Paul Ollendorff (p. 226-276).

VIII

En août 1820, comme aux étés précédents, deux lettres éplorées avertirent Omer, huit jours avant les vacances, que ni son bisaïeul ni maman Virginie ne pouvaient offrir à leur cher enfant le voyage de Lorraine. Les réparations extrêmement coûteuses et nécessaires au château des ducs, endommagé par l’incendie en 1815, absorbaient encore le principal des revenus. On en était réduit aux économies les plus sévères. Affaibli depuis son typhus de Leipzig, le général Lyrisse ne pouvait même pas songer à prendre sa retraite : il dirigeait les opérations de la remonte pour la cavalerie royale dans les villes de la Loire, afin de toucher la solde entière, dont il envoyait une partie aux entrepreneurs. Les cinq cents francs qu’eût coûtés le déplacement du collégien, on les avait dû verser inopinément, avec d’autres sommes en réserve, pour satisfaire aux réclamations brutales d’un architecte créancier.

C’était le domaine patrimonial d’Omer qu’on garantissait ainsi de la ruine. Il le comprit, se consola facilement de passer les vacances aux Moulins Héricourt, bien qu’Émile de Praxi-Blassans, admis enfin à Saint-Cyr, après deux échecs subis les années précédentes, pût rester seulement quelques jours chez Mme  Cavrois, et dût emmener Édouard. Pour se rendre chez eux, les deux frères attendaient le retour dans Paris de leurs parents qui faisaient, à Carlsbad, une saison d’eaux, avec tous les diplomates de la Sainte-Alliance. Pendant la semaine que les cousins passèrent ensemble avant cette séparation, ils parcoururent les prairies que la Scarpe sinueuse arrose, au bruit des blutoirs secoués, des meules écrasant le grain, des cascades sautant les vannes et ruisselant sur les grandes roues à godets.

L’odeur des tanneries pénétrait le salon grisâtre où ils conversaient, le soir, entre les lambris fendus. Une salle basse luisait par ses lourds bahuts de chêne sculptés, ses vingt chandeliers de cuivre fourbi, les vieux fusils de chasse étincelant, aux rateliers des murailles, entre les poires à poudre, les sacs à plomb brodés, les filets des carnassières. Caroline était tout le jour en courses dans son cabriolet boueux.

Au cours de cette semaine d’adieux, Omer laissa grandir encore son admiration pour l’aîné des Praxi-Blassans. Depuis longtemps déjà, Émile assumait les devoirs de l’abnégation militaire. Il était le plus exact et le plus discipliné. Ponctuellement, son père lui écrivait deux fois la semaine certains avis secs qu’il observait sans négligence. Il se tenait droit, ramenait ses cheveux en coup de vent comme l’enseignaient les gravures représentant les généraux de l’Empire. Il étudiait avec scrupule les mathématiques, bien qu’il ressentît de la difficulté pour apprendre. Au collège, durant les récréations, il avait dû souvent recourir à Dieudonné Cavrois, ferré sur la matière : le gros garçon traçait, à l’aide d’une baguette, les figures, les nombres dans la poussière. « Archimède conseille Marius ! » disaient les Pères, ravis que l’exemple du travail fût donné à la plèbe du collège par son aristocratie.

Émile choyait, en Omer, le fils de ce Bernard Héricourt, type de l’honneur. Il le respectait par dévotion à ce même idéal, et le défendait contre la jalousie d’Édouard qui répétait, au bout de toutes les discussions :

― Ce sera toi l’évêque ; toi, le pape !… alors ?… Et moi ? Moi, je ferai le ventru, dans un consulat de Syrie…, puisque mon père ne veut plus deux officiers dans la famille… puisqu’il entend que nous soyons ses délégués dans les différents corps de l’état… Je ne connaîtrai donc ni la gloire des armes, ni le pouvoir sacré du prêtre… C’est injuste. Es-tu plus digne que moi de coiffer la tiare ?… Tu n’en es pas digne. Le Père Anselme l’a dit… Tous les évêques doivent être dignes de coiffer la tiare, d’abord !

À mesure que leurs âges approchaient de l’époque virile, les ambitions travaillaient chacun et devenaient les motifs des propos. Seul, Dieudonné Cavrois ne formait pas de projets magnifiques. Il étudiait souvent la marche des pucerons sur les feuilles, mais parlait davantage de ripailles et de vins. Un gros menton lui poussait, allongeant sa large figure. Dès que l’on se moquait de sa graisse ou de sa gourmandise, il avait la riposte blessante. Rien ne l’empêchait alors de se souvenir à haute voix que, sans la fortune de la tante Aurélie, le comte de Praxi-Blassans ferait encore le mouchard, sous prétexte de diplomatie, en parcourant les maisons de poste.

Néanmoins, les fils du comte blâmaient la manie qu’avait le géomètre de puiser à la cuiller, dans l’assiette des voisins, la soupe ou le jus abondants, de mettre la main au compotier du dessert ornemental, avant le dernier service, ou de choisir, sans vergogne, le meilleur morceau en repoussant au fond du plat les parts moins belles, celles des autres. Aucune critique ne décourageait du reste ces entreprises. Il écrasait des fruits divers dans le vin ou le laitage de sa timbale : cela devenait alors semblable à un « vomissement d’ivrogne », disait Édouard. Avalant la mixture dont un peu coulait sur son vaste menton et tachait de violâtre la serviette, Dieudonné Cavrois insultait paisiblement les censeurs, les invitait, pendant les vacances, à sortir des Moulins Héricourt, puisqu’il était chez lui, et, au collège, du réfectoire, puisque sa mère payait, aussi bien que les Lyrisse ou les Praxi-Blassans, les quartiers de la pension. Puis il entonnait une des mille chansons à boire dont il possédait plusieurs recueils.

Caroline, d’ailleurs, se livrait elle-même, impudemment, aux plaisirs des gastronomes. Chaque fois qu’on servait une volaille, elle accaparait la carcasse. Après quelques essais d’en avoir la chair au moyen de la fourchette et du couteau, elle y renonçait pour saisir de ses doigts le bréchet encore juteux, le ronger. Ensuite elle fourrait son nez au centre du débris, arrachait, avec le pouce et l’index, des bribes qu’elle mâchait. Insoucieuse de la sauce qui coulait au long de ses doigts et barbouillait son large visage de chatte, elle s’acharnait à rompre les os entre ses mâchoires. Son ongle grattait la surface ; ses dents tiraient les bouts de chair.

Les cousins Praxi-Blassans souriaient de cette goinfrerie flamande qui absorbait l’attention de la mère et du fils, qui paraissait l’essentiel de leur vie. À deux, ils composaient un menu, des heures. Ils étudiaient les recettes des livres culinaires. Ils demeuraient à la cuisine goûtant les coulis dans la cuiller à pot. Ils s’embrassaient à pleine bouche, si la servante n’avait rien gâté, pour se remercier affectueusement d’un tel bonheur. C’était la raison la plus claire de leur entente, de leurs sympathies réciproques. Telle crème exquise, savourée de compagnie, les raccommodait aussitôt, après les brouilles.

Dieudonné Cavrois, comme il atteignait l’adolescence, raffina davantage leurs appétits. En somme garçon jovial, épais, rieur, il entrait presque toujours dans la salle basse, une bouteille poudreuse aux mains, et criait qu’on apportât des verres ; puis à tue-tête, il chantait : aux buveurs à trogne rouge il dit : " trinquons à grands coups. vous n’aimez pas le bourgogne ? de champagne enivrez-vous ! " tant que l’on pourra, larirette, on se damnera, larira ! tant qu’on le pourra, l’on trinquera ! quand les Praxi-Blassans furent à Paris, Omer demeura seul avec le bon vivant. Il apprit de lui plusieurs couplets, et s’enivra trois ou quatre fois, pour la gaieté de la tante Caroline, qui riait fort, qui répétait : ― je crois que mon jeune neveu se promène dans les vignes du seigneur !… mais il fut si malade, les lendemains, que la douleur des indigestions et des migraines l’assagit. Ne pouvant suffire aux innombrables obligations de sa richesse agricole et industrielle, Mme Cavrois pria l’oncle Edme, alors à Paris, de venir lui donner un coup de main vers le temps de la moisson. Elle avait toute confiance dans la probité du capitaine. Habitué au commandement, il savait rétablir la discipline parmi les contremaîtres et leurs ouvriers, contraindre les fermiers au paiement, hâter le travail. Il arriva. Tout aussitôt il décida d’enseigner l’équitation à ses neveux qui l’accompagneraient dans ses promenades de surveillance. La paresse de Dieudonné refusa ces fatigues ; mais, en quinze jours, Omer devint un cavalier médiocre. Trottant par les routes, il s’imagina souvent pareil à un templier ; car la science du bisaïeul continuait de lui parvenir en messages volumineux, commentés par le demi-solde.

Le jardin riche en délices des Haschischins, il alla le chercher sous la conduite de l’oncle dans un village écarté de la grand’route. Là se dressait une petite maison blanche. Ses contrevents verts eussent séduit Jean-Jacques, assurait le capitaine. Des tilleuls pâles ombrageaient les murs et les fenêtres, voilées à l’intérieur par des stores de nansouk à ganse rouge. Deux femmes, Corinne et Herminie, les reçurent dans la salle meublée d’une commode roide en acajou, d’un canapé et de chaises de paille, d’un sofa bleu, d’une gravure très large où, conduit par Antigone, Œdipe allait vers un paysage lugubre. Devant la porte ouverte, les jacinthes et les géraniums du jardin paradaient en tons éclatants. Corinne, Herminie étaient la veuve et la fille d’un lieutenant de la garde impériale tué à Waterloo. Pieuses envers ce souvenir, elles ne refusaient pas un bon accueil aux braves de la Grande Armée ni à leurs amis. La fille de seize ans se plut aux galanteries de l’oncle. Omer préférait les charmes de la veuve qui chantait, s’accompagnant avec grâce sur la guitare, les rimes de Béranger :


Cent jours passés, un Anglais sous sa voile
Voit, tout sanglant, tomber l’aigle abattu.
Le doigt de Dieu vient d’éteindre une étoile ;
N’espère enfin, peuple, qu’en ta vertu.
L’étoile meurt, l’aigle tombe abattu.


Oh ! La douleur qu’elle exprima tragiquement ! Elle prolongeait le son des u, les yeux au ciel. L’âme d’Omer comprit alors toute la magnificence du rêve impérialiste. Les colères héroïques du dragon vibraient en lui avec le son des cordes mélodieuses. Ensuite on causait. La jeune fille demanda ce qu’enseignaient les Pères au collège et si le jeune homme se confessait fréquemment. Le capitaine se moqua des rites. Exclu du sacerdoce par le père Anselme, Omer Héricourt inclina tout de suite vers les objections que l’oncle Edme éleva contre les dogmes. Oui, selon les principes de Jean-Jacques, il fallait vivre naïfs, s’en remettre à la nature, devenir des bêtes de force et de joie, danser avec les glaneuses et les moissonneurs au son des pipeaux, embrasser vigoureusement les beautés naturelles, ne pas craindre la mort qui est une loi nécessaire, vanter le goût du vin et des fruits, lever son verre, baiser le sein de Lisette, et chanter la gloire, sous la tonnelle.

Herminie et Corinne louèrent l’usage de cette philosophie. Vite, elles se révélèrent demoiselle friponne et mère passionnée. Nommant Anacréon, Horace, Théocrite, elles n’épargnaient pas les citations de ces « grands hommes ». Elles en lurent aux pages d’un almanach. Dans le potager, au fond de la gloriette, Herminie s’assit sur les genoux du capitaine. Bergère émoustillée montrant une jambe bien faite, et un petit sein maigre hors de sa robe d’organdi qui glissait de l’épaule, elle remontait, d’une menotte brunie par les travaux du jardin, gracieusement, les falbalas obstinés à choir. Les brides défaites de son bonnet blanc battaient autour des frisures. Elle roucoulait des romances polissonnes, en débouchant la bouteille. Omer désira qu’elle lui fût caressante. Le sang fou bondit aux oreilles du collégien. Ses yeux se troublèrent. Il rit de la rougeur qu’on lui vit au visage.

