L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/20

Callmann-Levy (p. 264-275).

XX

LA CRISE

Dans la journée, Diogène eut un violent délire, et quand son vieux domestique Yvan, prévenu par un exprès, arriva en toute hâte pour le soigner, Diogène, qui sentit ses larmes sur la main, ne le reconnut pas et dit :

— Ne pleure pas, Nadège, tu me ferais mourir !

Vers le soir, la fièvre s’abattit un peu ; elle recommença pendant la nuit ; mais, au matin, Diogène se sentit mieux, et, après la visite du médecin, le vieux Gaskine envoya, avec cette autorité qui ne connaissait aucune résistance, Yvan se reposer, pendant qu’il tiendrait compagnie au blessé.

— Cela vous fait plaisir de me voir ainsi ? dit doucement Diogène au paysan.

— Oui, répondit laconiquement Gaskine.

— Par malheur, il paraît que je peux guérir.

— Cela me fera plaisir encore.

— Vraiment ! vous vous intéressez donc à moi ?

— Oui, à vous, à la justice et à la vérité aussi.

— Oh ! la justice voudrait peut-être que la blessure fût mortelle ! Quant à la vérité, je ne vois pas ce qu’elle gagnerait à ma guérison.

— La justice a voulu que vous fussiez frappé, — reprit gravement le fermier qui aimait à pontifier, — et la vérité attend de vous que vous la confessiez publiquement.

— Quelle vérité ?

— Celle qui affirme que la femme est la vertu de l’homme, que l’homme qui est l’ennemi des femmes est l’ennemi de sa conscience.

— Ah ! vous croyez que, quand je serai guéri, j’irai proclamer cela.

— Je le crois.

Diogène ne répliqua pas ; il feignit de s’assoupir, mais il rêvait, il réfléchissait. Au bout d’une heure, il dit à Gaskine :

— J’avais toujours projeté de vous rendre une visite ; mais je ne m’attendais pas à m’introduire chez vous de cette façon encombrante.

— Moi, je vous attendais.

— Vraiment ? vous êtes donc sorcier ?

— Non, mais je pensais que ce qui est arrivé arriverait. Un homme d’esprit ne peut sortir d’une position ridicule que par une soumission toute simple ou par un grand désespoir.

Diogène regarda le paysan avec un étonnement profond.

— Savez-vous bien que vous parlez comme un livre ? lui dit-il.

— Je ne sais pas lire, pourtant.

— Non, mais vous avez été à une grande école, et cela vous a plus profité qu’à ce maladroit de major.

Kamenowitch avait usé sa dernière étincelle de raillerie dans cette réplique ; car, tout aussitôt, il devint sérieux. Gaskine guettait le blessé du coin de l’œil.

— Vous avez tort, — dit-il, — d’appeler le major un maladroit. Il vous a fait tout juste la blessure qu’il voulait vous faire, et non une autre, une petite saignée.

— Ah ! alors, c’est moi qui suis un maladroit.

— C’est vrai, dit Gaskine.

La blessure allait bien ; mais il semblait en revanche que la raison de Diogène eût été atteinte. Le médecin déclara, au bout de trois jours, que l’état de son blessé, fort satisfaisant, n’expliquait pas la fièvre et les instants de délire qui lui étaient revenus.

Gaskine, après chaque visite du chirurgien qu’il reconduisait jusqu’au milieu du village, rentrait chez lui soucieux ; un jour, il appela son fils :

— Je vois qu’il faut que je m’en mêle, lui dit-il avec son air d’infaillibilité. Ils ne le guériront pas ; je vais à la ville chercher mes remèdes.

Un quart d’heure après, il était en route.

Le soir, Diogène, qui était resté seul pendant plusieurs heures et qui se trouvait dans un état de rêverie vague, flottante, entre le rêve et la veillée, vit entrer dans sa chambre le vieux Gaskine, dont l’absence, pendant tout le jour, l’avait fort ennuyé.

