jours, il fut d’une activité dévorante, essayant de prendre goût à la politique, et de devenir, lui aussi, journaliste, pour retrouver comme adversaire celle qui refusait de redevenir sa femme. Il envoya deux ou trois articles au journal de Lemberg. Mais dès qu’ils eurent été envoyés, il les trouva, ce qu’ils étaient peut-être en effet, détestables. Il écrasa sa plume, ferma brutalement son encrier.

— Elle écrit mieux que moi, se dit-il. Je ne suis même pas capable de remplir près d’elle les fonctions de mademoiselle Scharow ! N’est-ce pas à faire pitié ?

Diogène eut pendant quelques heures l’idée de se tuer. Mais la vue du pistolet lui fit honte ; c’était absolument comme si elle lui eût fait peur. Il se souvint qu’il s’en était servi dans deux occasions absolument ridicules : pour un duel avec Nadège, pour un duel avec le major. Il avait été deux fois vaincu. S’il se tuait, il le serait encore.

— Elle me pleurera moins qu’elle ne me méprisera, — se dit-il. — Non, il faut vivre, vivre pour m’en faire aimer, vivre surtout pour l’aimer.

Tout aussitôt il courut chez Nadège.

— J’allais aller chez toi, — lui dit-elle gentiment en lui prenant la main ; — j’étais inquiète. Je craignais une rechute.

— Tu avais raison, Nadège ; tu as toujours raison. J’ai eu une rechute, en effet

— Ta blessure ?

— Oh ! ce n’est pas la blessure du pistolet qui s’est rouverte ; c’est l’autre.

— Quelle autre ?

— Celle que je me suis faite moi-même par ma sottise et mon orgueil. Le croirais-tu ? j’ai voulu me tuer.

Nadège pâlit et le regarda avec douleur.

— Tu vois bien, mon pauvre philosophe, — lui dit-elle, — que tu ne m’aimes pas autant qu’il le faut, pour notre bonheur commun.

— Oui, ce méchant désespoir eût été un outrage encore à ta bonté, à ta raison. Ah ! j’étais tombé bien bas, puisque j’ai tant de peine à me relever. Tu devrais me prendre en pitié tout à fait, revenir avec moi !

— Pas encore ; répliqua faiblement madame Ossokhine.

Diogène ce jour-là ne fut pas interrompu par mademoiselle Scharow. Sa femme avait sans doute donné des ordres en conséquence. Elle voulut continuer l’épreuve, c’est-à-dire pousser la guérison, jusqu’à ce que toute rechute fût impossible, mais elle ménageait les forces de son malade ; et quand il lui avait appris qu’il avait songé au suicide, elle s’était sentie saisie, en même temps que d’un doute sur la réalité de l’amour renaissant de son mari, d’un remords pour elle-même. N’avait-elle même pas été trop loin, et la femme de lettres n’avait-elle pas failli gâter, plutôt que sauver, la cause de la femme ?

Voilà pourquoi, sans doute, mademoiselle Scharow n’introduisit pas, cette fois-là, sa mine anguleuse dans leur tête-à-tête, et pourquoi Nadège voulut être simplement aimable, câline, coquette de la coquetterie usuelle, qu’elle relevait toujours par un esprit impossible à éteindre et une grâce supérieure, impossible à cacher.

Elle trouva cependant que Diogène méritait pour punition de prendre le thé avec le major, et ce fut l’œuvre expiatoire de cette journée-là.

Le beau Casimir ne put revoir son adversaire sans attendrissement.

— Eh bien ! — lui dit-il en lui tendant les deux mains, — voilà la guerre finie et la paix proclamée.

— J’ai été bien maladroit, major, repartit Diogène.

— Moi, j’ai été trop adroit, dit naïvement et en rougissant Casimir, qui voulait s’excuser de son coup de pistolet, et qui croyait que Diogène regrettait de ne l’avoir pas blessé.

