L’Enfant prodigue (Jean)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir L’Enfant prodigue.
La Nouvelle Revue FrançaiseAnnée 1909, No 1 (p. 12-19).

L'ENFANT PRODIGUE

Ce n'était pas un mauvais diable, mais il avait un défaut : il croyait que l'univers, et spécialement ses proches, était créé pour son agrément. Tant que l'on s'employait à le satisfaire, il était aimable et même obligeant ; sa belle humeur s'évanouissait dès que l'on faisait mine de s'occuper à autre chose. Il était comme ces journées d'automne où le soleil brille et que tout à coup le vent trouble, défigure et assombrit en roulant des nuages. On l'avait aidé à développer en soi cette humeur. Il faut dire, pour commencer, que cela se passait dans un village si joli qu'il avait l'air d'être poussé tout naturellement sur la colline, comme une plante. Le Père et la Mère étaient des bonnes gens, un peu trop fiers d'avoir un fils plus affiné qu'eux, propret, éveillé, montrant dès cinq ans des dispositions de toutes sortes. Ils l'appelaient “l'Enfant,” comme s'il n'y eût eu qu'un enfant dans le village, alors qu'il y en avait un autre déjà chez eux. Et celui-là, on l'appelait “Frère”, montrant ainsi quelle était sa fonction essentielle.

Vers dix ans, l'Enfant résumait ainsi sa connaissance du monde :

— Le village est un endroit agréable que je connais parfaitement.

— Mes parents sont parmi les plus riches du village.

— Il y a deux sortes de gens : ceux qui sont bons et que j'aime, et les égoïstes qui ne s'occupent jamais de moi.

— Mon père est bon, mais il est plus rude que ma mère et son caractère est irrégulier. Ma mère est toujours contente de moi.

— Mon frère est sournois. Je l'aime tout de même parce que je suis bon, et Mère sait bien que c'est toujours lui qui a tort.

— Je suis le premier à l'école. Il n'y a qu'un premier, et c'est moi. Je serai toujours le premier.


Mais en grandissant l'enfant devint malheureux. On se rappelle cette histoire d'une princesse qui vient coucher dans un château. Elle a la plus belle chambre, et un lit en bois de rose, et douze matelas de laine fine et de plume de cygne. Et voici qu'au matin elle se montre toute moulue et fatiguée, se plaignant que son lit fût trop mauvais pour y dormir. On en découvre la raison : c'est un pois sec qui se trouvait sous le dernier matelas. A quoi, dit le conteur, on reconnut bien qu'elle était vraiment princesse. C'est en effet une chose admirable et rare que cette douceur de peau, mais c'est un grand malheur lorsque l'on n'est pas prince. Il y a bien des pois secs dans la vie, et il n'y a même pas toujours douze matelas par-dessus.

L'Enfant avait encore la manie d'arranger l'avenir à sa façon, et lorsque les choses s'arrangeaient d'elles-mêmes autrement qu'il ne l'avait prévu, il trouvait encore là une source d'ennui et de mélancolie. Voici une aventure comme il lui en arrivait beaucoup :

Il est le premier et il a la croix. Bon. Il prépare sa journée : félicitations, joie des parents, triomphe modeste. Dimanche matin il ira chez la tante Catherine, comme tous les dimanches. La tante est une femme revêche qui le regarde par-dessus ses lunettes et le toise, et semble toujours lui dire : “Tu sais, tu n'es pas plus haut que ça...” Mais cette fois-ci, ah ! mais... Il entrera dans la salle et s'arrêtera près de la porte. Sa croix a un beau ruban rouge ; la tante dira : “Mais tu as la croix !” et elle lui donnera deux sous. Surtout il sent qu'il sera enfin quelqu'un aux yeux de la vieille.

Vient le matin. L'Enfant entre : déception, la tante n'est pas dans la salle. Il va au jardin ; elle y est, elle mange un morceau de pain avec des prunes. Il s'avance, elle ne dit rien. Son cœur se gonfle ; enfin il se décide :

— Bonjour, tante.