— D’où venez-vous donc ? — lui demanda-t-il ; — vous m’abandonnez ?

— Je vous abandonne si peu que j’ai fait une course pour vous.

— Ah !

— J’ai été vous acheter une image.

— Une image ?

— Vous savez que nous autres paysans nous croyons à l’efficacité des prières débitées devant certaines patronnes. Ce qui vous manquait pour aller tout à fait bien, c’était votre image de sainte ; je l’ai.

Diogène essaya de se soulever sur son lit. Le sourire qu’il voyait, ou plutôt qu’il devinait, sur les lèvres de Gaskine, car il l’apercevait mal, dans l’ombre de la chambre éclairée par une chandelle, ce sourire l’intriguait et l’inquiétait.

— Où est-elle, votre image ? — demanda-t-il avec une sorte de prière timide. — Dans votre poche ?

— Non, elle est trop grande ; elle est là, derrière la porte !

Diogène eut la force de se soulever tout à fait, de se mettre sur son séant. Il agita la main, car il n’avait plus le pouvoir de parler ; il fit signe qu’on ouvrit la porte. Gaskine lui obéit ; mais auparavant il alluma sur la table trois flambeaux qui ne servaient que dans les occasions solennelles et qui paraissaient faits pour contenir des cierges ; puis il ouvrit lentement la porte de la chambre.

Diogène était penché hors de son lit, curieux, avide, haletant.

Dans l’encadrement sombre, une femme apparut ; elle avait une longue pelisse noire, un voile.

— Gaskine, Gaskine, aidez-moi à me lever, — murmura Diogène ; — c’est à genoux, à deux genoux, que je veux la revoir !

Gaskine ne lui répondit pas. Nadège s’avançait doucement : elle vint au lit, souleva son voile, et tendant la main au blessé :

— Tu m’attendais donc ? dit-elle d’une voix douce, profonde.

— Je t’appelais tout bas, mais je n’osais t’espérer.

Elle s’assit. Diogène avait remis sa tête sur l’oreiller, dans cet état de béatitude qu’on ressent après la délivrance d’une grande angoisse ; il la regardait sans lui parler, n’ayant pas la force de demander pardon, de lui adresser une parole de tendresse, se contentant d’attirer doucement sa main, qu’il portait à ses lèvres.

Le vieux Gaskine, ravi de ce tableau qui menaçait un peu son stoïcisme, voulut sortir pour ne pas laisser surprendre son attendrissement.

Nadège l’entendit marcher.

— Restez, Gaskine, lui dit-elle.

— J’ai peur de vous déranger, panna, répondit-il.

— Non. Je vous le demande, restez ! Je n’ai rien à dire que vous ne puissiez entendre.

— Ce n’est qu’une visite ? demanda Diogène.

— Une première visite, — répliqua madame Ossokhine. — Je reviendrai tous les jours ; mon devoir est ici.

— Ah ! ne me quitte pas !

Elle sourit, mais garda le silence.

— Tu ne me pardonnes pas, Nadège ?

— Il ne s’agit encore que de guérir cette blessure-là, — reprit-elle avec bonté, mais avec fermeté ; — plus tard, nous verrons.

— Ah ! tu es toujours la même, Nadège. Il faut t’obéir ou se révolter ; je ne me révolte plus ; j’obéis.

Nadège ne parut pas triompher de cette soumission. Elle se leva, se débarrassa de sa pelisse, de son voile, et ne s’occupa plus que des soins à donner au blessé. Quand il voulut l’obliger à s’asseoir de nouveau près de lui ; quand il paraissait se préparer à parler du passé, elle feignait de ne pas entendre ou de ne pas comprendre ; s’il lui fallait absolument l’écouter, elle mettait bien vite le doigt sur sa bouche et lui disait :

— Le médecin défend les émotions ; repose-toi et dors.