— Oui, Casimir, vous avez été adroit. Tout le monde vous aime ; il paraît que vous allez épouser Léopoldine ; vous avez été le champion, vous restez l’ami de la plus noble, mais de la plus fière des femmes ; moi, j’ai encore beaucoup de chemin à faire pour arriver à un bonheur ou à un honneur pareil.

— Voyons, voyons, ne pourrait-on pas hâter un peu cette réconciliation ? dit tout à coup le major avec une vivacité qui prouvait son excellent cœur, mais qui ne prouvait pas son excellente diplomatie.

— Rien ne me manquera, — pensait Diogène, — il me faut subir la protection du major.

Nadège, qui voulait en effet que rien ne manquât à la guérison de son mari, et qui avait fait entrer peut-être cette sympathie du major dans le programme des petites brûlures imposées à toutes les déchirures de la vanité philosophique, ne voulut pas cependant que Casimir abusât de ses avantages pour trop protéger Diogène ; elle intervint et donna un autre cours à la conversation.

Quand il rentra chez lui, Diogène avait l’exaltation d’un jeune homme qu’un amour rapide, imprévu, a transformé.

Relancé dans tous ses paradoxes, pourchassé dans tous les refuges de son amour-propre, il en arrivait à cette simplicité perdue de ne plus discuter avec les mouvements du cœur, et le lendemain de ce thé pris avec le major, en s’éveillant, ou plutôt en achevant son insomnie, il trouvait de bonne foi que Casimir avait été moins sot que lui, et il ne voulait plus penser à autre chose qu’au moyen de séduire Nadège.

Il alla la voir tous les jours, et par un symptôme heureux, dont Nadège était secrètement ravie, il restait, pendant chaque visite, silencieux, s’absorbant dans une contemplation toute juvénile. Il admirait sa taille, comme s’il ne l’avait jamais vue. Il trouvait ses mains délicates, et s’extasiait de ne leur trouver jamais l’ombre d’une tache d’encre ; ce n’était pas seulement la confusion de ses procédés d’autrefois qui lui venait en présence de Nadège ; c’était le désir vif et pour ainsi dire printanier de la possession d’une femme inconnue.

Il avait perdu la jalousie factice et sotte qui lui avait fait provoquer le major. Il était devenu, en quelques semaines, incapable, non seulement de croire qu’une femme comme Nadège pût aimer un homme indigne d’elle, mais pût donner un prétexte à la fatuité d’un sot par un semblant même de coquetterie.

Non, il était jaloux de ceux qui recevaient des ordres de Nadège, de ceux qui travaillaient pour elle. Il enviait la domestique qui lui retirait ses pantoufles. Toutes les folies, tous les enfantillages de la passion poétique il les ressentait et il les aimait.

Un jour, il arriva au moment où Nadège distribuait des morceaux de sucre à des oiseaux dans une volière. Il fit si bien qu’un petit morceau qu’elle venait de séparer d’un plus gros, par un léger coup de dent, tomba à côté de la volière. Diogène le ramassa, fit semblant de le donner à un oiseau, mais le garda ; et plus tard, quand il fut dehors, il le mit dévotieusement sur ses lèvres, il en fit une communion, mais auparavant il avait regardé et baisé la trace des petites dents.

Un soir, Diogène arriva après une visite du matin et à une heure où il n’était pas attendu.

Une inspiration, un coup de force de son amour, de son désespoir, l’avait poussé vers elle. Il sonna si discrètement, il fit si peu de bruit en entrant, et, comme on ne l’annonçait plus, il s’introduisit dans le salon avec tant de prestesse, que Nadège, plongée dans une rêverie sérieuse et tendre, ne l’entendit pas venir.

Après une journée de labeur intellectuel, elle se reposait dans le rêve d’amour qu’elle faisait de son côté.