Corinne savait par cœur les monologues de Racine. Deux ou trois fois, pendant de courts voyages à Paris, elle avait vu, dit-elle, jouer la tragédie au théâtre sis dans le Palais du Tribunat. Enveloppée de son écharpe et coiffée de son turban rose, elle imita les postures de l’actrice, Mlle  Duchesnois. Pour un garçon de quatorze ans, elle ressuscita bien la passion littéraire d’une reine antique.

Elle récita, modulant les alexandrins à la mesure de son organe grave :


C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste.


Et, vraiment, elle contempla son admirateur comme s’il eût été Hippolyte lui-même. Le collégien sentit chanceler ses jambes.

Debout ainsi, belle, sa gorge épaisse et haletante soulevée dans ses mains, tout son visage accusait les destins logés sans doute au fronton de la pendule, petit temple grec que soutenaient quatre frêles colonnes d’albâtre, sous un globe, au loin, dans la chambre ouverte. Elle déclama :


Les Dieux mêmes, les Dieux, de l’Olympe habitants,
Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes,
Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes !


De pareilles émotions poétiques justifiaient, aux yeux d’Omer, son désir de cette grande femme brune dont les regards ne se refusèrent pas d’ailleurs à le deviner. Mais il n’osa les croire. Ses joues brûlaient. Il raisonna : puisque Racine avait, par des accents illustres, excusé les fautes voluptueuses, l’oncle Edme ne se trompait point. C’était une grandeur que d’aimer les joies naturelles.

Or, à l’invite du capitaine qui lui baisait les épaules, Herminie, tout en allongeant les tapes, n’hésita plus à glapir la romance de la Cantharide. Avec des œillades vicieuses, elle plaignit le trépas de l’insecte pharmaceutique :


Meurs, il le faut, meurs, ô toi qui recèles
Des dons puissants à la volupté chers ;
Rends à l’amour tous les feux que tes ailes
Ont à ce Dieu dérobés dans les airs…

l’oncle qui pesait la gorge de la jeune fille,

Omer se jugea bête. Par chance, la dame l’embrassa tout à coup. ― ce petit est à ravir ! Dit-elle. Un parfum de chair musquée, un roulis de la gorge épaisse et demi-nue contre son torse le grisèrent. Il ne voyait plus qu’une femme trouble et vacillante ; elle disait : ― il faut que je vous montre mes gravures. Elle tenait la main tremblante et qu’il fut honteux de sentir moite. Elle l’entraîna dans le salon. Quand ils y furent, la porte se referma bruyamment : farce du capitaine et d’Herminie qui riaient. Leurs pas s’éloignèrent, en craquant sur le sable. Omer resta stupide, souriant, près de la femme qui jetait son écharpe : ― Hyppolyte, je gage, n’était pas plus joli que vous : et Phèdre eut bien raison de l’aimer… venez voir ma chambre… par ici… j’ai le tableau pendu là… tenez… Hyppolyte renversé, le pied retenu dans un char antique, allait mourir joliment, tandis que deux chevaux impétueux se cabraient au milieu de vagues rejaillies en gerbes. Le héros avait une chevelure noire et bouclée, des jambes où se marquaient tous les muscles. L’hôtesse avertit : ― il y a un reflet, à cause de la fenêtre… asseyons-nous. Omer appréhenda qu’elle ne voulût en venir aux actes de luxure : le sang fut plus sonore dans ses oreilles ; puis il s’estima fou de songer à de pareilles choses. Il eût voulu cependant tâter la poitrine olivâtre : la chair émergeait du décolletage avec la respiration, puis sombrait à nouveau dans l’étoffe… ― avez-vous déjà sacrifié sur l’autel de l’amour, ô mon Bel enfant ?… laissez-moi vous embrasser ; vous voulez ?… il

Il tendit la joue, mais elle lui saisit les lèvres dans les siennes et les aspira. Comme elle ne bougeait plus, frissonnante et parfumée, il redouta l’enfer, et que toute sa vie ne fût déterminée de façon vile par le péché. « Je suis l’apostat, si je ne me recule, se prêcha-t-il ; je souille dans l’ordure, à jamais, ma mitre et ma tiare ! » De la main qui n’entourait pas le cou de l’enfant, Corinne repoussa des morceaux de musique ; ils tombèrent du sofa en se froissant. D’immenses rideaux de lampas jaune, flétri, descendaient d’une flèche à pomme de pin blanche ; ils formaient une tente presque close autour d’un lit invisible. Corinne relâcha doucement son étreinte, et regarda longtemps Omer.

― Comme vous avez chaud ! Murmura-t-elle. Ne serait-ce pas… fièvre d’amour ?

Il nia, par crainte qu’elle ne le punit d’une prétention insolente.

― Mon petit doigt me dit que si ! Reprit-elle.

Elle appliqua doucement ses lèvres contre la bouche d’Omer. Il tressaillit, osa, simulant l’inadvertance, effleurer l’enflure vivante de la gorge.

― Je veux couronner ta flamme, bel enfant ! ― cria-t-elle aussitôt.

Elle entraînait Omer éperdu, muet, le sang tout sonore dans les oreilles, jusqu’au lit.

Et elle le culbuta parmi les tentures abondantes de lampas jaune. Les paillasses craquèrent sous leur poids.

Au retour, le capitaine expliquait à Mme  Cavrois qu’il menait leur neveu chez une veuve éprise d’art et de philosophie. Un collégien n’apprendrait-il pas à mieux chérir les lettres, s’il constatait que les dames s’en servent pour le commerce de la plus charmante amitié ? Au nom de la veuve, la tante parut avoir ouï dire que cette réputation de belles-lettres était acquise à la maison des contrevents verts. Et le demi-solde compara Corinne à Mme  Du Deffand, à Mme  Geoffrin, à Mme  Récamier, ensuite la fille à Mlle  De Lespinasse. Il ne tarissait pas en propos élogieux sur le bon genre de leur salon et l’élégance de leurs manières. Ce qui rendit Omer fort malheureux à table. Pour donner le change sur la cause de son rire, il lui fallut tout à coup montrer l’un des chats griffant les tapisseries du coffre à bois, l’autre menaçant, sur le vaisselier, l’équilibre des porcelaines peintes.

Ces jeux d’esprit le débarrassèrent de tout scrupule. Rien ne lui sembla désormais pire que la moquerie du capitaine. Mieux valait la perte de tous les espoirs ambitieux. À cet homme de volonté ferme, jamais hésitante, Omer remit, vers cette heure-là, le sort entier de son être. Et l’oncle Edme ne dédaigna rien. Il mêla leurs deux vies.

Dès l’aube, il enfonçait la porte et claironnait le bouteselle dans la figure du dormeur ; il tirait les couvertures, ouvrait la fenêtre à deux battants, versait l’eau du broc dans la cuvette, calmait, en sifflant à la croisée, les deux chevaux qu’on sellait en bas pour eux. Si le collégien retombait au sommeil, il le prenait à bras le corps, le mettait debout au milieu du carreau, en jurant contre le « satané conscrit » !

― Ah ! ton père, quel luron, lui !… quel cavalier !… Tu vas faire en sorte de ne plus sauter en selle comme une grenouille sur un rat d’eau. Morbleu !… Quand on a du compas, sapristi ! on serre les genoux sur la sangle… Au galop, graine de jésuite !… Enfile-moi ta culotte… Tu cherches ta cravate, aveugle ?… Tiens, voilà ton fourniment… Tu me rappelles Onésime Loublard, adjudant-major aux chevau-légers polonais… Un endormi, comme toi… À Ligny…, quand nous avons rencontré les housards de la Sainte-Alliance… Le diable t’emporte, tu ne sais pas encore entrer dans une paire de bottes ! Attrape les tirants… Mais non, apprenti ! Ah !… Ne fais pas ta moue de femme enceinte… Je te conduis chez des créatures charmantes. En deux petites lieues au trot des poulets, on arrive. Maison blanche. Volets verts. Allée de tilleuls. Et deux paires d’œillades ! Je te connais, mon gaillard…, tu en oublies de dire ton bénédicité !… Ah ! voilà le cognac !… Avale-moi ça bien chaud !…

Avant la sortie, souvent, il se plut à prendre dans le placard du vestibule un casque d’ordonnance qu’il plantait sur la tête d’Omer.

― Voilà !… Tourne à la lumière que je te contemple. De profil, c’est bien ton père… Ton nez coupe le vent comme le sien. De face, tu me rappelles le vieil Héricourt, le peseur d’or. Tu ne l’as pas connu. Ah ! Quel ours ! Mais, mon garçon, c’est lui qui, du temps de la Révolution, a mis debout toute la boutique des Moulins… Ah ! Lui et Caroline ! Les bonnes têtes de Flamands !… Remets le casque dans le placard !… Il y avait au 23e, pendant la campagne d’Austerlitz, un certain capitaine Corbehem…, autre tête de Flamand, qui étudiait la fabrication de la bière, durant les haltes dans les villes bavaroises ; et il écrivait là-dessus de longues lettres à son cousin, qui niche dans une tour en ruine du côté de Montchipreux. Le cousin a fondé des brasseries à la mode allemande par toute la province, depuis quinze ans. Et il empile les sacs d’écus !… As-tu fermé la porte ? Ce gros Corbehem… Ne prends pas la crinière si haut, imbécile !… Aïe donc, lourdeau !… Et ta rêne gauche ? Ne tire pas sur le filet… Eh bien ! tu les arranges en compote les bouches de tes palefrois !… Veux-tu rendre la main ?… Tu scies du filet, je te dis ! L’éperon en dehors !…

La parole du demi-solde était ainsi, confuse, véhémente et perpétuelle. Sans doute elle abasourdissait les deux lévriers à poil ras et jaunâtre, de race polonaise, qu’il avait ramenés depuis Grodno. Mélancoliques et fins, ils trottinaient derrière les chevaux de chasse. Car le capitaine courut à tout propos le lièvre, dès que les moissons abattues livrèrent aux veneurs les éteules blondes.

Un soir, comme ils pénétraient, au retour, dans un village voisin de Sainte-Catherine, ils avisèrent deux souliers d’ecclésiastique abandonnés au seuil d’une petite maison. Les boucles d’argent luisaient.

En groupe de malveillance, pâles, indignées, l’écume sur les lèvres, des femmes aux bonnets de toile serrant leurs faces terreuses et joufflues, des hommes narquois en blouses courtes, gesticulaient et vociféraient contre un roulier qui frappait de son fouet à la porte, et qui menaça :

― Si tu n’ouvres pas, Sophie, j’enfonce la baraque et j’assomme tout… As-tu compris ?…

On ne répondit pas. Le roulier revint vers ses chevaux, attacha les guides au siège de l’énorme véhicule tout bossué sous la bâche. Mais les paysannes répétèrent :

― Tu ne vas pas troubler le sacrement, peut-être ?

― Nenni, que tu ne rentreras pas ! ― Hé ! sot ! tu peux pas laisser t’nièce à la pénitence sans braire, toudis comme baudet ? ― C’est-y pas un malheur d’insulter le prêtre de Celui qu’est mort sur la croix ! ― Quand l’curé y met ses souliers à t’porte, tu n’dois pas rentrer chez ti ! Voilà ! ― Voilà ! ― Tu n’rentreras pas, que j’te dis !

― Demi-tour ! ― hurla l’autre, faisant tête à la meute.

Sa voix fut celle d’un sergent qui commande à la troupe. Son geste fit claquer le fouet par-dessus les têtes ; les femmes geignirent.

