L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant XXXIII

Traduction par Antoine de Rivarol.
(p. 137-145).

CHANT XXXIII


ARGUMENT


Aventure d’Ugolin. Passage au troisième giron dit de Ptolomée, où sont punis les traîtres envers leurs bienfaiteurs.


Le fantôme suspendit son atroce repas, et, s’essuyant la bouche à la chevelure du crâne qu’il rongeait, prit ainsi la parole :

— Tu veux donc que je renouvelle l’immodérée douleur dont le souvenir seul me fait tressaillir avant que je commence : eh bien, s’il est vrai que mes paroles puissent tomber comme l’opprobre sur la tête du traître que je tiens, tu vas m’entendre sangloter et parler. Je ne sais qui tu es, ni comment te voilà : mais tu parais Florentin, si ta voix ne m’abuse. Or, quand tu sauras que je fus le comte Ugolin, et celui-ci l’archevêque Roger, tu sauras aussi pourquoi sa tête m’est livrée ; car tu n’ignores pas sans doute comment le perfide, m’ayant déjà trahi dans son cœur, me fit ensuite prendre et mettre à mort. Mais ce que tu ne peux avoir appris, c’est combien cette mort fut horrible : entends-moi donc, et tu pourras alors juger le crime et la vengeance. J’avais déjà compté plus d’un jour, à travers les soupiraux de la tour qui a mérité par moi et qui doit encore mériter par d’autres d’être appelée la Tour de la faim, lorsque je fis un songe, fatal présage de mes malheurs. Je songeai que celui-ci, tel qu’un maître fort et puissant, chassait un loup et ses louveteaux vers la montagne qui s’élève entre Lucques et Pise, et que les Guaslandi, les Sismondi et les Lanfranchi [1], avec une meute de chiennes maigres et légères, couraient en avant : au bout d’une courte poursuite, le loup et ses petits me paraissaient épuisés, et je voyais les chiennes affamées se jeter sur eux et leur ouvrir les flancs. Je m’éveillai vers le matin et m’approchai de mes enfants. Ils dormaient encore, mais en dormant ils gémissaient et demandaient du pain [2]. Ah ! que tu es cruel si ton cœur ne frémit d’avance de tout ce qu’on prépare au mien ! Et pour qui donc pleureras-tu si tu ne pleures pour moi ? Déjà, mes fils étaient debout, car l’heure du manger approchait, et chacun attendait son pain avec crainte, à cause du songe ; lorsque j’ouïs tout à coup l’horrible tour se murer par en bas. Immobile, je regardai mes quatre enfants, sans parler, sans pleurer ; l’œil fixe, et le cœur durci comme la pierre, ils pleuraient, eux ; et mon Anselmin me dit : « Comme tu nous regardes, mon père ! Qu’as-tu donc ? » Et cependant je ne pleurai point, je ne parlai point de tout ce jour et la nuit d’ensuite, jusqu’au retour d’un autre soleil. Mais, dès qu’une faible lueur eut pénétré dans le cachot, je me mis à considérer leurs visages l’un après l’autre ; et c’est alors que je vis où j’en étais moi-même. Transporté, forcené de douleur, je me mordis les bras ; et mes fils croyant que la faim me poussait, m’entourèrent en criant : « Mon père, il nous sera moins dur d’être mangés par toi : reprends de nous ces corps, ces chairs que tu nous as données. » Je m’apaisai donc pour ne pas les contrister encore ; et ce jour et le jour suivant nous restâmes tous muets. Ah ! terre, terre, que n’ouvris-tu tes entrailles !…. Comme le quatrième jour commençait, le plus jeune de mes fils tomba vers mes pieds étendu, en disant : « Mon père, secours-moi. » C’est à mes pieds qu’il expira ; et tout ainsi que tu me vois, ainsi les vis-je tous trois tomber un à un, entre la cinquième et la sixième journée : si bien que, n’y voyant déjà plus, je me jetai moi-même, hurlant et rampant, sur ces corps inanimés ; les appelant deux jours après leur mort, et les rappelant encore, jusqu’à ce que la faim éteignît en moi ce qu’avait laissé la douleur.

Ainsi parlait cette ombre, tordant les yeux, et reprenant avec voracité le malheureux crâne qui se rompait sous l’effort de ses dents.

Ah ! Pise, opprobre de la belle Italie, puisque tes voisins sont lents à te punir, puissent les îles de Gorgone et de Caprée, s’arrachant de leurs fondements, venir s’asseoir aux bouches de ton fleuve, afin que, regorgeant jusqu’à toi, il noie tes enfants dans tes places publiques ! Car fût-il vrai que le comte Ugolin eût livré tes forteresses, tu ne devais pas du moins attacher à la même croix le père et les enfants : c’est leur enfance, nouvelle Thèbes, qui fait leur innocence [3] !