Assise dans un grand fauteuil, un peu bas, près d’une fenêtre, elle laissait errer son regard, dans la rue, sur les toits où les lueurs roses d’un soleil moins rigoureux annonçaient l’approche du printemps.

Ses mains étaient cachées dans les larges manches de sa kazabaïka de velours rouge, et son pied qui dépassait le bord inférieur de sa jupe de soie gris-argent laissait voir une petite pantoufle rouge, brodée d’or.

Dans ses cheveux bruns, simplement séparés sur le devant et réunis sur la nuque en un gros nœud, elle avait planté une rose de Bengale, un peu pâle, fleur hâtive, venue dans une petite serre qu’elle entretenait au bout de son salon.

Diogène s’arrêta sur le seuil de la porte, en contemplation, puis courut se jeter aux pieds de sa femme. Elle tressaillit, et, dans le premier moment de surprise, elle lui prit la tête dans ses deux mains, et se pencha sur lui pour lui donner un baiser ; mais, se ravisant aussitôt :

— Quel enfantillage ! dit-elle avec un murmure de gronderie.

— Ah ! méchante, pourquoi résister à ton bon cœur ?

Elle ne se défendit pas du reproche et recula un peu son fauteuil.

— Quand donc pourras-tu me pardonner ? reprit Diogène d’une voix triste et suppliante.

— Te pardonner ! mais je t’ai pardonné, mon ami.

— Vrai ?

— Je te le jure.

— Eh bien, alors, c’est que tu ne peux pas m’aimer ?

Nadège le regarda pendant une seconde et abaissant son visage au devant de celui de son mari :

— Écoute-moi et comprends-moi ! — lui dit-elle d’une voix profonde qui pénétrait dans le cœur. — Je t’aime, je n’ai jamais cessé de t’aimer ; je crois que, depuis ton repentir, je t’aime davantage encore ; mais…

— Quel obstacle étrange peut se dresser entre nous ?

— Mais, je n’ai pas le courage, je l’avoue, de vivre avec toi !

— Comment ? — s’écria Diogène, — tu doutes de moi ?

— Je doute de nous. La liberté que nous avons prise l’un et l’autre nous a donné des défauts que nous n’avions pas. La vie d’intérieur nous est devenue si étrangère, après avoir été si longtemps reniée, que j’ai peur d’un rapprochement comme j’avais peur de ton oubli. Si je rentrais chez toi, ce serait pour n’en jamais sortir, et si tu me reprenais, ce serait pour ne plus me chasser. Mais serions-nous bien sûrs, l’un et l’autre, d’avoir étouffé à jamais en nous toute cause de désordre ? Oh ! oui, je suis sûre que tu m’aimes, et je te jure que je t’aime ardemment ; mais il y a des devoirs oubliés, des sacrifices négligés, des habitudes perdues que nous sommes peut-être incapables, l’un et l’autre, de rétablir entre nous… Attendons !

— Attendre ! je ne puis plus attendre. Prends pitié, Nadège. Je deviens fou de repentir et d’amour. Va, j’ai bien expié mes sottises. Il n’est pas une fibre en moi qui ne soit à toi, qui ne vibre du désir de ta possession complète. Eh bien, si tu le veux, oublions que nous sommes époux ; laissons dans les rêves ce mariage que je n’ai pas su respecter, et qui est pour toi le souvenir d’un joug odieux. Laisse-moi aspirer au joug que tu voudras. Ton amant… est-ce trop ? ton ami, n’est-ce pas trop peu ?

Diogène avait repris sa jeunesse, avec l’enthousiasme d’un amour repentant. Nadège baissa les yeux et rougit.

— Quelle illusion ! — dit-elle en remuant doucement la tête. — Pouvons-nous effacer la vie passée ? Es-tu bien certain de pouvoir supporter un joug, si léger qu’il soit ?

— Oui.

— Tu étais un tyran ; je ne veux pas de toi pour esclave ; pouvons-nous être égaux ?

— Essaie !