Curieux, Omer et l’oncle Edme arrêtèrent leurs chevaux ; ils interrogeaient du regard.

— C’est un sauvage ! ― répondit une vieille qui fourra ses mains dans les manches du caraco. ― Il veut se mêler de la confession de s’ nièce et y dit des menteries de païen à faire pleurer la sainte Vierge, quoi !… Si on peut prétendre !… Un prêtre de Jésus !

― Allez, monsieur, ayez pas peur, on fera respecter le sacrement. On n’est pas des Hurons, par ici !

― Eh bien, mes cocos, si ça vous amuse de laisser vos filles enfermées avec un tondu… Quant à moi !…

Et le roulier, le fouet en l’air, regagna sa porte.

― D’abord, glapit la vieille, un prêtre n’est pas un homme, c’est l’image de not’Seigneur ! ― Et faites un mollet attention de ne pas y dire des blasphèmes, brigand de Napoléon, hein ? ― Brigand de Napoléon ! ― Va-t’en retrouver le mangeur d’hommes, pillard d’églises ! ― Régicide ! ― Aide-moi, Jean, on va le mener chez M. Le maire.

― Viens-y donc ! Arrive me toucher, si tu peux, cagot !

Le roulier se planta devant sa maison, la menace au bout du poing tendu. Les deux cavaliers virent mieux sa figure et ses favoris gris en forme de crosses de pistolets, sa moustache rasée autour de la lèvre sèche. Il gesticulait avec deux mains striées de cicatrices. Un vieux manteau de cavalerie, rapiécé, augmenté d’une fourrure rousse, enveloppait sa haute stature, jusqu’aux oreilles couvertes d’un chapeau de cuir et ornées d’anneaux.

Dans la porte soudain ouverte, parut le prêtre averti par le tumulte :

― Donne mes souliers, Grégoire ! ― ordonna-t-il au roulier, qui le toisa.

À genoux déjà, une dévote chaussait le vicaire, fébrilement. Il la bénissait.

― Mes amis, ― ajouta-t-il, ― allons prier pour les malheureux dont Jésus a dit : « Ils ne savent pas ce qu’ils font !… »

L’approbation d’un murmure unanime salua cette parole évangélique. On hua le soupçonneux qui, les bras croisés brava les gens.

― T’as de la chance que l’abbé ne veuille pas : on t’enverrait à la justice pour tes méchantes paroles, brigand de la Loire ! ― cria la rage d’un garçon qui s’éloignait avec les rustres confondus autour du vicaire. Le vent gonflait leurs blouses grises et pareilles.

Le roulier appela : « Sophie ! » La fille lentement vint au seuil, un bras parant d’avance les taloches. Lestement il la fit tourner sur elle-même, et lui appliqua la botte au bas des reins dans la masse des jupons bruns :

― Va le dire à la Sainte-Vierge.

― Muette, l’enfant disparut, les pas étouffés par les gros bas de laine sans bottines. Cessant de la regarder l’homme grommela contre les paysans serviles qui marchaient derrière le confesseur. Toutes les têtes en bonnets blancs des femmes se penchaient vers la parole sainte ; leurs jambes noires trottaient vite sous leurs cotillons sombres. Mais le bougon remarqua les deux promeneurs. Avant de remettre leurs chevaux en marche, ils sifflaient les chiens musardant.

― Sales kaiserlicks ! Esclaves des tyrans ! ― grogna-t-il pour être entendu.

L’oncle Edme l’encouragea du sourire.

― Dire qu’on s’est battu quinze ans dans toute l’Europe, pour subir que ça vienne dans vos maisons soutirer l’argent des filles et les engrosser en leur faisant peur avec le diable… Peuh !

― Une prise, camarade ? ― offrit le capitaine, qui tira de sa poche une tabatière ronde.

Quelques reliefs, peu visibles entre les veines du bois, dessinaient pourtant la silhouette légèrement renflée de la Redingote Grise, du Petit Chapeau, du Grenadier croisant la baïonnette ; seule manquait la légende : « Quand bien même que vous seriez le Petit Caporal en personne, que vous ne passeriez pas ! »

Le voiturier examina l’image et cligna d’un œil.

― Grenadier à cheval ? Demanda le capitaine.

Le vieux soldat fit le salut militaire au portrait impérial de la boîte.

― Moi, j’étais capitaine au 23e dragons, ― dit M. Lyrisse. ― En demi-solde, à présent, pour n’avoir pas voulu saluer le drapeau blanc devant les escadrons d’Eckmühl. Et toi ?

― La garde, mon capitaine : 3e du iii. Brigadier Grégoire.

― Je t’ai reconnu à tes boucles d’oreilles. Parions que tu les portais à Waterloo.

― Vilaine date ! Ah ! les habits rouges nous ont décousus, une fois pour toutes… Couic !…

― Patience ! on prendra sa revanche… Attends ça.

― V’là cinq ans que tous attendent. Les Bourbons font dire par les curés qu’Il est sur une île… Et son petit jeune, quoi qu’il arrange donc en Autriche ?

― Compte sur lui, tout se prépare… Es-tu à l’ordre ?…

― Suffit !

Ayant examiné si personne ne les pouvait apercevoir, le grenadier posa le pied gauche en avant, replia le bras gauche en l’air, et plaça la main droite dans le coude. Immobile, il demeura dans l’attitude symbolique révélant son affiliation.

― Quel âge ?

― Trois ans à l’orient de Douai : la loge des Amis-Réunis.

― Et tu ne demandes pas une augmentation de salaire ? Il faut la demander. Viens demain en visiteur à l’orient d’Arras. Tu connais l’adresse ?

― Oui.

― Tu viendras, frère. Les enfants de la Veuve s’appellent dans toutes les vallées.

― Je viendrai, sûrement. J’ai des frères clients par ici. le commerce ? ― ça va. Je mène du savon, de la chandelle, des épices, des pièces de tulle, de la chaudronnerie, depuis Lille jusqu’à Arras. Je rapporte de la farine et des cuirs… bah ! On marche comme au bon temps. J’ai toujours huit chevaux, comme dans mon peloton (il montrait l’attelage). Sur la route, je connais des frères, des anciens, ceux de la loge gloire militaire et ceux de la loge saint-Napoléon. on boit ensemble à la santé de l’autre ! On se rappelle les coups de chien… à Rœux, ma femme tient une bonne petite épicerie. ― des enfants ? ― pas cette pimpèche qui se frotte aux curés !… je venais la voir en passant… comme tuteur, quoi ? C’est ma nièce. Mais j’ai deux garçons à moi… hé ! Les voilà sur onze et douze ans… c’est déjà des ratapoils qui vous crient : " vive l’empereur ! " au dos du sacristain. ― bravo, mon vieux !… alors, tu te rappelleras : le capitaine Lyrisse… ― sûr !… à l’orient d’Arras, demain… mon capitaine ! Par jeu, il prolongea le signe maçonnique de la batterie d’allégresse, vraiment heureux de la rencontre. L’oncle Edme répéta le signe ; et l’on prit congé du vétéran, qui s’en fut dételer ses bêtes. Les cavaliers sortirent du bourg. Omer admira le major enchanté de son apostolat sur la route, et très droit dans l’habit feuille morte à boutons d’acier : les muscles de ses cuisses bosselaient la culotte de daim gris jusqu’aux bottes à l’écuyère. ― qu’en penses-tu, mon petit ?… on les rencontre sur tous les chemins. Ils n’oublient pas… et au nez de la congrégation, parbleu !… c’est admirable, hein ? Malin, il releva sa forte tête vivante à l’ombre du haut chapeau de castor ébouriffé. Ses yeux escrimeurs fouillaient tout. Ses cheveux gris en coup de vent ondulaient contre les tempes. Son poing serré tapa l’air.

― Hein ? ce curé qui place ses souliers en planton à la porte du prochain, pour qu’on lui f… la paix, pendant qu’il soutire l’argent des filles avant de les trousser !… Et tous ces bigots qui supportent ça ! Hein ?… Qu’est-ce que tu en penses, toi, graine de jésuite ?

Omer Héricourt n’avait pas le loisir d’une réflexion. L’ardent esprit de l’oncle racontait, à la fois, une algarade des guerres, critiquait méticuleusement les fautes d’équitation, louait ce martyr de Louvel qui avait, l’hiver précédent, « exécuté » sur les marches de l’Opéra le duc de Berry, pour venger enfin les assassinats royalistes du maréchal Brune, de Labédoyère, « le jeune et vaillant héros », du maréchal Ney, « la gloire de la France », des jumeaux Faucher, guillotinés à La Réole après que les brigands de la Terreur blanche eurent épouvanté la région ; aucun avocat n’avait osé les défendre devant le conseil de guerre. Le capitaine Lyrisse criait ses indignations aux moineaux des peupliers, aux coucous des bocages, à l’étendue de la campagne où peinaient, pacifiques et bestiales, de lourdes paysannes en courtes jupes d’indienne et en bavolets.

Car il revenait de loin, après de longs voyages aventureux. D’abord accouru de Paris, il avait franchi la frontière des Pyrénées à l’annonce de la marche du général Riego conduisant, depuis Cadix jusqu’à Malaga et vers les Castilles, la révolte de ses soldats : ils ne voulaient point aller, sur les vaisseaux de l’Inquisition, disputer aux mexicains une indépendance toute neuve. En mars, dès l’heure où l’Aragon, la Navarre et la Catalogne répondaient aux proclamations républicaines des libéraux espagnols et des philadelphes français, le capitaine, entré dans Madrid avec les proscrits du général Mina, avait contraint Ferdinand VII à jurer la constitution de la Jeune Europe.

― Tu comprends, petit, c’était moi qui avais appris les idées de la Révolution à Riego y Nunez lorsqu’il était, vers 1810, prisonnier dans ma garnison. Les dragons l’avaient capturé au temps où il se battait contre nous, pendant la première guerre d’Espagne, et mon colonel m’avait recommandé l’hidalgo. Je ne peux pas marchander mon aide à un pareil élève, qui soulève l’Espagne à lui tout seul, à peine réinstallé dans le pays des castagnettes… Toi aussi, tu agirais comme ça, je suppose ?… Hein ? Les jésuites ne t’ont pas encore enlevé le sens de l’honneur, sacrebleu !

Le dragon étonnait son neveu par cette vigueur toujours prête que n’avaient point lassée le séjour dans les casemates de Grodno, ni cinq ans de vie civile, d’ailleurs animée par de pareils voyages. En juillet, suivant les carbonari du général Pepe, il avait encore forcé le Bourbon de Naples à reconnaître la même constitution libérale.

Sans fin, il racontait ses exploits, avec les accents d’une verve enthousiaste. Surpris de retrouver un Omer presque jeune homme, aux joues déjà duveteuses, aux grandes jambes cavalières, il ne le quittait plus. Ces récits véhéments de l’oncle formaient un poème épique plein d’actions géantes et de héros farceurs. À leur exemple, déjà, se tenir sur un cheval enorgueillissait infiniment le collégien. Il dominait la plaine. Il sautait audacieusement l’obstacle. Il recevait le salut respectueux du piéton courbé sous la besace, celui du charretier écartant l’attelage à colliers sonores et monumentaux. Dès le seuil des fermes, les filles le désiraient, parfois lui souriaient avant que de s’enfuir, confuses de leur instinct. Encore qu’il refusât de l’avouer à sa conscience même, les paillardises formaient la meilleure part du plaisir goûté en compagnie de l’oncle. Il écoutait ses diatribes contre les Bourbons, et il feignait d’y souscrire parce que le capitaine récompensait les approbations en l’emmenant partout, du matin au soir.