Il fut longtemps à s’endormir ce soir-là ; il finit pourtant par tomber dans un sommeil paisible et profond. Quand il s’éveilla le lendemain matin, il la chercha des yeux ; elle n’était plus là.

— Vous l’avez laissée partir, Gaskine ? dit-il au vieux fermier.

— Je l’ai reconduite moi-même, ce matin, avant le jour. Il faut bien qu’elle s’occupe du journal. Vous n’êtes pas le seul blessé qu’elle ait à soigner. Elle reviendra tantôt.

— Son journal ! pourquoi s’occupe-t-elle encore de son journal ? puisque…

Il s’arrêta, et après un instant de réflexion :

— C’est juste ! je n’ai pas le droit de lui demander ce sacrifice.

Nadège revint dans la journée. Diogène la reçut simplement. Il s’était dit que toute protestation nouvelle était superflue, ridicule… Puisqu’elle mettait son devoir dans ces visites quotidiennes, il devait les accepter comme un conseil, et agir strictement, correctement, en rentrant, avec le plus de simplicité possible, dans le devoir longtemps méconnu et outragé.

Nadège passait ses journées et ses nuits à la ferme de Gaskine ; elle en partait le matin pour son journal et revenait le plus promptement possible. La guérison marcha vite. Seize jours après le duel, Diogène put quitter le lit pour la première fois ; il sortit dans le jardin, appuyé sur le bras de Nadège ; il causait gaiement, presque galamment avec elle ; mais, chose singulière, il ne pouvait pas lui parler gravement et profondément de cette longue et cruelle inimitié, de ce scandale d’un antagonisme qui avait fait tant de mal aux autres, ainsi qu’à eux-mêmes.

Était-ce une dernière résistance de son orgueil, ou une illusion de sa conscience ? Voulait-il être pardonné, sans s’être humilié, ou bien ne se sentait-il pas coupable ?

Nadège l’observait, et quand elle était seule, ressentait une véritable tristesse de cette obstination de Diogène. Mais elle lui donnait, avec une humeur douce et sans arrière-pensée apparente, la réplique dans leur tête-à-tête, et rien n’eût été plus étrange que d’entendre ces deux époux, torturés par une douleur secrète, ne s’aborder que pour se sourire, ou pour disserter en général sur les sentiments.

— Quand je pense, — dit un jour Diogène à Nadège, — qu’on a osé prétendre que les belles femmes n’ont point d’esprit ! tu es la femme la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée, et c’est pour cela que tu es si belle.

Le compliment, au lieu de séduire Nadège, l’attrista ; elle le trouvait d’une grâce hyperbolique.

Un autre jour, il s’interrompit brusquement dans une discussion légère, que la logique de sa femme faisait tourner à son détriment, et s’écria :

— À quoi sert la philosophie ? Je me croyais un philosophe. Dès qu’une femme paraît, nous sommes des enfants, des esclaves.

— Des esclaves ! répliqua Nadège ; voilà un mot qui ne peut pas s’appliquer à toi.

— À moi comme aux autres. Il faut être en révolte absurde contre vous ou vous obéir. Les femmes sont nées pour commander.

— Si je te prenais au mot ? dit Nadège avec un faible sourire.

— Tu conviendrais alors du malheur des hommes.

— Les hommes ne sont malheureux que par leur faute, — repartit gravement Nadège. — J’ai bien réfléchi à cela depuis que j’écris et que j’ai seule la responsabilité de ma destinée. Le grand mal, c’est que les femmes sont exclusivement élevées pour l’amour, et qu’on ne prévoit jamais qu’elles puissent servir à l’amitié, à l’intimité virile de l’esprit. Vous nous haïssez avec autant d’exagération que vous nous désirez. Les femmes sont des favorites qu’un caprice peut rejeter, ou des despotes qui ne se maintiennent en possession d’un peu de liberté que par la tyrannie. Cela sera aussi longtemps que vous aurez peur de nous instruire, et que vous laisserez un gouffre intellectuel entre vous et nous. Vous nous fermez toujours la porte du savoir, de l’esprit, et quand une femme, par surprise ou par effort, l’entr’ouvre, vous exigez que, malgré cette conquête, elle reste confinée uniquement dans les devoirs des autres femmes ignorantes, banales. Que diriez-vous donc si on imposait à un homme instruit l’obligation de fendre du bois, toute sa vie, ou de battre du blé ?