— Bonjour, dit-elle.

Il faut pourtant en sortir.

— Tu vois, dit-il, j'ai la croix.

— Ah, répond-elle, tu as la croix. Moi aussi, je l'avais tout le temps, à l'école. Ça ne m'a pas empêchée d'avoir un mari ivrogne, et maintenant des douleurs plein les jambes. Enfin, ça ne fait rien. Tu l'as, garde-la.

Et elle lui donne cinq sous. C'est beaucoup, mais quel effet manqué ! Il s'en va et traine toute la journée sa mauvaise humeur.


Dès qu'il eut sept poils de barbe, il comprit que le village était insuffisant pour lui. Ses parents combattaient cette idée par principe, mais ils étaient au fond de son avis. Aussi quand il eut vingt ans, nanti d'un bien qu'il tenait de son aïeule, il partit pour la ville. Il constata avec tristesse que son départ ne semblait pas bouleverser le pays.

— Bon voyage, dit simplement le frère.

Tout d'abord on eut de lui des lettres triomphantes, puis désenchantées, puis gémissantes, puis on ne reçut plus rien.

Il était arrivé à la ville avec ce programme : devenir un grand homme ; il ne savait pas exactement comment. Il essaya de divers côtés. Son désir était grand de réussir, mais son énergie s'usait beaucoup à fortifier ce désir. Il se mettait en marche : au premier faux pas il se laissait tomber et, relevé, changeait de route. Il avait aussi conservé l'habitude de préparer chaque soir son lendemain, et de se désoler chaque jour parce qu'il ne trouvait pas, toute réalisée, son imagination de la veille.

Ne trouvant sa voie d'aucun côté, il décida de vivre joyeusement. C'est une carrière comme une autre, mais il avait tort de la croire plus aisée qu'une autre. Il s'y appliquait cependant, composait des fêtes, invitait des convives pleins d'entrain, et se faisait peindre festinant. Il disait : “C'est stupide de courir après la Fortune. Elle viendra, un jour que je ne l'attendrai pas, et elle me trouvera à table.”

Cela non plus ne réussit pas : peut-être n'y mit-il pas assez de persévérance. Ses amitiés lui furent une source de désillusions. Chaque fois qu'il avait un ami nouveau, il lui assignait un rôle : “Celui-ci sera le confident de ma tristesse.” ou “Celui-là me fortifiera, car il est fort...” Et les hommes, comme les jours, n'étaient pas ce qu'il avait décidé. Vous pensez bien qu'il n'eut pas plus de contentement avec ses amies, et qu'il eut même des déconvenues plus grandes encore.

Et l'argent eut une fin ! Dégoûté de la ville, des hommes et des femmes, n'ayant plus le courage de construire des projets, l'Enfant n'avait plus qu'à retourner au village. Ce fut sans enthousiasme, car il ne voyait pas ce qu'il y allait faire.


Or, dans un village proche du sien, il rencontra un camarade d'enfance, un ancien petit pauvre. C'était un gaillard solide. Il ne reconnut pas tout d'abord l'Enfant qui avait la barbe longue, la figure fatiguée, les cheveux en désordre, ainsi qu'il convenait à son personnage. Ils refirent connaissance. L'homme était berger de porcs, mais il voulait abandonner son métier. Gardien de porcs ! C'était l'affaire de l'Enfant. Ne serait-ce pas d'une ironie complète et définitive ? Accepter cette tâche, grossière parmi les plus grossières, après avoir rêvé tant de beaux rêves ! Le berger lui céda pour rien son matériel, à savoir : un vieux chapeau, un manteau, une trompette.

Voilà l'Enfant berger. Le matin, au jour, il traverse le village en sonnant sur sa trompette trois notes aigres. Les porcs, sortant des étables, le suivent dans les champs et à la glandée. La journée se passe en souvenir, en ennui, et le soir il ramène, repue, sa bestiale compagnie.