Cependant nous étions déjà passés vers des lieux où les ombres sont encore plus étroitement enchaînées dans les glaçons : elles s’y trouvent, non la face baissée, mais le visage renversé ; si bien que leurs pleurs sans cesse amoncelés dans les cavités de l’œil, s’y durcissent en voûtes de cristal, et les larmes fermant ainsi le passage aux larmes, la douleur, qui ne peut s’exhaler, se retire toujours, et retombe avec plus d’amertume au fond du cœur [4].

J’avançais, et, bien qu’engourdi par la rigueur du froid, je crus sentir je ne sais quel vent effleurer mon visage.

— Quel est, dis-je à mon guide, le souffle que je sens ? Tout mouvement n’est-il pas éteint dans cette morte atmosphère ?

— Bientôt, reprit-il, tu connaîtras par tes yeux la nature et les causes de ce que tu cherches.

Il achevait à peine, qu’une des têtes fixées sur la dure surface nous cria :

— Ombres impies, et si impies, que la dernière place des Enfers vous est donnée, arrachez-moi des yeux ces voiles cruels, afin que mon coeur trop plein puisse verser un peu de sa douleur, avant que mes larmes ne se gèlent encore.

— Si tu désires mon assistance, lui dis-je, apprends-moi qui tu es ; et puissé-je aller m’asseoir à côté de toi, si je te la refuse !

L’ombre reprit :

— Je suis frère Albéric, et c’est moi qui donnai les fruits de trahison : ils me sont bien payés avec usure [5].

— Eh quoi ! lui dis-je, est-il donc vrai que tu sois déjà mort ?

— J’ignore, ajouta-t-il, le destin du corps que j’ai laissé là-haut : car tel est le privilége de cette Ptolomée, qu’un homme puisse y tomber de son vivant ; et pour que tu délivres plus tôt mes yeux de leurs glaçons, je t’apprendrai que, lorsqu’une âme porte aussi loin que moi la perfidie, elle descend aussitôt dans ces froides citernes ; et cependant un démon s’empare de son corps et lui fait achever le bail de la vie. Il y a telle ombre qui transit derrière moi, et qui semble peut-être respirer encore parmi vous ; je veux dire Branca d’Oria, que nous avons depuis longues années ; tu peux en parler, toi qui viens de quitter le monde [6].

— Je crois, lui dis-je, que tu m’abuses ; d’Oria n’est point mort ; il mange, boit et converse avec les hommes.

— Il est pourtant vrai, reprit cette ombre, qu’un démon l’a remplacé, lui et le complice de sa trahison, et qu’ils sont descendus ici avant que Michel Zanche tombât dans la poix bouillante. Maintenant, je t’en conjure, étends vers moi ta main secourable, et ne me refuse pas.

Mais je le refusai ; et c’est au nom de l’humanité que je lui fus Impitoyable [7].

Ah ! Génois, Génois, race étrangère à toutes les vertus, et noire de tous les crimes, pourquoi n’êtes-vous pas exterminés du milieu des peuples ! car c’est avec l’esprit le plus pervers de la Romagne que j’ai trouvé l’un de vos citoyens [8] : partagé pour ses crimes entre la terre et les Enfers, son âme trempe dans les eaux du Cocyte, et son corps marche et respire au milieu de vous, dans vos maisons et dans vos temples.

NOTES SUR LE TRENTE-TROISIÈME CHANT


[1] C’étaient trois familles nobles de Pise, opposées à la faction et aux intérêts d’Ugolin : elles s’étaient unies à l’archevêque, et avaient servi sa vengeance. (Voyez la grande note sur Ugolin, au chant précédent.)

[2] Le poëte suppose que les enfants ont aussi de leur côté un songe de mauvais augure, et qu’ils s’éveillent tous dans l’attente du malheur qui doit leur arriver.

[3] Dans cette belle imprécation, Dante compare la ville de Pise à celle de Thèbes, à cause du crime de l’archevêque : car on sait que Thèbes était devenue célèbre par les crimes de la famille d’OEdipe. Ensuite il souhaite que la Gorgone et la Caprée, deux petites îles de la mer de Toscane, aillent fermer l’embouchure de l’Arno qui traverse la ville de Pise, afin que ce fleuve, ne pouvant plus se jeter dans la mer, rebrousse contre son cours, et vienne noyer les habitants de Pise. Il finit par un raisonnement simple et pressant sur l’innocence des fils d’Ugolin. J’observerai que lorsqu’un mot réveille vivement le mot qui le suit, les idées semblent aussi germer plus vivement l’une de l’autre. Ainsi l’argument de Dante, outre qu’il est de toute vérité, tire encore beaucoup de force de la collusion des deux mots, enfants et enfance. Racine a dit : Pour réparer des ans l’irréparable outrage : artifice de style dont il faut user sobrement.