— C’est au père Gaskine qu’il faut dire cela, — interrompit Diogène, — lui qui a fait de Jaroslaw un garçon de ferme.

— Jaroslaw n’était qu’un faux poète, et je ne défends pas les femmes qui demandent à l’esprit, non l’émancipation de leur intelligence, mais celui de leur conduite et de leurs sens. On se moque souvent des femmes auteurs ; il faut se moquer ou plutôt s’indigner seulement de celles qui n’écrivent, à tort et à travers, que pour agir à tort et à travers, mais celles-là, même, sont souvent encore vos victimes. La femme à la mode, la coquette, toutes celles que la flatterie égare, entraîne, enivre, sont les produits de votre domination louangeuse, corruptrice. À quelle heure, à quelle minute de l’amour, ou du ménage, avez-vous reconnu à la femme ses titres pour une autre destinée que celle du plaisir et du devoir domestique ?

— Comme tu es devenue savante ! dit Diogène avec un enthousiasme légèrement ironique.

— C’est que j’ai beaucoup souffert, Diogène.

Ce jour-là, l’entretien fut rompu. Kamenowitch cédait peu à peu au charme de sa femme ; mais il voulait bien donner un démenti à ses théories, sans les renier.

Un incident tout naturel détermina une crise qui put faire mesurer à Nadège et à Diogène le chemin fait déjà au devant l’un de l’autre, et celui qui leur restait encore à faire.

Le médecin déclara un matin que Diogène pouvait quitter sans danger la maison du brave Gaskine pour aller achever en ville sa guérison.

Nadège et Diogène échangèrent un regard rapide et craintif.

— Alors, — dit madame Ossokhine, dès qu’elle se trouva seule avec son mari, — ma tâche est terminée !

— Nous partirons ensemble, répondit Diogène.

— À quoi bon ! puisque nous n’allons pas au même endroit !

Elle avait dit cela d’une voix triste.

— Si tu voulais, pourtant, Nadège, nous ne nous quitterions plus.

Nadège le regarda, hésita et répondit nettement :

— Je ne le veux pas.

Diogène fut frappé de l’air, à la fois doux et inflexible avec lequel cet arrêt était prononcé. Ce n’était pas un arrêt sans appel ; il le comprenait ; mais c’était un arrêt exécutoire. En attendant l’appel, il fallait se soumettre.

— C’est bien ! — dit-il noblement, — je n’ai qu’une prière à t’adresser.

— Parle !

— Me permets-tu d’aller te voir de temps en temps ?

— Je te permets de venir souvent, répliqua Nadège.

Le jour même, madame Ossokhine, puisque nous continuons à l’appeler ainsi, montait en traîneau pour ne plus revenir à Troïza. Diogène lui avait offert le bras, pendant que Gaskine et Jaroslaw formaient cortège. Quand elle fut installée, son mari l’enveloppa lui-même de sa pelisse ; lui couvrit soigneusement les pieds avec la peau d’ours.

— Dieu te protège ! dit-il d’une voix tremblante.

— Dieu te guérisse ! répondit-elle avec un sourire.

Il releva doucement la manche de la pelisse et la baisa respectueusement sur le poignet, au-dessus de son gant.

Gaskine n’avait voulu confier à personne le soin de la conduire. Il fouetta les chevaux et Diogène, appuyé sur le bras de Jaroslaw, suivit le traîneau des yeux jusqu’à ce qu’il eut disparu derrière la forêt.