Au reste, le Père Anselme et son mépris fantasque avaient profondément ulcéré l’amour-propre du jeune garçon. L’avoir élevé si proche de ce qu’ils croyaient un but sublime, pour le chasser ensuite comme un faquin de l’intimité offerte, c’était un outrage gratuit et qu’Omer attribuait moins à la vertu ombrageuse du jésuite qu’à ses désirs de domination liturgique, à sa morgue insolente. Sans doute, le Père Anselme avait imaginé tout le drame de la cellule et du confessionnal afin d’humilier le disciple dans ses jeunes ambitions. Ces mœurs étaient habituelles aux fils de saint Ignace. Édouard De Praxi-Blassans avait interprété de la sorte, après réflexion, la conduite extravagante du Père. Aussi le neveu du capitaine Lyrisse ne réfuta guère les raisonnements qui démontraient les crimes de la Congrégation, maîtresse aux Tuileries depuis l’attentat de Louvel, et depuis la retraite, exigée par elle, du ministère Decazes. Jésuites et ultras travaillaient efficacement à détruire l’esprit de la charte, à falsifier la loi.

Omer gardait à ce grand mot une dévotion parfaite. Les leçons du bisaïeul et les propos du général l’avaient instruit à ne rien mettre au-dessus du contrat social. Il en avait toujours su la lettre, s’il en approfondissait peu l’esprit. L’évidence des intentions criminelles attribuées aux jésuites par la grandiloquence du capitaine le confirma dans les mauvaises opinions que ses cousins et lui, naguère, échangeaient. Il lui plut d’avoir été en butte au mépris de gens qui méconnaissaient cyniquement leurs devoirs envers l’homme libre.

Un matin, avec complaisance, il écoutait son oncle commenter de la pire façon l’incident qui avait mis aux prises le curé de village et le vieux soldat découvrant au seuil de sa nièce les souliers ecclésiastiques. Certes l’arrogance des prêtres devenait insoutenable. Le neveu rapporta les discours du Père Anselme. Quelque peu déformés, ils déclaraient le roi soumis définitivement à la Compagnie de Jésus. Cette révélation fit arrêter net, d’un coup de bride, le cheval du capitaine. Omer, excité par un tel succès, dénonça le dessein du général de l’Ordre. On invitait les Pères à recruter, entre leurs élèves, des fils de famille capables de lutter pour la suprématie de l’Église.

Le demi-solde poussa vingt exclamations de rage. Alors, ses craintes se vérifiaient ! En imputant la mort du duc de Berry aux suggestions des gazettes libérales, la malice des ultras avait obtenu de la chambre le vote des lois qui suspendaient la liberté individuelle et la liberté de la presse ; d’autres réservaient la faculté électorale à douze ou treize mille gros propriétaires, facilement maniables sous la menace de dispositions gouvernementales qui léseraient les innombrables intérêts de telles fortunes… Et c’était pour en venir là !… Le dragon s’exaltait. Pêle-mêle, il apprit au jeune homme les charges de cavalerie qui avaient, au mois de juin, ensanglanté Paris, le meurtre de l’étudiant tué par un garde du corps pour avoir crié : « Vive la Charte ! » devant la chambre, au moment où des officiers royalistes en civil assaillaient de leurs gourdins les députés de la gauche, et, jusque dans sa chaise à porteurs, le pauvre marquis de Chauvelin, défenseur impotent des droits nationaux… Eh bien ! Les officiers de Napoléon ressusciteraient la foi révolutionnaire des troupes ! Secondées à Paris par le peuple des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, en province par les jacobins des villes et les vétérans des campagnes, elles abaisseraient les suppôts de l’Inquisition, comme ils venaient d’être abaissés, en Espagne, par Quiroga et Riego, à Naples par les carbonari du général Pepe. On forcerait Louis XVIII à jurer clairement le maintien de la Constitution, comme on y avait forcé Ferdinand VII et Ferdinand Ier. Les bonapartistes montreraient aux ultras que la nation ne tolérait pas l’hypocrisie des émigrés proclamant : « La Charte a consacré la Contre-Révolution ! »

― Sais-tu, mon petit, qu’à la veille de l’entrée du roi par la porte Saint-Denis, le tzar lui fit tenir ce billet à Saint-Ouen : « Si la constitution qu’a rédigée le Sénat n’est pas reconnue, ON n’entrera pas demain à Paris… » Hein ?… Quand on est revenu honteusement au milieu de la patrie en deuil, dans les fourgons de l’étranger, on respecte du moins les pactes signés avec l’ennemi !… Qu’en penses-tu ?… Hein ? On respecte la Loi qu’il vous a donnée, d’accord avec les vaincus !

Omer se flattait d’être en paroles, au moins, traité comme un égal. Il essaya de tout comprendre. Bien différentes paraissaient à son égard la confiance loyale du capitaine et les allures despotiques des jésuites. L’oncle lui parlait comme il l’eût fait au colonel Héricourt. Il ne distinguait pas le père du fils, sinon pour enseigner à celui-ci les principes de l’équitation. Dans les auberges, il présentait l’adolescent avec des louanges adressées aux exploits du mort. Maintenant grossis du ventre, et le visage mou, les yeux trop petits dans des faces trop larges, et des favoris gris cachant l’ampleur mûre des joues, les demi-soldes n’en étaient pas moins les héros extraordinaires de la victoire. Ils recevaient l’enfant comme un vieux compagnon de leur grandeur, capable d’entendre les redites glorieuses avec une attention neuve.

De son importance imprévue Omer remerciait, au fond du cœur, cet oncle admirable. Celui-là, d’abord, avait accompli tout ce que narraient les autres. Ulm, Austerlitz, Iéna, Wagram, Borodino ; ce n’étaient pas seulement des noms pour Edme Lyrisse, c’étaient les heures pathétiques de sa vie. Et il ne s’en montrait pas moins charmant camarade. Il ignorait la morgue du comte de Praxi-Blassans, la sévérité bienveillante de son père, le général Lyrisse, les dédains du colonel Augustin Héricourt envers les petits, et même les impatiences séniles du bisaïeul. Bourru, mais rieur, il admettait entière la joie de vivre. Or, la carnassière au dos, le fusil en sautoir, et inébranlable sur l’alezan délicat, il chevauchait là, satisfait du neveu devenu, en quelques jours, tel que son âme. Omer Héricourt ne désirait rien de mieux que ce beau suffrage. Il aima plus encore sa jument Fly. N’était-il pas cavalier de même, dragon futur, peut-être ? Il se passionna pour la chasse. ― sois fort, petit… sois fort. Il y a de grandes choses à l’horizon, disait Edme Lyrisse, un matin… et toi aussi, tu pourras, si tu veux… hé, là ! Pyrame, l’épagneul, commença de quêter, la queue battante ; bientôt sa recherche fut plus vive ; les chasseurs empoignèrent leurs fusils. Pyrame s’aplatit, le museau tendu, les yeux fixes. Le neveu arrêta son cheval, et palpita, l’expiration retenue. Un bond roux jaillit du trèfle. Vers le lièvre qui détalait, vers sa queue blanche, la mire du fusil, point noir, dansa devant l’œil anxieux de viser juste. Omer voulut ne presser que lentement la détente. Mais voir fuir l’énerva. Les choses se brouillèrent. La secousse de la décharge ébranla son épaule, l’étourdit, enfuma tout… quand il revit clair, emporté par son cheval, le lièvre diabolique s’évertuait au loin dans les champs. Ayant rabattu leurs oreilles les lévriers partirent. Ils ne furent aussitôt que deux mouvements rapides, gris, serpentant, déjà lointains. Comme l’oncle, l’enfant éperonna son anglaise. Elle prit son petit galop coutumier. Le lièvre disparaissait derrière les touffes, ressurgissait au relèvement du terrain, devant les corps pointus des chiens. Sa monture enleva par-dessus le fossé le veneur qui retomba durement sur la selle, fut jeté à droite par l’écart subit, à la vue d’une pierre blanche. Il tâcha de reprendre l’aplomb, mais Fly lui imposa les péripéties d’une épreuve. Elle galopait obliquement au sol, acharnée pour rejoindre l’alezan du capitaine qui gagnait toujours de l’avance. Omer s’assura que la jument l’enverrait encore de la crinière au troussequin s’il ne s’affermissait davantage. Deux doigts glissés entre l’arçon et le garrot le maintinrent. Sans rien voir de la chasse, le cavalier serra les jambes, retrouva peu à peu l’assiette.

Et il goûta tout le plaisir. L’air fouettant ses joues y mit la fraîcheur du ciel vers quoi rayonnait la campagne blonde par ses éteules, verte et grise par ses prairies. Silhouettes vaporeuses, les vergers des villages ceignaient la riche terre de l’Artois. Communier à cela, toute fraîcheur et toute fécondité grisa l’âme du jeune homme. Il aima l’ondulation des pentes, le labeur du paysan qui encerclait l’attelage dans le claquement du fouet, les crêtes sous les buissons lançant les essors des fauvettes, les jachères couvertes de fumure sèche, les meules de l’an passé grosses comme des tours, la route lointaine où roulait la poussière enveloppant la rapidité de la diligence. Il aima la lumière changeante sur les frissons des hauts peupliers.

Ce fut longtemps ainsi. Le lièvre diabolique s’évertuait. Plusieurs fois des crochets de sa course trompèrent la poursuite, lorsque les chiens l’allaient mordre. Emportés par bonds, ceux-ci passaient encore devant, tandis que lui, brusquement, se dérobait, de droite, puis de gauche. Les oreilles tendues des levriers, les pointes des museaux, l’ouïe et le flair quêtaient. Vite, les corps sinueux se dardaient entraînant leurs longues queues raidies, vers la fuite du but vivant. À leur suite s’obstinaient les chevaux, membres d’une même convoitise haletante et rageuse, orgueil qui veut la proie, malgré le vent aux visages, malgré les claques de la selle, et l’infini des prés. Grâce à la ruse des doigts dans l’arçon, Omer ne savait même plus la malice de la jument. N’était-il pas centaure au gré de quatre jambes qui soulevaient la terre en jets ? D’où venait cette joie de sentir les mouvements d’une force l’entraîner ? Oh ! Son père avait ainsi frappé l’Europe du galop du cheval. Il s’était grisé de même. Et le fils évoqua l’homme aux yeux durs, de qui les grands pas traversaient les pièces. Les mains derrière le dos de son habit vert, il semblait mélancolique, au coin du feu ; ou bien, il se tenait si droit les jours de fête qu’on aurait dit une statue de la sévérité. Relues, les lettres écrites au bivouac, étaient soucieuses, pleines d’orgueil, attendries parfois en faveur de la tante Aurélie, à qui toujours le soldat demandait les conseils par l’entremise de sa femme. " ma mère ", pensa le jeune homme. Il l’entrevit dans le temps, toute jeune et vaniteuse pour sa tournure indolente en robe blanche jusqu’à la cheville sous quoi passaient les rubans grecs de l’escarpin. Pourquoi s’être séparés elle et lui, pourquoi le collège ? C’était la loi ! Et tout à coup, comme il sentait Fly docile ; une phrase du p. Anselme lui revint à l’esprit : " aveuglement les brutes suivent l’instinct ; la raison humaine sait les maximes qui résument l’expérience des ancêtres. C’est la loi ! Consécration de forces manifestes qu’il importe de respecter sous peine de folie !… " alors l’enfant se rappela les paragraphes du précis d’équitation. Soigneux de conformer ses actes aux préceptes bien que cela fut difficile, il ôta ses doigts de l’arçon, lâcha la selle. Il fut aussitôt lancé, bousculé, mais ne céda point à la tentation d’utiliser l’unique subterfuge qui lui épargnât les craintes de chute. Il ne devait pas. C’était la règle. Fly sauta une bordure d’épines, et galopa vivement. Omer pencha. La selle le fessait. Les deux poings et les rênes heurtèrent les crins de l’encolure. Il se rejeta en arrière, oscilla. La peur de se voir à terre, roulé dans la luzerne, le crâne fendu par le fer d’un sabot, ne le persuada point cependant de recourir à sa ruse ordinaire, ni à l’arrêt de la bête. Il fallait courir. Il fallait, parce que l’homme doit surmonter la crainte : telle est la loi du courage que l’oncle prêchait, et pour quoi le père était mort. Donc Omer ne glisserait pas l’index même sous l’arçon. Le cavalier ne violerait pas le précepte d’équitation. La science acquise l’emporterait sur les conseils de la peur ; dût-il périr le front immédiatement ouvert par le pied de la jument, il respecterait la loi.