[4] Nous sommes au giron de Ptolomée, c’est-à-dire des traîtres envers leurs bienfaiteurs. Ce Ptolomée les représente tous, soit que le poëte ait voulu désigner le roi d’Égypte qui fit mourir Pompée dont il avait reçu tant de services, ou un autre Ptolomée qu’on trouve dans la Bible, et qui assassina le grand-prêtre, son bienfaiteur. On sait comment Tasse a imité la pensée qui termine cette description. « Armide voulait crier : Barbare, où me laisses-tu seule ? Mais la douleur ferma le passage à sa voix, et ce cri lamentable revint avec plus d’amertume retentir sur son cœur. »

[5] Albéric, de la famille Manfredi, à Faënza, fut de l’ordre des Frères joyeux : il était brouillé avec ses confrères depuis longtemps, lorsqu’un jour il feignit de se réconcilier avec eux, et les invita à un grand dîner. Sur la fin du repas, il dit de servir le fruit ; et à ce mot, qui était le signal convenu, les convives furent tous égorgés. Les fruits de frère Albéric étaient passés en proverbe.

[6] Branca d’Oria, d’une noble famille de Gênes, invita aussi à un repas, et fit mourir par trahison son beau-père, Michel Zanche, dont il est parlé au vingt-deuxième chant, note 6 ; il fut aidé dans son crime par un de ses parents. Le poëte dit qu’ils descendirent tous deux en Enfer plus vite que le malheureux qu’ils assassinaient.

[7] Quoique Dante se fût engagé par serment envers cet Albéric, il se fait une vertu d’être parjure envers lui, tant sa trahison l’avait révolté.

[8] Cet esprit de la Romagne était toujours Albéric, et le Génois était d’Oria. Ceci fait allusion à un proverbe italien, peu favorable aux Romagnols : ils passent pour la pire nation de l’Italie, et Albéric est ici représenté comme le plus mauvais d’entre eux. Il est aussi la dernière ombre qui parle dans les Enfers.

Il me semble que, dans un siècle où la religion était si puissante sur les esprits, ce dernier supplice que Dante emploie, dut produire un effet bien effrayant. Albéric et d’Oria, avec son parent, étaient trois citoyens coupables de grands crimes à la vérité, mais illustres par leur naissance, connus de tout le monde, et tous trois pleins de vie. Dante vient affirmer, à la face de l’Italie, que ces trois hommes ne vivent plus, que ce qu’on voit n’est que leur enveloppe animée par un démon, et que leur âme est en Enfer depuis longues années. C’était montrer la main de Dieu au festin de Balthazar. Aussi reste-t-il une tradition du désespoir où il réduisit ces trois coupables. On ne peut sans doute faire un plus bel usage de la poésie et de ses fictions, que d’imprimer de telles terreurs au crime : c’est faire tourner la superstition au profit de la vertu.

Je n’insiste pas sur les beautés de l’épisode d’Ugolin ; j’observerai seulement que l’extrême pathétique et la vigueur des situations ont tellement soutenu le style du poëte, qu’on y peut compter cent vers de suite sans aucune tache. C’est là qu’on reconnaît vraiment le père de la poésie italienne. Si Dante n’a pas toujours été aussi pur, c’est à la bizarrerie des sujets qu’il faut s’en prendre. Pétrarque, né avec plus de goût et un génie moins impétueux, s’exerça sur des objets aimables. La Jérusalem est, comme on sait, le sujet le plus heureux que la poésie ait encore embelli. D’ailleurs, au siècle de Tasse, les limites de la prose et des vers étaient mieux marquées ; la langue poétique avait repoussé les locutions populaires ; elle n’admettait plus que les mots sonores ; elle avait écarté ceux qui embarrassent par un faux air de synonymie ; elle savait jusqu’à quel point elle pouvait se passer des articles ; enfin, comme le langage est le vêtement de la pensée, on avait déjà pris les mesures les plus justes et les formes les plus élégantes. Mais Dante n’a point connu ce mérite continu du style ; il tombe quand le choix des idées ou la force des situations ne le soutiennent pas.