Que dira le village en voyant ce jeune homme conduire les bêtes, son manteau sur l'épaule, tenant haut son visage où se voit le sceau de la fatalité ? — Hélas, le village ne dit rien, ou peu de chose. A peine quelques femmes remarquèrent-elles que “le nouveau berger n'a pas l'air si sérieux que l'ancien.”

Alors, quoi ? Vivre dans cette misère sans même qu'on l'admirât ou qu'on le plaignit ? Et ces carouges ! Il réfléchit, n'ayant pas mieux à faire, et soudain il comprit la vanité de son existence. La vie lui apparut sous un jour nouveau, avec des devoirs, avec un bonheur possible. Il ne faut pas attendre un résultat de chaque petit effort, mais persévérer dans notre effort. Plus nous aurons de peine, et plus la victoire nous sera agréable.

Ayant tout pesé, il rendit la trompette et partit. Ce fut un soir ; en route un orage éclata, et l'Enfant fut content. Bien qu'il eût décidé d'accepter la vie telle quelle, avec sa simplicité journalière, il n'était pas fâché d'avoir un retour un peu romantique. Et c'était réussi : une nuit massive, le vent en tourbillons sonores, la pluie en nappes, l'eau coulant en torrents dans les fossés. Puis son entrée dans la maison, lamentable, ruisselant, trempé jusqu'à l'âme. Puis enfin le bonheur du père, les larmes de la mère. Le frère, toujours simple, dit :

— Tu choisis bien ton temps pour voyager !


Les vingt années de sa jeunesse étaient blotties dans les coins de la salle ; l'horloge mesurait le temps comme autrefois et le détaillait en tic-tacs amicaux. Il fallut raconter les années de folie. Comme c'était passé, cela ! N'est-ce-pas, nous n'en reparlerons plus. Ç'aura été un voyage dans un pays absurde. La sagesse nous attendait ici patiemment : nous voilà revenu. Il n'y aura plus de découragement, plus de rêverie inutile. Nous accueillerons chaque jour avec son travail, avec sa fatigue, et nous saurons triompher de lui si c'est un jour mauvais.


Le lendemain était dimanche. Dès qu'il fit jour, le père avait sa blouse neuve. Il s'en fut à l'étable et regarda ses bêtes ; avec les vaches il y avait trois petits veaux aux mufles roses. Le père hésita un instant, puis détacha le plus beau, lui mit un collier, une corde, et l'emmena chez le boucher.

Quel beau dimanche ! Seul le frère n'était pas content.

— Un porc, disait-il, bon. On le sale et cela fait des jambons pour l'hiver. Mais tuer le plus gras de nos trois veaux ! On ne tordrait seulement pas le cou à une poule, si je revenais de voyage.

Ce fut un festin rare. Avec le veau bouilli on avait mis encore une poule — oui, une poule, ô frère ! — la tête du veau parut ensuite, mélancolique et blanche ; elle était séparée en deux, mais on reconnaissait la figure résignée du petit animal qui bondissait hier. On mangeait. On buvait. On avait invité les cousins, les cousines, et l'instituteur avait sa redingote.

Cependant, si gai au commencement du repas, l'Enfant semblait un peu ennuyé maintenant, et mangeait peu. Le foie du veau était, piqué de lard, savoureux et entouré de carottes minces : pourtant l'enfant n'y mordit que du bout des dents. Enfin la mère apporta le gros morceau : un rôti de quatre livres pour le moins, d'une admirable couleur brune et dorée. Du jus qui le baignait s'élevait une vapeur si parfumée que l'on oubliait tout ce que l'on avait mangé jusque là. Le père, gravement, le coupa dans sa largeur, et l'intérieur était blond à peine...

— Eh bien, fils, dit-il, voilà. Mais qu'est-ce-que tu as donc ? Tu n'as pas l'air à ton aise ?

— Ah ! père — dit l'Enfant avec une expression d'amertume et d'invincible horreur — père ! Vous auriez pourtant dû vous rappeler que je n'aime pas le veau !

Lucien Jean.

(1905)