Les trèfles et les luzernes filaient sous le galop malin de la bête ; le vertige étourdissait les oreilles, cerclait la tête, noyait les mains de sueur. Un instant Omer fut presque le maître de la course. Il retombait au même centre de la selle ; et ses pieds ne quittèrent plus la base de l’étrier. Alors il put voir la plaine, le double bond des levriers qui se séparèrent aussitôt, l’un coupant à toute vitesse la route courbe du gibier, tandis que l’autre restait aux trousses. Le premier fondit sur le lièvre qui parut en l’air projeté en boule roussâtre. Elle fut reçue dans la gueule du second jailli vers la proie. Un cri pleura, comme d’un enfant, jusqu’à l’impassibilité de la plaine et du ciel. En même temps, une haie surgit. Par-dessus la tête de la jument qui d’un coup de reins se hissait dans le vide, Omer fut dardé ; sa tête choqua la terre, où il rebondit, entre des cailloux cinglants.

Pour répondre aux gestes du capitaine il se releva. Là-bas, Fly se ruait, parce que le fer des étriers la piquait aux flancs. Le jeune homme constata la déchirure de son habit et les érosions de ses paumes. La terre chancelait encore sous lui. Furieux, il serra les poings, et voulut rattraper l’animal. Mais une douleur naissait au genou. Il préféra ramasser sa casquette dont il brossa machinalement le velours avec le coude. L’épaule aussi le fit souffrir d’une onde dure qui convulsait les muscles. Sa maladresse l’indignait davantage. Il ne saurait donc jamais se tenir à cheval, malgré tant de soins pour observer les maximes équestres.

L’oncle ramena la jument assagie. « Rien de cassé ? » cria-t-il, goguenard. Au signe négatif d’Omer, il commença les blâmes. De par l’habitude ancienne du commandement, le capitaine démentait les affirmations du conscrit…

― Tu ne sais pas ce que c’est qu’un cheval ! Tu n’as pas voulu m’écouter. Je t’avais dit qu’elle avait trop de sang pour toi… Je te connais va !

Le jeune homme bouda. Cela précisément l’exaspérait qu’un texte ne pût dompter tout. Alors si les préceptes d’équitation étaient douteux il ne fallait pas les écrire, les réduire en paragraphes, les présenter comme des lois.

Remis en selle, il éperonna furieusement. La chasse reprit au galop. Un autre lièvre fut levé. Silencieux, l’enfant agitait le problème de comprendre pourquoi s’accrocher à l’arçon par les doigts gauches, étant la seule manière qui lui permît de ne pas vider les étriers, toutes les méthodes s’obstinaient à l’interdire. Il se proposa de convertir les écuyers à cette façon d’équilibre. Il prétendit imposer aux militaires mêmes la mode de monter ainsi avec plus de sécurité et d’assiette. Et sans fin il ergota. Vraiment on eût dit que le lièvre prétendait revoir tous les domaines des hommes qui fertilisent la région, afin de fournir les grains des épis et les têtes d’œillette aux blutoirs de la tante Caroline. Plusieurs fois il courut à la rivière, passa même entre les jambes des chevaux de hâlage qui tiraient le chaland bord à bord, et tout noir du charbon intérieur. Il mena les cavaliers vers les Forges de Saint-Laurent, brasillantes, là-bas : des gnomes demi-nus y retournent des blocs de feu au moyen de longs crocs rougis ; et les reflets des grandes flammes dansent à la surface de la Scarpe. Elles imposent une aurore boréale à chaque nuit.

Les horizons changèrent. La lumière du ciel s’atténua. Les verdures s’assombrissaient. Le pays défilait. Tout l’Artois circulaire, ses escadres de corneilles croassantes, ses crissolements d’alouettes au ciel, ses villages de chaux vive et de briques roses, ses rideaux de peupliers maigres.

Omer Héricourt sentait l’humus en travail pour la seule fortune des siens.

Les foulées de la jument soumettaient la terre laborieuse prête à créer d’autres moissons. Les chiens aussi l’emportaient aux pattes. Né dans le pli du sillon, nourri d’elle-même, ce lièvre était un peu de cette vie diverse, innombrable, mobile qu’on posséderait mieux si l’on triomphait de sa fuite.

Omer le crut. Il la posséderait, la terre, davantage, s’il triomphait.

Flairant l’odeur de l’Artois, il savourait le goût de sa race. La chasse l’emportait derrière les chiens allongés vers le lièvre qui soudain grimpa la pente d’un talus. « Tayaut ! Tayaut ! » cria M. Lyrisse ; et son alezan grimpa de même. Ils poursuivaient maintenant la trace par les prairies où ruminaient les vaches. Les échines grises des levriers s’étendirent encore, gagnèrent de la distance. Le sol filait. L’horizon approcha. Les silhouettes des villages grandirent.

De toute la vitesse de son angoisse, le lièvre montait là, par la pente immense et aride vers le refuge éloigné des betteraves.

Mais l’oncle alla se poster derrière un monticule, après avoir coupé à travers champs. Pour atteindre un abri, le fugitif se dirigeait là. Omer y galopait à la suite. Il vit la bête de chasse courir à l’immobilité du capitaine épaulant le fusil, du haut de son alezan. Il vit le haut chapeau roux incliné contre la crosse, les manchettes pendantes, la stature en culotte de daim bottée. Le cheval penchait la crinière, les rênes lâches. Obliquement deux jets de feu se succédèrent. Le lièvre tressauta, tournoya, finit par retomber, s’étirer, le ventre blanc à la lumière. Alors les levriers bondirent vers le poing du major qui levait la proie prestement cueillie dans l’herbe.

― Encore un qui n’est pas pour les Bourbons !

Il complimenta son neveu de s’être mieux tenu en selle, grâce à l’obéissance envers les préceptes. Omer tut la ruse des deux doigts à l’arçon.

Or cette petite expérience lui changea l’âme. Il se persuada mieux encore que la feinte a son prix et qu’elle aide à réussir.


À parcourir avec le capitaine les champs et les routes de l’Artois, Omer Héricourt découvrait le génie de la tante Caroline. Quelle sagesse habitait donc la tête calculatrice de la quadragénaire, encadrée maintenant par des bonnets de soie noire à ruches ? Elle présidait aux travaux de huit forges, de quatorze moulins. Tout ruisseau était devenu lac, grâce à la résistance d’ingénieux barrages. La chute de l’eau mettait en mouvement les godets des hautes roues en bois qui donnent la force aux machines ronflant dans l’intérieur des bâtisses, aux meules de grès bleuâtre, dressées par couples, depuis le plafond jusqu’à l’aire pleine de froment ou d’œillettes. Le capitaine instruisait son disciple. Autour des moulins, les tâcherons avaient construit leurs petites demeures blanches, et semé de laitues l’arpent clos de perches à houblon ; le cabaretier avait établi son comptoir, l’épicier garni son étalage, le charron allumé sa forge, le maréchal cloué un fer à sa devanture et rédigé l’enseigne : Nicolas, ex-maréchal ferrant du 23e dragons ; puis le garde champêtre avait planté le drapeau du roi sur la maison du maire. À cause d’une grosse roue tournant sous la cascade du barrage, toute la rue s’était formée. Des vagabonds avaient reçu un salaire, s’étaient alanguis à la chaleur du foyer. Des chenapans s’étaient amendés au giron d’une épouse qu’il fallait munir du nécessaire ainsi que l’essaim de mioches partis à l’école, déjà, la main dans la main, une friandise à la bouche. La richesse de la tante Caroline attirait les familles et multipliait les mariages féconds. Manœuvres, ouvriers, il en était venu de Flandre et de Picardie, ceux-ci malins et adroits, ceux-là flegmatiques, minutieux et farauds.

Omer Héricourt connut ainsi le moulin de Saint-Nicolas. Au milieu des prairies, il mire dans la surface de l’étang les croisillons enfarinés de ses fenêtres et les giroflées du jardin. Derrière, une pompe grince en crachant vers la cuvelle. Contre le mur de plâtre, les enfants jouent à cloche-pied. Non loin de là, dans une chambre saupoudrée de sable fin, on allait voir M. Lepault. Assis devant un pupitre et des registres, il gérait l’exploitation d’une tourbière. Sec et fier, la moustache strictement rasée au delà des narines, il semblait un échalas humain dans une vieille polonaise à brandebourgs. L’ancien adjudant d’artillerie rappelait à l’oncle leurs campagnes, et montrait au jeune homme un sansonnet en cage, son ami. Chez lui, cela sentait le beurre et la chapelure trop roussis dans la poêle. Il détestait les Bourbons comme tous les monarques qui, l’an 1818, avaient signé les nouveaux traités d’Aix-la-Chapelle pour combattre les idées de la Révolution.

Le moulin de Blangy encastrait une belle porte verte, en sa niche bleue. Dans l’échoppe voisine, le savetier chanta : te souviens-tu, disait un capitaine au vétéran qui mendiait son pain, te souviens-tu qu’autrefois dans la plaine tu détournas un sabre de mon sein ? sous les drapeaux d’une mère chérie, tous deux jadis nous avons combattu ; je m’en souviens, car je te dois la vie ; mais toi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ? ― bonjour, Jérôme, vieux voltigeur ! ― salua l’oncle. Une trogne bleuie se releva de dessus le cuir, le fil cessa de se nouer au bord de la semelle. Timide et trapu, l’artisan répondit joyeusement aux paroles du cavalier. Et l’oncle aussi fredonna : te souviens-tu que les preux d’Italie ont vainement combattu contre nous ? te souviens-tu que les preux d’Ibérie devant nos chefs ont plié les genoux ? te souviens-tu qu’aux champs de l’Allemagne, nos bataillons, arrivant impromptu, en quatre jours ont fait une campagne ? dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ? ils rirent ensemble. On fut boire au cabaret quelques chopes de bière mousseuse. Une pie familière sautillait sous les tables, secouait des lambeaux d’ailes… les bras du savetier sentaient le cuir et la poix, quand il serra fortement les mains du " fils Héricourt " ! à Boiry, le pigeonnier du moulin pointe plus haut que le coq de l’église. Les essors des colombes bruissaient autour. On alla présenter des hommages à M. Publius-Scipion Deconinck. Le vieillard ferma le tome de Voltaire qu’il lisait derrière les capucines de sa fenêtre. Par manière de protestation jacobine, il portait encore les cheveux coupés en oreilles de chien, à la mode de l’an II, des bottes à revers jusqu’aux genoux étroitement culottés, une cravate prenant le menton, un habit de couleur « eau-du-Nil » à longues basques. Pour accompagner au dehors ses visiteurs, il mit un chapeau de forme conique, à la Robinson. Contre son grand nez flaireur, les joues s’étaient, pour ainsi dire, collées et rétractées. Il avertit Omer qu’il avait eu l’honneur d’être poursuivi à Saint-Cloud par les grenadiers de Bonaparte, le 18 brumaire, parla d’un ami du colonel Héricourt, le général Pithouët, de ses discours à la Chambre, aussi beaux que ceux du général Foy, se souvint de Robespierre, qu’il avait connu avant la Révolution, alors qu’ils s’enrôlèrent ensemble dans les Rosati, société littéraire célèbre. La maison était spacieuse, meublée, en rococo, de chaises à dossiers ovales, de tables contournées et fraîchement repeintes. Une soubrette y riait, les cotterons troussés par-dessus les chevilles en sabots coquets.

