La Nouvelle Revue FrançaiseAnnée 1909, No 1 (p. 20-26).

RIVAGES.

Ah ! comme je me suis levé ! pour jouir
de mon premier matin en ce pays nouveau.

La mer — auprès d’elle j’ai dormi dans sa rumeur, je me suis éveillé dans sa fraîcheur et son bruit ! — la voici...
et puis la terre ! Les montagnes à découvert règnent sous le ciel pur.

Voici Dehors ! autour de moi l’ampleur du jour ; et je suis debout, regardant, respirant...
O brise marine, courant d’air de l’immensité salubre ! qui satisfait la poitrine, et qui réveille et vivifie.


Je suis debout, je sens les solidités de mon corps, toute ma construction vivante !
Oh circulation de la santé dans mon être !.. Verve physique ! et l’activité naïve de tous mes sens.

Voici Dehors : et j’entreprends mes marches.



Je suis aise, à cette douce place sur le sable, goûtant l’heure qui dure,
la longue matinée, charmante d’une fine tranquillité, d’une lumière tiède et blonde.
L’air reste frais.


Je vois les montagnes au loin plongées dans une bruine bleue ; devant moi la mer,
sa souple étendue sous l’azur moite.
Nue… et partout elle ondule ; et le long du rivage la vague
en finissant jette une neige vive.
Les sables sont purs, où luit une mouillure.


Rêveusement je m’émerveille.

Que la vague est lente ! Que l’écume est blanche !



Les sables, lustrés d’eau, reflètent le long rayon du soleil couchant, et la montagne déjà brunissante, et les nuances de ce jour qui finit.

La mer est devenue toute tranquille, — et son lointain s’efface sous une dorure de lumière ;
sur la plage, vient glisser avec le même murmure chaque flot.

Des feux du soleil couchant, qui ralentissent et se colorent, s’enrichissent les airs et toutes choses ! C’est, avant le soir, un long moment chaleureux…


Mais aux splendeurs a succédé la pureté. Le ciel, au fond du soir, demeure ouvert et tout lucide ! Ô soir ! où qui assiste se sent comme invité à jouir de l’infini.


Le ciel continue à s’éteindre ; ses pâleurs éclairent encore la plaine des eaux graves, les écumes mauves.

Voici que du large arrive un souffle triste — et dont la chair frissonne…



Nuit tiède, nul vent, le calme ; mais parfois un souffle, faiblement, de la terre — où les montagnes sont légères dans le clair de lune.
Les étoiles restent lointaines au ciel parmi ses ténèbres modérées.


La lune se mire dans le sable humide, et son image y est posée comme un coquillage.


L’Océan — illuminé et mystérieux, où moussent des blancheurs — fait sa rumeur.

Et pendant ses silences j’entends ! et je savoure un bafouillis doux, un déchirement frais, le susurrement de l’écume qui expire.



Le faîte, m’y voici.

De l’Océan la révélation vertigineuse : il s’étend ! mesuré sublimement par l’azur. Comme il abonde, sous la voûte bleue !
rivages
23

Ô tout l'espace que je vois ! où l'Océan lourd bouge ; et le rivage infini, dont les sables blondoient.


Ô la solennité, en ce jour si beau,
du spectacle profond que fait la terre de si haut !

Et toutes ces montagnes harmonieusement, dont les grandes formes me sont ensemble proposées ! Ah je les contemple...
et cette procession de leurs sommets dans l'éloignement,
et la ligne, que les cimes de l'horizon glissent parmi les buées.


Ô Lumière, qu'autour de moi j'admire ! les yeux au niveau des étendues d'en-haut.

Et j'écoute :


Le silence des airs, superposé à la rumeur abîmée de la mer.



La marée montante,
et que reçoit ici un golfe spacieux. Oh ! de cette plage
ouverte aux épanchements du large, je regarde
le flot qui, sur l'arène avec lenteur couchant ses ondes, — quelles amples foulées ! —
avance, suivi par la mer nombreusement.

Et voici que l'Océan a fini de monter ; d'une
24
la nouvelle revue française

dernière onde copieuse, il a comblé magnifiquement la mesure !
Il oscille encore, il achève d'asseoir ses eaux ;
il se déride à la fin tout entier et s'aplanit. Et une suprême vague venant y ajouter son volume semble en parfaire la plénitude.


Silence. L'arrêt de tous les vents ;
et ces puissantes eaux, comme elles ne bougent pas ! et pèsent dans l'étendue.



Tout le jour ! tandis que passent
par volées les nuages, soufflés du fond de l'Ouest, et qu'une houle volumineuse assomme le plat rivage sourd,
— et des pans d'eau se renversent, on voit là-bas les vagues
contre le récif l'une après l'autre se détruire ! —
ah tout le jour passionnément ! sous les décharges de vent et la pluie oblique,
le long de l'Océan je vais, insatiable du remuement des eaux.


Mais au soir, l'apparition de l'azur où finit un soleil jaune !
et les montagnes demeurent sous une housse de vapeurs.

Je m'arrête, pacifié par l'embellie.
rivages
25

— Ce zéphyr mouillé, sur les sables cette eau répandue qui frissonne, la mer de nouveau harmonieuse,.. de tout cela je jouis, ému et sage.



Ô montagnes sous la buée d'un matin vague ! Versants légers, cimes délicates…

Et la mer est dans une brume où se nuance son immensité. Par-dessus ses espaces houleux et voilés, où quelquefois une écume s'argente, fuit un ciel bleuâtre.


Dans le golfe la marée matinale se verse, sonore avec des flots fragiles, et exhale
une poussière fondante, que parmi l'air je hume !


Ah… subtile froidure de ce matin amer ! A chaque saillie d'un petit vent intermittent, se fait sentir le hâle.



Tout ce deuil terne
qu'avec l'ombre du soir fait tout ce gris d'un temps couvert.

Dans la distance, la surface sans couleur de l'Elément morose.
Et ici près, vers le rivage c'est
une course de gros flots sombres ; la force de la marée qu'épaule un vent plein et bas.
26
la nouvelle revue française

L'espace me souffle à la face une eau pulvérisée.

Les montagnes sont, au-delà des solitudes foncées de la terre, une frontière d'ombre.

— La grand'salle déserte au centre de l'hôtel vide. Dehors, dans l'obscurité tournant son feu qui voit, le phare. Et la marée accumule du bruit.


Quoi ! les malaises de la nostalgie...



O soleil, ô ciel bleu d'aujourd'hui ! le vent qui dans l'espace glorieux exulte ! cette mer redondante, aux esbroufes d'écume !


Quelles explosions, quelles fusées fait la mer rencontrant
ce grand roc au large ; c'est un enivrement
de la voir qui s'exalte autour et le bafoue !
Je suis outré de joie ! quand haussant une vague plus superbe elle le noie.

Jean Croué.