— Oh ! l’essai, s’il échouait, flétrirait nos dernières espérances.

— Il n’échouera pas, Nadège. Tu ne sais donc pas quelle femme tu es devenue ? Tous t’admirent, et moi, qui te connais mieux que tout le monde, je ne veux vivre qu’à tes pieds ?

— Je te crois de bonne foi.

— Eh bien, si tu l’es aussi, les douleurs que nous pourrons ressentir ensemble s’effaceront vite dans notre bonne volonté commune.

Nadège était émue. Elle ne mettait point d’orgueil dans sa résistance ; elle luttait contre son mari, pour son mari même ; elle voulait sauver l’avenir, et ne gardait du passé que tout juste assez de souvenir pour être prudente. Mais la prudence devenait difficile.

Comment lutter toujours contre ces regards ardents, contre ces mains suppliantes ?

Elle se leva, fit deux tours dans le salon et alla s’appuyer contre la vitre d’une fenêtre.

Diogène n’osa pas la retenir, et, la voyant plongée dans une tristesse loyale dont il devinait les angoisses, il la laissa s’éloigner de lui, réfléchir, se consulter et le juger.

Comme la délibération de Nadège avec sa conscience se prolongeait un peu, son mari s’approcha d’elle.

— Écoute-moi, — lui dit-il, — je suis de sang-froid. Je ne veux pas faire de menaces tragiques. Tu me haïrais de t’arracher un cri de pitié, et je ne me pardonnerais pas de n’obtenir que par compassion ce que je veux de ton libre amour. Mais, crois-moi, je ne puis vivre sans toi ! Je ne me donnerai pas la mort ; seulement, je sens que, si tu diffères, je la trouverai.

— Ah ! Diogène, ce n’est pas l’homme nouveau qui parle ainsi ; c’est encore l’homme ancien.

— Eh bien, non ; je vivrai quand même, et si tu me fais attendre toujours cette douce parole que j’attends de toi, je vivrai pour faire la preuve de mon repentir. Je ne demanderai rien, rien ! Es-tu contente ?

Elle sourit et posa une main sur l’épaule de Diogène.

— Ce n’est pas seulement ta beauté qui se révèle, comme si je l’avais toujours ignorée, — reprit-il avec exaltation, — c’est ta raison, ton génie. Reste l’apôtre des idées que tu défends ; fais-moi, dans la mission que tu as acceptée, la part que tu voudras ; n’abdique pas ta royauté ; je ne te demande aucun sacrifice. Seulement tu es trop aimante pour aimer seulement l’humanité. Tu es trop grande pour n’avoir pas la tentation de t’amoindrir, en élevant un cœur à la hauteur du tien. Si tu m’avouais un amour pour un autre, je crois que maintenant j’aurais le courage de m’éloigner avec un respect égal à ma douleur profonde. Je me dirais : Je l’ai méconnue ; j’ai mérité d’être dédaigné. Mais si tu n’aimes personne, permets-moi de prétendre à ton amour.

— Eh bien, j’accepte, — dit-elle ; — je ne suis pas ta femme ; tu n’es pas mon mari ; je reste libre d’interrompre l’épreuve, de rompre le pacte ; persuade-moi que ton amour garantira plus tard notre foyer ; moi, je veux te prouver que la femme de lettres, la journaliste peut être une femme simple, soumise, et, s’il plaît à Dieu, une mère digne d’éloges et d’envie. Mais le jour où je reconnaîtrai que nous poursuivons une utopie, que l’on ne refait pas un bonheur décent et paisible avec un repentir orageux, je serai libre de retourner à mes travaux et de ne plus chercher d’amour qu’au delà de la terre et de l’humanité.

— J’y consens, s’écria Diogène.

Elle lui sourit alors d’une façon ineffable, et, comme il s’était mis à genoux, elle se pencha sur lui, avec grâce, jusqu’à ce que leurs lèvres se confondissent dans un baiser.