Des faisans au plumage d’or picoraient dans la basse-cour du moulin, à Marœuil. Les meuniers, selon la vieille coutume flamande, formaient une compagnie de tir à l’arc. C’étaient des hommes vigoureux et moqueurs ; leur adresse étonna le collégien, certain dimanche. Un président leur distribua des prix : une boîte à musique, six livres de chandelles, une caisse de massepains. Le singulier gentilhomme au teint de couperose, aux cheveux roulés et poudrés ! Sa courte redingote, couleur de crottin, fermée d’un bouton à la taille, s’évasait par en haut, sur le linon touffu de la cravate et du jabot, par en bas, sur deux jambes de danseur, guêtrées de toile bise. À l’aide d’un chapeau plat, mais ample des bords, en honneur parmi les cavaliers de 1810, il s’éventait les yeux quand il n’usait pas d’un lorgnon monocle cerclé et emmanché d’or, pendu à une moire. Ce chevalier de Vimy, sur l’insistance respectueuse du capitaine Lyrisse, décrivait son ami Mirabeau. Député de la noblesse, lui-même, au Jeu de Paume, avait juré.

Le moulin de Neuville termine une longue rue droite. Avant sa porte, en plein air, les planches retentissent sous les coups des charrons et des tonneliers qui, les manches relevées, travaillent, et n’effraient guère la curiosité des poules. Là, une après-midi, l’oncle et le neveu rejoignirent la caisse jaune, les roues noires, le bidet blanc d’un tapecu conduit par un svelte monsieur à face menue sous des cheveux légers, très élégant avec son habit à revers et son pantalon de nankin serré dans des bottes à cœur. M. Boredain, autrefois sergent aux vélites de la garde, avait en Russie, à l’ambulance de Borodino, pansé une écorchure de l’oncle Edme. Plus tard, lieutenant, il avait défendu le pont de Liepzig. Aussi ne manqua-t-il pas, en saluant le capitaine, de fredonner la chanson qui servait au ralliement des impérialistes :


Te souviens-tu de ces plaines glacées
Où le Français, abordant en vainqueur.
Vit sur son front les neiges amassées
Glacer son corps sans refroidir son cœur ?
Souvent alors, au milieu des alarmes,
Nos pleurs coulaient, mais notre œil abattu
Brillait encore quand on volait aux armes :
Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?


Derrière l’auvent de sa boutique, l’emballeur répondit :


Te souviens-tu qu’un jour notre patrie
Vivante encor, descendit au cercueil


Et, d’une fenêtre la jalousie ayant grincé, des voix gamines continuèrent :


Et que l’on vit dans Lutèce flétrie
Des étrangers marcher avec orgueil ?…


— Plus loin, une fille cessa de tordre le linge sur la cuvelle et jeta clairement ces notes :


Grave en ton cœur ce jour pour le maudire…
Et quand Bellone enfin aura paru
Qu’un chef jamais n’ait besoin de te dire :
« Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ? »


L’écho du son s’en alla dans les bruits de la rue, s’enfuit par les venelles. Le battoir des laveuses répéta les derniers rythmes sur le linge qu’il frappait au fond d’une cour. Alors un pas étranger ayant annoncé son approche, tous les tumultes du travail renaquirent. La chanson expirait. ― oh ! C’est bon, de ce côté ! Fit M. Boredain, en arrêtant tout à fait son cheval blanc. Il vendait aux marchands tailleurs des campagnes, et même à ceux d’Amiens, de Cambrai, de Valenciennes, le drap qu’il colportait dans le coffre de sa voiture. Hors du village, il accompagna longtemps le capitaine, le bidet trottant dur, aussi vite que les deux cavaliers. Soudain les sabots des bêtes écrasèrent les escarbilles et le mâchefer d’un chemin. Bâtisses de briques noirâtres, montagnes de charbons, potences à grosses lanternes, grouillement de travailleurs autour du puits, cortège de charriots traînés sur des rails par le pas des attelages boulonnais, telle apparut la fosse Cavrois, entre deux replis de la plaine. C’était le trésor de sombres richesses que signalaient jusqu’au loin les mâts des chalands, leurs flammes bleues. Au fil de la Scarpe, ils emportaient le combustible des familles pauvres que l’hiver accroupit auprès du poêle, celui des manufactures où, sans fin, la matière bout dans les monstrueux creusets de fonte, celui des forges où le minerai de feu coule et se fige avant d’être battu par cent marteaux sur les enclumes. Ainsi les méandres de la rivière chariaient la fortune de la tante Caroline, par toute la région, entre la double haie des saules, ombre des rives. Cela s’en allait dans l’horizon même des Hollandes.

Edme Lyrisse supputa la richesse de Caroline, pour son ami dont les lèvres pincées souriaient toujours. Celui-ci répondait, approuvait, niait, interrogeait, sans paroles, par les mines expressives de sa figure maigre et glabre. Le capitaine savait toutes les phases de cette conquête pacifique et comment la jeune épouse de feu Cavrois avait, au début du siècle, soumissionné les fournitures de farine pour l’armée du Rhin, en acceptant, à titre provisoire, les traites douteuses des banquiers de l’État, et celles des Négociants réunis. après Marengo Hohenlinden, le Trésor l’avait payée avec l’argent de l’Autriche. Après Austerlitz, l’or du même État vint rénumérer la confiance de Caroline. Cette confiance diminua lors des événements d’Espagne, disparut au moment du mariage avec Marie-Louise, feu Cavrois ayant prédit l’hostilité du monde jacobin contre Napoléon, et le profit qu’en tireraient les royalistes avec leurs amis d’Angleterre. Alors les charbonnages attirèrent l’attention de la prudente personne : le blocus continental finissait par contraindre les gens de France à produire ce que l’industrie britannique leur envoyait auparavant. Fabriques, hauts fourneaux, forges, brasseries, raffineries de mélasses s’étaient élevés en tous lieux et absorbaient du combustible. Plus tard, avant Liepzig, Caroline acheta partout, en Artois et en Lorraine, du blé à huit francs, et attendit, ses greniers pleins, de septembre 1813 à mai 1814, l’invasion qu’il faudrait nourrir. Elle vendit le blé seize francs dès le mois de juin aux intendants de la Sainte-Alliance. Ç’avait été sa grande affaire, l’apogée de son génie. La Compagnie Héricourt put achever d’établir sa banque ; elle prêta, par son intermédiaire, un million en écus aux majordomes du comte d’Artois, pendant les Cent-Jours. Waterloo passé, le roi rendit la somme avec les épingles, onze cent mille francs, qu’il emprunta, redoutant l’influence d’une famille bonapartiste, alliée au colonel Augustin Héricourt. Confident du duc de Raguse, protégé du maréchal de Soult, duc de Dalmatie, du maréchal prince de la Moskowa et du prince d’Eckmühl, le colonel oscillait entre la dévotion à l’Empereur et le respect du trône. En fin de compte, il accepta de présenter le drapeau blanc à la Légion départementale.

― Pour cent mille francs ! Hein ? C’est admirable ! ― cria le major, s’adressant à l’horizon. ― Et il fallait voir ce jeanfoutre ! Les grenadiers de l’Autre ne voulaient plus saluer leur colonel qui venait de vendre son honneur militaire. Tu crois peut-être que ça le gênait ? Ah bien, oui !

Le lieutenant de Leipzig les quitta seulement près du moulin d’Avrincourt, qui s’adosse à la fabrique de chandelles. Au seuil des très petites maisons voisines, les femmes cousent les sacs à farine, en donnant le sein à des enfants joufflus. Elles sont habituées. Partout les chats ronronnent sur l’appui des fenêtres. À Vimy, quand on revient sur Arras, on voit aussi des commères assises en rond près de la fontaine jaillie d’un masque de pierre. Les eaux battent furieusement la roue qui mugit sous le toit de planches, et, verte de mousse, ruisselle. Les femmes bavardent tout de même. Elles s’entendent et manient les vingt bobines de leurs carreaux à dentelles. L’aubergiste Caldeneuf est un ancien carabinier du général Lyrisse. Son cheval de trompette, blanc, est peint sur l’enseigne. Là, dans la salle ombreuse, sur les bancs de bois, les coudes à table, conversent toujours pendant les midis torrides de la canicule, des militaires en habit civil, des paysans qui ont servi les aigles impériales, quelques vieux jacobins encore culottés à l’ancienne mode. À cette heure, les gendarmes boivent dans la fraîcheur des fermes ; les mouchards sommeillent dans les salles des mairies. Il suffit que le vétéran de Napoléon, tenancier du tourne-bride, aille fumer sa pipe sur le banc extérieur, surveille la trace éblouissante du chemin et les feuillages poussiéreux des haies… car il faut toujours se méfier du rustre qui entre pesamment, retire son bonnet de coton roux, secoue les miettes prises dans les petits boutons de porcelaine historiant les coutures de sa blouse, et demande, d’un ton bourru, le " vin à quatre sous ". Muet, indolent, il écoute : le curé apprendra sous quelle enseigne les brigands de la Loire se réunissent pour méfaire contre le gouvernement de la sainte congrégation. Aux ruses des conspirateurs le jeune homme se complaisait, comme à des scènes de théâtre, sans penser que les rôles pussent devenir un jour plus actifs. La tante Cavrois haussait les épaules au récit de toutes ces manigances, et n’y croyait point, encore qu’il ne lui eût pas déplu de voir les Bourbons en un mauvais cas. Elle se plaignit de l’arrogance des fonctionnaires royalistes qui la faisaient attendre dans les antichambres de la trésorerie, la toisaient, feignaient de ne point la reconnaître. Les intendants de l’empire la tenaient en meilleure estime. Elle se lamentait d’être remise en l’état de roture par tous ces fils d’émigrés qui, d’ailleurs, " ne comprenaient rien à rien ". Elle frottait ses grasses mains blanches, avec son geste de les savonner indéfiniment ; et, ainsi, concluait ses plaintes. Rassuré par cette indifférence, son neveu ne se lassait pas de suivre le demi-solde qui, pour le garantir contre les sentiments de Corinne, lui dévoilait les mille et une frasques de la dame, de sa fille, puis le conduisait à d’autres amours. L’adolescent ne rechercha point d’autres compagnons. Peu de sympathie l’attachait à Dieudonné Cavrois, inerte liseur de Plutarque et de la biographie Michaud. chaud. Certains jours, le gros garçon s’amusait, trop patient, à construire de petits mécanismes de bois, qui marchaient au moyen de l’eau. Il jouait à l’inventeur. Souvent il chevauchait, observateur réfléchi, les deux roues unies de sa draisienne, et mesurait, des heures, l’effort moteur de ses pieds repoussant le sol, aux deux côtés de la machine. Ou bien il redisait sans fatigue ce qu’il avait appris des premiers bateaux à vapeur en usage sur la Seine. Il souhaitait un voyage à Paris pour voir, au passage des panoramas, luire l’étonnant miracle du gaz d’éclairage. Omer s’intéressait mal à ces choses. Il tombait de la draisienne. La roue antérieure tournait d’elle-même sans qu’il la pût guider ; et cette monture pour péquins, comme disait l’oncle, lui semblait ridicule, digne du goinfre. Sur le cheval, par contre, le fils du colonel se tenait presque solidement. Et vers quels plaisirs conduisait la bête !

Avocat de l’adolescent timide, le capitaine poursuivait les jupons des fraîches filles surprises aux champs ou dans les villages déserts à l’époque de la moisson. Il vantait son neveu aux rires naïfs des Manons, des Adélaïdes et des Zélies. Omer n’avait plus qu’à glisser de cheval, attacher la bride, saisir la grosse taille souple, écraser de ses lèvres le cri nerveux, flairer l’odeur de farine parmi la chevelure, avant d’éprouver, à l’ombre de la meule, la complaisance d’une nymphe rustique que l’air chaud enivre.

― l’amour, disait le soldat, ne vaut que pris au hasard. Autrement, il rend les hommes ridicules et faibles. Crois-moi, petit.

Afin de lui obéir là-dessus, Omer refoula toute l’admiration qu’il ressentait pour l’éloquence tragique et les chants de Corinne. À la sixième visite, le capitaine l’enferma dans la chambre avec la fille, et s’en fut avec la mère. Herminie enseigna tout de suite une si forte mécanique amoureuse qu’Omer n’eut point le temps d’écouter souffrir son être tandis qu’il entendait Phèdre se débattre aux bras du dragon. La vicieuse fillette lui nouait douloureusement les nerfs dans le corps, parut-il, tant elle suscita les paroxysmes de la volupté, tant elle le secoua de terrible façon, sur les trois paillasses encloses de vieux lampas jaune. Maigre comme un garçon, mais musculeuse aux jambes ; et la bouche semblait une pieuvre à mille ventouses qui pompaient l’essentiel de l’être. Les mains étaient deux courtisanes raffinées.

Après cette expérience Omer perdit le goût de chérir Corinne autrement qu’avec les sens. L’oncle et le neveu continuèrent de fréquenter chez elle. Ils y retrouvaient, au reste, les amis de leurs promenades.

Dans la maison aux contrevents verts se rassemblaient, le lundi, quelques amateurs de chansons, de poésies et de bons vins, qui, tour à tour, selon la mode d’alors, entonnaient l’hymne à Bacchus, le couplet politique et l’ode grivoise. Ensuite ils devisaient à l’aise devant les bouteilles de l’excellente cave, héritage libéralement entretenu par les louis, les napoléons, voire même les écus des visiteurs, membres de « la Goguette », l’adjudant Lepault, M. Boredain, Publius-Scipion Deconinck. Brasseur de son état nouveau, M. Saturnin, avait eu le sourcil coupé par le sabre d’un kaiserlick chargeant sa compagnie de grenadiers en reconnaissance, quelques jours après Friedland ; il était grand, gros, avec un visage rubicond et camard qui dominait, sous les cheveux en queue, les autres têtes et son propre corps, vêtu d’une redingote marron, d’un ample pantalon court en calicot.

Ces personnages usaient de déférence à l’égard du chevalier de Vimy, de ses cheveux roulés et poudrés. Ils témoignaient de la meilleure condescendance à l’égard du voltigeur-savetier Jérôme, à trogne bleuie, du cuirassier-charretier Théodore, géant gouailleur à tête de bouc, du canonnier-serrurier Delorme, boiteux depuis Ligny, du sapeur-épicier Bodinot, qui avait perdu deux doigts sous Dantzig, du carabinier-aubergiste Caldeneuf, obèse et poussif.

Ces mêmes personnages marquaient une affectueuse reconnaissance envers M. Corbehem, dont l’estomac semblait plein de toute la bière que fabriquaient ses cinq brasseries, et envers M. Mercœur, ancien capitaine de dragons qui, par des butins habilement choisis et de nombreuses parts de prise, avait obtenu quelque richesse maintenant visible dans le lustre de ses bottes à glands, de son habit de cheval à boutonnières nombreuses, de son col en satin, et de ses moustaches lissées à la pommade hongroise.

Donc ces messieurs fréquentaient, tous les lundis, le long mais étroit jardin de Corinne. Ils s’installaient sous les tonnelles, par groupes de sympathies. La jeune Herminie préparait et versait les breuvages.

Le major Saturnin, l’adjudant Lepault et le carabinier Caldeneuf excellaient à dire les chansons. Puis le capitaine Lyrisse assemblait devers lui les buveurs et lisait tout haut les messages écrits de la main du bisaïeul, au château de Lorraine. Le lieutenant Boredain parlait ensuite. Clignant de l’œil, il commençait d’habitude son rapport par ces mots :

― Je voyage depuis cinq jours, messieurs, pour le compte du Bazar Français. Il y a du bon (Fredonnant.) la pratique mord… au drapeau tricolore.

Relégué avec Corinne dans une chambre basse, Omer entendait mal. L’amie occupait trop copieusement les jeunes démences de ses instincts qui se faisaient, à ces heures-là, plus raffinées par l’obligation du silence, sous le mystère des stores et des jalousies closes. Aux haltes de l’amour, le bruit des voix, cependant assourdies à dessein, arrivait par bribes entre les bourdonnements des mouches et des guêpes agacées de ne pas découvrir les issues de la pièce.

Confusément, le collégien soupçonnait l’existence réelle, à Paris, d’un bazar qu’administraient deux colonels en demi-solde, employant pour commis d’anciens soldats bonapartistes ou jacobins. De plus, il reconnut le nom d’un vieux sous-officier de son père, Pied-de-Jacinthe. Possédant, rue Cadet, une boutique d’imprimeur, celui-ci fabriquait les prospectus, les affiches du bazar, et des brochures. Elles étaient colportées en Picardie et en Flandre par le lieutenant Boredain ; il les plaçait entre les pièces de drap, dans le tapecu à bidet blanc, les distribuait secrètement aux chasseurs à cheval d’Amiens, aux fantassins de Cambrai, prêts à soutenir une insurrection, en faveur du drapeau tricolore, comme étaient prêts les vétérans de Vitry, les troupes de Belfort, Grenoble, Lyon, Nantes, l’artillerie de Rennes, trois légions de Paris, des étudiants armés, les gardes nationaux et le bataillon de la garde royale caserné au fort de Vincennes, où s’installerait le gouvernement de M. de Lafayette.

D’abord ces espoirs semblèrent chimériques à l’enfant. On les développait avec chaleur devant les verres remplis et les bouteilles vides. Puis les contradictions se croisaient ; les voix luttaient pour vaincre le brouhaha, les questions n’attendaient pas les réponses. M. Publius-Scipion Deconinck déclamait entre ses oreilles de chien envolées par-dessus le haut collet de son habit, et il brandissait son chapeau à la Robinson ; l’adjudant Lepault crachait sous sa moustache en brosse, en démenant ses os dans la polonaise à brandebourgs ; il exigeait : « Des états de situation ! Des chiffres !… Un peu d’ordre, s’il vous plaît ! » Tandis que, sans lâcher son verre de rogomme, le grenadier-brasseur Saturnin souhaitait : « Des hommes ? Avez-vous des hommes ? Trouvez-moi des hommes ! » et marchait à grands pas dans les plis de l’immense pantalon claquant autour de ses mollets colossaux.

Derrière les lames des jalousies, Corinne excitait Omer aux moqueries. Rien n’eût paru plus drôle que ces messieurs grisonnants, étiques ou ventrus, qui parlaient à la fois, assiégeaient un orateur dans sa tonnelle, mêlaient les fureurs de leurs gestes près du cadran solaire, horizontal sur son poteau qui servait de centre aux évolutions. Cependant le voltigeur-savetier ramonait sa trogne d’un index actif, le carabinier-charretier tiraillait sa barbiche, le canonnier-serrurier abritait sa claudication derrière un arbuste très fourni de groseilles blanches, dont il égrenait sournoisement les grappes.

― Mais le lendemain, messieurs, le lendemain ? Il y a toujours la question du lendemain ! ― sifflait la voix aigrelette du chevalier de Vimy.

Elle imposait silence aux plus turbulents, qui se rapprochaient, les yeux ronds et le souffle court.

― Nous proclamerons le roi de Rome, Napoléon II… Ce nom ralliera tout le monde ! ― déclarait M. Mercœur avec autorité.

― Sauf M. de Lafayette et moi ! ripostait vite M. Publius Deconink, en posant la main contre son cœur et en s’inclinant.

― Et M. de Lafayette n’est pas de ceux qu’on néglige, que je sache ! ― appuyait le chevalier de Vimy, en portant à l’un, puis à l’autre œil, son monocle.

Après quoi, il glissait un pas de contredanse, la pointe en dehors, et dévisageait impertinemment chacun.

― Puisque vous demandez une aide à l’armée, n’est-il pas nécessaire d’adopter tout d’abord le nom qu’elle aime et qui lui rappelle sa gloire ? ― interrogeait gracieusement M. Boredain, comme s’il eût vanté devant une jolie marchande la souplesse d’une étoffe à deux fins. a !… ― grommelait le gros Corbehem du fond de la tonnelle où il demeurait échoué, ― je ne puis, comme président des amis de la presse, accepter, au nom des libéraux, le projet d’une tyrannie pareille à l’autre, ou bien à celle d’à présent… ça, je le déclare… et ses lourdes mains gélatineuses tremblaient sur le guéridon de bois rustique. ― ah ! ― soulignait narquoisement de la voix et du geste le chevalier de Vimy. Il enfonçait d’une tape cavalière son chapeau plat à bords amples sur les rouleaux poudrés de sa noble chevelure. ― autrement dit, ― concluait le grand Saturnin, ― pas d’argent pour le roi de Rome ! ― le mien, toutefois ! ― offrait M. Mercœur, en faisant sauter une bourse de soie rouge dans son gant de daim. ― messieurs, ― déclarait le capitaine Lyrisse, ― le lendemain, nous réglerons cela. Pour l’instant, il n’est question que du drapeau tricolore…, et il n’est pas ici d’opposant au drapeau de la république ? ― il n’en est pas, monsieur ! ― accordait poliment le chevalier de Vimy, en une preste courbette. Mais la discussion recommençait bientôt, sur d’autres points, bruyante, fertile en postures grotesques, pour la joie d’Omer et de sa compagne, heureux d’être, à l’insu d’une telle compagnie, des spectateurs et des moqueurs. Debout, sur les pointes, M. De Vimy élevait la couperose de sa figure radieuse, illuminée par les feux de ses regards. Il saluait le ciel avec son chapeau plat, en parlant de la révolution, et ses jambes de danseur piétinaient le sol par mille petits bonds énergiques. Autour de lui, les anciens soldats écoutaient sa parole quand elle évoquait les travaux des encyclopédistes et des illuminés, des jacobins et des conventionnels. Les yeux béants, silencieux, ils demeuraient ahuris d’avoir été les bras qui avaient servi la grandeur d’une si puissante et séculaire idée.

Omer reconnaissait la parole du bisaïeul dans celles du chevalier qui se plut maintes fois à redire la fraternité de Babel, la loi d’Égypte, les initiations de Moïse, la légende d’Hiram, la mission d’Israël, de la Grèce et de Rome, les croyances des légionnaires dévots à Mithra, et des druides écossais, les prédications esséniennes de saint Jean-Baptiste et de Jésus, le rôle universel de l’Église, l’union de l’Orient et de l’Occident consommée par la chevalerie du Temple, dont les disciples, revenus d’Écosse avec Jacques Stuart, avaient instruit ces Jacobins, son bisaïeul le Grand Inquisiteur du château de Lorraine, ce Publius-Scipion Deconink, frémissant, les poings serrés, au souvenir de ses forces. Le chevalier de Vimy cessait de paraître humain pour se transfigurer dans la soudaine magnificence de sa voix prophétique, comme si les siècles parlaient avec lui quand il révélait à ces vétérans de quels antiques rêves ils avaient été les hérauts victorieux.

Oh ! tout un monde éblouissant jaillissait devant l’esprit d’Omer. Mille vies obscures, semées jadis et mal germées dans les profondeurs du cerveau, s’épanouissaient en une seule gerbe, à la lumière d’un brusque été fécondateur.

Dans le jardin long, tout étroit, garni de groseilliers poudreux, et de tonnelles en treillis vert mal dissimulées par les feuilles de la vigne vierge et du lierre, ce n’étaient plus de ridicules ganaches qui péroraient autour du cadran solaire et de son poteau, mais, sans doute, les vigueurs entières des races, telles qu’elles peinaient depuis l’Éden.

Qu’importaient les allures de leurs enthousiasmes, et que l’adjudant fût un échalas ébranlé dans une polonaise flétrie, que le visage rubicond, camard, du grenadier Saturnin enflât démesurément pour crier sa foi par-dessus les têtes en bonnets de coton, les têtes obéissantes du court savetier Jérôme, du serrurier boiteux Delorme, de l’épicier Bodinot gesticulant avec sa main couturée, calleuse, avec les moignons des deux doigts emportés par la bombe sous Dantzig ! Qu’importait le silence grave du lourd Corbehem, étayant sa masse par deux jambes écartées, en guêtres bleues ? Qu’importait la casquette ridicule du carabinier Caldeneuf, et son sarrau de toile grise, à rangées de boutons blancs, puisqu’il entonnait, malgré son organe poussif, la chanson inédite des soldats impérialistes, maintenant que le chevalier de Vimy se taisait, et s’éventait les yeux à l’aide du chapeau plat, ample des ailes ?…

― Bel Hippolyte !

Corinne, réveillée au bruit du chant, appelait de l’alcôve. Omer se retourna vers les délices de ses fougues amoureuses ; mais il ne vit plus qu’un corps mou, une face bestiale et blême, la filasse de la chevelure collée par la sueur, une croupe animale dans l’organdi froissé de la robe, un genou râpeux par-dessus le bas rabattu sur la jarretière, une main poisseuse et pendante, la gorge trop mûre… Quelle magie avait tout à coup changé la reine de tragédie en cette maritorne pesante ?

Il lui jeta les mots d’une excuse, ouvrit la porte, s’enfuit jusqu’à la route, par l’allée de tilleuls. Au bord d’un champ d’avoine, il se laissa tomber, s’étendit, les regards au ciel, et solitaire. Assiégé de souvenirs et d’espoirs, Omer Héricourt admira l’homme qui s’accroissait en lui, l’homme qui joindrait son effort à ceux que son enfance avait appris. Il sentit avoir vécu, en ces quatorze années, toute l’histoire des nations acharnées à conquérir l’ère de bonheur. Allait-il, de lui-même et pour lui-même, se mettre à l’œuvre de l’avenir, reprendre la tâche de son père mort à la peine ?

Il le pensa : une ivresse religieuse emplit son cœur palpitant. Le ciel pur lui semblait frère.

Une brise lente balançait les grains oblongs pendus en haut des tiges. De leurs vols brisés les hirondelles rayèrent l’azur en tous sens. Aux branches d’un arbre, deux oiseaux essayaient des trilles ; et, de tous les sillons, dans la plaine, les cigales invisibles, aussi nombreuses que les peuples successifs des histoires, acclamaient l’heure éclatante.

Alors une voix de la Goguette lui parvint qui chantait :


Te souviens-tu de ces jours trop rapides,
Où le Français acquit tant de renom ?
Te souviens-tu que sur les Pyramides
Chacun de nous osa graver son nom ?
Malgré les vents, malgré la terre et l’onde,
On vit flotter, après l’avoir vaincu,
Notre étendard sur le berceau du monde ;
Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?


Et la mâle sincérité de l’hymne monta, dans l’air, comme la gloire d’une aube.

Ainsi toute la terre continua de chanter pour Omer. Chaque jour, des couplets nouveaux sortaient du buisson, s’évadaient par les fenêtres des chaumières, signalaient de loin les lignes des moissonneurs. Dans les cœurs des vétérans, la patrie républicaine se réveillait à la splendeur du soleil estival. Partout l’appelait l’âme du père tué par la foudre des tyrans.

Au nom de ce souvenir, un matin, dans le salon des Moulins Héricourt, Omer fut complimenté par le major Gresloup, large d’épaules, en habit brun que gonflait la courbe de l’estomac. Sa figure rasée, blême, entourée de mèches folles et rares sous le chapeau de castor gris, se crispait sévèrement vers les sourcils. L’oncle Edme cria :

— Il y a belle lurette que le major te connaît, conscrit ! Tu ne te rappelles pas qu’il est venu te faire visite dans ta jésuitière, aux Cent Jours, avec moi, quand nous marchions sur Ligny ?… Les jésuites l’ont aussi, pour la peine, mis à la demi-solde. Mais on va leur tailler des croupières !

La bouche très charnue du voyageur promit pour le surlendemain, à la même heure qu’indiquait présentement sa lourde montre, le triomphe des braves. Il arrivait de Paris « au grand trot ». Tout y était prêt.

― Le capitaine Nantil s’introduira dans le fort de Vincennes et soulèvera la garnison. Le commandant Berard occupera la place de la Bastille et, avec les étudiants, il remuera la terre des jardins Beaumarchais pour y dresser vivement une redoute ; il commandera de son feu la ligne des boulevards ; il interdira aux troupes royales l’accès des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau pendant que le peuple s’y armera.

Il voulut qu’on se mît en selle de bonne heure, que l’on courût à la goguette hâter les préparatifs : les émeutes de la province devaient coïncider avec l’insurrection de la capitale.

Edme Lyrisse assura que les vétérans de la campagne se rassembleraient, iraient à la rencontre des régiments d’Amiens et de Cambrai, en plantant le drapeau tricolore sur les mairies. Le chevalier de Vimy s’installerait à la préfecture d’Arras, conduit par une chevauchée de quatre-vingt officiers à demi-solde. Le capitaine indiqua par quels chemins et par quelles rues passerait la cohorte.

― Ce sera toujours moins difficile que d’entrer à Lübeck ! Tu te souviens !… Quelle fumée ! Et ce mort qui nous tomba sur le casque, du toit d’une maison ! Quel bœuf suédois ! Il pèse encore sur mes épaules… Ai-je saigné du nez ensuite ! Ah ! la la !… Et on n’y voyait goutte. Ce n’était pas faute de tisons. Il pleuvait des poutres en feu… et les balles qui crevaient les chevaux !… devisant avec animation, ils pressaient la vitesse de leurs montures. Omer Héricourt tremblait tour à tour d’orgueil et de peur. " demain, demain, pensait-il je serai parmi ceux qui sauveront la France, la fraternité, l’empereur ! Mais peut-être aussi les gendarmes me tueront-ils ?… non. Personne ne résistera. Qui résisterait à de tels héros ?… si le bisaïeul me savait avec eux, comme il me féliciterait ! Je saurai lui écrire tout… mon père serait content… sans doute me regarde-t-il du fond du tombeau… et son caractère revit en moi. Oh ! Je promulguerai la loi, plus tard, à tout un peuple avide de justice ! Quand j’entrerai dans Arras, demain, je crierai : " vive la charte !… vive la loi !… vive l’égalité !… " les censitaires me nommeront député. Je ferai la révolution, comme Mirabeau. Ensuite on m’offrira peut-être l’empire, si je restitue aux hommes la fraternité de Babel… cela vaudra bien la mitre et la tiare ! " et il transposa dans la politique ses rêves de papauté, non moins ivre de triomphes futurs et d’acclamations prévues. Pesant sur les étriers, il sautait en cadence avec le trot de sa bête dont le poil exhala une odeur plus forte, car un orage allait poindre. Le ciel fut envahi de nuages violâtres, ourlés de soufre et d’or. Des ombres s’abaissèrent. Le pays devint brusquement pareil à ces gravures où l’on voit un pauvre moissonneur que ruinera la grêle destructrice des récoltes. Il met la main à ses yeux pour apercevoir jusqu’à l’horizon l’envergure du fléau ; il ne se peut soutenir ; ses genoux fléchissent ; sa main oublie la faucille qui tout à l’heure abattait le froment, au son d’un couplet joyeux ; ses nobles traits s’altèrent ; il s’est déjà laissé choir à demi contre la gerbe coupée, et le plus atroce désespoir se peint sur toute sa personne. Au fond du tableau, on reconnaît la chaumière qui va paraître blafarde comme un fantôme. Un pommier, à droite, est courbé par les autans furieux. Quelques épis éloignés brillent encore là-bas. Déjà la nuit funèbre a tout enveloppé de ses voiles. Le moissonneur s’essouffle ; il élargit l’ouverture de sa large chemise fendue au col, relevée sur les bras musculeux comme ceux de l’athlète antique. Son visage, qu’abrite un chapeau de paille, respire à la fois l’énergie et la douleur la plus vive. Toute l’image est noire et grise, sauf à la chemise blanche de l’homme, aux pupilles de ses yeux et à la façade de la chaumière. Au-dessous, ce titre, l’Orage, apparaît en beaux caractères larges que de frêles hachures teintent obliquement.

Combien de fois Omer, ému par le chagrin de ce pauvre homme, s’était arrêté devant la boutique du libraire, sous les arcades de la Petite Place, aux piliers trapus ! Et voilà que l’image se faisait réelle. Cela le surprit. Un décor digne d’être gravé, pour l’admiration de l’avenir, se formait à propos quand il embrassait de si grands desseins. Le paysage s’accordait avec les tempêtes de son âme qu’il prévit forte en dépit des appréhensions.

La nature épousait, semblait-il, son courage. De ce hasard, naquit une belle idée de lui-même et de ses destins. Il s’exalta pendant une demi-lieue. Après que les premières gouttes se furent figées dans la poussière, on s’arrêta pour déplier les pèlerines, au pied d’un calvaire. L’écume bordait les rênes des chevaux, et la mousse filait des mors. Ils piétinaient, impatients. Les mouches s’acharnèrent à leurs croupes. Le major Gresloup arracha une poignée d’herbes et bouchonna son rouan, qui prêta les flancs à l’opération, satisfait. Omer imita le vaillant officier. Comme il se relevait en claquant l’encolure de sa jument, le tapecu jaune du lieutenant-drapier parut sur la route royale qu’ils venaient de laisser pour le chemin creux. Il le dit, notant que M. Boredain ne dirigeait pas lui-même le bidet blanc : c’était un inconnu en redingote brune, assis à droite. Un autre, en redingote olive, était assis à gauche. Aussitôt le collégien aperçut les bonnets à poil et les buffleteries jaunes des gendarmes, et leurs montures au pas. Ils étaient cinq derrière la voiture. La pluie s’épancha soudain en averse, écrasant le sable. Deux jurons roulèrent dans les mâchoires du capitaine et du major : évidemment, les gendarmes et les mouchards sortaient de chez Corinne. La Goguette presque entière devait être arrêtée, le complot du bazar découvert. Et ils regardaient, furieux, le cortège pitoyable autour du tapecu cahotant sur les ornières, parmi les jets métalliques de l’averse ; les cinq silhouettes identiques des gendarmes inclinaient la tête sous les taloches de l’eau bruyante. ― il ne s’agit pas de donner dans la souricière ? ― conseilla le major. ― j’ai des paperasses trop précieuses pour les offrir au procureur… apparemment, tout est fichu. Les gendarmes iront aux moulins de sainte-Catherine. ― il n’y faut pas rentrer ! Commanda l’oncle Edme. Il faut même déguerpir ; et au galop… petit, retourne à la maison ; dis à la tante pourquoi nous partons en voyage… au revoir !… embrasse-moi, mon garçon… n’oublie pas ce que tu dois à la mémoire de ton père, hein ?… entendu ?… tous deux enfourchèrent leurs selles comme si le malheur n’étonnait pas surabondamment leurs vies accoutumées aux hasards de la guerre. Ils se murmuraient des choses brèves en rassemblant les rênes. Les deux chevaux dansaient, faisaient rejaillir la poussière et la boue. Entre les pèlerines ruisselantes et les chapeaux noircis, la face aquiline de l’oncle Edme se durcissait, les dents ; celle du major, plus blême un peu, plus flasque, tombait autour de la grosse bouche pâlie, et ses yeux ardents roulaient au fond de plis sévères.

― En route !… Au revoir !…

Ils piquèrent des deux. L’essor des bêtes les emporta par les éteules. Vite ils diminuèrent, s’éloignèrent, ombres impersonnelles dans le tissu tumultueux de l’averse ; ombres qui s’effacèrent…